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25/03/2014 | CEDH | N°001-142254

CEDH | CEDH, AFFAIRE BIAO c. DANEMARK, 2014, 001-142254


Deuxième section

Affaire BIAO c. Danemark

(Requête no 38590/10)

Arrêt

STRASBOURG

25 mars 2014

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 24/05/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Biao c. Danemark,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
R

obert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 et 18 février 2014,

Rend l’arrêt que...

Deuxième section

Affaire BIAO c. Danemark

(Requête no 38590/10)

Arrêt

STRASBOURG

25 mars 2014

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 24/05/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Biao c. Danemark,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 et 18 février 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38590/10) dirigée contre le Royaume du Danemark et dont un ressortissant de cet État, M. Ousmane Ghanian Biao (« le requérant ») et son épouse, Mme Asia Adamo Biao (« la requérante »), une ressortissante ghanéenne, ont saisi la Cour le 12 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Me Steen Petersen, avocat au barreau de Copenhague. Le gouvernement danois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Thomas Winkler, du ministère des Affaires étrangères, et par sa coagente, Mme Nina Holst‑Christensen, du ministère de la Justice.

3. Dans leur requête, les requérants alléguaient que la décision par laquelle les autorités danoises leur avaient refusé le bénéfice du regroupement familial au Danemark s’analysait en une violation de l’article 8 pris isolément et combiné avec l’article 14.

4. La requête a été communiquée au Gouvernement le 11 mai 2012.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés en 1971 et 1979 respectivement. Ils résident à Malmö (Suède).

6. Le requérant est né au Togo, où il a vécu jusqu’à l’âge de six ans, puis de vingt et un à vingt-deux ans. De six à vingt et un ans, il a vécu avec son oncle au Ghana. Il a été scolarisé pendant dix ans dans ce pays, dont il parle la langue. Il est arrivé au Danemark le 18 juillet 1993, à l’âge de vingt-deux ans, et y a demandé l’asile. Sa demande fut rejetée par une décision définitive le 8 mars 1995.

7. Avant le rejet de sa demande d’asile, le requérant avait épousé, le 7 novembre 1994, et avait en conséquence obtenu un permis de séjour délivré le 1er mars 1996 en application de l’ancien article 9 § 1 ii) de la loi sur les étrangers (Udlændingeloven), permis qui devint permanent le 23 septembre 1997.

8. Le 25 septembre 1998, l’intéressé et son épouse danoise divorcèrent.

9. Le 22 avril 2002, le requérant acquit la nationalité danoise. À cette date, il satisfaisait aux conditions de durée de séjour au Danemark, de bon comportement général, d’absence de dettes envers la collectivité nationale et de connaissance de la langue danoise.

10. Le 22 février 2003, il se maria au Ghana avec la requérante, rencontrée lors de l’un des quatre séjours qu’il avait effectués dans ce pays au cours des cinq années précédentes. L’intéressée est née au Ghana.

11. Le 28 février 2003, celle-ci, qui était alors âgée de vingt-quatre ans, sollicita un permis de séjour au Danemark auprès de l’ambassade du Danemark à Accra (Ghana), indiquant qu’elle était mariée avec le requérant, qu’elle ne s’était jamais rendue au Danemark, et que ses parents résidaient au Ghana. Dans le formulaire de demande de permis de séjour, le requérant précisa qu’il n’avait jamais été scolarisé au Danemark mais qu’il y avait suivi des cours de langue et des formations courtes dans le domaine du service à la clientèle, du nettoyage industriel, de l’hygiène et des méthodes de travail, qu’il travaillait dans un abattoir depuis le 15 février 1999, qu’il n’avait pas de famille proche au Danemark, qu’il parlait et écrivait le danois, qu’il avait rencontré son épouse au Ghana et qu’il communiquait avec elle en haoussa et en twi.

12. Selon le droit interne pertinent applicable à l’époque des faits, à savoir l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers, seuls pouvaient obtenir un regroupement familial les conjoints âgés d’au moins vingt-quatre ans dont l’ensemble des attaches avec le Danemark étaient plus étroites que leurs liens avec un autre pays (« condition des attaches »).

13. Le 1er juillet 2003, l’autorité des étrangers (Udlændingestyrelsen) refusa d’accorder un permis de séjour à la requérante, au motif que les requérants n’avaient pas établi que l’ensemble de leurs attaches avec le Danemark étaient plus étroites que leurs liens avec le Ghana.

14. En juillet ou en août 2003, la requérante entra au Danemark avec un visa de tourisme.

15. Le 28 août 2003, elle attaqua la décision émise le 1er juillet 2003 par l’autorité des étrangers devant le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration (Ministeriet for Flygtninge, Indvandrere og Integration) d’alors. Le recours formé par la requérante n’était pas suspensif.

16. Le 15 novembre 2003, les intéressés s’établirent en Suède.

17. L’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers fut modifié par la loi no 1204 du 27 décembre 2003, qui instaura la règle dite « des vingt-huit ans », (28-års reglen), laquelle dispense les personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans de la condition des attaches. En outre, cette loi prévoyait que les personnes nées ou arrivées au Danemark en bas âge et résidant régulièrement au Danemark depuis au moins vingt-huit ans pouvaient également être dispensées de la condition des attaches.

18. Le 6 mai 2004, les requérants eurent un fils. Celui-ci est né en Suède mais il est Danois par son père.

19. Le 27 août 2004, le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration confirma la décision que l’autorité des étrangers avait rendue le 1er juillet 2003 et par laquelle elle avait refusé d’accorder un permis de séjour à la requérante. Pour se prononcer ainsi, il releva en particulier que celle-ci avait toujours vécu au Ghana, où elle avait de la famille, et que le requérant avait des attaches avec le Ghana, notamment en ce qu’il y avait été scolarisé pendant dix ans. Il conclut que les intéressés pouvaient s’établir au Ghana avec leur fils, à la seule condition que le requérant y trouvât un emploi.

20. Le 18 juillet 2006, les intéressés introduisirent devant la cour régionale du Danemark oriental (Østre Landsret) un recours dirigé contre la décision du ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration. Dans leur recours, ils se plaignaient notamment, sur le terrain de l’article 8 de la Convention – pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention – et de l’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité, d’une discrimination indirecte au regard du droit au regroupement familial. À cet égard, ils avançaient que tous les Danois de naissance étaient dispensés de la condition des attaches alors que ceux qui avaient acquis la nationalité danoise ultérieurement devaient satisfaire à la règle des vingt-huit ans pour pouvoir bénéficier de la même dispense. Il en résultait selon eux que le requérant ne pourrait être dispensé de la condition des attaches qu’en 2030, année où il aurait cinquante-neuf ans et possèderait la nationalité danoise depuis vingt-huit ans.

21. Par un arrêt du 25 septembre 2007, la cour régionale du Danemark oriental conclut, à l’unanimité, que la décision attaquée, fondée sur la règle des vingt-huit ans et la condition des attaches, n’enfreignait pas les articles de la Convention et de la Convention européenne sur la nationalité invoqués par les intéressés. Elle s’exprima ainsi :

« (...) les faits relatés dans les décisions rendues par les services d’immigration en l’espèce ne prêtent pas à controverse.

Il en ressort que [la requérante], une ressortissante ghanéenne, avait vingt-quatre ans lorsqu’elle a sollicité un permis de séjour, le 28 février 2003, et qu’elle n’a aucun autre lien avec le Danemark que son mariage avec [le requérant]. [Elle] a toujours vécu au Ghana, où elle a de la famille. [Le requérant] a des attaches avec le Ghana, pays où il a vécu avec son oncle et où il a été scolarisé pendant 10 ans. Il est arrivé au Danemark en 1993, à vingt-deux ans, et il a obtenu la nationalité danoise le 22 avril 2002. [Les intéressés] se sont mariés au Ghana le 22 février 2003 et résident en Suède depuis le 15 novembre 2003, avec leur enfant, né le 6 mai 2004. [Le requérant] a indiqué à la Cour que sa famille et lui pourraient s’établir légalement au Ghana s’il y trouve un emploi rémunéré.

Selon un arrêt de la Cour suprême en date du 13 avril 2005 publié à la page 2086 du Recueil hebdomadaire de jurisprudence danoise (Ugeskrift for Retsvæsen) de 2005, l’article 8 de la Convention n’emporte pas l’obligation générale pour un état de respecter le choix opéré par des immigrés de leur pays de résidence en fonction de leur mariage et d’autoriser le regroupement familial sur son territoire.

Compte tenu des informations dont elle dispose sur la situation des [requérants] et sur leurs attaches avec le Ghana, la Cour n’aperçoit aucune raison d’annuler la décision qui a constaté que l’ensemble de ces attaches étaient plus étroites que leurs liens avec le Danemark, et qui en a conclu que [les intéressés] ne satisfaisaient pas à la condition des attaches posée par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers. À cet égard, la Cour estime que le rejet de leur demande n’empêche pas [les requérants] d’exercer leur droit à la vie familiale dans un autre pays que le Danemark, au Ghana ou ailleurs. Le fait que [le requérant] ne pourra s’établir au Ghana que s’il y trouve un emploi rémunéré ne peut conduire la Cour à en décider autrement. Partant, la Cour conclut que la décision du ministère ne contrevient pas à l’article 8 de la Convention.

Bien qu’elle ait conclu à la non-violation de l’article 8 en l’espèce, la Cour doit examiner le grief [des requérants] selon lequel, la décision du ministère viole l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

La Cour observe d’emblée que [le requérant] résidait au Danemark depuis onze ans lorsque le ministère a adopté sa décision. Bien qu’il eût acquis la nationalité danoise en 2002, soit neuf ans après son arrivée au Danemark, [l’intéressé] ne satisfaisait pas à l’époque à la règle des vingt-huit ans de possession de la nationalité danoise applicable à tous les citoyens danois en vertu de l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers, qu’ils soient d’origine étrangère ou de souche danoise. Il n’avait pas non plus avec le Danemark des liens comparables à ceux qui découlent de vingt-huit années de résidence dans ce pays et qui doivent normalement conduire, selon les travaux préparatoires à la réforme législative de 2003, à une dispense de la condition des attaches.

La règle des vingt-huit ans apporte à la condition des attaches un assouplissement formulé en termes généraux et fondé sur un critère objectif. Toutefois, il peut arriver en pratique qu’une personne naturalisée danoise ne satisfera à cette règle qu’à un âge plus avancé qu’un Danois de naissance. L’application de cette règle peut donc parfois entraîner une discrimination indirecte.

Il ressort du rapport explicatif de la Convention européenne sur la nationalité que le premier paragraphe de l’article 5 de cet instrument doit être interprété comme portant sur les conditions d’attribution de la nationalité, tandis que le second paragraphe concerne le principe de non-discrimination. Selon ce rapport, il ne s’agit pas là d’une disposition contraignante que les états seraient tenus d’observer en toutes circonstances. Il en résulte que la protection contre la discrimination offerte par l’article 5 ne va pas au-delà de celle que l’article 14 de la Convention garantit en la matière.

En conséquence, pour déterminer si le refus du ministère s’analyse ou non en une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, il faut rechercher si la différence de traitement dont l’intéressé a fait l’objet en application de la condition des attaches et en dépit de sa nationalité peut passer pour objectivement justifiée et proportionnée.

Selon les travaux préparatoires à la loi, la condition des attaches – qui exige l’existence de liens durables et étroits avec le Danemark – vise de manière générale à réglementer le regroupement de conjoints au Danemark de manière à assurer aux immigrants la meilleure intégration possible dans ce pays. Il s’agit là d’un but objectif en lui-même. En conséquence, la Cour estime que ce but relatif au droit des conjoints au regroupement peut justifier une différence de traitement entre les Danois de naissance et les Danois d’origine étrangère dès lors que ces derniers n’ont pas d’attaches durables et étroites avec le Danemark.

L’appréciation des circonstances particulières de l’espèce au regard de cette considération générale appelle une analyse approfondie. La Cour estime que l’appréciation et la décision du ministère sont conformes à l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers et à la manière dont l’application de cette disposition est envisagée par les travaux préparatoires. Dans ces conditions, et eu égard aux informations particulières dont elle dispose sur la situation [du requérant], la Cour n’aperçoit pas de raisons suffisantes pour conclure que la décision du ministère de rejeter la demande de permis de séjour formulée par [la requérante] au motif que cette demande ne satisfaisait pas à la condition des attaches posée par la loi sur les étrangers a entraîné une atteinte disproportionnée aux droits [du requérant] en tant que citoyen danois et à son droit de mener une vie familiale. Partant, la Cour conclut que cette décision n’est ni invalide ni contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. »

22. Les requérants se pourvurent devant la Cour suprême (Højesteret) contre la décision de la cour régionale. Le 13 janvier 2010, la Cour suprême rendit un arrêt de confirmation.

23. Dans son arrêt, la Cour suprême conclut, à l’unanimité, que le refus d’accorder un permis de séjour au Danemark à la requérante n’était pas contraire à l’article 8 de la Convention. Les passages pertinents de cet arrêt se lisent ainsi :

« Par une décision du 27 août 2004, le ministre de l’Intégration a rejeté la demande de permis de séjour présentée par [la requérante] au motif que l’ensemble de ses attaches et de celles de son époux [le requérant] avec le Danemark n’étaient pas plus étroites que l’ensemble de leurs liens avec le Ghana (voir l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers).

[Les requérants] avancent, en ordre principal, que cette décision est illégale en ce qu’elle contrevient à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. à titre subsidiaire, ils soutiennent qu’elle enfreint l’interdiction de la discrimination posée par l’article 14 combiné avec l’article 8, et qu’ils sont de ce fait éligibles à un regroupement familial au Danemark sans devoir satisfaire à la condition des attaches instaurée par l’article 9 § 7 de la loi.

La Cour suprême fait siens les motifs retenus par la cour [régionale] et confirme la décision du ministère de l’Intégration selon laquelle le refus d’accorder un permis de séjour à [la requérante] ne porte pas atteinte à l’article 8. »

24. En outre, la Cour suprême conclut, à une majorité de quatre voix contre trois, que la règle des vingt-huit ans était conforme à l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14. Les passages pertinents des conclusions de la majorité se lisent ainsi :

« D’après l’article 9 § 7, tel que modifié par la loi no 1204 du 27 décembre 2003, la condition selon laquelle l’ensemble des attaches des époux ou des concubins avec le Danemark doivent être plus étroites que leurs liens avec un autre état (condition des attaches) ne s’applique pas lorsque le conjoint ou le concubin qui réside au Danemark possède la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans (règle des vingt-huit ans).

Jusqu’en 2002, les Danois étaient tous dispensés de la condition des attaches. La loi no 365 du 6 juin 2002 a durci les conditions d’autorisation du regroupement familial, notamment en étendant cette condition au regroupement des couples dont l’un des membres a la nationalité danoise. L’un des motifs de cette extension de la condition des attaches aux citoyens danois – exposé dans les travaux préparatoires (voir la page 3982 de l’annexe A au Journal officiel 2001-2002 (2e session)) – tient au fait que certains citoyens danois sont mal intégrés dans la société danoise et que l’intégration d’un conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait entraîner de sérieuses difficultés.

Il est rapidement apparu que ce durcissement avait des effets non voulus à l’égard de certaines personnes, notamment des citoyens danois qui ont choisi de vivre à l’étranger de façon prolongée et qui y ont fondé une famille. C’est pourquoi il a été décidé d’assouplir les règles à compter du 1er janvier 2004, de façon à ce que le regroupement des couples dont un membre a la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans ne soit plus soumis à la condition des attaches.

D’après les travaux préparatoires à la disposition assouplissant la condition des attaches, le gouvernement a estimé que l’objectif principal qui avait conduit à durcir cette condition en 2002 n’était pas invalidé par la non-applicabilité de celle-ci aux personnes résidant au Danemark et possédant la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans (voir page 49 de l’annexe A au Journal officiel 2003-2004). à cet égard, il a indiqué que les Danois expatriés qui envisageaient de retourner au Danemark avec leur famille maintenaient souvent avec le Danemark des attaches étroites qu’ils partageaient avec leur conjoint ou concubin et avec leurs enfants en parlant le danois dans leur foyer, en prenant des vacances au Danemark, en lisant régulièrement des journaux danois, etc. Il a considéré que pareilles circonstances étaient en principe propices à l’intégration des proches de ces Danois expatriés dans la société danoise.

Les personnes qui ne possèdent pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans mais qui sont nées et qui ont grandi au Danemark ou qui y sont arrivées en bas âge et qui y ont été élevées sont en principe dispensées de la condition des attaches pourvu qu’elles résident légalement au Danemark depuis au moins vingt-huit ans.

En l’état actuel du droit, différentes catégories de citoyens danois font l’objet de traitements différenciés quant à la possibilité d’un regroupement familial au Danemark, les personnes qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt‑huit ans étant avantagées par rapport à celles dont la nationalité danoise est plus récente.

Il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que les ressortissants d’un pays ne disposent pas d’un droit inconditionnel au regroupement familial dans leur pays d’origine avec un étranger, des éléments de rattachement pouvant entrer en ligne de compte à leur égard. Le fait qu’un pays soumette ses différentes catégories de ressortissants à des traitements différents en ce qui concerne la possibilité d’obtenir un regroupement familial avec un étranger sur son territoire n’est pas en soi contraire à la Convention.

À cet égard, il convient de renvoyer au paragraphe 88 de l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 28 mai 1985 dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni. Dans cet arrêt, la Cour a jugé qu’il n’était pas contraire à la Convention de traiter une personne née en Égypte et devenue citoyenne du Royaume-Uni et des Colonies après son installation au Royaume-Uni moins favorablement sur le plan du droit au regroupement familial avec un étranger qu’un citoyen britannique né au Royaume-Uni ou dont l’un au moins des parents y était né. Sur ce point, la Cour s’est exprimée ainsi : « à la vérité, une personne vivant dans un pays depuis plusieurs années, telle Mme Balkandali, peut avoir noué avec lui des attaches étroites même sans y être née. Néanmoins, il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec un pays découlent de leur naissance sur son territoire. On doit donc considérer que la distinction dénoncée avait une justification objective et raisonnable ; en particulier, rien ne montre que ses conséquences aient enfreint le principe de proportionnalité ». La Cour en a conclu que Mme Balkandali n’avait pas été victime d’une discrimination fondée sur la naissance.

Dans le cas de Mme Balkandali, citoyenne du Royaume-Uni et des Colonies, la Cour a jugé que le fait de subordonner le regroupement familial à une condition supplémentaire de naissance au Royaume-Uni n’était pas contraire à la Convention. Le droit danois impose une condition supplémentaire différente tenant à la possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. La question qui se pose est de savoir si [le requérant] a fait l’objet d’une discrimination interdite par la Convention du fait de cette condition.

Nous estimons que la condition de possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans poursuit le même but que la condition de naissance au Royaume‑Uni, que la Cour a jugée non contraire à la Convention dans son arrêt de 1985. Le but poursuivi consiste à différencier une catégorie de ressortissants qui entretiennent des attaches durables et étroites avec leur pays d’autres catégories de ressortissants du même pays.

En général, les personnes âgées de vingt-huit ans qui possèdent la nationalité danoise depuis leur naissance ont des attaches réelles plus étroites et une meilleure connaissance de la société danoise que les personnes du même âge qui – comme [le requérant] – n’ont tissé des liens avec la société danoise qu’à l’adolescence ou à l’âge adulte. Il en va de même des citoyens danois ayant séjourné à l’étranger pendant une période plus ou moins longue pour y suivre un enseignement ou pour des raisons professionnelles. Nous estimons que la règle des vingt-huit ans est fondée sur un critère objectif, car il est objectivement justifié de choisir une catégorie de ressortissants danois ayant d’aussi fortes attaches avec le Danemark dès lors que l’on considère, de manière générale, que leur regroupement familial au Danemark avec un conjoint ou un concubin étranger ne présentera pas de problèmes puisqu’il sera en principe possible à ce dernier de bien s’intégrer dans la société danoise.

S’il peut arriver qu’une personne possédant la nationalité danoise depuis vingt-huit ans ait en réalité des attaches plus ténues avec le Danemark qu’une personne dont la nationalité danoise est plus récente, le respect de la Convention n’implique pas pour autant qu’il faille écarter la règle des vingt-huit ans. à cet égard, il convient de renvoyer à l’affaire examinée par la Cour européenne des droits de l’homme où était en cause la condition supplémentaire du lieu de naissance alors applicable en droit anglais, laquelle avait été opposée à une ressortissante britannique qui, bien que née à l’étranger, entretenait avec le Royaume-Uni des attaches plus étroites que celles d’autres citoyens britanniques satisfaisant à la condition du lieu de naissance mais qui s’étaient établis à l’étranger avec leurs parents dans leur prime jeunesse ou qui étaient nés à l’étranger (étant entendu que, à l’époque pertinente, une personne remplissait cette condition dès lors que l’un au moins de ses parents était né au Royaume-Uni).

Nous estimons aussi que les effets de la règle des vingt-huit ans à l’égard [du requérant] ne sont pas disproportionnés. Né au Togo en 1971, [le requérant] est arrivé au Danemark en 1993. Après avoir résidé neuf ans dans ce pays, il a acquis la nationalité danoise en 2002. En 2003, il a épousé [la requérante], et le couple a formulé une demande de regroupement familial au Danemark rejetée en 2004 par une décision rendue en dernier ressort. Les faits significatifs de l’espèce sont donc pour l’essentiel identiques à la situation de Mme Balkandali examinée par la Cour [européenne] dans un arrêt de 1985 ayant conclu à la non-violation du principe de proportionnalité. Née en Égypte en 1946 ou en 1948, Mme Balkandali avait effectué un premier séjour au Royaume-Uni en 1973 et était devenue citoyenne du Royaume-Uni et des Colonies en 1979. En 1981, elle avait épousé Bekir Balkandali, un ressortissant turc. Le couple avait alors présenté une demande tendant à l’octroi d’un permis d’établissement à titre d’époux d’une femme installée au Royaume-Uni, qui fut rejetée plus tard la même année. On relèvera que ce n’est qu’à l’âge adulte que [le requérant] et Mme Balkandali sont arrivés au Danemark et au Royaume-Uni respectivement. On observera aussi que la demande du requérant fut rejetée alors que celui-ci résidait au Danemark depuis onze ans, dont deux en tant que ressortissant danois, et que Mme Balkandali fut déboutée de la sienne alors qu’elle résidait au Royaume-Uni depuis huit ans, dont deux en tant que ressortissante britannique.

Dans ces conditions, nous concluons que la thèse selon laquelle la règle des vingt‑huit ans opère une discrimination interdite par la Convention à l’encontre [du requérant] ne trouve aucun appui dans la jurisprudence.

Quant à la question de savoir comment il convient d’interpréter la Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997, nous souscrivons aux motifs par lesquels la cour [régionale] a conclu que l’article 5 § 2 de cet instrument ne pouvait avoir pour effet d’étendre la portée de l’interdiction de la discrimination posée par l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme combiné avec l’article 8 au-delà des limites fixées par l’arrêt de 1985.

Au vu de ce qui précède, nous estimons que le refus opposé par le ministère de l’Intégration à la demande de délivrance d’un permis de séjour présentée par [la requérante] ne peut être annulé pour incompatibilité avec l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme combiné avec l’article 8.

En conséquence, nous confirmons l’arrêt rendu par la cour [régionale]. »

25. Les trois juges minoritaires estimèrent que la règle des vingt-huit ans impliquait une discrimination indirecte entre les Danois de naissance et les personnes ayant acquis la nationalité danoise ultérieurement. Relevant que les Danois de naissance étaient généralement de souche danoise alors que les personnes ayant acquis la nationalité danoise plus tard étaient généralement d’origine ethnique étrangère, ils jugèrent que cette règle établissait aussi une discrimination indirecte entre les premiers et les seconds. Plus précisément, ils s’exprimèrent ainsi :

« Comme la majorité l’a indiqué, la condition posée par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers selon laquelle l’ensemble des attaches des conjoints ou des « concubins » avec le Danemark doivent être plus étroites que l’ensemble de leurs attaches avec un autre pays (condition des attaches) ne s’applique pas aux personnes qui résident au Danemark et qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans (règle des vingt-huit ans).

Si la règle des vingt-huit ans vaut tant pour les Danois de naissance que pour ceux qui ont acquis la nationalité danoise plus tard, ses effets diffèrent grandement en pratique selon qu’elle s’applique à l’une ou à l’autre de ces deux catégories de ressortissants danois. À l’égard des Danois de naissance, cette règle implique seulement que la condition des attaches leur est applicable jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. En revanche, à l’égard des personnes qui n’ont pas été élevées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise ultérieurement, il découle de cette règle que la condition des attaches s’applique pendant vingt-huit ans après l’obtention de la nationalité danoise. [Le requérant], qui a acquis la nationalité danoise à trente et un ans, sera ainsi soumis à la condition des attaches jusqu’à son cinquante-neuvième anniversaire. La règle des vingt-huit ans implique donc que l’importante restriction au droit au regroupement familial résultant de la condition des attaches touche les personnes qui ont acquis la nationalité danoise plus tard nettement plus souvent et plus durement que les Danois de naissance. Partant, elle entraîne une différence de traitement manifeste entre ces deux catégories de ressortissants danois.

La grande majorité des Danois de naissance sont d’origine ethnique danoise alors que les personnes ayant acquis la nationalité danoise plus tard sont généralement d’une autre origine ethnique. Il s’ensuit que la règle des vingt-huit ans établit aussi une différence de traitement indirecte entre les Danois de souche et les Danois d’origine étrangère en ce qui concerne le droit au regroupement familial.

L’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers prévoit la possibilité d’une dispense de la condition des attaches lorsque des raisons exceptionnelles le justifient. D’après les travaux préparatoires à la loi de 2003, cette possibilité de dispense doit être appliquée de manière à ce que les étrangers nés et élevés au Danemark ou qui y sont arrivés en bas âge et qui y ont élevés soient traités d’une manière comparable aux citoyens danois, ce qui signifie qu’ils doivent être dispensés de la condition des attaches après vingt-huit ans de résidence légale au Danemark. En revanche, cette possibilité de dispense n’a aucune incidence sur la différence de traitement indirecte mentionnée ci‑dessus résultant de la règle des vingt-huit ans en ce qui concerne les personnes qui n’ont pas été élevées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise ultérieurement.

Lorsque la condition des attaches fut instaurée par la loi no 424 du 31 mai 2000, elle ne s’appliquait pas aux ressortissants danois. Par la suite, elle fut étendue à l’ensemble des citoyens danois par la loi no 365 du 6 juin 2002. Selon les travaux préparatoires à la loi en question, cette extension s’explique entre autres par le fait que « les résidents étrangers et les Danois d’origine étrangère épousent généralement des personnes de leur pays d’origine, en raison notamment des pressions exercées par leurs parents [...] » et que « le gouvernement estime que, dans sa forme actuelle, la condition des attaches ne tient pas suffisamment compte de l’existence de cette pratique matrimoniale répandue chez les résidents étrangers et les Danois d’origine étrangère. Les difficultés d’intégration concernent aussi certains ressortissants danois. Pour eux, l’intégration dans la société danoise d’un conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait en conséquence poser de graves problèmes ». La loi no 1204 du 27 décembre 2003 a instauré la règle des vingt-huit ans pour restreindre le champ d’application de la condition des attaches en vue notamment, selon les travaux préparatoires à la loi en question, de « permettre aux Danois expatriés ayant des attaches étroites et durables avec le Danemark caractérisées par la possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans d’y faire venir leur conjoint ». Ces explications établissent que la différence de traitement indirecte entre les Danois de souche et les Danois d’une autre origine ethnique qui découle de la règle des vingt‑huit ans est un effet voulu par le législateur.

En vertu de l’article 14 de la Convention, la jouissance des droits et libertés reconnus par cet instrument, notamment le droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8, doit être « assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ». Comme indiqué ci-dessus, la règle des vingt-huit ans instaure une différence de traitement indirecte entre les Danois de naissance et les personnes qui ont acquis la nationalité danoise ultérieurement et, par la même occasion, une différence de traitement indirecte entre les Danois de souche et les Danois d’une autre origine ethnique. Ces deux catégories de différence de traitement indirecte relèvent de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Elles sont par conséquent contraires à l’article 14, sauf si elles peuvent passer pour objectivement justifiées et proportionnées.

L’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997, que le Danemark a ratifiée, énonce que « [c]haque État Partie doit être guidé par le principe de la non-discrimination entre ses ressortissants, qu’ils soient ressortissants à la naissance ou aient acquis sa nationalité ultérieurement ». Le mémorandum établi par ministère de l’Intégration le 14 janvier 2005 et le mémorandum du groupe de travail composé de représentants des ministères de la Justice, des Affaires étrangères et de l’Intégration indiquent que cette disposition ne concerne que les questions relatives au retrait et à la perte de la nationalité. Toutefois, nous doutons qu’une interprétation aussi restrictive puisse se justifier, car le libellé de cette disposition englobe toute différence de traitement découlant des modalités et du moment de l’acquisition de la nationalité. Il ressort du rapport explicatif que cette disposition ne comporte pas d’interdiction absolue et qu’elle doit être interprétée comme étant susceptible de dérogation si la différence de traitement est objectivement justifiée et proportionnée. Cela étant, l’appréciation de la règle des vingt-huit ans au regard de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 impose selon nous la prise en compte du fait que le libellé de l’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité énonce une règle générale interdisant en principe toute différence de traitement entre les diverses catégories de ressortissants d’un État partie.

Sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, il convient également de tenir compte de l’importance cruciale du droit de s’établir avec son conjoint dans le pays dont on est ressortissant.

Comme indiqué ci-dessus, aucun Danois n’était soumis à la condition des attaches lorsque celle-ci fut instaurée. Par un arrêt publié à la page 2086 du Recueil hebdomadaire de jurisprudence danoise de 2005, la Cour suprême a jugé que, en matière de droit au regroupement familial, une discrimination opérée entre les conjoints résidant au Danemark selon qu’ils étaient citoyens danois ou ressortissants étrangers ne contrevenait pas à l’interdiction de la discrimination posée par l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. À cet égard, la Cour suprême a renvoyé aux paragraphes 84 à 86 de l’arrêt adopté par la Cour européenne des droits de l’homme le 28 mai 1985 dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume‑Uni. Il ressort de l’arrêt de la Cour suprême qu’une différence de traitement fondée sur la nationalité doit être examinée au regard notamment du droit des citoyens danois de s’établir au Danemark, et que le fait que pareille différence de traitement ne soit pas considérée comme contraire l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 est sans importance lorsqu’il s’agit d’apprécier s’il est possible d’instaurer un dispositif entraînant une différence de traitement entre diverses catégories de ressortissants danois. À notre avis, les paragraphes 87 à 89 de l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali ne revêtent pas non plus une importance cruciale aux fins de cette appréciation, notamment parce qu’une différence de traitement fondée sur l’ancienneté de la nationalité n’est pas comparable à une différence de traitement fondée sur le lieu de naissance.

Il a été souligné que, lorsque la condition des attaches trouvait à s’appliquer, il fallait prendre en compte, entre autres éléments, les attaches étroites que le conjoint résidant au Danemark pouvait avoir avec ce pays pour y avoir passé son enfance et y avoir été scolarisé. La plupart des personnes qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans ont de telles attaches avec le Danemark. Toutefois, pour apprécier si la différence de traitement découlant de la règle des vingt-huit ans est ou non objectivement justifiée, on ne peut se borner à comparer la situation des personnes qui n’ont pas été élevées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise ultérieurement à celle des nombreux Danois de naissance qui, contrairement à elles, ont été élevés au Danemark. Si la dispense du critère du rattachement ne se justifiait qu’à l’égard de cette dernière catégorie de ressortissants danois, il aurait fallu la formuler d’une autre manière. Dans ces conditions, c’est à la situation des Danois de naissance qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans mais qui n’ont pas été élevés au Danemark et qui peuvent n’y avoir jamais séjourné qu’il importe de comparer le traitement appliqués aux intéressés. Or il ne nous semble pas établi que cette catégorie de Danois possède généralement des attaches plus étroites avec le Danemark que les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après être arrivées et avoir résidé au Danemark pendant plusieurs années. À cet égard, il convient de relever que, pour acquérir la nationalité danoise par naturalisation, une personne doit en principe résider au Danemark depuis neuf ans, connaître la langue et la société danoises et être en mesure de subvenir à ses besoins.

Au vu de ce qui précède, nous estimons que la différence de traitement indirecte découlant de la règle des vingt-huit ans ne peut passer pour objectivement justifiée. Partant, elle contrevient à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

Il s’ensuit que, lorsqu’elles appliquent l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers à des ressortissants danois, les autorités doivent considérer que la règle des vingt-huit ans ne pose qu’une condition d’âge, et écarter en conséquence la condition des attaches lorsque le conjoint qui réside au Danemark est un citoyen danois âgé d’au moins vingt-huit ans.

En conséquence, nous accueillons la thèse [des requérants] selon laquelle le ministère de l’Intégration doit annuler la décision du 27 août 2004 et ordonner un nouvel examen du dossier.

Eu égard à la conclusion à laquelle nous sommes parvenus quant à cette demande, nous estimons qu’il n’y pas lieu de statuer sur la demande en réparation. »

II. Le droit et La pratique internes pertinents

A. La loi sur les étrangers et la condition des attaches

26. Les principales dispositions régissant le droit d’entrée et de séjour des étrangers au Danemark, y compris les conditions du regroupement familial, figurent dans la loi sur les étrangers (Udlændingeloven).

27. La loi no 424 du 31 mai 2000, entrée en vigueur le 3 juin 2000, a subordonné le regroupement familial des étrangers résidant au Danemark à une nouvelle condition – dite « des attaches » – énoncée à l’article 9 § 10 de la loi sur les étrangers. Cette condition prévoit que les couples qui demandent un regroupement familial ne doivent pas avoir des attaches plus étroites avec un autre pays que celles qu’ils entretiennent avec le Danemark. Elle vise à faciliter l’intégration des étrangers désireux d’obtenir un regroupement familial au Danemark, ainsi qu’il ressort des notes explicatives générales des travaux préparatoires à la loi en question :

« Les règles actuelles du regroupement familial conduisent parfois au regroupement de conjoints étrangers avec des personnes qui résident au Danemark mais qui sont mal intégrées dans la société danoise. Les conjoints concernés souffrent plus fréquemment que les autres d’isolement et d’inadaptation à la société danoise.

Cette situation est une source de préoccupations pour le gouvernement danois. En outre, aucune raison objective n’impose le regroupement au Danemark de conjoints ou de concubins dont l’ensemble des attaches avec un autre pays sont plus étroites que celles qu’ils entretiennent avec le Danemark.

Au vu de ce contexte, il est proposé en premier lieu de n’autoriser le regroupement au Danemark de couples dont l’un des membres est un étranger résidant au Danemark que si les attaches des deux membres du couple avec le Danemark sont au moins équivalentes à l’ensemble des liens qu’ils entretiennent avec un autre pays.

La disposition proposée vise à limiter l’octroi du regroupement familial aux seuls conjoints ou concubins dont l’ensemble des attaches avec le Danemark sont si étroites que les intéressés doivent être réunis dans ce pays, et à faciliter ainsi leur intégration au Danemark. »

28. La loi no 365 du 6 juin 2002, entrée en vigueur le 1er juillet 2002, a étendu la condition des attaches aux Danois résidant au Danemark. La nouvelle disposition, applicable aux requérants, énonce que l’ensemble des attaches des conjoints avec le Danemark doivent être plus étroites que l’ensemble de leurs attaches avec un autre pays. Elle a été déplacée et insérée dans l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers. Elle est ainsi rédigée :

Article 9 § 7

« Le permis de séjour mentionné au paragraphe 1 i) ci-dessus ne peut être délivré que si l’ensemble des attaches des conjoints ou concubins concernés avec le Danemark sont plus étroites que l’ensemble de leurs attaches avec un autre pays, sauf si des motifs exceptionnels s’opposent à l’application de cette condition. »

29. Les passages pertinents des notes explicatives générales des travaux préparatoires à la loi no 365 se lisent ainsi :

« (...) La condition des attaches actuelle, telle que prévue par l’article 9 § 10 de la loi sur les étrangers, a été introduite par la loi no 424 du 31 mai 2000 au motif notamment que les règles régissant le regroupement familial conduisent parfois au regroupement de conjoints étrangers avec des personnes qui résident au Danemark mais qui sont mal intégrées dans la société danoise.

En 2000, le service danois de l’immigration a rejeté 27 demandes de regroupement familial sur le fondement de l’article 9 § 10 de la loi sur les étrangers. Il ressort des statistiques provisoires établies par ce service que le regroupement familial a été refusé dans 256 cas en 2001.

Comme indiqué au paragraphe 7.1, un rapport établi par le groupe de réflexion gouvernemental sur les défis et les efforts d’intégration au Danemark montre que 47 % des immigrés et de leurs descendants de nationalité non danoise qui se sont mariés en 1999 ont épousé une personne résidant à l’étranger.

L’expérience montre que l’intégration est particulièrement difficile pour les familles dont les membres, génération après génération, font venir leur conjoint au Danemark depuis leur pays d’origine ou celui de leurs parents. Chez les résidents étrangers et les Danois d’origine étrangère, la pratique matrimoniale consistant à épouser une personne de leur pays d’origine est très répandue, en raison notamment des pressions exercées par les parents. Cette pratique contribue à maintenir ces personnes dans une situation où elles souffrent plus fréquemment que les autres d’isolement et d’inadaptation à la société danoise. Elle constitue donc un obstacle à l’intégration des étrangers nouvellement arrivés au Danemark.

Le gouvernement estime que, dans sa forme actuelle, la condition des attaches ne tient pas suffisamment compte de l’existence de cette pratique matrimoniale répandue chez les résidents étrangers et les Danois d’origine étrangère. Les difficultés d’intégration concernent aussi certains ressortissants danois. Pour eux, l’intégration dans la société danoise d’un conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait en conséquence poser de graves problèmes.

Dans ces conditions, le gouvernement considère qu’il est regrettable que la condition des attaches ne soit pas applicable aux citoyens danois. En outre, aucune raison objective n’impose le regroupement au Danemark de conjoints ou de concubins dont l’ensemble des attaches avec un autre pays sont aussi étroites ou plus étroites que celles qu’ils entretiennent avec le Danemark.

Au vu de ce contexte, le gouvernement propose que le regroupement de conjoints au Danemark ne soit autorisé que si l’ensemble de leurs attaches avec ce pays sont plus étroites que l’ensemble de celles qu’ils entretiennent avec un autre pays.

La disposition proposée vise à assurer dès le départ la meilleure intégration possible des étrangers désireux de rejoindre leur conjoint au Danemark (...)

La condition des attaches ainsi étendue sera applicable à tous les ressortissants danois, qu’ils soient ou non d’origine étrangère. »

30. La loi no 365 du 6 juin 2002 a également introduit dans la loi sur les étrangers un article 9c § 1, dont la première phrase se lit ainsi :

« Un permis de séjour peut être délivré à un étranger, à sa demande, si des motifs exceptionnels le justifient. »

Selon les notes explicatives particulières consacrées à cette disposition par les travaux préparatoires, celle-ci autorise la délivrance d’un permis de séjour à un étranger non éligible à un tel permis au titre d’une autre disposition de la loi sur les étrangers, à condition que le Danemark soit tenu de le lui accorder en vertu de ses engagements internationaux. Les notes en question se lisent ainsi :

« La proposition d’article 9c § 1 première phrase autorise la délivrance d’un permis de séjour à un étranger, à sa demande, si des motifs exceptionnels le justifient (...). Tel est notamment le cas lorsqu’un regroupement familial qui ne peut être accordé au titre de l’actuel article 9 § 1 de la loi sur les étrangers doit l’être en vertu des engagements internationaux contractés par le Danemark, notamment ceux qui découlent de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. La pratique actuelle permet également, après un examen très approfondi, d’autoriser le regroupement familial dans d’autres situations exceptionnelles où pareille mesure ne peut être accordée au titre de l’actuel article 9 § 1 de la loi sur les étrangers. »

B. La loi sur les étrangers et la règle des vingt-huit ans

31. La loi no 1204 du 27 décembre 2003, entrée en vigueur le 1er janvier 2004, a modifié l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers de manière à écarter l’application de la condition des attaches dans les cas où la personne qui réside au Danemark et qui désire y faire venir son conjoint possède la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. Les passages pertinents de cette disposition ainsi modifiée se lisent ainsi :

Article 9

« 1) Un permis de séjour est délivré, sur demande,

i) à tout étranger âgé de plus de vingt-quatre ans qui cohabite, sous le régime du mariage ou du concubinage durable, avec une personne âgée de plus de vingt-quatre ans résidant de manière permanente au Danemark et

a) possédant la nationalité danoise

(...)

7) Lorsque la demande de permis de séjour est formulée au titre du paragraphe 1 i) a) et que la personne résidant au Danemark ne possède pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, ou qu’elle est formulée au titre du paragraphe 1 i) b) à d), le permis de séjour ne pourra être délivré que si l’ensemble des attaches des conjoints ou des concubins avec le Danemark sont plus étroites que celles qu’ils entretiennent avec un autre pays, sauf si des motifs exceptionnels s’opposent à l’application de cette condition . Les Danois résidant au Danemark qui ont été adoptés à l’étranger avant leur sixième anniversaire et qui ont acquis la nationalité danoise au plus tard au moment de leur adoption sont réputés être Danois depuis leur naissance. »

Aux fins de l’accomplissement par le Danemark de ses engagements internationaux, constituera un « motif exceptionnel » au sens de l’article 9 § 7 le fait, pour un étranger établi au Danemark depuis sa prime jeunesse, de résider légalement dans ce pays depuis au moins vingt-huit ans (voir le paragraphe 33 des travaux préparatoires). En conséquence, les personnes qui ne possèdent pas la nationalité danoise mais qui sont nées et qui ont été élevées au Danemark, ou qui y sont arrivées en bas âge et qui y ont été élevées, sont elles aussi dispensées de la condition des attaches pourvu qu’elles résident légalement au Danemark depuis au moins vingt-huit ans.

32. Les notes explicatives générales des travaux préparatoires exposent les raisons ayant présidé à l’introduction de la règle des vingt-huit ans de la manière suivante :

« Les Danois expatriés qui ont fondé une famille et qui ont résidé de façon prolongée avec leur conjoint ou concubin étranger – et, le cas échéant, avec leurs enfants – dans le pays d’origine de celui-ci ont souvent des difficultés à prouver que leurs attaches et celles de leur conjoint avec le Danemark sont plus étroites que celles qu’ils entretiennent avec un autre pays. Il peut donc arriver que les Danois qui ont fait le choix de quitter le Danemark de manière prolongée et de fonder une famille au cours de leur séjour à l’étranger éprouvent des difficultés à satisfaire à la condition des attaches.

C’est pourquoi le gouvernement propose que les personnes désireuses de faire venir leur conjoint ou concubin au Danemark et qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans soient dispensées à l’avenir de la condition des attaches.

La disposition proposée vise à permettre aux Danois expatriés ayant des attaches étroites et durables avec le Danemark caractérisées par la possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans d’y faire venir leur conjoint. Il s’agit donc d’une mesure de soutien en faveur d’une catégorie de personnes auxquelles l’actuel article 9 § 7 de la loi sur les étrangers n’offre pas les mêmes possibilités qu’aux Danois résidant au Danemark et aux étrangers de faire venir leur conjoint dans ce pays. L’assouplissement qu’il est proposé d’apporter à la condition des attaches donnerait aux Danois expatriés une réelle possibilité de revenir au Danemark avec leur conjoint ou concubin étranger et offrirait aux jeunes Danois désireux de voyager à l’étranger et d’y séjourner pendant un certain temps la certitude de pouvoir retourner au Danemark avec leur conjoint ou concubin étranger sans en être empêchés par la condition des attaches.

Le gouvernement estime que l’objectif principal de l’amendement apporté à la condition des attaches par la loi no 365 du 6 juin 2002 n’est pas invalidé par la non‑applicabilité de cette condition aux personnes qui résident au Danemark et qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. À cet égard, il indique que les Danois expatriés qui envisagent de retourner au Danemark avec leur famille maintiennent souvent avec le Danemark des attaches étroites qu’ils partagent avec leur époux ou concubin et avec leurs enfants en parlant danois dans leur foyer, en prenant des vacances au Danemark, en lisant régulièrement des journaux danois, etc. Il considère que pareilles circonstances sont en principe propices à l’intégration dans la société danoise des proches de ces Danois expatriés. »

33. Les notes explicatives particulières que les travaux préparatoires à la loi sur les étrangers consacrent à l’article 9 § 7 de ce texte précisent ce qui suit à propos de l’introduction de la règle des vingt-huit ans :

« D’après le libellé actuel de l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers, un permis de séjour relevant de l’article 9 § 1 i) de la loi sur les étrangers (regroupement de conjoints) ne peut être délivré que si l’ensemble des attaches des conjoints ou des concubins avec le Danemark sont plus étroites que l’ensemble de celles qu’ils entretiennent avec un autre pays, sauf si des motifs exceptionnels s’opposent à l’application de cette condition.

Selon le nouveau libellé proposé pour l’article 9 § 7, un permis de séjour ne peut être délivré que si l’ensemble des attaches des conjoints ou des concubins avec le Danemark sont plus étroites que celles qu’ils entretiennent avec un autre pays lorsque le permis en question relève de l’article 9 § 1 i) a) et que la personne résidant au Danemark ne possède pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans ou lorsqu’il relève de l’article 9 § 1 i) b) à d), sauf si des motifs exceptionnels s’opposent à l’application de cette condition.

Il résulte de la disposition proposée que la condition des attaches prévue à l’article 9 § 7 ne s’appliquera pas au regroupement des conjoints des personnes résidant au Danemark et possédant la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, que ces dernières soient Danoises de naissance ou qu’elles aient acquis la nationalité danoise par naturalisation, et même si elles possèdent, outre la nationalité danoise, une autre nationalité. Si la possession de la nationalité danoise par une personne a été interrompue à plusieurs reprises en raison de la possession d’une autre nationalité, les périodes pendant lesquelles la personne concernée a été titulaire de la nationalité danoise seront cumulées aux fins d’apprécier si elle possède la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans.

La condition des attaches demeurera applicable à toutes les situations autres que celles des personnes qui résident au Danemark et qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, sauf si des motifs exceptionnels s’opposent à son application. Dans ces autres situations, il est entendu que la condition des attaches s’appliquera conformément à la pratique administrative actuelle (voir toutefois ci‑dessous).

En vertu des engagements internationaux contractés par le Danemark, les étrangers résidents nés et élevés au Danemark ou arrivés dans ce pays en bas âge doivent être placés dans la même situation que les ressortissants danois à certains égards, notamment en ce qui concerne le droit au regroupement familial.

Il s’ensuit que, aux fins de l’application de l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers, les personnes qui ne possèdent pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans mais qui sont nées et qui ont été élevées au Danemark ou qui y sont arrivées en bas âge et qui y résident légalement depuis au moins vingt-huit ans doivent être placées dans la même situation que les personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans.

En pratique, cela signifie que le fait, pour une personne qui ne possède pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, d’être née ou d’être arrivée au Danemark en bas âge, d’y avoir été élevée et d’y résider à titre principal et légalement depuis au moins vingt-huit ans de façon ininterrompue, constituera une situation exceptionnelle pour laquelle il ne serait pas approprié de subordonner l’autorisation de regroupement familial au respect de la condition des attaches. En conséquence, les personnes qui sont nées ou qui sont arrivées en bas âge au Danemark, qui y ont été élevées et qui y résident depuis au moins vingt-huit ans sont dispensées de la condition des attaches. »

34. Une modification à la loi sur les étrangers entrée en vigueur le 15 mai 2002 a ramené à vingt-six ans la durée de possession de la nationalité danoise auparavant fixée à vingt-huit ans par l’article 9 § 7.

III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. La Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997

35. Adoptée le 6 novembre 1997 par le Conseil de l’Europe, la Convention européenne sur la nationalité est entrée en vigueur le 1er mars 2000. Elle a été ratifiée par 20 États membres du Conseil de l’Europe, dont le Danemark (ratification le 24 juillet 2002, entrée en vigueur le 1er novembre 2002). Ses dispositions pertinentes se lisent ainsi :

Article 1 – Objet de la Convention

« Cette Convention établit des principes et des règles en matière de nationalité des personnes physiques et des règles déterminant les obligations militaires en cas de pluralité de nationalités, auxquels le droit interne des États Parties doit se conformer. »

Article 4 – Principes

« Les règles sur la nationalité de chaque État Partie doivent être fondées sur les principes suivants :

a. chaque individu a droit à une nationalité ;

b. l’apatridie doit être évitée ;

c. nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité ;

d. ni le mariage, ni la dissolution du mariage entre un ressortissant d’un État Partie et un étranger, ni le changement de nationalité de l’un des conjoints pendant le mariage ne peuvent avoir d’effet de plein droit sur la nationalité de l’autre conjoint. »

Article 5 – Non-discrimination

« 1. Les règles d’un État Partie relatives à la nationalité ne doivent pas contenir de distinction ou inclure des pratiques constituant une discrimination fondée sur le sexe, la religion, la race, la couleur ou l’origine nationale ou ethnique.

2. Chaque État Partie doit être guidé par le principe de la non-discrimination entre ses ressortissants, qu’ils soient ressortissants à la naissance ou aient acquis sa nationalité ultérieurement. »

(...)

36. Les passages pertinents du rapport explicatif à la Convention européenne sur la nationalité qui portent sur les articles en question se lisent ainsi :

« Chapitre I – Questions générales

Article 1 – Objet de la Convention

(...)

Article 4 – Principes

30. Le titre et la phrase introductive de l’article 4 reconnaissent qu’il existe en matière de nationalité certains principes généraux sur lesquels doivent être fondées les règles plus détaillées concernant l’acquisition, la conservation, la perte et l’attestation de nationalité ainsi que la réintégration dans la nationalité. Les mots « doivent être fondées » ont été choisis pour indiquer l’obligation de considérer les principes internationaux suivants comme le fondement des dispositions nationales en matière de nationalité.

(...)

Article 5 – Non-discrimination

Paragraphe 1

39. Cette disposition tient compte de l’article 14 de la CEDH, qui emploie en anglais le terme « discrimination », et de l’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui emploie en français comme en anglais le terme « distinction ».

40. En tout état de cause, la nature même de l’attribution de la nationalité oblige les États à fixer certains critères pour déterminer quels sont leurs ressortissants. Ces critères pourraient aboutir, dans certains cas, à un traitement plus favorable dans le domaine de la nationalité. Parmi les exemples courants de motifs justifiés de traitement différentiel ou préférentiel, on peut citer l’obligation de connaître la langue nationale pour être naturalisé et l’acquisition facilitée de la nationalité en raison de la filiation ou du lieu de naissance. La Convention elle-même prévoit, à son article 6, paragraphe 4, une acquisition facilitée de la nationalité dans certains cas.

41. Les États Parties peuvent accorder un traitement plus favorable aux ressortissants de certains autres États. Par exemple, un État membre de l’Union européenne peut demander une durée de résidence habituelle plus courte pour la naturalisation des ressortissants d’autres États de l’Union européenne que celle qu’il exige en règle générale. Cela constituerait un traitement préférentiel fondé sur la nationalité et non pas une discrimination fondée sur l’origine nationale.

42. Il a donc été nécessaire d’envisager différemment, en ce qui concerne le traitement, les distinctions qui ne sont pas équivalentes à une discrimination et les distinctions qui constitueraient une discrimination interdite dans le domaine de la nationalité.

43. Les termes « origine nationale ou ethnique » sont repris de l’article premier de la Convention de 1966 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et d’une partie de l’article 14 de la CEDH. Ils visent aussi l’origine religieuse. L’« origine sociale » n’a pas été incluse parmi les motifs car sa signification a été jugée trop vague. Étant donné que certains des différents motifs de distinction/discrimination énumérés à l’article 14 de la Convention européenne des Droits de l’Homme ont été considérés comme ne constituant pas une discrimination dans le domaine de la nationalité, ils ont été exclus des motifs de discrimination énoncés au paragraphe 1 de l’article 5. En outre, on a fait remarquer que, dans la mesure où la Convention européenne des Droits de l’Homme n’était pas destinée à s’appliquer aux questions de nationalité, tous les motifs de distinction/discrimination énoncés à l’article 14 étaient pertinents uniquement pour les droits et libertés reconnus par cette convention.

44. La liste du paragraphe 1 contient donc les éléments clés des discriminations interdites en matière de nationalité et elle vise à assurer l’égalité devant la loi. En outre, la Convention contient de nombreuses dispositions destinées à empêcher l’exercice arbitraire de pouvoirs (par exemple, les articles 4.c, 11 et 12) pouvant aussi donner lieu à des discriminations.

Paragraphe 2

45. Les termes « doit être guidé par (...) » indiquent une déclaration d’intention et non pas une règle impérative à suivre dans tous les cas.

46. Ce paragraphe vise à éliminer l’application discriminatoire des règles relatives à la nationalité entre les ressortissants dès la naissance et les autres ressortissants, y compris les personnes naturalisées. L’article 7, paragraphe 1.b, de la Convention prévoit une exception à ce principe directeur dans le cas des personnes naturalisées qui ont acquis leur nationalité par un comportement répréhensible. »

B. Le Commissaire aux droits de l’homme

37. Dans son rapport du 8 juillet 2004, M. Alvaro Gil-Robles, Commissaire aux droits de l’homme, a notamment recommandé au Danemark de :

« 1. Reconsidérer certaines dispositions de la Loi sur les étrangers de 2002 relatives au regroupement familial, en particulier

L’âge minimum de 24 ans requis pour les deux conjoints dans le cas d’un ressortissant danois demandant le regroupement familial, et les 28 ans de citoyenneté nécessaires pour que soit levée la condition relative aux attaches cumulées des deux conjoints avec le Danemark ;

(...) »

Au paragraphe 10 de ce rapport, il s’est exprimé ainsi :

« L’exigence selon laquelle les attaches du conjoint au Danemark doivent être plus fortes que celles qui le lient à un autre pays touche très durement les immigrants et les immigrants de seconde génération, y compris ceux qui ont passé le plus clair de leur vie au Danemark et sont bien intégrés dans la société. (...) À cet égard, je suis également préoccupé de ce que la législation traite différemment les citoyens danois en fonction de l’ancienneté de leur citoyenneté. Si une personne a obtenu la citoyenneté à la naissance, l’exigence concernant les attaches n’est pas prise en compte si la personne est âgée d’au moins 28 ans. Toutefois, elle continue de s’appliquer pour une personne naturalisée plus tard, jusqu’à ce qu’elle compte 28 ans de citoyenneté, sauf si la personne est née au Danemark ou y est arrivée dans son enfance, auquel cas la durée exigée pour la citoyenneté est remplacée par une durée identique de séjour. À mon sens, ces dispositions ne garantissent pas le principe d’égalité devant la loi. »

38. Dans la section 5.2 de son mémorandum du 22 septembre 2004 établi en réponse au rapport susmentionné, le gouvernement danois a indiqué que le Commissaire semblait ignorer que la règle des vingt-huit ans n’était pas un critère d’éligibilité au regroupement familial mais une exception à la condition des attaches. Il a ajouté que cette règle ne disposait pas que le conjoint résident devait avoir la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans pour obtenir un regroupement familial mais qu’elle se bornait à énoncer que la condition des attaches pouvait être levée dans cette situation. Le 15 octobre 2004, le Commissaire adressa au gouvernement danois une lettre où il précisa ce qui suit :

[Traduction du greffe]

« Je crains que ce critère n’impose des restrictions indues à des citoyens danois naturalisés et qu’il ne les place dans une situation très défavorable par rapport à celle des Danois nés au Danemark. Il est bien sûr exact que la règle des vingt-huit ans s’applique de la même manière à tous les ressortissants danois. Toutefois, il découle de cette règle qu’un Danois né au Danemark pourra être dispensé de la condition des attaches à vingt-huit ans, tandis qu’un Danois qui s’est établi pour la première fois dans ce pays à l’âge de vingt ans ne pourra se prévaloir de cette dispense qu’à cinquante-sept ans, étant entendu qu’il faut actuellement justifier de neuf ans de séjour au minimum pour obtenir une naturalisation. Le fait que la condition des attaches ne puisse être levée qu’à un âge aussi avancé à l’égard des citoyens naturalisés, pour lesquels elle sera inévitablement plus difficile à remplir en raison de leur origine étrangère, constitue selon moi une restriction excessive au droit à la vie familiale et opère, entre les citoyens danois, une discrimination manifeste dans l’exercice de ce droit fondamental fondée sur leur origine. »

39. L’évaluation de suivi menée du 5 au 7 décembre 2006 a conduit M. Thomas Hammarberg, Commissaire aux droits de l’homme, à formuler les observations suivantes :

« Il est incontestable, de l’avis du Commissaire, que cette exigence implique une différence de traitement entre les Danois qui ont obtenu leur citoyenneté à la naissance et ceux qui l’ont acquise ultérieurement et doivent encore attendre 28 ans avant de pouvoir vivre au Danemark avec leur partenaire étranger. Il note que, lors d’une rencontre entre sa délégation et la Commission des affaires juridiques du Parlement danois, il a été reconnu que cette législation était effectivement discriminatoire et que cette situation correspondait à une décision politique. Le Commissaire recommande au Gouvernement de réduire la période de 28 ans, qui est très longue. »

En conséquence, le Commissaire a recommandé aux autorités danoises

« 2. de réduire les 28 ans de citoyenneté requis pour la personne résidant au Danemark pour que soit levée la condition que les deux conjoints aient avec le Danemark des attaches plus fortes qu’avec tout autre pays, pour la délivrance d’un permis de séjour à son partenaire étranger. »

IV. DROIT COMPARé

40. Il apparaît que bon nombre de pays exigent en règle générale que les demandeurs à un regroupement familial relèvent de l’une des catégories de bénéficiaires prévues par leur droit interne et qu’ils soient en possession de documents d’identité ainsi que de certificats prouvant l’existence de liens familiaux avec certains de leurs ressortissants. Par ailleurs, les intéressés doivent en principe disposer de moyens de subsistance suffisants, d’un logement adéquat, d’une assurance maladie, et la domiciliation du conjoint ressortissant de l’État hôte dans celui-ci est souvent requise. Certains États exigent que les conjoints soient âgés de dix-huit ans ou de vingt et un ans, et ceux-ci se voient fréquemment demander une connaissance minimale de la langue de l’État hôte. En outre, la demande de regroupement ne doit pas se heurter à un motif de refus de délivrance d’un permis de séjour tel que le mariage de complaisance, le fait de décliner une fausse identité, la présentation de faux papiers, la présence de difficultés liées à l’ordre, à la sûreté ou à la santé publics ou d’antécédents judiciaires, la dépendance à l’égard du système de protection sociale et, parfois, l’existence de liens avec une structure extrémiste ou terroriste ou avec le crime organisé. Un certain nombre de pays sanctionnent tout particulièrement le recours à une fausse identité et les fausses déclarations en justice, d’autres refusent l’octroi d’un permis de séjour aux étrangers en situation d’entrée ou de séjour irréguliers, d’autres encore considèrent au contraire que pareille situation est sans incidence sur la demande de regroupement. Il arrive que des conditions particulières visant par exemple à prévenir la polygamie et le trafic d’êtres humains soient prévues. En général, les conditions mises au regroupement familial diffèrent selon le type de permis de séjour demandé. La durée du mariage ainsi que l’existence d’une véritable communauté de vie et d’un domicile dans l’état hôte figurent parmi les éléments entrant en ligne de compte pour les demandes de permis de longue durée et d’attribution de la nationalité de l’état en question.

EN DROIT

I. sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention

41. Les intéressés soutiennent que la décision du 27 août 2004 par laquelle le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration a refusé à la requérante un permis de séjour au Danemark au titre du regroupement familial viole les droits qu’ils tirent de l’article 8 de la Convention. Cette disposition se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

42. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

43. La Cour relève que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

44. Les requérants soutiennent que la « condition des attaches » imposée aux ressortissants danois désireux de bénéficier d’un regroupement familial avec un conjoint de nationalité étrangère vivant à l’étranger poursuit un but illégitime car elle s’en prend aux ressortissants danois qui ne sont pas d’origine ethnique ou nationale danoise. Ils contestent la thèse du Gouvernement selon laquelle cette condition vise à faciliter l’intégration des nouveaux arrivants et à contrôler l’immigration pour endiguer le chômage au Danemark. Par ailleurs, ils avancent que le but poursuivi par cette mesure est étranger au bien-être économique du Danemark, le regroupement familial n’ayant pas d’incidences financières pour l’État puisque le conjoint résidant au Danemark est tenu de subvenir aux besoins de celui qui l’y rejoint.

45. Les intéressés affirment avoir été contraints de s’exiler en Suède – pays dont la législation est plus accueillante à l’égard des étrangers – en raison du refus opposé par le Danemark à leur demande de regroupement familial. Ils assurent que cet exil est pour eux une source de souffrance et d’humiliation.

46. Pour sa part, le Gouvernement soutient que l’ingérence dénoncée par les requérants est prévue par la loi, plus précisément par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers, qu’elle poursuit un but légitime – à savoir le contrôle de l’immigration et l’amélioration de l’intégration, questions économiques et sociales importantes –, que le refus d’accorder à la requérante un permis de séjour au Danemark au titre du regroupement familial ménage un juste équilibre entre les intérêts en jeu et qu’il est nécessaire dans une société démocratique.

47. Selon le Gouvernement, la condition des attaches vise à garantir une bonne intégration dans la société danoise au moyen de critères de connaissances linguistiques, d’éducation, de formation et d’emploi, en partant du principe que le conjoint qui réside au Danemark sera d’autant mieux en mesure d’aider son conjoint étranger à s’intégrer qu’il sera lui‑même bien intégré. À cet égard, il y aurait lieu de relever que la condition des attaches reprend bon nombre des critères employés par la Cour dans sa jurisprudence relative au regroupement familial, notamment les attaches familiales et linguistiques des conjoints avec leurs pays de résidence respectifs, leur parcours professionnel et scolaire, et la durée de leur séjour dans les pays en question.

48. En outre, la loi sur les étrangers prévoirait une possibilité de déroger à la condition des attaches en cas de « motifs exceptionnels », expression qui renverrait implicitement aux engagements internationaux contractés par le Danemark, notamment à ceux découlant de l’article 8 de la Convention.

49. En l’espèce, le requérant aurait des liens avec le Togo – dont il aurait été ressortissant et où il aurait résidé jusqu’à l’âge de six ans, puis brièvement de vingt et un à vingt-deux ans – de même qu’avec le Ghana, dont il parlerait la langue et où il aurait résidé de six à vingt et un ans et aurait été scolarisé pendant dix ans. Il aurait également des attaches avec le Danemark, où il serait arrivé à l’âge de vingt-deux ans et dont il aurait épousé une ressortissante. Il y aurait obtenu un permis de séjour trois ans plus tard, peu après avoir divorcé d’avec son épouse danoise. Au bout de sept ans environ de séjour régulier au Danemark, période pendant laquelle il aurait appris le danois et occupé un emploi stable cinq ans durant, l’intéressé aurait demandé et obtenu la nationalité danoise. Un an après, il aurait épousé la requérante, qu’il aurait rencontrée à l’occasion de l’un des quatre séjours qu’il aurait effectués au Ghana au cours des cinq années précédentes et dont les attaches se trouveraient essentiellement au Ghana. Le couple communiquerait en haoussa et en twi. Par conséquent, à l’époque où le rejet de la demande de regroupement des requérants aurait été confirmé par une décision du ministère de l’Intégration en date du 27 août 2004 et où ceux-ci se seraient installés en Suède, l’ensemble de leurs attaches avec le Danemark n’auraient pas été aussi étroites que leurs liens avec le Ghana bien que le requérant eût résidé légalement au Danemark pendant dix ans, dont un an et demi en qualité de ressortissant danois. En outre, rien ne permettrait de conclure à l’impossibilité pour les intéressés de mener une vie familiale au Ghana, pays qui aurait confirmé au requérant qu’il pourrait se voir délivrer un permis de séjour à condition de trouver un emploi.

50. Les intéressés n’auraient pu ignorer que la situation de la requérante au regard des règles d’immigration était telle que le maintien de leur vie familiale au Danemark revêtait d’emblée un caractère très précaire. En effet, la condition des attaches opposable aux ressortissants danois demandeurs à un regroupement familial aurait été instaurée un an avant le mariage des intéressés et leur demande de regroupement familial, et la dispense bénéficiant aux personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans n’aurait été introduite que dix mois après la demande de permis de séjour formulée par la requérante.

51. En conclusion, la cour régionale aurait à bon droit rejeté l’allégation de violation de l’article 8 de la Convention dans son arrêt du 25 septembre 2007, dont les motifs auraient été unanimement approuvés par la Cour suprême dans l’arrêt du 13 janvier 2010. Les juridictions danoises auraient procédé à un examen minutieux de cette question, recherchant notamment si la mesure critiquée empêchait les requérants d’exercer leur droit à la vie familiale dans un autre pays que le Danemark, au Ghana ou ailleurs.

2. Appréciation de la Cour

52. La Cour rappelle que l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics. Cette disposition peut également impliquer des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée (voir, par exemple, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013). Dans le contexte des obligations positives comme dans celui des obligations négatives, l’État doit ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la communauté dans son ensemble. Dans un cas comme dans l’autre, toutefois, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, notamment, Osman c. Danemark, no 38058/09, § 53, 14 juin 2011). La présente affaire portant sur le rejet de la demande de regroupement familial au Danemark présentée par la requérante, elle doit être considérée comme relative à une allégation de manquement de la part de l’État défendeur à une obligation positive (Rodrigues da Silva et Hoogkamer c. Pays-Bas, no 50435/99, § 38, CEDH 2006‑I).

53. La Cour souligne que, selon un principe de droit international bien établi, les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, de contrôler l’entrée et le séjour des étrangers sur leur sol (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI). De surcroît, l’article 8 n’emporte pas une obligation générale pour un État de respecter le choix par des immigrants de leur pays de résidence et d’autoriser le regroupement familial sur le territoire de ce pays. Cela dit, dans une affaire qui concerne la vie familiale aussi bien que l’immigration, l’étendue des obligations pour l’État d’admettre sur son territoire des proches de personnes qui y résident varie en fonction de la situation particulière des personnes concernées et de l’intérêt général (voir, par exemple, Butt c. Norvège, no 47017/09, § 70, 4 décembre 2012, Antwi et autres c. Norvège, no 26940/10, §§ 88‑89, 14 février 2012, Nunez c. Norvège, no 55597/09, §§ 66-70, 28 juin 2011, Darren Omoregie et autres c. Norvège, no 265/07, § 64, 31 juillet 2008, Rodrigues da Silva et Hoogkamer, précité, §§ 39 et 43, Priya c. Danemark (déc.), 13594/03, 6 juillet 2006 et Gül c. Suisse, 19 février 1996, Recueil 1996-I). Les facteurs à prendre en considération dans ce contexte sont la mesure dans laquelle il y a effectivement entrave à la vie familiale, l’étendue des liens que les personnes concernées ont avec l’État contractant en cause, la question de savoir s’il existe ou non des obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine d’une ou plusieurs des personnes concernées et celle de savoir s’il existe des éléments touchant au contrôle de l’immigration (par exemple, des précédents d’infractions aux lois sur l’immigration) ou des considérations d’ordre public pesant en faveur d’une exclusion (voir Rodrigues da Silva et Hoogkamer, précité, Ajayi et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 27663/95, 22 juin 1999, Solomon c. Pays-Bas (déc.), no 44328/98, 5 septembre 2000). Un autre point important est celui de savoir si la vie familiale en cause s’est développée à une époque où les personnes concernées savaient que la situation de l’une d’elles au regard des règles d’immigration était telle qu’il était clair d’emblée que le maintien de cette vie familiale au sein de l’État hôte revêtirait un caractère précaire (voir Jerry Olajide Sarumi c. Royaume-Uni (déc.), no 43279/98, 26 janvier 1999 et Andrey Shebashov c. Lettonie (déc.), no 50065/99, 9 novembre 2000). Lorsque tel est le cas ce n’est que dans des circonstances particulièrement exceptionnelles que le renvoi du membre de la famille n’ayant pas la nationalité de l’État hôte constitue une violation de l’article 8 (voir Abdulaziz, Cabales et Balkandali, précité, § 68, Mitchell c. Royaume-Uni (déc.), no 40447/98, 24 novembre 1998, Ajayi et autres, précité, et Rodrigues da Silva et Hoogkamer, précité).

54. La Cour se penchera sur la question principale qui se pose en l’espèce, c’est-à-dire le point de savoir si les autorités danoises ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la communauté dans son ensemble.

55. À cet égard, elle observe que le requérant a des attaches avec le Togo, dont il a été ressortissant et où il a résidé jusqu’à l’âge de six ans, puis de vingt et un à vingt-deux ans. Il a également des liens avec le Ghana, dont il parle la langue et où il a vécu pendant quinze ans – de six à vingt et un ans – et a été scolarisé pendant dix ans, de même qu’avec le Danemark, où il est arrivé en juillet 1993, à l’âge de vingt-deux ans. Après avoir épousé une ressortissante danoise, il a obtenu un permis de séjour permanent. Il a divorcé en 1998. Il a appris le danois et a occupé un emploi stable pendant cinq ans au cours de cette période. Il a obtenu la nationalité danoise en 2002. Entre 1998 et 2003, il s’est rendu au Ghana à quatre reprises. Lors de son dernier séjour dans ce pays, il y a épousé la requérante, une ressortissante ghanéenne. Par conséquent, le requérant a des attaches étroites avec le Togo, le Ghana et le Danemark.

56. La requérante est née et a grandi au Ghana. Elle a sollicité un regroupement familial le 28 février 2003, alors qu’elle était âgée de vingt‑quatre ans et qu’elle était mariée au requérant depuis une semaine. Cette demande fut rejetée par l’autorité des étrangers le 1er juillet 2003. Un ou deux mois après, la requérante est entrée au Danemark avec un visa de tourisme. Le 15 novembre 2003, elle a quitté le Danemark pour la Suède avec le requérant. Le 6 mai 2004, elle y a mis au monde un enfant, qui est Danois par la naissance. Elle a séjourné au Danemark environ quatre mois et ne parle pas danois. Par conséquent, ses attaches avec le Ghana étaient très étroites à l’époque pertinente, tandis que son seul lien avec le Danemark résultait de son récent mariage avec le requérant, qui vivait au Danemark et qui avait été naturalisé Danois.

57. Les intéressés n’ont jamais obtenu l’assurance que la requérante se verrait accorder un droit de séjour par les autorités danoises. En outre, l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers – tel que modifié par la loi no 365 du 6 juin 2002 entrée en vigueur le 1er juillet 2002 – a étendu la condition des attaches aux Danois résidant au Danemark. Depuis cette réforme législative, le regroupement familial ne peut être accordé qu’aux conjoints dont l’ensemble des attaches avec le Danemark sont plus étroites que l’ensemble de leurs attaches avec un autre pays. Aussi les requérants ne pouvaient-ils ignorer, lors de leur mariage au Ghana en février 2003 et de l’introduction d’une demande de regroupement familial par la requérante, que la situation de celle-ci au regard des règles d’immigration était telle que le maintien de leur vie familiale au Danemark revêtait d’emblée un caractère précaire. De surcroît, la requérante s’étant vu notifier au Ghana la décision du 1er juillet 2003 par laquelle l’autorité des étrangers avait rejeté sa demande de regroupement familial, elle ne pouvait espérer que, placées devant le fait accompli de son entrée au Danemark au moyen d’un visa de tourisme, les autorités danoises lui accorderaient un droit de séjour peu après, ou parce qu’elles auraient constaté que les requérants avaient continué à mener une vie familiale au Danemark jusqu’au 15 novembre 2003, date de leur installation en Suède.

58. Par ailleurs, au vu notamment des déclarations du requérant selon lesquelles sa famille pourrait s’établir au Ghana s’il trouvait un emploi rémunéré dans ce pays, la cour régionale a estimé que le refus de délivrer à la requérante un permis de séjour au Danemark n’empêchait pas les intéressés d’exercer leur droit à la vie familiale dans un autre pays que le Danemark, au Ghana ou ailleurs. La Cour suprême a souscrit pour l’essentiel au raisonnement de la cour régionale en ce qui concerne le grief tiré de l’article 8 pris isolément.

59. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités nationales de l’État défendeur n’ont pas agi de manière arbitraire ou dépassé d’une autre manière la marge d’appréciation dont celui-ci bénéficie en la matière en essayant de ménager un juste équilibre entre l’intérêt général qu’il y a à assurer un contrôle effectif de l’immigration et l’intérêt des requérants à ce que la requérante obtienne un regroupement familial au Danemark.

60. En conséquence, la Cour conclut à la non-violation de l’article 8 de la Convention.

II. sur la violation alléguée de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

61. Les intéressés soutiennent également que le refus des autorités danoises d’accorder à la requérante un permis de séjour au Danemark au titre du regroupement familial s’analyse en une violation des droits qu’ils tirent de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. L’article 14 se lit ainsi :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

62. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

63. La Cour relève que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

64. À l’appui de leur thèse selon laquelle il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 combiné avec l’article 8, les requérants citent les conclusions des juges minoritaires figurant dans l’arrêt de la Cour suprême du 13 janvier 2010.

65. En outre, ils renvoient entre autres aux arrêts Kurić et autres c. Slovénie ([GC], no 26828/06, CEDH 2012) et Hode et Abdi c. Royaume‑Uni (no 22341/09, 6 novembre 2012), qu’ils estiment plus pertinents en l’espèce que l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni (précité), notamment parce que ce dernier est ancien et que la législation incriminée dans cette affaire poursuivait un but différent. À ce dernier égard, ils soulignent que l’objectif déclaré de la condition des attaches consiste à offrir à toute personne désireuse de faire venir ses proches au Danemark le meilleur point de départ possible pour garantir leur bonne intégration dans la société danoise, alors que la législation en cause dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali visait à réduire l’immigration primaire pour protéger le marché du travail.

66. Les intéressés contestent le principe même de l’argumentation du Gouvernement, soulignant que les conjoints étrangers ne sauraient bénéficier d’une intégration plus rapide en se voyant refuser l’accès au pays pendant des années. À cet égard, ils font valoir que les conjoints étrangers se voient refuser l’accès au sol danois avant l’âge de vingt-quatre ans et que, passé cet âge, la condition des attaches est invoquée pour les empêcher de rentrer au Danemark. Ils estiment que si le gouvernement danois voulait réellement aider les nouveaux arrivants à apprendre le danois et à acquérir les aptitudes nécessaires pour accéder au marché du travail, les conjoints étrangers devraient être autorisés à entrer au Danemark aussitôt que possible pour y prendre des leçons de danois, l’apprentissage d’une nouvelle langue devenant plus difficile avec l’âge.

67. Ils considèrent en outre que, quand bien même il serait plus facile aux conjoints étrangers de Danois expatriés de longue date de s’intégrer dans la société danoise, cette circonstance ne saurait justifier que ces couples bénéficient d’un traitement préférentiel par rapport aux couples dont l’un des membres, à l’instar du requérant, est un ressortissant danois ayant vécu plus longuement au Danemark qu’un Danois qui aurait quitté ce pays depuis longtemps – peut-être dès l’adolescence – et qui y retournerait pour la première fois dans ses « vieux jours ».

68. Le Gouvernement ne conteste pas que le requérant se trouvait dans une situation analogue à celle d’autres ressortissants danois et qu’il n’a pas été traité de la même manière que ces derniers. Toutefois, il considère que cette différence de traitement est objectivement et raisonnablement justifiée en ce qu’il existe des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial aux personnes qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans ou qui sont arrivées au Danemark en bas âge et qui y résident légalement depuis au moins vingt-huit ans. Par ailleurs, il soutient que la condition des attaches applicable au Danemark et la règle des vingt‑huit ans qui y fait exception poursuivent un but légitime. Il estime en conséquence que la règle des vingt-huit ans ne contrevient pas à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

69. Il souligne que la condition des attaches s’applique à tous les Danois et que la règle des vingt-huit ans, entrée en vigueur le 1er janvier 2004, constitue une exception à cette condition. Il précise que cette règle est fondée sur un critère objectif qui prend en compte vingt-huit ans de possession de la nationalité danoise ou vingt-huit ans de résidence légale au Danemark depuis la naissance ou l’enfance. Il fait observer que les personnes qui ne possèdent pas la nationalité danoise depuis au moins vingt‑huit ans mais qui sont nées et qui ont été élevées au Danemark, ou qui y sont arrivées en bas âge et qui y ont été élevées, sont elles aussi dispensées de la condition des attaches et se trouvent sur un pied d’égalité avec celles qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. Il en résulte selon lui qu’il importe peu que les personnes ayant des liens avec le Danemark depuis leur prime jeunesse aient acquis la nationalité danoise à la naissance, ultérieurement, ou qu’elles ne l’aient jamais acquise. Il ajoute que la condition des attaches devient caduque dans tous les cas après vingt‑huit ans de résidence légale au Danemark.

70. Selon lui, il ressort aussi des travaux préparatoires que l’unique condition que la règle des vingt-huit ans impose aux personnes qu’elle touche est de posséder la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. En conséquence, la seule question qui se poserait à cet égard consisterait à savoir à quel moment les personnes concernées ont acquis la nationalité danoise ou ont créé des liens avec le Danemark.

71. Les enfants dont l’un des parents au moins est danois acquerraient la nationalité danoise à la naissance, que le parent en question soit d’origine ethnique danoise ou d’une autre origine ethnique. De même, quelle que soit leur origine ethnique, les Danois résidant légalement au Danemark depuis au moins vingt-huit ans se trouveraient dans une situation identique à celle des personnes possédant la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. Dans ces conditions, des personnes se trouvant dans des situations comparables seraient traitées de la même manière.

72. Comme la Cour suprême l’aurait indiqué, la règle des vingt-huit ans aurait pour effet d’opérer une différence de traitement entre plusieurs catégories de ressortissants danois en matière de droit au regroupement familial au Danemark, les personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans étant avantagées par rapport à celles qui possèdent la nationalité danoise depuis moins de vingt-huit ans. En conséquence, les personnes qui ont acquis la nationalité danoise à la naissance ou qui sont nées et qui ont été élevées au Danemark satisferaient à la condition des attaches avant celles qui sont arrivées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise plus tard.

73. La règle des vingt-huit ans constituerait une exception à la condition des attaches qui viserait à différencier une catégorie de personnes entretenant en général des liens durables et étroits avec le Danemark. Comme l’aurait indiqué la Cour suprême, la règle des vingt-huit ans poursuivrait le même but que la condition de naissance sur le sol britannique en cause dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précitée), à savoir différencier une catégorie de citoyens ayant en général des attaches durables et étroites avec le pays. Pour sa part, la Cour de Strasbourg aurait estimé que pareille condition n’était pas contraire à la Convention au motif qu’« il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec un pays découlent de leur naissance sur son territoire » (ibid. § 88). Bien que cet arrêt date de 1985, il demeurerait un arrêt de principe dont les règles auraient été appliquées dans des affaires ultérieures (voir, par exemple, Ponomaryov c. Bulgarie (déc.), no 5335/05, 18 septembre 2007).

74. Dans son arrêt, la Cour suprême aurait jugé que les effets de la règle des vingt-huit ans à l’égard du requérant n’étaient pas disproportionnés. Né au Togo en 1971, l’intéressé serait arrivé au Danemark en 1993. Après avoir résidé neuf ans dans ce pays, il aurait acquis la nationalité danoise en 2002. En 2003, il aurait épousé la requérante, et le couple aurait sollicité un regroupement familial au Danemark. Cette demande aurait été rejetée en 2004 par une décision définitive. Les faits significatifs de l’espèce seraient donc pour l’essentiel identiques à la situation de Mme Balkandali examinée par la Cour européenne dans son arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précité), lequel aurait conclu à la non-violation du principe de proportionnalité. Née en Égypte en 1946 ou en 1948, Mme Balkandali aurait effectué un premier séjour au Royaume-Uni en 1973 et serait devenue citoyenne du Royaume-Uni et des Colonies en 1979. En 1981, elle aurait épousé Bekir Balkandali, un ressortissant turc. Le couple aurait alors présenté une demande tendant à l’octroi d’un permis d’établissement à titre d’époux d’une femme installée au Royaume-Uni, qui aurait été rejetée plus tard la même année. Il conviendrait de relever que ce n’est qu’à l’âge adulte que [le requérant] et Mme Balkandali sont arrivés au Danemark et au Royaume-Uni respectivement. Il conviendrait également d’observer que la demande du requérant fut rejetée alors que celui-ci résidait au Danemark depuis onze ans, dont deux en tant que ressortissant danois, et que Mme Balkandali fut déboutée de la sienne alors qu’elle résidait au Royaume‑Uni depuis huit ans, dont deux en tant que ressortissante britannique.

75. Le refus d’octroyer au requérant un traitement spécial en lui accordant la dispense de la condition des attaches dont bénéficient les personnes auxquelles s’applique la règle des vingt-huit ans serait objectivement et raisonnablement justifié. En principe, une personne âgée de vingt-huit ans qui possède la nationalité danoise depuis sa naissance ou qui réside légalement au Danemark depuis sa prime jeunesse et qui est en conséquence immergée depuis l’enfance dans la culture danoise devrait avoir des attaches réelles plus étroites avec le Danemark et une meilleure connaissance de la société danoise que le requérant, qui n’aurait commencé à créer des liens avec la société danoise qu’à l’âge de vingt-deux ans. Les attaches que le requérant aurait avec le Danemark pour y avoir vécu pendant une dizaine d’années avant de se voir refuser un regroupement familial ne seraient pas comparables au lien spécial que les personnes satisfaisant à la règle des vingt-huit ans entretiendraient avec ce pays.

76. Enfin, la protection contre la discrimination offerte par la Convention européenne sur la nationalité n’irait pas au-delà de celle que l’article 14 de la Convention garantit en la matière. À cet égard, le paragraphe 45 du rapport explicatif de la Convention européenne sur la nationalité préciserait que l’expression « doit être guidé par (...) » employée à l’article 5 § 2 constitue une déclaration d’intention et non une règle impérative à suivre dans tous les cas. Par conséquent, l’article 5 § 2 ne s’analyserait pas en une obligation conventionnelle contraignante.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la question de savoir si les faits de la cause relèvent du champ d’application de l’article 8

77. La Cour rappelle que l’article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention ou de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles protègent. L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. L’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Il faut, mais il suffit que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’un au moins des articles de la Convention (Stec et autres v. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 39, CEDH 2005‑X).

78. Bien que la Cour ait conclu à la non-violation de l’article 8 pris isolément (paragraphes 65-66 ci-dessus), les faits litigieux relèvent du champ d’application de cette disposition (voir, par exemple, Hode et Abdi, précité, § 43).

b) Sur la question de savoir si une différence de traitement fondée sur une « situation » visée par l’article 14 a été opérée entre des personnes se trouvant dans des situations analogues ou comparables

79. L’article 14 ne prohibe pas toute différence de traitement, mais uniquement certaines distinctions fondées sur une caractéristique identifiable, objective ou personnelle (« situation »), par laquelle des personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres (voir, par exemple, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, §§ 61 et 70, CEDH 2010, et Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 56, série A no 23). Cette disposition énumère des éléments précis constitutifs d’une « situation », tels que la race, l’origine nationale ou sociale et la naissance. Toutefois, la liste que renferme l’article 14 revêt un caractère indicatif, et non limitatif, dont témoignent l’adverbe « notamment » (« any ground such as » dans la version anglaise) (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 72, série A no 22, et Carson et autres, précité, § 70) ainsi que la présence, dans cette liste, de l’expression « toute autre situation » (« any other status » dans la version anglaise). L’expression « toute autre situation » a reçu une interprétation large (Carson et autres, précité, § 70) ne se limitant pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, §§ 56-58, 13 juillet 2010).

80. En outre, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007-IV, et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008).

81. Renvoyant aux vues exprimées par les juges minoritaires dans l’arrêt rendu par la Cour suprême le 13 janvier 2010, les intéressés concèdent que la règle des vingt-huit ans vaut tant pour les Danois de naissance que pour ceux qui ont acquis la nationalité danoise ultérieurement, mais ils soutiennent que ses effets diffèrent grandement en pratique selon qu’elle s’applique à l’une ou à l’autre de ces deux catégories de ressortissants danois. Ils avancent que, à l’égard des Danois de naissance, cette règle implique seulement que la condition des attaches leur est applicable jusqu’à l’âge de vingt-huit ans mais que, à l’égard des personnes qui n’ont pas été élevées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise ultérieurement, il découle de cette règle que la condition des attaches s’applique pendant vingt-huit ans après l’obtention de la nationalité danoise. Il en résulte selon eux que le requérant, qui a acquis la nationalité danoise à trente et un ans, sera soumis à la condition des attaches jusqu’à son cinquante-neuvième anniversaire. À leurs yeux, la règle des vingt-huit ans implique donc que l’importante restriction au droit au regroupement familial découlant de la condition des attaches touche les personnes qui ont acquis la nationalité danoise ultérieurement nettement plus souvent et plus durement que les Danois de naissance. Il en résulte selon eux que cette règle opère une différence de traitement entre ces deux catégories de ressortissants danois.

82. Les requérants allèguent en outre que la règle des vingt-huit ans instaure également une différence de traitement indirecte entre les Danois de souche et les Danois d’origine étrangère puisque, selon eux, la grande majorité des Danois de naissance sont d’origine ethnique danoise alors que les personnes ayant acquis la nationalité danoise plus tard sont généralement d’une autre origine ethnique.

83. Pour sa part, le Gouvernement ne conteste pas que le requérant se trouve dans une situation analogue à celle d’autres ressortissants danois et qu’il a fait l’objet d’un traitement différent. Toutefois, l’unique condition que la règle des vingt-huit ans imposerait aux personnes qu’elle touche serait de posséder la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. En conséquence, la seule question qui se poserait à cet égard consisterait à savoir à quel moment les personnes concernées ont acquis la nationalité danoise ou ont créé des attaches avec le Danemark.

84. La Cour rappelle que l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers, dans sa version en vigueur depuis le 1er janvier 2004, se lit ainsi : « Lorsque la demande de permis de séjour est formulée au titre du paragraphe 1 i) a) et que la personne résidant au Danemark ne possède pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, ou qu’elle est formulée au titre du paragraphe 1 i) b) à d), le permis de séjour ne pourra être délivré que si l’ensemble des attaches des conjoints ou des concubins avec le Danemark sont plus étroites que celles qu’ils entretiennent avec un autre pays, sauf si des motifs exceptionnels s’opposent à l’application de cette condition ». Le libellé de ce texte n’établit pas de distinction entre, d’une part, les personnes qui ont acquis la nationalité danoise à la naissance et les personnes qui l’ont acquise ultérieurement et, d’autre part, les Danois de souche et les Danois d’une autre origine ethnique.

85. En outre, si les modifications législatives apportées par la loi no 1204 du 27 décembre 2003 concernent spécifiquement les ressortissants danois, les personnes qui ne possèdent pas la nationalité danoise, mais qui sont nées et qui ont été élevées au Danemark, ou qui y sont arrivées en bas âge et qui y résident depuis au moins vingt-huit ans sont elles aussi dispensées de la condition des attaches au titre des « motifs exceptionnels » mentionnés dans l’article 9 § 7 et des engagements internationaux contractés par le Danemark. En tant que telle, cette exception n’opère pas de distinction entre les résidents danois selon leur origine ethnique ou autre.

86. En ce qui concerne les effets de l’application de l’article 9 § 7 à l’ensemble des ressortissants danois, les juges majoritaires de la Cour suprême sont parvenus aux conclusions suivantes :

« Les personnes qui ne possèdent pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans mais qui sont nées et qui ont été élevées au Danemark ou qui y sont arrivées en bas âge et qui y ont été élevées sont en principe dispensées de la condition des attaches pourvu qu’elles résident légalement au Danemark depuis au moins vingt-huit ans.

En l’état actuel du droit, différentes catégories de ressortissants danois font l’objet de traitements différenciés quant à la possibilité d’un regroupement familial au Danemark, les personnes qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt‑huit ans étant avantagées par rapport à celles dont la nationalité danoise est plus récente. »

87. À cet égard, les juges majoritaires de la Cour suprême ont relevé que les travaux préparatoires à la loi no 365 du 6 juin 2002, qui a durci les conditions du regroupement familial en étendant la condition des attaches aux couples dont l’un des membres est ressortissant danois, indiquent que l’un des motifs de l’extension de cette condition aux citoyens danois tient au fait que certains d’entre eux sont mal intégrés dans la société danoise et que l’intégration de leur conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait entraîner de sérieuses difficultés. Les juges majoritaires de la Cour suprême ont également renvoyé aux travaux préparatoires à la loi no 1024 du 27 décembre 2003, qui a assoupli l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers en introduisant la règle des vingt-huit ans de façon à ce que le regroupement des couples dont l’un des membres a la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans ne soit plus soumis à la condition des attaches. Les travaux préparatoires énoncent que l’objectif principal qui avait conduit à durcir cette condition en 2002 n’était pas invalidé par la non-applicabilité de celle‑ci aux personnes qui résident au Danemark et qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. À cet égard, il est indiqué que les Danois expatriés qui envisagent de retourner au Danemark avec leur famille maintiennent souvent avec le Danemark des attaches étroites qu’ils partagent avec leur conjoint ou concubin et avec leurs enfants en parlant danois dans leur foyer, en prenant des vacances au Danemark, en lisant régulièrement des journaux danois, etc. Il est précisé que pareilles circonstances sont en principe propices à l’intégration dans la société danoise des proches de ces Danois expatriés. En conclusion, les juges majoritaires de la Cour suprême ont jugé que la règle des vingt-huit ans poursuivait le même but que la condition de naissance au Royaume-Uni qui était en cause dans l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précité), à savoir différencier une catégorie de ressortissants qui, d’une manière générale, ont des attaches durables et étroites avec le Danemark.

88. Renvoyant aux mêmes travaux préparatoires, les juges minoritaires de la Cour suprême ont estimé que la différence de traitement indirecte entre les Danois de souche et les Danois d’une autre origine ethnique découlant de la règle des vingt-huit ans était un effet voulu par le législateur.

89. Au vu de ce qui précède et des éléments dont elle dispose, notamment des travaux préparatoires susmentionnés, la Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de la conclusion des juges majoritaires de la Cour suprême selon laquelle la règle des vingt-huit ans vise uniquement à accorder un traitement favorable aux personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, ou qui ne possèdent pas la nationalité danoise mais qui sont nées ou qui ont été élevées au Danemark et qui y résident légalement depuis au moins vingt-huit ans, au motif que ces personnes ont en général des attaches si étroites avec le Danemark qu’un regroupement familial dans ce pays avec un conjoint ou un concubin étranger ne présentera pas de problèmes, et qu’il convient par conséquent de les dispenser de la condition des attaches.

90. Toutefois, la Cour est disposée à admettre, à l’instar des juges minoritaires de la Cour suprême, que la règle des vingt-huit ans a pour effet d’opérer une différence de traitement indirecte entre les Danois de souche et les Danois d’une autre origine ethnique puisque la grande majorité des Danois de naissance sont de fait d’origine ethnique danoise alors que les personnes qui acquièrent la nationalité danoise plus tard sont généralement d’une autre origine ethnique. La Cour rappelle qu’une thèse analogue avait été défendue dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précitée, voir §§ 84-86), et qu’elle avait souscrit à l’opinion de la majorité de la Commission selon laquelle il n’y avait pas eu de discrimination fondée sur la race, au motif notamment que :

« En limitant – comme elles le font – la liberté d’accès, les politiques d’immigration opéreraient d’ordinaire des distinctions fondées sur la nationalité des gens et indirectement sur leur race, leur origine ethnique voire leur couleur. Sans doute un état ne saurait-il mener « une politique de caractère purement raciste », mais accorder un traitement de faveur à ses nationaux, ou aux personnes venant de pays avec lesquels il a les liens les plus étroits, ne constituerait pas pour autant de sa part une « discrimination raciale ». La conséquence pratique des règles du Royaume-Uni ne les entacherait pas de pareil vice : rien ne révélerait une différence réelle de traitement reposant sur la race. »

De même, au vu des éléments dont elle dispose, et rappelant à nouveau que les étrangers qui sont nés et qui ont grandi au Danemark – ou qui y sont arrivés en bas âge et qui y ont été élevés – et qui y résident depuis au moins vingt-huit ans, sont eux aussi dispensés de la condition des attaches, la Cour estime que les requérants n’ont pas démontré qu’ils ont subi une discrimination fondée sur la race ou l’origine ethnique du fait de l’application de la règle des vingt-huit ans.

91. En conséquence, la Cour conclut que les intéressés n’ont pas été traités de la même manière que les personnes qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans parce que le requérant possédait la nationalité danoise depuis moins de vingt-huit ans. à cet égard, elle admet que les requérants se trouvent dans une « autre situation » aux fins de l’article 14 de la Convention (voir, par exemple, mutatis mutandis, Hode et Abdi, précité, § 46-48, Bah c. Royaume-Uni, no 56328/07, §§ 43-46, CEDH 2011, et Kiyutin c. Russie, no 2700/10, § 57, CEDH 2011).

c) Sur le point de savoir si la différence de traitement avait une justification objective et raisonnable

92. Le fait d’opérer une différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations analogues ou comparables est discriminatoire si la différence en question ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’existe pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Burden, précité, § 60). L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte. Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres, précité, § 177).

93. La Cour rappelle que, avant de conclure que la règle des vingt-huit ans était fondée sur un critère objectif, les juges majoritaires de la Cour suprême avaient minutieusement analysé la présente affaire au regard de sa jurisprudence.

94. Elle constate que les principes et les conclusions énoncés dans l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précité), d’où il ressort notamment qu’« il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec un pays découlent de leur naissance sur son territoire ou de leur qualité de ressortissant ou de résident de longue durée de ce pays[1] » (voir l’arrêt en question, § 88, et Ponomaryov c. Bulgarie (déc.), précitée), n’ont pas été remis en cause par sa jurisprudence récente. En conséquence, elle admet que le but avancé par le Gouvernement pour justifier la dérogation à la « condition des attaches » introduite par la règle des vingt-huit ans est légitime au regard de la Convention.

95. La Cour souscrit également à l’avis de la Cour suprême et du Gouvernement selon lequel l’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité (paragraphes 34-35 ci-dessus) est sans incidence sur l’interprétation de l’article 14 de la Convention en l’espèce.

96. Il reste à déterminer s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi.

97. Pour apprécier la proportionnalité de la mesure critiquée, les juges majoritaires de la Cour suprême ont comparé les éléments significatifs de la présente affaire à ceux de la situation de Mme Balkandali, requérante dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précitée). Ils ont estimé que ces éléments étaient quasiment identiques, relevant que le requérant et Mme Balkandali étaient arrivés à l’âge adulte dans l’état hôte – à savoir le Danemark et le Royaume-Uni respectivement – dont ils étaient devenus ressortissants, et que leurs conjoints respectifs étaient tous deux étrangers. Ils ont également observé que, dans le cas du requérant, la demande de regroupement familial avait été rejetée alors que celui-ci résidait au Danemark depuis onze ans, dont deux en tant que ressortissant danois, et que Mme Balkandali avait été déboutée de la sienne alors qu’elle résidait au Royaume-Uni depuis huit ans, dont deux en tant que ressortissante britannique.

98. En outre, la Cour estime qu’il convient d’analyser plus avant le but poursuivi par la règle des vingt-huit ans. Comme indiqué ci-dessus, cette règle vise à différencier une catégorie de citoyens dont les attaches avec le Danemark sont en général si durables et étroites qu’un regroupement familial dans ce pays avec un conjoint ou un concubin étranger ne présentera pas de problèmes puisqu’il sera en principe possible à celui-ci de bien s’intégrer dans la société danoise.

99. Il reste à savoir à quel moment il est possible de dire, de manière générale, qu’une personne ayant acquis la nationalité d’un pays a établi avec celui-ci des liens d’une solidité telle qu’un regroupement familial avec un conjoint étranger offre à celui-ci de bonnes perspectives d’intégration. à cet égard, le gouvernement danois estime qu’il faut que la personne concernée possède la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. S’il n’appartient pas à la Cour de fixer une limite à la durée qui peut être exigée en la matière, la règle selon laquelle une personne doit entretenir depuis vingt-huit ans au moins des liens directs avec un pays pour être réputée y avoir des attaches solides lui paraît excessivement rigoureuse. La Cour n’est pas convaincue que l’on puisse conclure de manière générale que la solidité des attaches d’une personne avec un pays se renforce de manière constante et significative après dix, quinze ou vingt ans de présence dans ce pays.

100. En outre, la Cour rappelle que tous les Danois de naissance sont dispensés de la condition des attaches à vingt-huit ans, qu’ils vivent ou non au Danemark et qu’ils aient ou non conservé des liens étroits avec ce pays. Les étrangers arrivés en bas âge au Danemark sont eux aussi dispensés de cette condition vers vingt-huit ans puisque celle-ci cesse de s’appliquer après vingt-huit ans de résidence légale dans ce pays. En revanche, à l’égard des personnes qui n’ont pas élevées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise plus tard, il découle de la règle des vingt-huit ans que la condition des attaches s’applique pendant vingt-huit ans après l’obtention de la nationalité danoise.

101. La Cour souscrit à la conclusion des juges minoritaires de la Cour suprême selon laquelle la règle des vingt-huit ans touche les personnes qui ont acquis la nationalité danoise à un âge avancé beaucoup plus durement que les personnes qui l’ont acquise à la naissance. À vrai dire, les premières ont nettement moins de chances que les secondes de réussir à faire venir leur conjoint étranger au Danemark et à y fonder une famille, et pareil projet peut même paraître illusoire lorsque le conjoint résidant au Danemark a acquis la nationalité danoise à l’âge adulte puisque les intéressés devront alors attendre vingt-huit ans à compter de cette époque à moins qu’ils ne parviennent par d’autres moyens, malgré leur séparation, à tisser avec le Danemark un ensemble de liens assez étroits pour satisfaire à la condition des attaches.

102. Dans ces conditions, force est à la Cour de conclure que les personnes qui acquièrent la nationalité danoise à un âge avancé ne bénéficient guère de la dérogation instaurée par la règle des vingt-huit ans. Il est même difficile de concevoir qu’une personne ayant acquis la nationalité danoise à l’âge moyen auquel on fonde une famille puisse espérer y parvenir au Danemark avec un conjoint étranger. Cette conclusion rejoint la position du Commissaire aux droits de l’homme qui, dans une lettre adressée au gouvernement danois le 15 octobre 2004, s’est exprimé ainsi : « Je crains que ce critère n’impose des restrictions indues à des citoyens danois naturalisés et qu’il ne les place dans une situation très défavorable par rapport à celle des Danois nés au Danemark. Il est bien sûr exact que la règle des vingt-huit ans s’applique de la même manière à tous les ressortissants danois. Toutefois, il découle de cette règle qu’un Danois né au Danemark pourra bénéficier de la dispense de la condition des attaches à vingt-huit ans, tandis qu’un Danois qui s’est installé pour la première fois dans ce pays à l’âge de vingt ans ne pourra s’en prévaloir qu’à cinquante-sept ans, étant entendu qu’il faut actuellement justifier de neuf ans de séjour au minimum pour obtenir une naturalisation. Le fait que la condition des attaches ne puisse être levée qu’à un âge aussi avancé à l’égard des citoyens naturalisés, pour lesquels elle sera inévitablement plus difficile à remplir en raison de leur origine étrangère, constitue selon moi une restriction excessive au droit à la vie familiale et opère, entre les citoyens danois, une discrimination manifeste dans l’exercice de ce droit fondamental fondée sur leur origine » (paragraphe 38 ci-dessus).

103. Toutefois, la Cour souligne qu’elle n’a point pour tâche de contrôler dans l’abstrait la législation interne litigieuse. Elle doit au contraire se limiter autant que possible à examiner les problèmes soulevés par le cas dont elle est saisie (voir, par exemple, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 83 in fine, CEDH 2010, et Donohoe c. Irlande, no 19165/08, § 73, 12 décembre 2013).

104. Il convient de rechercher si les faits de la cause révèlent l’absence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi par la règle des vingt-huit ans à l’époque pertinente, c’est‑à‑dire en 2004.

105. Le requérant est arrivé au Danemark en 1993, à l’âge de vingt-deux ans. Neuf ans plus tard, en 2002, il a acquis la nationalité danoise. Il a épousé la requérante au Ghana en 2003, et le couple a sollicité un regroupement familial aussitôt après le mariage. Les intéressés communiquent en haoussa et en twi. Comme le font apparaître les conclusions ci-dessus (paragraphes 55-56), le requérant a des attaches étroites avec le Danemark, le Togo et le Ghana tandis que le seul lien de la requérante avec le Danemark résulte de son mariage avec l’intéressé. Dans ces conditions, il est manifeste que l’ensemble des attaches des requérants avec le Danemark n’étaient pas plus étroites que leurs liens avec un autre pays à l’époque pertinente.

106. Il convient également de rappeler que le requérant avait acquis la nationalité danoise depuis moins de deux ans lorsque sa demande de regroupement familial fut rejetée. La Cour estime que le refus de dispenser l’intéressé de la condition des attaches après un laps de temps aussi bref ne saurait être considéré comme disproportionné à l’objectif poursuivi par la règle des vingt-huit ans, laquelle vise à dispenser de cette condition une catégorie de citoyens dont les attaches avec le Danemark sont d’ordinaire si durables et étroites qu’un regroupement familial dans ce pays avec un conjoint ou un concubin étranger ne présentera pas de problèmes puisqu’il sera en principe possible à ce dernier de bien s’intégrer dans la société danoise.

107. Dans ces conditions, et eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, la Cour conclut à la non-violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

Par ces motifs, la Cour

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 25 mars 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante des juges Raimondi et Spano ;

– opinion dissidente commune aux juges Sajó, Vučinič et Kūris.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DES JUGES RAIMONDI
ET SPANO

[(Traduction)]

1. À l’instar de la majorité, nous estimons qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 en l’espèce. Toutefois, nous sommes en désaccord avec les paragraphes 99 à 102 de l’arrêt, pour les raisons exposées dans la présente opinion séparée.

2. Les quatre paragraphes en question critiquent la législation danoise pertinente, à savoir la loi no 1024 du 27 décembre 2003 portant modification de l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers et excluant l’application de la condition dite « des attaches » dans le cas où le demandeur au regroupement familial qui réside au Danemark et souhaite y faire venir son conjoint possède la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans (« la règle des vingt-huit ans »). À l’inverse, la Cour conclut – aux paragraphes 103 et suivants de l’arrêt – que l’application de cette règle aux faits de l’espèce n’était pas disproprotionnée, ce à quoi nous souscrivons, cela va sans dire.

3. Selon une jurisprudence bien établie, la Cour n’a pas pour tâche d’examiner in abstracto la législation et la pratique internes pertinentes ou d’exprimer un point de vue sur la compatibilité de dispositions législatives avec la Convention, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant ou l’ont touché a enfreint la Convention (voir, entre autres, s’agissant de l’article 14, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche, no 40825/98, § 90, 31 juillet 2008).

4. Eu égard à sa jurisprudence constante, et au statut institutionnel qui est le sien, il n’appartient pas à la Cour de critiquer de manière abstraite, comme elle le fait aux paragraphes 99 à 102 du présent arrêt, les motifs sur lesquels repose la législation interne, particulièrement dans le domaine de l’immigration et de la politique sociale. L’application des dispositions pertinentes de la loi danoise sur les étrangers à la situation des requérants ne constituant pas une mesure disproportionnée au sens de l’article 14 combiné avec l’article 8, la Cour aurait dû s’en tenir là.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES SAJÓ, VUČINIČ ET KŪRIS

[(Traduction)]

1. Nous sommes au regret de ne pouvoir souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Le raisonnement suivi aux paragraphes 79 à 102 du présent arrêt conduit à la conclusion inverse. Après avoir déclaré que la Cour « n’a point pour tâche de contrôler dans l’abstrait la législation interne litigieuse » et qu’elle « doit (...) se limiter autant que possible à examiner les problèmes soulevés par le cas dont elle est saisie » (paragraphe 103 de l’arrêt), la majorité s’est tellement « limitée » qu’elle a entériné dans le présent arrêt une discrimination indirecte entre les ressortissants d’un même pays.

2. En appliquant de manière restrictive les considérations exposées dans l’affaire Taxquet (Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, CEDH 2010) à la présente affaire, qui porte sur un cas de discrimination indirecte, l’arrêt met en péril le niveau de protection des droits actuellement garanti par la jurisprudence de la Cour.

3. Nous désapprouvons l’approche adoptée par la majorité car elle repose sur deux fictions. La première consiste à accorder une importance excessive à la démarcation entre la situation de fait qui se présentait en l’espèce et la loi à l’origine de cette situation. Nous montrerons que la distinction entre les faits et le droit aurait dû être abordée d’une autre manière et que, plutôt que d’adopter une approche fondée sur une interprétation artificiellement restrictive de l’arrêt Taxquet dans cette affaire de discrimination indirecte, il aurait fallu s’en tenir à celle suivie dans l’arrêt D. H. et autres (D. H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, CEDH 2007‑IV) parce qu’elle offre une protection adéquate contre la discrimination fondée sur l’origine ethnique ou nationale (I). La seconde fiction tient à l’invention d’une « époque pertinente » commode en ce qui concerne la violation alléguée. Cette démarche est elle aussi contraire à la jurisprudence de la Cour qui, si elle avait été suivie, aurait conduit à la conclusion opposée à celle à laquelle la majorité est parvenue (II).

I. SUR la première fiction : les faits, le droit et la discrimination indirecte

4. Les dispositions pertinentes de la loi sur les étrangers (« la loi »), dans leur version issue des modifications apportées à cette loi en 2003 (« les modifications »), sont interprétées tout au long de l’arrêt comme énonçant à la fois un principe général et l’exception qu’il admet, à savoir i) le principe dit « des attaches » selon lequel un ressortissant danois peut être autorisé à faire venir son conjoint étranger au Danemark si l’ensemble des attaches du couple avec le Danemark sont plus solides que ses liens avec un autre pays, et ii) l’exception – la « règle des vingt-huit ans » – qui lève cette condition et autorise le regroupement familial si le conjoint de nationalité danoise possède cette nationalité depuis au moins vingt-huit ans (d’autres exceptions, qui ne trouvent pas à s’appliquer en l’espèce, sont exposées notamment aux paragraphes 31, 33, 69, 72, 86, 89, 90 et 100 du présent arrêt). Toutefois, le libellé de la loi laisse aussi place à une interprétation qui ferait du principe l’exception, et de l’exception le principe, de la manière suivante : i) le regroupement familial au Danemark est autorisé si le conjoint danois possède la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, sauf si ii) l’ensemble des attaches des conjoints avec un pays autre que le Danemark sont plus solides que leurs liens avec le Danemark. Il en résulterait que, pour pouvoir faire venir son conjoint étranger au Danemark au titre du regroupement familial, un citoyen danois devrait satisfaire à l’une des deux conditions suivantes : i) posséder la nationalité depuis au moins vingt-huit ans, ou ii) avoir, avec son conjoint, des attaches solides avec le Danemark. Il n’est guère contestable que ces deux conditions sont difficiles – voire presque impossibles – à remplir pour les personnes qui ont acquis la nationalité danoise à l’âge adulte.

5. Au Danemark, comme dans d’autres pays, le regroupement familial permet au conjoint étranger du citoyen demandeur d’obtenir une autorisation de séjour mais il ne lui confère pas la nationalité danoise. Par ailleurs, le droit danois accorde la nationalité danoise aux enfants issus du mariage d’un ressortissant danois avec un étranger quel que soit leur pays de naissance ou de résidence. On relèvera en l’espèce que l’enfant des requérants, qui est danois par son père, est confronté au dilemme suivant : rester à l’étranger avec ses deux parents (si ceux-ci décident de vivre ensemble) et ne nouer alors que des attaches lointaines avec la société danoise, ou créer des liens plus étroits avec le Danemark en y demeurant et en y grandissant mais avec son père seulement, sa mère étrangère n’ayant pas le droit de vivre dans ce pays. La question des droits de l’enfant des requérants n’ayant pas été soulevée devant la Cour, nous ne l’évoquerons que brièvement ci-dessous.

6. Il est loisible aux états de se fonder sur des principes d’intégration sociale pour fixer les conditions de la naturalisation et du droit de résidence permanente des étrangers. Ces conditions ne doivent pas nécessairement être uniformes ; aucun principe n’interdit d’appliquer des critères différents à des personnes relevant de catégories différentes. De manière générale, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008). L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010).

7. Toutefois, le regroupement familial étant un aspect fondamental du droit de mener une vie familiale dans le pays dont on est ressortissant, c’est‑à-dire d’y vivre avec son conjoint et ses enfants, la marge d’appréciation dont les États disposent en la matière est relativement restreinte. Une différence de traitement opérée entre des citoyens en fonction de leur origine ethnique ou nationale (l’origine nationale s’entendant notamment de l’origine liée à la citoyenneté) peut s’analyser en une discrimination fondée sur l’origine ethnique ou la nationalité. Or seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur l’origine ethnique ou nationale (Gaygusuz c. Autriche, no 17371/90, 16 septembre 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV) et justifier une telle discrimination (Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 46, CEDH 2003‑X, Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 56, CEDH 2005‑XII, et Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 87, CEDH 2009, affaire dans laquelle la Cour n’a pas suffisamment pris en compte un élément qui aurait dû être déterminant et qui tenait au fait que la justification ultime de la différence de traitement découlait de l’occupation passée de l’État défendeur par une puissance étrangère). D’après la jurisprudence de la Cour, cette règle vaut tout autant pour les traitements individuels que pour les traitements appliqués à des groupes de citoyens.

8. Dans ce contexte, la première préoccupation d’une cour des droits de l’homme devrait être de savoir si un tel critère de différenciation produit à l’égard d’un groupe minoritaire les effets préjudiciables disproportionnés d’un stéréotype, lesquels ne sont pas moins importants que le préjudice individuel réel qui doit en tout état de cause exister pour que soit reconnue la qualité de victime. Le fait d’appliquer un traitement différencié à un groupe pose de sérieux problèmes du point de vue des droits de l’homme, surtout si la différence de traitement reflète ou renforce des stéréotypes sociaux liés à telle ou telle « caractéristique naturelle ». L’article 14 de la Convention ne saurait s’accommoder d’une citoyenneté de seconde classe, en particulier dans le domaine des droits garantis par la Convention (notamment ceux énoncés par l’article 8). C’est la raison pour laquelle la doctrine de la Cour en matière de discrimination indirecte porte non seulement sur les effets individuels de mesures d’ordre général, mais aussi sur les effets collectifs de celles-ci : il peut y avoir discrimination lorsqu’« une politique ou une mesure générale (...) [a] des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes » (D. H. et autres, précité, § 175, italique ajouté ; voir aussi le paragraphe 15 ci‑dessous).

Lorsqu’un critère apparemment neutre – tel que celui de l’ancienneté de la nationalité utilisé en l’espèce pour opérer une différence de traitement entre des citoyens danois – conduit à catégoriser des personnes en fonction de leur origine, et que l’un de ces groupes est désavantagé par rapport aux autres, on est en droit de parler de discrimination indirecte. Une telle discrimination emporte violation de l’article 14 de la Convention, sauf si elle est justifiée. La discrimination indirecte n’ayant aucun rapport avec l’intention du législateur, il n’est pas nécessaire d’établir l’existence d’une intention discriminatoire. Elle est constituée et demeure inacceptable même lorsqu’elle ne touche de manière disproportionnée qu’une seule catégorie d’individus différenciés des autres pour tel ou tel motif. Même indirecte, une discrimination fondée « dans une mesure déterminante » sur l’origine ethnique ou nationale d’une personne est totalement injustifiable (paragraphe 9 ci-après).

9. Il ressort de la jurisprudence de la Cour relative à la discrimination indirecte que (D. H. et autres, précité, § 176) :

« La discrimination fondée, notamment, sur l’origine ethnique d’une personne constitue une forme de discrimination raciale. Il s’agit d’une discrimination particulièrement condamnable qui, compte tenu de ses conséquences dangereuses, exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse de la part des autorités (...). La Cour a par ailleurs considéré que, dans la société démocratique actuelle basée sur les principes de pluralisme et de respect pour les différentes cultures, aucune différence de traitement fondée exclusivement ou dans une mesure déterminante sur l’origine ethnique d’une personne ne saurait être objectivement justifiée (Timichev, précité, § 58). »

Les termes employés par la Cour sont sans équivoque : la discrimination indirecte fondée sur l’origine ethnique – de même que la discrimination fondée sur l’origine nationale au sens large – ne peut être justifiée au regard de la Convention.

10. En l’espèce, la règle des vingt-huit ans, apparemment neutre, ne vise en réalité qu’une seule catégorie de ressortissants danois, à savoir les étrangers naturalisés, et elle accorde un traitement privilégié aux Danois de naissance. Le requérant appartient à la première de ces deux catégories. Lorsqu’il a présenté une demande de regroupement familial au Danemark, il a fait l’objet d’une différence de traitement au motif qu’il n’était pas né ou qu’il n’avait pas été élevé au Danemark, et que ses parents n’étaient pas Danois.

11. Dans ces conditions, une cour des droits de l’homme doit rechercher sur quel motif repose la différence de traitement instituée entre des ressortissants danois. En apparence, celle-ci est fondée sur l’ancienneté de la nationalité des intéressés. Dans le présent arrêt, la majorité admet, à juste titre, qu’il importe avant tout de savoir quel est l’effet de la différenciation opérée par la règle des vingt-huit ans (voir, entre autres, les paragraphes 37, 90 et 91 de l’arrêt) sur la base de l’ancienneté de la nationalité des personnes concernées. Or cette règle a pour conséquence – passée sous silence dans le raisonnement de la majorité – que les immigrés naturalisés, qui sont pour la plupart d’une autre origine ethnique ou nationale que les Danois de souche ou qui appartiennent à d’autres groupes ethniques, ne sont pas traités de la même façon que ces derniers.

12. Nous ne souscrivons pas à l’avis de la majorité selon lequel le requérant se trouve dans une « autre situation » aux fins de l’article 14 de la Convention (paragraphe 91 de l’arrêt). Si tel était réellement le cas, l’État bénéficierait d’une ample marge d’appréciation et la charge de la preuve du caractère raisonnable de la différence de traitement litigieuse s’en trouverait allégée (paragraphe 7 ci-dessus et paragraphe 15 ci-dessous). Mais la situation des requérants ne ressemble pas à celle qui était en cause dans l’affaire Carson, où la Cour a jugé qu’une différenciation des montants des pensions fondée sur les lieux de résidence librement choisis par les pensionnés n’emportait pas violation de l’article 14 de la Convention (Carson, précité).

13. Comme indiqué au paragraphe 8 ci-dessus, une discrimination – même indirecte – n’est en aucun cas justifiable dès lors qu’elle est fondée « dans une mesure déterminante » sur l’origine ethnique ou nationale d’une personne. Les requérants n’ayant pas allégué avoir fait l’objet d’une discrimination fondée dans une « mesure déterminante » sur leur origine ethnique ou nationale, la question de savoir si la discrimination dont ils se plaignent revêt un caractère raciste ne sera pas abordée dans la présente opinion. Nous considérerons que la discrimination litigieuse est une différenciation fondée sur l’origine nationale assimilable à un « critère ethnique » dénué de connotation raciste. Il faut cependant garder à l’esprit que le fait de traiter différemment des catégories de personnes en fonction de leur origine nationale est susceptible de conduire au racisme ethnique.

14. La différence de traitement dénoncée en l’espèce repose exclusivement sur l’origine nationale des ressortissants concernés. L’interdiction de traiter différemment des ressortissants d’un même pays en matière de nationalité découle de la règle énoncée dans l’arrêt Gaygusuz (paragraphe 7 ci-dessus), qui s’applique aussi au critère de l’origine nationale et qui trouve un appui dans la Convention européenne sur la nationalité, instrument qui a été élaboré sous l’égide du Conseil de l’Europe et que le Danemark est l’un des rares états membres à avoir ratifié. Bien que les juges majoritaires de la Cour suprême danoise aient estimé que cette Convention ne revêtait pas un caractère contraignant (paragraphe 24 de l’arrêt), celle-ci ne peut être exclue de l’interprétation qu’il convient de donner à l’article 14 en l’espèce.

15. Dans l’arrêt Oršuš et autres c. Croatie ([GC], no 15766/03, § 150, CEDH 2010, voir aussi, mutatis mutandis, D. H. et autres, précité, § 177), la Cour s’est exprimée ainsi :

« La Cour a également admis qu’une politique ou une mesure générale qui est apparemment neutre mais a des effets exagérément préjudiciables pour des personnes ou des groupes de personnes qui, comme en l’espèce, ne peuvent être identifiés qu’à partir d’un critère ethnique, puisse être jugée discriminatoire alors même qu’elle ne vise pas spécifiquement ce groupe (voir, mutatis mutandis, Hugh Jordan c. Royaume‑Uni, no 24746/94, § 154, 4 mai 2001, Hoogendijk c. Pays-Bas (déc.), no 58461/00, 6 janvier 2005, et Sampanis et autres, précité, § 68), à moins que cette mesure ne soit objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens d’atteindre ce but ne soient appropriés, nécessaires et proportionnés. De plus, une discrimination potentiellement contraire à la Convention peut résulter d’une situation de fait (Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 76, CEDH 2006‑VIII). Lorsqu’un requérant produit un commencement de preuve de discrimination relativement à l’effet d’une mesure ou d’une pratique, la charge de la preuve incombe ensuite à l’état défendeur, qui doit démontrer que la différence de traitement est justifiée (D.H. et autres, précité, §§ 180 et 189). »

L’exigence de justification objective posée par la Cour dans cette affaire est applicable en l’espèce. Comme indiqué au paragraphe 13 ci-dessus, l’origine nationale constitue un « critère ethnique » dénué de caractère raciste. Dans ces conditions, ce n’est pas la proportionnalité de la mesure litigieuse qui doit être justifiée, mais la discrimination elle-même en tant que moyen d’atteindre le but – prétendument légitime – poursuivi par la mesure en question. Toutefois, une discrimination indirecte ne porte pas atteinte à la Convention s’il existe une justification raisonnable et objective à l’introduction d’une prescription particulière (Hoogendijk c. Pays-Bas (déc.), no 58641/00, 6 janvier 2005).

16. Quel était donc le but prétendument légitime de la différenciation créée par la modification législative ? Elle répondait à une inquiétude due à l’existence, chez les personnes concernées, d’une « pratique matrimoniale [très répandue] consistant à épouser une personne de leur pays d’origine » (paragraphes 29 et 25 de l’arrêt en ce qui concerne respectivement les travaux préparatoires à la modification législative et l’opinion des juges minoritaires de la Cour suprême), pratique perçue concrètement comme traduisant un manque d’intégration. La différence de traitement dénoncée reflète et renforce, quoique indirectement, un stéréotype négatif. À cet égard, il convient de rappeler que la Cour a déjà jugé que des présupposés d’ordre général ou des attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 127, CEDH 2012). Nous estimons que ce genre de considération devrait valoir également pour les minorités immigrées. Le fait de privilégier les Danois de naissance au nom des liens du sang ne constitue pas un motif impérieux susceptible de justifier une politique discriminatoire. La présomption selon laquelle le seul fait d’être né de parents danois crée des attaches avec la société danoise est une fiction, et même une double fiction puisqu’elle repose i) sur l’hypothèse fictive voulant que tous les ressortissants danois nés à l’étranger et résidant hors du Danemark aient des attaches avec la société danoise, et ii) sur le préjugé généralisé selon lequel les ressortissants danois naturalisés qui résident depuis longtemps au Danemark et qui ont des liens prouvés avec ce pays ne satisfont pas au critère des attaches en matière de regroupement familial.

17. Au paragraphe 94 du présent arrêt, la Cour cite un passage de l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni (28 mai 1985, § 88, série A no 94) où, contrairement à la situation en cause dans la présente affaire, la différence de traitement litigieuse n’était pas fondée sur l’ancienneté de la nationalité mais découlait de la naissance dans le pays, de la qualité de ressortissant de ce pays (par opposition au statut d’étranger), ou du statut de résident de longue durée (par opposition au statut de résident temporaire). Le passage en question se lit ainsi :

« (...) il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec un pays découlent de leur naissance sur son territoire ou de leur qualité de ressortissant ou de résident de longue durée de ce pays[2] ».

Malheureusement, ni l’arrêt Abdulaziz ni le présent arrêt ne précisent ce qu’il faut entendre par « raisons sociales convaincantes ». En l’espèce, et à la lumière des critères établis dans l’arrêt Abdulaziz, un Danois ayant acquis la nationalité danoise par la naissance mais né à l’étranger ne bénéficie pas automatiquement de ce lien spécial mystérieux qui découle de la « naissance dans le pays », et les critères de l’arrêt Abdulaziz tenant à la nationalité (par opposition à l’extranéité) ou à la résidence de longue durée dans le pays (par opposition au séjour temporaire) ne s’appliquent pas à ses attaches avec le Danemark (en tant que condition préalable au regroupement familial). Cela étant, l’arrêt Abdulaziz ne dit pas qu’il existe des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à certains liens réputés solides (tels que la nationalité acquise par la naissance) mais non à d’autres liens (tels que la résidence prolongée ou la naturalisation).

18. D’une manière générale, l’applicabilité de l’arrêt Abdulaziz pose certaines difficultés dans l’Europe d’aujourd’hui, du point de vue non seulement de la discrimination indirecte mais aussi des stéréotypes liés au sexe. En effet, la Cour a souscrit dans cet arrêt à la thèse du gouvernement défendeur selon laquelle la différence litigieuse « se justifiait par un souci : épargner aux femmes ayant des liens étroits avec le Royaume-Uni les épreuves qu’elles auraient traversées si, après leur mariage, il leur avait fallu se rendre à l’étranger pour pouvoir rester avec leur mari » (ibid., § 87). Cela dit, cette question revêt un caractère secondaire en ce qui concerne notre raisonnement. Ce n’est donc probablement pas un hasard si la majorité n’a pas limité son analyse à un renvoi à l’arrêt Abdulaziz. Au contraire, il semble même que la majorité se soit écartée de cet arrêt, non en faisant application de la jurisprudence postérieure de la Cour – ce qui est en soi étonnant – mais en se servant des critères dégagés dans l’arrêt Taxquet pour statuer sur cette affaire de discrimination indirecte.

19. La majorité admet qu’il existe à tout le moins une différence de traitement indirecte entre les ressortissants danois en matière de regroupement familial (paragraphe 24 ci-dessous). Toutefois, son analyse n’est pas axée sur la question des « effets préjudiciables disproportionnés [d’une mesure] sur un groupe de personnes » (D. H. et autres, précité, § 175), démarche qui aurait pourtant été la plus indiquée en l’espèce. Au lieu de cela, la majorité s’appuie sur l’affaire Taxquet, alors même que celle-ci portait sur l’article 6, qu’elle concernait les procès devant jury en Belgique et qu’elle ne soulevait aucune question sur le terrain de l’article 14. En outre, les énonciations figurant au paragraphe 103 du présent arrêt comportent une omission de taille que l’on retrouve dans l’arrêt Taxquet (précité, § 83). En reprenant le passage de l’arrêt Taxquet, qui visait à justifier le fait que la Cour n’avait pas examiné dans cette affaire l’institution du jury en tant que telle, la majorité néglige une considération constamment présente depuis l’approche individualisée choisie par la Cour dans l’arrêt Guzzardi c. Italie (6 novembre 1980, série A no 39). Le texte intégral, qui a d’ailleurs été rétabli dans l’arrêt Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie ([GC], no 13279/05, § 69, 20 octobre 2011) rendu après l’arrêt Taxquet, se lit ainsi :

« La Cour rappelle également que, dans des affaires issues d’une requête individuelle, elle n’a point pour tâche de contrôler dans l’abstrait une législation ou une pratique contestée, mais doit autant que possible se limiter, sans oublier le contexte général, à traiter les questions soulevées par le cas concret dont elle se trouve saisie (voir, entre autres, N.C. c. Italie, [GC], no 24952/94, § 56, CEDH 2002–X, et Taxquet, précité, § 83) ». (italique ajouté).

Il convient de relever que l’arrêt Nejdet Şahin et Perihan Şahin renvoie expressément aux arrêts Taxquet et N.C. c. Italie, qui ne mentionnent nullement le « contexte général ». Dans le présent arrêt, l’expression « contexte général » est une nouvelle fois omise.

Dans sa jurisprudence, la Cour n’a de cesse de souligner l’importance du « contexte général ». La prise en compte du « contexte général », opérée pour la première fois dans l’arrêt Guzzardi, ne devait rien au hasard. Cette considération reflétait la manière dont la Cour concevait ses attributions, et nous voudrions croire que sa position n’a pas changé à cet égard. Depuis 1980, la Cour a déclaré à maintes reprises que ses « arrêts servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect, par les États, des engagements qu’ils ont assumés en leur qualité de Parties contractantes » (Irlande c. Royaume‑Uni, 18 janvier 1978, § 154, série A no 25, et Guzzardi, précité, § 86). Cette approche a été réaffirmée en dernier lieu dans l’arrêt Konstantin Markin (précité, § 89), qui portait sur une question de discrimination :

« Si le système mis en place par la Convention a pour objet fondamental d’offrir un recours aux particuliers, il a également pour but de trancher, dans l’intérêt général, des questions qui relèvent de l’ordre public, en élevant les normes de protection des droits de l’homme et en étendant la jurisprudence dans ce domaine à l’ensemble de la communauté des Etats parties à la Convention (Karner, précité, § 26, Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, §§ 78-79, CEDH 2005‑XII, et Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, § 197, CEDH 2010‑...). »

Si la Cour constate en l’espèce que le requérant a fait l’objet d’une « différence » de traitement en ce que la mesure litigieuse a eu des répercussions sur la situation individuelle de celui-ci, elle omet de se placer dans la perspective du « contexte général ». Or c’est précisément le « contexte général » qui revêt une importance si décisive dans le domaine des droits de l’homme. Ici, ce « contexte général » se traduit par la suspicion vis-à-vis d’une catégorie de citoyens dont on estime, eu égard à leur origine nationale, qu’ils n’ont pas de liens étroits avec l’état défendeur, sans se soucier de savoir s’ils y résident depuis longtemps, ou même s’ils en sont des citoyens de longue date, s’ils possèdent ou non la nationalité d’un autre état ou une forme quelconque de rattachement officiel à un autre pays, etc. C’est dans ce « contexte général » que ces nationaux, considérés comme des citoyens de seconde zone manquant d’attaches « véritablement » étroites avec le pays dont ils sont ressortissants, s’estiment à juste titre victimes d’une discrimination.

20. Renvoyant à l’arrêt Taxquet, la majorité déclare que « la Cour n’a point pour tâche de contrôler dans l’abstrait la législation [nationale] » (paragraphe 103 de l’arrêt), circonscrivant ainsi son analyse à la question du fardeau individuel que la règle des vingt-huit ans fait peser conjointement sur les deux requérants. À cet égard, elle juge qu’« il est manifeste que l’ensemble des attaches des intéressés avec le Danemark n’étaient pas plus étroites que leurs liens avec un autre pays » (paragraphe 105). Or il ne s’agit pas ici de savoir avant toutes choses quel est le degré d’intégration de l’épouse du requérant. S’il est vrai – et cela va sans dire – qu’un regroupement familial se définit comme la réunion de deux personnes, chacune d’elle exerce dans ce processus son propre choix, sa volonté personnelle et son droit individuel à rejoindre son conjoint. Il en résulte que les restrictions apportées aux possibilités de regroupement familial du requérant au Danemark, pays dont il est ressortissant, concernent non seulement le droit conjoint des époux au regroupement familial, mais aussi le droit individuel de l’intéressé qu’il ne faut pas uniquement examiner conjointement avec celui de son épouse, mais qu’il faut aussi apprécier isolément, comme dans le cas des resortissants danois qui sont nés ou ont été élevés au Danemark mais qui n’y résident pas. Si l’on considère que l’application de la loi en l’espèce a conduit à une violation du droit individuel du requérant au regroupement familial au Danemark, et dès lors que pareil regroupement se définit comme la réunion de deux personnes, force est de conclure à la violation du droit correspondant de l’épouse de l’intéressé sans qu’il soit besoin de mener un examen « conjoint ». En l’espèce, il est manifeste que le droit au regroupement familial du requérant a été violé du fait de l’application de la loi puisque celle-ci traite les immigrés qui ont acquis la nationalité danoise à l’âge adulte – quelle que soit l’ancienneté de leur nationalité, dès lors qu’elle n’atteint pas vingt-huit ans – de manière discriminatoire par rapport aux citoyens qui ne sont pas Danois de naissance mais qui sont nés ou ont été élevés au Danemark. En effet, ces derniers peuvent avoir pour conjoint un étranger tout aussi « dépourvu d’attaches » avec le Danemark sans se voir imposer un examen « conjoint » de leur situation !

21. Contrairement à la majorité, qui adopte ici une approche restrictive fondée sur l’arrêt Taxquet, pouvant avoir de grandes conséquences pour l’évolution de la jurisprudence sur la discrimination indirecte, nous estimons que l’examen de la proportionnalité dans les affaires portant sur l’article 14 ne saurait se réduire à une analyse « individualisée » du rapport de correspondance entre une mesure restrictive constitutive d’une ingérence dans un droit et la légitimité du but poursuivi par celle-ci. Comme l’imposent les arrêts de Grande Chambre précités, c’est la différence de traitement opérée entre, d’une part, les personnes et groupes de personnes se trouvant dans une situation analogue qui sont les plus défavorablement affectés par l’application d’une législation restrictive et, d’autre part, la majorité de la population concernée, que l’État défendeur doit justifier en démontrant qu’elle est proportionnée au but poursuivi.

22. La majorité ayant choisi de se livrer en l’espèce à un examen « individualisé » de la proportionnalité, elle ne pouvait que faire abstraction du caractère absolu de la règle des vingt-huit ans. Pourtant, la présomption que cette règle fait peser sur certaines catégories de ressortissants s’analyse en un traitement généralisé. Pareil traitement a été jugé en soi sujet à caution par la Cour dans l’affaire X. et autres c. Autriche ([GC], no 19010/07, § 126, CEDH 2013), où était en cause une discrimination opérée par une loi qui contenait :

« (...) [une interdiction] (...) absolue, (...) [qui] ôtait toute utilité et toute pertinence à l’examen des circonstances propres à [l’] affaire [des requérants] et obligeait les autorités internes à opposer une fin de non-recevoir automatique à leur demande (...). Partant, on ne peut pas dire que la Cour soit appelée à examiner in abstracto la législation critiquée : par sa nature même, l’interdiction absolue dont il est ici question a soustrait les faits de l’espèce à l’appréciation des juridictions internes et à celle de la Cour (voir, mutatis mutandis, Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 72, CEDH 2005‑IX). »

23. Les normes européennes actuelles et la jurisprudence de la Cour (voir, en dernier lieu, Hode et Abdi c. Royaume-Uni, no 22341/09, 6 novembre 2012) reflètent l’extrême préoccupation que suscite la discrimination indirecte fondée sur l’origine ethnique ou nationale. Nous ne prétendons certes pas que la modification législative litigieuse a conduit à une discrimination raciste ou ethnique pareille à celle qui avait été jugée inacceptable dans l’arrêt Abdulaziz, mais nous estimons que le Gouvernement n’a pas fourni de justification objective au traitement différencié et défavorable dont font l’objet une catégorie de ressortissants danois – à savoir les Danois naturalisés, et qu’il n’a pas non plus donné de justification raisonnable au fait que la différence de traitement soit en pratique fondée sur l’origine ethnique ou nationale, motif qui doit reposer sur des raisons particulièrement solides, d’autant que les états disposent d’une marge d’appréciation assez limitée en matière de regroupement familial (paragraphe 15 ci-dessus).

24. Il n’entre pas dans les fonctions de la Cour d’exercer un contrôle abstrait de la conformité de la législation nationale à des principes tels que la non-discrimination et l’égalité des individus (qui, soit dit en passant, ne sont pas expressément garantis par la Constitution danoise). C’est là le domaine du contrôle de constitutionnalité. Cela étant, dans des affaires comme celle-ci, la distinction entre la loi et les situations concrètes qui en découlent manque de netteté. Bien qu’il se refuse à « contrôler dans l’abstrait la législation [interne] », l’arrêt émet des critiques à l’encontre de la loi litigieuse. Il qualifie la règle des vingt-huit ans d’« excessivement rigoureu[se] » (paragraphe 99), il constate que les chances de ceux qui ont acquis la nationalité danoise à « un âge avancé » sont « bien moindres » que celles des autres d’obtenir un regroupement familial, voire « presque illusoires » (paragraphe 101), il juge « difficile de concevoir comment une personne ayant acquis la nationalité danoise à l’âge moyen auquel on fonde une famille peut espérer y parvenir au Danemark avec un conjoint étranger » (paragraphe 102) et, dans le même paragraphe, la majorité déclare souscrire à la position du Commissaire aux droits de l’homme selon laquelle la règle des vingt-huit ans « impose des restrictions indues à des citoyens danois naturalisés et (...) les place dans une situation très défavorable par rapport à celle des Danois nés au Danemark » (italique ajouté). Nous marquons notre accord avec la majorité à cet égard car nous considérons par principe que le fait de fermer les yeux sur le caractère manifestement discriminatoire d’une législation interne ainsi appliquée ne contribue pas à ce que la justice soit rendue au regard de la Convention. Toutefois, comme on le verra plus loin, il s’agit là de notre seul point d’accord avec la majorité.

II. sur la SECONDE FICTION : 2004, « la fin des temps »

25. Dès lors qu’une loi « impose des restrictions indues à [une catégorie de] citoyens », qu’elle « les place dans une situation très défavorable par rapport à celle [d’autres citoyens] » et que, au vu de cette loi, il est « difficile de concevoir comment une personne » appartenant à cette catégorie de citoyens défavorisés « peut espérer [fonder une famille] au Danemark avec un conjoint étranger » (paragraphe 24 ci-dessus), il n’est guère concevable que son application à un individu appartenant à la catégorie défavorisée puisse passer pour irréprochable au regard de la Convention. La question de fond – telle que posée par la majorité – est la suivante : le traitement différencié (et défavorable) dont un ressortissant danois de trente-cinq ans possédant la nationalité danoise depuis deux ans a fait l’objet au regard du regroupement familial peut-il se justifier devant la justice ? Non, sauf à recourir à une fiction.

26. Au paragraphe 104 de l’arrêt, la majorité décide que l’année 2004 est « l’époque pertinente » à retenir en ce qui concerne la violation de la Convention alléguée devant la Cour. Même à admettre – pour les seuls besoins de la discussion – que les considérations exposées aux paragraphes 105 et 106 de l’arrêt justifient un tant soit peu les conclusions de la majorité, on ne peut fonder un constat global de violation sur la base d’un moment ponctuel : le choix de retenir l’année 2004 comme « époque pertinente » est aléatoire et artificiel. C’est ainsi que se crée une fiction.

27. Pourquoi 2004 ? En 2004, le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration confirma la décision par laquelle l’autorité des étrangers avait refusé, en 2003, d’accorder un permis de séjour à la requérante. Il s’ensuivit une série de procédures judiciaires qui se conclurent par un arrêt de la Cour suprême rendu en 2010. Ce n’est qu’après avoir épuisé cette voie de recours interne – comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention – que les requérants ont introduit leur requête devant la Cour. Il est primordial de relever que leur recours n’était pas dirigé contre le refus du ministère mais contre la décision définitive de la Haute Partie contractante, le Danemark, adoptée en 2010 par la Cour suprême danoise. Il est très regrettable que le présent arrêt ne fournisse aucune explication au fait que l’année 2004 ait été préférée à l’année 2003 et qu’il n’expose pas non plus les raisons pour lesquelles l’année d’adoption de la décision définitive n’a pas été retenue à titre d’« époque pertinente ».

28. Mais ce n’est pas le seul problème. Nous sommes aujourd’hui en 2014. Quatre ans se sont écoulés entre l’adoption de l’arrêt précité de la Cour suprême et l’examen de la présente affaire à Strasbourg. Aucun changement n’a été apporté à la situation des requérants, dont l’un est Danois, qui sont privés de toute possibilité de regroupement familial au Danemark. La famille que les intéressés forment avec leur enfant, qui est Danois par la naissance, vit en Suède, à proximité immédiate du pays dont deux de ses membres sont ressortissants. Le caractère continu de cette situation ne saurait être ignoré. Pourtant, l’arrêt n’en tient pas compte.

29. Lorsqu’elle est appelée à rechercher si une mesure est justifiée ou à se prononcer sur l’existence d’une violation, la Cour tient parfois compte, en particulier dans les affaires d’expulsion ou de garde d’enfants, de la manière dont la situation a évolué depuis la dernière en date des procédures internes (voir, par exemple, Sylvester c. Autriche, nos 36812/97 et 40104/98, 24 avril 2003, et Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, §§ 145‑147, CEDH 2010). Dans l’arrêt Maslov c. Autriche ([GC], no 1638/03, § 91, CEDH 2008), la Cour s’est exprimée ainsi :

« Dans les affaires où le requérant n’a pas encore été expulsé lors de l’examen de l’affaire par la Cour, la période à prendre en compte est celle de la procédure devant la Cour (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 133, CEDH 2008). Dans ce type d’affaires, la Cour ne se borne donc pas à analyser la situation à la date du prononcé de la décision interne définitive ordonnant l’expulsion. »

Si la majorité avait suivi les principes – notamment les méthodes de raisonnement – énoncés dans la jurisprudence de la Cour relative à l’expulsion des étrangers (voir aussi Emre c. Suisse, no 42034/04, § 68, 22 mai 2008), elle serait parvenue à une conclusion différente en l’espèce.

30. Comment peut-on ignorer la période allant de 2004 (« l’époque pertinente ») à 2014, année de l’adoption par la Cour de l’arrêt rendu en l’espèce ? L’année 2004 n’est pas celle de « la fin des temps ». Pour les requérants, 2004 – et plus précisément 2003 – ne marque pas la fin du traitement discriminatoire dont ils font l’objet mais au contraire le début de celui-ci. Et cette discrimination, qui revêt un caractère continu, persiste encore aujourd’hui. La famille de trois personnes – dont deux citoyens danois – que les intéressés forment avec leur enfant est installée en Suède et ne sera autorisée à s’établir au Danemark qu’en 2030, année où le requérant aura cinquante-neuf ans (paragraphe 20 de l’arrêt) et son fils vingt-six. En raison de la rigueur de la loi et du présent arrêt, le fils des requérants, Danois de la deuxième génération – et citoyen de seconde zone dans la perspective où nous nous plaçons ici, ne sera évidemment pas élevé au Danemark. S’il décide de se marier relativement jeune avec une étrangère, ce qui est assez courant chez ceux qui vivent toute leur vie à l’étranger, il lui faudra attendre l’année de ses vingt-huit ans – c’est-à-dire 2032 – pour s’établir avec elle au Danemark. Pour pouvoir vivre en famille, les intéressés et leur enfant doivent vivre à l’étranger et, bien qu’il soit Danois, ce dernier doit être élevé hors du Danemark. Dans ces conditions, on se demande quelle sera l’intensité des liens de ce citoyen danois avec le Danemark s’il décide d’y retourner à l’âge adulte. Voilà qui en dit long quant au « bien-fondé » des moyens choisis par le législateur pour créer des attaches.

31. Le présent arrêt accorde une importance déterminante au fait que « le requérant avait acquis la nationalité danoise depuis moins de deux ans lorsque sa demande de regroupement familial fut rejetée » (paragraphe 106 de l’arrêt). Cette considération amplifie la fiction de l’« époque pertinente » puisqu’elle dénie toute importance au fait que l’intéressé avait séjourné neuf ans au Danemark avant de se voir accorder la nationalité danoise. à l’« époque pertinente » – telle que déterminée par la Cour – il restait au requérant vingt-six ans (seize ans aujourd’hui) à attendre avant de pouvoir obtenir un regroupement familial au Danemark avec son épouse, durée beaucoup plus longue que la période de dix ans qui avait été qualifiée de « durée considérable dans la vie d’une personne » et jugée suffisante pour fonder un constat de violation dans une affaire d’expulsion (Emre c. Suisse (no 2) (no 5056/10, § 76, 11 octobre 2011). Nous ne voyons aucune raison d’appliquer aux intéressés, dont l’honnêteté ne paraît pas sujette à caution au vu des éléments du dossier, un traitement moins favorable que celui accordé au requérant dans l’affaire Emre (no 2), lequel avait de lourds antécédents judiciaires.

32. à cet égard, il convient de relever que la jurisprudence de la Cour en matière de discrimination n’impose pas de critère de durée aux fins de l’évaluation de la marge d’appréciation accordée aux gouvernements qui appliquent des lois ayant des effets discriminatoires. Dans ce domaine, l’attention de la Cour se porte principalement sur la question de savoir si ces effets discriminatoires sont justifiés, qu’ils soient durables ou non (voir, par exemple, Koua Poirrez, précité, Fawsie c. Grèce, no 40080/07, 28 octobre 2010, Saidoun c. Grèce, no 40083/07, 28 octobre 2010, et Anakomba Yula c. Belgique, no 45413/07, 10 mars 2009).

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33. En résumé, nous concluons qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 à l’égard du requérant et, par extension (paragraphe 20 ci-dessus), à l’égard de la requérante. Ce constat de violation vaut pour tous les citoyens danois d’origine étrangère et leurs conjoints étrangers qui connaissent la même infortune que les intéressés.

34. Les fictions permettent de tenir pour établies des situations indémontrables par le raisonnement juridique. Toutefois, il coule de source que le délai de vingt-huit ans que certains citoyens – même ceux qui ont été naturalisés – se voient imposer avant de pouvoir prétendre à un regroupement familial dans le pays dont ils sont ressortissants est disproportionnément, considérablement et injustement long et qu’il s’analyse en un déni du droit des personnes concernées et de leurs conjoints à la recherche du bonheur. Nous ne pensons pas que la Convention ait été conçue pour entériner un tel déni.

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[1]. NDT : traduction littérale d’une citation erronée figurant dans l’original anglais.

[2]. NDT : traduction littérale d’une citation erronée figurant dans l’original anglais.


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