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11/03/2014 | CEDH | N°001-141565

CEDH | CEDH, AFFAIRE ABDU c. BULGARIE, 2014, 001-141565


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE ABDU c. BULGARIE

(Requête no 26827/08)

ARRÊT

STRASBOURG

11 mars 2014

DÉFINITIF

11/06/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Abdu c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Paul Mah

oney,
Krzysztof Wojtyczek, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 février 2014,
...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE ABDU c. BULGARIE

(Requête no 26827/08)

ARRÊT

STRASBOURG

11 mars 2014

DÉFINITIF

11/06/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Abdu c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 février 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26827/08) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant soudanais, M. Nasredin Rabi Abdu (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 avril 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me M. Ilieva, avocate à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, Mmes M. Kotseva et M. Dimova, du ministère de la Justice.

3. Le requérant allègue que les autorités ont failli à leur obligation de mener une enquête effective sur l’agression raciste dont il a été victime.

4. Le 9 septembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1968 et réside à Sofia.

6. Le 13 mai 2007, vers 19 heures 30, le requérant et un de ses amis, Z .N., également ressortissant soudanais, furent impliqués dans une bagarre avec deux jeunes bulgares, devant le centre commercial des Halles dans le centre de Sofia. Les deux jeunes bulgares, M.V. et R.G., s’enfuirent avant l’intervention de la police mais ils furent arrêtés et placés en garde à vue pour trouble à l’ordre public (хулиганство). Le rapport établi par les policiers décrit les deux jeunes bulgares comme des skinheads et indique qu’ils étaient connus des services de police pour diverses infractions : trouble à l’ordre public, vols, cambriolages et trafic de stupéfiants.

7. Une enquête préliminaire fut ouverte par la police. Le requérant et son ami, les deux jeunes bulgares ainsi qu’un témoin furent interrogés. Selon la déposition du requérant, lui et Z.N. sortaient du centre commercial lorsqu’ils avaient été agressés par les deux jeunes hommes. Le premier, qui avait le crâne rasé, avait poussé le requérant à terre et lui avait donné des coups. Le requérant s’était ensuite relevé et avait également porté des coups. Les deux bulgares les avaient insultés en les traitant de « nègres » (негри) et avaient notamment crié : « Sales nègres, qu’est-ce que vous faites ici ? ». Le deuxième bulgare, qui avait des cheveux longs, avait sorti un couteau et menacé Z.N. Le requérant et Z.N. s’étaient enfuis et avaient croisé une patrouille de police, qui s’était mise à la recherche des deux bulgares et était parvenue à les arrêter quelques minutes plus tard. Les déclarations de Z.N. corroborèrent dans l’ensemble celles du requérant.

8. Selon la déposition de M.V., la bagarre avait éclatée parce que l’un des soudanais lui avait donné un coup d’épaule lorsqu’ils s’étaient croisés à l’entrée du centre commercial. Il déclara qu’il n’avait pas fait attention à ce que faisait son ami R.G. La bagarre avait cessé à un moment et lui et son ami s’étaient enfuis lorsque quelqu’un les avait avertis que la police arrivait.

9. R.G. confirma que l’un des soudanais avait poussé son ami M.V. en passant et que c’est alors que la bagarre avait commencé. Des coups avaient été échangés de part et d’autre et M.V. avait le visage ensanglanté. À un moment, R.G. avait sorti son couteau, ce qui avait mis un terme à la bagarre, et les deux groupes s’étaient alors séparés. M.V. et R.G avaient été arrêtés par la police quelques minutes plus tard.

10. Le témoin de la scène déclara avoir vu l’un des bulgares, celui avec le crâne rasé, faire un croche-pied à l’un des soudanais, qui l’avait frappé en retour. Une bagarre avait ensuite éclaté entre les quatre protagonistes.

11. Le requérant fut examiné par un médecin légiste le 15 mai 2007. Selon le certificat médical établi à cette occasion, il présentait une enflure à la base du nez, une abrasion de la peau de l’aile gauche du nez d’environ un centimètre, couverte d’une croute, un gonflement d’un doigt de la main droite et du genou droit. D’après le certificat médical, les lésions constatées avaient causé de la douleur physique. Elles résultaient de l’impact d’objets contondants et avaient pu se produire de la manière décrite par l’intéressé, à savoir au cours d’une bagarre.

12. À la fin de l’enquête, la police transmit les éléments rassemblés au procureur afin qu’il décide s’il y avait lieu d’ouvrir des poursuites pénales pour violences motivées par des considérations de race, en application de l’article 162, alinéa 2, du code pénal.

13. Par une ordonnance du 15 juin 2007, le procureur de district refusa l’ouverture de poursuites pénales. Il considéra que si une bagarre avait effectivement eu lieu entre les quatre hommes, il n’était pas établi que M.V. et R.G. avaient agi pour des motifs liés à l’origine raciale du requérant et de Z.N. Les causes de l’altercation n’étaient pas claires et les trois versions des faits – celle présentée par le requérant et Z.N., celle de M.V. et de R.G et celle du témoin – étaient contradictoires sur la question de savoir qui et comment avait déclenché la bagarre. Si les deux soudanais affirmaient qu’ils avaient été traités de « sales nègres », le fait que précisément leur origine raciale avait motivé les violences n’était corroboré par aucun autre élément du dossier. Le témoin de la scène, en particulier, n’avait pas indiqué avoir entendu que des répliques avaient été échangées. Le procureur conclut qu’en l’absence de preuve de la motivation spécifique prévue par la loi, l’infraction n’était pas constituée.

14. Le requérant saisit le procureur supérieur d’un recours contre l’ordonnance de non-lieu. Il y soutenait que l’enquête n’était pas complète et que les enquêteurs auraient dû interroger M.V. et R.G. sur leur motivation et sur les raisons pour lesquelles ils portaient des habits noirs, des chaussures militaires de type « rangers » et même des insignes nazis, le requérant se souvenant avoir vu un tel insigne sur le tee-shirt de l’un d’entre eux. Selon le requérant, les policiers présents auraient également dû être interrogés sur la tenue de M.V. et R.G. au moment de leur arrestation. De même, le témoin aurait dû être expressément questionné sur la question de savoir s’il avait entendu les propos échangés entre les protagonistes, ce qui n’avait pas été le cas.

15. Le 15 octobre 2007, le parquet de la ville de Sofia confirma la décision du parquet de district. Le procureur considéra qu’il n’y avait aucun élément indiquant que la violence exercée l’avait été en raison de l’origine raciale du requérant, le seul fait que celui-ci était noir n’étant pas suffisant pour que l’infraction soit constituée.

16. Par un courrier du 29 juillet 2008, l’avocate du requérant demanda à recevoir copie du dossier pénal, sans mentionner le motif de sa demande. Le 6 août 2008, le procureur de district refusa de fournir les copies demandées au motif que l’avocate s’était déjà vu notifier les décisions du parquet et qu’à la suite du rejet de son recours, le dossier était désormais clos.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le code pénal

17. L’article 162 du code pénal réprime l’incitation à l’hostilité, à la haine et à la violence fondées, entre autres, sur la race, ainsi que la propagation de celles-ci. Il disposait, au moment des faits de l’espèce :

« 1. [Quiconque] incite à l’hostilité ou à la haine (...) raciale ou à la discrimination raciale, ou propage celles-ci est passible d’une peine de trois ans d’emprisonnement et d’un blâme public.

2. [Quiconque] [a recours] à la violence contre autrui ou endommage [les] biens [d’autrui] en raison de [sa] (...) race (...) est passible d’une peine de trois ans d’emprisonnement et d’un blâme public. »

18. Cette disposition a été modifiée en 2009 et en 2011 pour prévoir des peines plus sévères.

19. Par ailleurs, le code pénal érige en infraction le fait de causer à autrui un dommage corporel léger, moyennement grave ou grave (articles 128 à 130 du code). Le fait de causer de la douleur et de la souffrance sans que cela entraîne une détérioration de la santé constitue un dommage corporel léger, passible de six mois d’emprisonnement (article 130, alinéa 2 du code pénal). Cette infraction n’est en principe pas poursuivie par la voie de l’action publique mais seulement par la victime elle-même, par voie de citation directe (по тъжба на пострадалия). Dans ce cas, la victime doit saisir le tribunal dans un délai de six mois après avoir eu connaissance de l’infraction ou après avoir été informée que la procédure pénale a été terminée au motif que l’infraction est passible de poursuites par voie de citation directe (article 81, alinéa 3 du code de procédure pénale).

B. La loi sur la protection contre la discrimination

20. La loi sur la protection contre la discrimination, entrée en vigueur le 1er janvier 2004, prohibe toute discrimination directe ou indirecte fondée, notamment, sur la race, et vise à instaurer un mécanisme offrant une protection effective contre la discrimination. Toute personne qui se considère victime d’une telle discrimination peut engager une procédure devant la Commission pour la protection contre la discrimination, juridiction spécialisée créée par cette loi, ou une action en réparation devant les juridictions civiles ou administratives.

21. La Commission pour la protection contre la discrimination peut constater s’il y a eu ou non traitement discriminatoire, imposer une amende et ordonner des mesures pour mettre fin à ce traitement (article 65 de la loi). Le tribunal peut être saisi directement ou après une décision de la commission. Il est compétent pour constater s’il y a eu un traitement discriminatoire et, le cas échéant, accorder une compensation pour le préjudice causé. Lorsque des dommages sont causés en raison d’un acte illégal, de l’action ou l’inaction d’organes d’autorités publiques, l’action en réparation doit être engagée en vertu de la loi sur la responsabilité de l’État (article 74). L’article 9 de la loi prévoit un renversement de la charge de la preuve dans les affaires de discrimination. D’après cette disposition, lorsque le demandeur prouve des faits permettant de conclure à l’existence d’un traitement discriminatoire, il incombe au défendeur d’établir qu’il n’y a pas eu violation du droit à l’égalité de traitement.

C. La loi sur la responsabilité de l’État

22. L’article 2 de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage prévoit, dans sa rédaction à l’époque pertinente, que l’État est responsable du préjudice causé par les services de l’instruction et du parquet du fait, notamment :

« 1. d’une détention, notamment la détention provisoire, lorsque celle-ci a été annulée pour absence de fondement légal ;

2. d’une accusation en matière pénale, lorsque l’intéressé est ensuite relaxé ou que les poursuites sont clôturées au motif qu’il n’est pas l’auteur des faits, que les faits ne sont pas constitutifs d’une infraction, ou si la procédure pénale a été engagée après l’extinction de l’action publique en raison de la prescription ou d’une amnistie ; »

III. AUTRES SOURCES NATIONALES ET INTERNATIONALES PERTINENTES

A. La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale

23. Cette Convention, ratifiée par la Bulgarie en 1966 et entrée en vigueur le 4 janvier 1969, dispose notamment :

Article 4

« Les États parties condamnent toute propagande et toutes organisations qui s’inspirent d’idées ou de théories fondées sur la supériorité d’une race ou d’un groupe de personnes d’une certaine couleur ou d’une certaine origine ethnique, ou qui prétendent justifier ou encourager toute forme de haine et de discrimination raciales ; ils s’engagent à adopter immédiatement des mesures positives destinées à éliminer toute incitation à une telle discrimination, ou tous actes de discrimination, et, à cette fin (...) ils s’engagent notamment :

a) À déclarer délits punissables par la loi (...) tous actes de violence, ou provocation à de tels actes, dirigés contre toute race ou tout groupe de personnes d’une autre couleur ou d’une autre origine ethnique (...) ; »

Article 6

« Les États parties assureront à toute personne soumise à leur juridiction une protection et une voie de recours effectives, devant les tribunaux nationaux et autres organismes d’État compétents, contre tous actes de discrimination raciale qui, contrairement à la présente Convention, violeraient ses droits individuels et ses libertés fondamentales, ainsi que le droit de demander à ces tribunaux satisfaction ou réparation juste et adéquate pour tout dommage dont elle pourrait être victime par suite d’une telle discrimination. »

B. La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

24. Selon les termes de cette Convention, ratifiée par la Bulgarie le 16 décembre 1986, les États partie s’engagent à interdire les actes de torture et ceux qui, sans atteindre le degré de sévérité pour être qualifié de torture, sont constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (articles 1 et 16 de la convention). Lorsque de tels actes ont été perpétrés, les autorités des États ont l’obligation de mener une enquête impartiale et les victimes ont le droit à un accès à la justice et à l’obtention d’une réparation (articles 10-14). L’article 1 de la convention définit la torture comme « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou tout autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. »

C. Les observations finales du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD)

25. Dans ses observations finales, adoptées le 23 mars 2009 à la suite de l’examen des rapports présentés par les autorités bulgares (CERD/C/BGR/CO/19), le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale de l’ONU a exprimé les constats et recommandations suivants concernant la Bulgarie :

« 17. Le Comité constate que les dispositions pénales relatives aux actes de racisme font encore l’objet de peu d’applications.

Le Comité souhaite disposer de la part de l’État partie de statistiques judiciaires précises concernant les plaintes, les poursuites et les jugements rendus pour des actes de racisme, mais aussi les types de délits racistes, les victimes de tels délits et les tendances récentes en la matière.

18. Le Comité se déclare préoccupé par les informations faisant état de la propagation de stéréotypes racistes et de propos haineux contre des personnes appartenant à des minorités par certaines organisations, certains organes de presse, certains médias et certains partis politiques, notamment le parti « ATAKA ». Il se déclare également préoccupé par des actes haineux et racistes commis contre les personnes appartenant à des minorités, notamment par des groupes néo‑nazis/skinheads.

Le Comité recommande à l’État partie de prendre des mesures effectives afin de sanctionner les organisations, les organes de presse, les médias et les partis politiques qui se rendent coupables de tels agissements. Il recommande également à l’État partie de prendre des mesures visant à promouvoir la tolérance entre groupes ethniques (arts. 4 et 6). »

D. Le rapport de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)

26. Dans son quatrième rapport sur la Bulgarie, publié le 24 février 2009 (CRI(2009)2), la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance du Conseil de l’Europe a exprimé sa préoccupation concernant l’absence de poursuites contre des crimes racistes :

« 111. Les autorités bulgares ont informé l’ECRI qu’elles n’ont pas reçu de plaintes contre des actes racistes. Elles ont expliqué qu’un registre des plaintes et condamnations où figure le nom des personnes ayant commis des actes de hooliganisme est tenu, et que ces actes ne sont pas passibles de poursuites judiciaires. Les autorités ont informé l’ECRI que dans aucun des actes de hooliganisme sanctionnés, le mobile raciste n’a été retenu. Cependant, l’ECRI note avec inquiétude l’existence de rapports selon lesquels des agressions racistes ont lieu à l’encontre de minorités visibles, telles que les Roms et les Noirs, mais que les plaintes déposées sont peu suivies d’effet. Ces agressions sont parfois le fait de groupes de skinheads et elles ont lieu, par exemple dans des lieux publics ou lors de matchs de football. (...)

112. L’ECRI souhaite attirer l’attention des autorités bulgares sur l’importance d’examiner toute plainte reçue au sujet de crimes à caractère raciste et de mener des enquêtes en la matière afin que des poursuites soient engagées lorsqu’il y a eu violation de la loi. (...) L’ECRI note des informations selon lesquelles le fait que les personnes qui commettent des crimes racistes soient rarement portées devant la justice crée un sentiment d’insécurité et un manque de confiance en la volonté et la capacité des autorités de combattre ce genre d’actes. »

E. La déclaration publique de l’Ombudsman de la république de Bulgarie

27. Dans une déclaration publiée le 6 novembre 2013, l’Ombudsman de la république s’est exprimé dans les termes suivants :

« En tant qu’Ombudsman de la république de Bulgarie, j’aimerais exprimer une grande inquiétude face aux manifestations de plus en plus fréquentes de violence motivées par de la haine raciale, ethnique ou religieuse. Je condamne catégoriquement toute idéologie, politique ou langage incitant à la haine raciale, à la violence ou à la discrimination, ainsi que tout acte susceptible d’accroître la peur et les tensions parmi les différents groupes raciaux, ethniques, nationaux, religieux ou sociaux et rendre le dialogue civilisé et l’entente entre eux impossibles.

Ces derniers jours, plusieurs évènements violents furent portés à l’attention de la société. Ces évènements donnèrent l’occasion au racisme, à la xénophobie et aux préjugés envers ceux qui sont différents de ressurgir et créèrent un climat d’intolérance, de nouvelles divisions et discordes au sein de la société. Pour cette raison, je tiens à rappeler la définition du « discours de haine », établie dans la Recommandation no R (97) 20 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe envers les États membres. Selon ce texte, le discours de haine inclut toute forme d’expression pouvant accréditer, propager ou promouvoir la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de discrimination ou de haine basées sur l’intolérance (...).

J’attire encore une fois l’attention des autorités compétentes, chargées d’enquêter sur les expressions de xénophobie et de racisme, sur la nécessité de faire preuve d’une diligence particulière. Il convient de ne pas automatiquement réduire de tels actes à des infractions commises « pour des motifs de trouble à l’ordre public » comme cela a souvent été le cas, mais d’identifier et d’enquêter sur les possibles « délits de haine ». (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 14 DE LA CONVENTION CONCERNANT LE CARACTÈRE INEFFECTIF DE L’ENQUÊTE

28. Le requérant allègue que les autorités ont failli à leur obligation de mener une enquête effective sur l’agression raciste qu’il a subie, plus particulièrement qu’elles n’ont pas suffisamment recherché à établir l’éventuel mobile raciste de l’attaque. Il invoque les articles 3 et 14 de la Convention, ainsi libellés :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

29. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours dont il disposait en droit interne. Selon le Gouvernement, l’intéressé aurait pu engager des poursuites pénales pour dommage corporel léger par voie de citation directe (по тъжба на пострадалия). Il pouvait également introduire une action en responsabilité délictuelle contre M.V. et R.G. en vertu du droit de la responsabilité civile.

30. Le requérant réplique, en ce qui concerne la possibilité d’engager des poursuites pénales pour dommage corporel léger, qu’une telle qualification ne pourrait prendre en compte l’élément essentiel de la violence dont il a fait l’objet, à savoir la motivation raciste de celle-ci. Quant à la possibilité d’engager la responsabilité civile des deux agresseurs, il met en avant que la protection requise par l’article 3 de la Convention exige, même en cas de traitement inhumain ou dégradent infligé par des particuliers, qu’une enquête officielle soit menée, laquelle, en droit bulgare, doit prendre la forme d’une procédure pénale menée d’office.

31. La Cour constate que les objections formulées par le Gouvernement sont étroitement liées au fond du grief du requérant concernant le respect de l’obligation positive des autorités de mener une enquête efficace sur ses allégations de mauvais traitements. Elle estime dès lors qu’il convient de joindre ces objections à l’examen du bien-fondé du grief formulé par l’intéressé sur le terrain des articles 3 et 14. La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif s’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

32. Le Gouvernement soutient que le traitement infligé au requérant n’a pas atteint le seuil minimum de gravité requis pour entrer dans le champ de l’article 3. Il considère en outre que les autorités ont pris toutes les mesures d’investigation nécessaires afin de faire notamment la lumière sur une éventuelle motivation raciste de la violence exercée sur le requérant. Il expose que des agents de police se sont rendus sur place et ont appréhendé les responsables, qu’une enquête a été effectuée, dans le cadre de laquelle tous les témoins ont été interrogés et des poursuites pour violences à caractère raciste ont été envisagées. Toutefois, selon les éléments de l’enquête, seules les allégations du requérant et de son ami indiquaient que des propos injurieux tels que « sales nègres » avaient été tenus, sans que cette circonstance ne soit confirmée par le seul témoin de la scène ou par d’autres éléments.

33. Le Gouvernement confirme la volonté des autorités bulgares de faire la lumière et de poursuivre tout acte de violence raciste mais considère que l’existence d’une telle motivation n’a pas été établie en l’espèce. Il réitère les arguments soulevés au titre d’exception de non-épuisement dans le sens que le requérant avait la possibilité d’engager à l’encontre des responsables des poursuites pénales pour dommage corporel léger ou une procédure civile.

34. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement. Il soutient que même si les blessures physiques qui lui ont été infligées ne sont pas d’une grande gravité, l’appréciation du seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention doit prendre en compte la motivation raciste de la violence exercée et les effets que celle-ci a pu engendrer, à savoir des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité.

35. En ce qui concerne le caractère effectif de l’enquête menée, le requérant maintient que le procureur a ignoré les éléments rassemblés par l’enquête de police indiquant la motivation raciste de l’attaque. Il souligne que, dans la période 2000-2009, aucune condamnation n’a été prononcée sur le fondement de l’article 162 et des autres dispositions du code pénal réprimant les délits de discrimination et de haine.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la gravité du traitement infligé au requérant

36. La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence et dépend de l’ensemble des données de la cause et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. Parmi les autres facteurs à considérer figurent le but dans lequel le traitement a été infligé ainsi que l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré (voir par exemple, El Masri c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine » [GC], no 39630/09, § 196, CEDH 2012). La Cour a estimé un certain traitement « inhumain », notamment pour avoir été appliqué avec préméditation pendant des heures et avoir causé sinon de véritables lésions, du moins de vives souffrances physiques et morales, et « dégradant » parce que de nature à créer en ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (voir, parmi d’autres, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV).

37. Même en l’absence de lésions physiques graves ou durables, la Cour a ainsi estimé que le châtiment corporel infligé à un adolescent devait être qualifié de « dégradant » dans la mesure où il avait porté atteinte « à ce dont la protection figure précisément parmi les buts principaux de l’article 3 : la dignité et l’intégrité physique de la personne » (Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 33, série A no 26). De même, dans une affaire concernant un cas de harcèlement à l’égard d’une personne souffrant de retards physiques et mentaux, la Cour a considéré que le sentiment de crainte et d’impuissance provoqué par le traitement en cause était un facteur important permettant de considérer celui-ci comme suffisamment sérieux pour atteindre le degré de gravité requis par l’article 3, alors que le requérant n’avait subi des blessures physiques qu’à une seule occasion (Đorđević c. Croatie, no 41526/10, § 96, CEDH 2012). À plusieurs autres reprises, la Cour a examiné sous l’angle de l’article 3 des situations dans lesquelles les requérants n’avaient pas subi de blessures physiques (voir, par exemple, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 131, CEDH 2010, concernant des menaces de torture, et Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 133-134, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, relativement à la disparition d’un proche).

38. Par ailleurs, l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme a admis que la discrimination fondée sur la race peut, dans certaines circonstances, constituer en soi un traitement dégradant dans le sens de l’article 3 (Asiatiques d’Afrique orientale c. Royaume Uni, nos 4403/70 et autres, rapport de la Commission du 14 décembre 1973, Décisions et rapports 78, pp. 57 et 62, §§ 196 et 207). Des remarques discriminatoires ou des insultes à connotation raciste doivent en tout état de cause être considérées comme un facteur aggravant dans le cadre de l’examen d’un traitement donné au regard de l’article 3 (Moldovan et autres c. Roumanie (no 2), nos 41138/98 et 64320/01, § 111, CEDH 2005-VII (extraits), B.S. c. Espagne, no 47159/08, § 41, 24 juillet 2012).

39. Dans la présente espèce, le requérant et son ami ont été impliqués dans une bagarre avec deux jeunes hommes qui, à ses dires, les auraient violemment agressés. Au cours de celle-ci, des coups ont été échangés de part et d’autre et le requérant et son ami ont été menacés avec un couteau. Le rapport médical établi signale plusieurs lésions sur le corps du requérant – une enflure de la base du nez, une abrasion de la peau du nez, un doigt de la main droite et le genou droit enflés (paragraphe 11 ci-dessus). À ces séquelles physiques s’ajoute la possible motivation raciste de la violence exercée : le requérant a en effet soutenu que des propos insultants à connotation raciste avaient été tenus à son encontre et, dans les rapports de police eux-mêmes, les deux jeunes gens impliqués dans la bagarre avaient été décrits comme des skinheads. La Cour considère qu’au vu de l’ensemble de ces éléments, et en particulier de l’atteinte à la dignité humaine que constitue la présumée motivation raciale de la violence, un traitement tel que celui allégué par le requérant entre dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, B.S. c. Espagne, précité, § 41).

b) Sur le respect des obligations positives de l’État

i) Principes généraux

40. La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3, l’obligation imposée par l’article 1 de la Convention aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil, 1998-VI ; Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 73-75, CEDH 2001-V, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 149, CEDH 2003-XII).

41. Cette protection commande en particulier la mise en place d’un cadre législatif permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri de traitements contraires à l’article 3 (A. c. Royaume-Uni, précité, § 24, M.C. c. Bulgarie, précité, § 153, Nikolay Dimitrov c. Bulgarie, no 72663/01, § 66, 27 septembre 2007). Les obligations positives pesant sur l’État peuvent commander, s’agissant de certains actes particulièrement graves commis par des particuliers, l’adoption de disposition en matière pénale (M.C. c. Bulgarie, §§ 150-153, et Nikolay Dimitrov, § 67, arrêts précités).

42. L’article 3 impose en outre, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3, le devoir pour les autorités nationales de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition des responsables. Des exigences similaires sont également inscrites dans la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour a établi dans sa jurisprudence que ces obligations s’appliquent quelle que soit la qualité des personnes mises en cause, même lorsqu’il s’agit de particuliers (Šečić c. Croatie, no 40116/02, § 53, 31 mai 2007, et Nikolay Dimitrov, précité, § 68).

43. L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat : les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits litigieux. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans ce contexte (Šečić, § 54, et Nikolay Dimitrov, § 69, arrêts précités).

44. Lorsqu’elles enquêtent sur des incidents violents et qu’il existe des soupçons que des attitudes racistes en sont à l’origine, les autorités de l’État ont de surcroît l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s’il existait une motivation raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont joué un rôle dans les événements. Traiter la violence et les brutalités à motivation raciste sur un pied d’égalité avec les affaires sans connotation raciste équivaudrait à fermer les yeux sur la nature spécifique d’actes particulièrement destructeurs des droits fondamentaux. L’absence de distinction dans la façon dont des situations qui sont essentiellement différentes sont gérées peut constituer un traitement injustifié inconciliable avec l’article 14 de la Convention (Šečić, précité, §§ 66-67, Beganović c. Croatie, no 46423/06, §§ 93-94, 25 juin 2009, et, mutatis mutandis, Seidova et autres c. Bulgarie, no 310/04, § 70, 18 novembre 2010, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005-VII). Cette obligation s’applique de même lorsqu’un traitement contraire à l’article 3 est infligé par un particulier (Šečić, § 67, et Beganović, § 94, arrêts précités).

45. Certes, il est souvent extrêmement difficile dans la pratique de prouver une motivation raciste. L’obligation de l’État défendeur d’enquêter sur d’éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une obligation de moyens et non de résultat absolu ; les autorités doivent prendre les mesures raisonnables eu égard aux circonstances de la cause (Šečić, § 66, Beganović, § 93, Seidova et autres, § 70, et Natchova et autres, § 160, arrêts précités).

46. Le devoir des autorités de rechercher s’il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence fait ainsi partie de la responsabilité qui incombe aux États, en vertu de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3, mais constitue également un aspect des obligations procédurales découlant de l’article 3 de la Convention. Compte tenu de l’interaction des deux dispositions, on peut considérer ou bien que des questions comme celles de l’espèce appellent un examen sur le terrain de l’une des deux dispositions seulement, et qu’aucun problème distinct ne se pose au regard de l’autre, ou bien qu’elles exigent un examen sous l’angle des deux articles. Ce problème doit être tranché dans chaque cas, selon les faits et la nature des allégations formulées (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres, précité, § 161, et B.S. c. Espagne, précité, § 68). Dans la présente espèce, compte tenu des allégations formulées par le requérant, qui soutient que le caractère ineffectif de l’enquête réside précisément dans le fait que les autorités n’ont pas suffisamment enquêté sur les éléments racistes des violences exercées, la Cour considère qu’il convient d’examiner le grief sous l’angle des deux dispositions en cause – l’article 3, pris isolément, et de l’article 14 combiné avec l’article 3.

ii) Application de ces principes en l’espèce

47. La Cour observe que l’article 162 du code pénal bulgare érige en infraction et punit d’une peine d’emprisonnement la violence exercée contre autrui pour des motifs liés à la race. Par l’adoption de cette disposition, les autorités bulgares se sont conformées à l’obligation découlant de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, par laquelle les États parties se sont engagés à ériger en infraction pénale les actes de violence fondés sur des considérations de race (paragraphe 23 ci-dessus). Il ne fait dès lors pas de doute que les dispositions du droit pénal bulgare prohibent les mauvais traitements dénoncés par le requérant, qui ne soulève au demeurant pas de grief concernant le cadre législatif existant. Dès lors, la Cour ne saurait reprocher aux autorités bulgares une omission dans la mise en place d’un cadre législatif destiné à protéger contre des mauvais traitements à connotation raciste.

48. Concernant ensuite l’obligation de mener une enquête effective, la Cour relève qu’une enquête préliminaire a été promptement ouverte à la suite de l’incident, dans le cadre de laquelle le requérant, son ami Z.N., les deux jeunes hommes impliqués, M.V. et R.G., ainsi qu’un témoin oculaire ont été interrogés. Les éléments rassemblés au cours de l’enquête, ainsi que le certificat médical délivré au requérant, ont été transmis au procureur afin qu’il décide s’il y avait lieu d’engager contre les deux jeunes bulgares des poursuites pénales pour violences à caractère raciste, en application de l’article 162, alinéa 2, du code pénal. Le parquet a toutefois considéré que l’infraction n’était pas constituée et que, plus particulièrement, la motivation raciste de la violence exercée n’avait pas été établie. S’il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur l’application du droit interne et de statuer sur la culpabilité individuelle des personnes mises en cause, elle doit néanmoins vérifier si les autorités compétentes, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas porté devant elles à un examen satisfaisant les obligations procédurales découlant de la Convention (voir, mutatis mutandis, Vasil Petrov c. Bulgarie, no 57883/00, § 78, 31 juillet 2008).

49. La Cour relève à cet égard que les autorités du parquet ont concentré leurs investigations et leur analyse sur la question de savoir qui, entre les deux soudanais et les deux bulgares, avait provoqué la bagarre. Ils se sont ainsi limités à établir l’élément matériel de l’infraction visée à l’article 162, alinéa 2, du code pénal, à savoir les violences exercées, et ont simplement constaté l’absence de preuve que cette violence avait été motivée par des considérations racistes. Ces autorités n’ont ainsi pas jugé nécessaire d’interroger expressément le témoin sur les répliques qu’il avait pu entendre au cours de la bagarre, ni de questionner les deux jeunes bulgares concernant une possible motivation raciste de leurs actes. Pourtant, le requérant avait soutenu dès le début de l’enquête avoir été l’objet d’injures racistes et les deux jeunes bulgares avaient été décrits dans le rapport de police comme des skinheads, connus pour leur idéologie extrémiste et raciste (voir Šečić, précité, § 68). Le requérant a d’ailleurs pointé ces défaillances de l’enquête dans le recours qu’il a introduit contre l’ordonnance de non-lieu, en attirant l’attention du parquet sur la tenue vestimentaires des deux jeunes et sur la nécessité de les interroger sur leur motivations, mais ces demandes ont été ignorées par le procureur supérieur (paragraphes 7 et 14-15 ci-dessus).

50. Compte tenu des considérations ci-dessus, la Cour estime qu’eu égard aux allégations précises et étayées du requérant dans le cadre de la procédure pénale, les autorités compétentes disposaient d’éléments plausibles indiquant une possible motivation raciste de la violence subie par l’intéressé et ont failli à leur obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour enquêter sur un éventuel mobile raciste de la violence exercée.

51. Le Gouvernement soutient cependant que le requérant disposait d’autres voies de droit, dont il n’a pas fait usage et qui étaient susceptibles de satisfaire les obligations procédurales découlant de la Convention, tels que l’engagement de poursuites pénales pour dommage corporel léger par la voie de la citation directe ou l’introduction d’une action en responsabilité délictuelle contre les deux responsables, M.V. et R.G. (paragraphes 28 et 32 ci-dessus). La Cour observe que, pour ce qui est des blessures physiques infligées au requérant, une procédure pénale pour dommage corporel léger, qui pourrait être engagée par la voie de la citation directe par l’intéressé lui‑même, serait susceptible de permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition des responsables, et donc être jugée satisfaisante pour les besoins de l’article 3. Une telle procédure ne porterait cependant pas sur les injures racistes prétendument proférées et sur la motivation raciste de la violence exercée à l’encontre du requérant, qui constituent pourtant un élément essentiel du grief de l’intéressé. Quant à la possibilité d’introduire une action en indemnisation contre les responsables, la Cour observe qu’une telle action, qui est susceptible d’aboutir au versement d’une indemnisation mais non à la poursuite des responsables, ne saurait satisfaire les obligations procédurales de l’État sous l’angle de l’article 3 dans un cas de violences volontaires (voir Biser Kostov c. Bulgarie, no 32662/06, § 72, 10 janvier 2012). Les voies de droit invoquées par le Gouvernement ne peuvent donc être considérées, dans les circonstances de la présente espèce, comme pouvant satisfaire les obligations procédurales de l’État et il convient de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement à cet égard.

52. La Cour relève en outre les constats effectués par différentes instances nationales et internationales concernant l’absence de mise en œuvre efficace des dispositions réprimant les cas de violences racistes par les autorités bulgares. Dans son rapport de 2009, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance du Conseil de l’Europe a ainsi constaté que les plaintes concernant des agressions racistes « sont peu suivies d’effet » et a attiré l’attention des autorités sur la nécessité de traiter de telles plaintes de manière effective (paragraphe 26 ci-dessus). Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale de l’ONU a également observé que « les dispositions pénales relatives aux actes de racisme font encore l’objet de peu d’applications » (paragraphe 25 ci-dessus). Plus récemment, en 2013, l’Ombudsman de la république de Bulgarie a exprimé sa préoccupation face à la montée d’actes de haine raciale et a appelé les autorités à ne pas « réduire de tels actes à des infractions commises pour des motifs de trouble à l’ordre public mais [...] d’enquêter sur de possibles délits de haine ».

53. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 3 sous son aspect procédural, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

A. Sur la violation alléguée de l’article 14 en combinaison avec l’article 3 concernant le parti pris allégué des organes du parquet

54. Le requérant considère que l’absence d’enquête effective sur ses allégations de mauvais traitements est elle-même due à un préjugé de la part des autorités du parquet et dénonce une violation de l’article 14 en combinaison avec l’article 3 de la Convention à cet égard.

55. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes concernant ce grief. Il estime que le requérant aurait pu, dans la mesure où il maintient que le procureur a refusé d’engager des poursuites pénales ou n’a pas mené une enquête effective pour des motifs discriminatoires, faire usage des recours prévus par la loi sur la protection contre la discrimination. Cette loi prévoit notamment un renversement de la charge de la preuve lorsque le demandeur a pu établir des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination. Le Gouvernement estime que le requérant avait également la possibilité d’introduire une action sur le fondement de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, selon lequel les autorités de l’instruction et du parquet sont responsables du préjudice causé en conséquence de leurs actions ou inaction illégales.

56. Le requérant considère que ces recours ne sont pas effectifs et souligne que la loi sur la responsabilité de l’État prévoit de manière limitative les cas dans lesquels la responsabilité des autorités judiciaires peut être engagée, aucune ne pouvant trouver application en l’espèce.

57. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours impose aux requérants de se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues, et présenter des perspectives raisonnables de succès (voir, parmi d’autres, Đorđević, précité, §§ 100-101). En l’espèce, la Cour relève que l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, invoqué par le Gouvernement, prévoit que la responsabilité des autorités judiciaires telles que le parquet et les juridictions ne peut être engagée que dans certaines hypothèses limitativement énumérées, qui n’apparaissent pas applicables au cas de l’espèce (paragraphe 22 ci-dessus). Le Gouvernement n’a par ailleurs fourni aucun exemple de jurisprudence où ces dispositions auraient été appliquées pour sanctionner un traitement discriminatoire dans la manière dont une enquête pénale a été menée ou clôturée. Toutefois, considérant que ce grief se heurte à un autre motif d’irrecevabilité, la Cour n’estime pas nécessaire de trancher la question de l’épuisement des voies de recours pour l’examiner.

58. La Cour relève en effet que le requérant n’a pas étayé ses allégations. Il n’a invoqué aucun fait objectif capable de soulever le doute qu’un préjugé raciste des enquêteurs ou du procureur aurait motivé leurs actes. La Cour elle-même ne relève pas aucune indication d’un tel parti pris, telles que des remarques tendancieuses ou des injures à caractère raciste (voir Seidova et autres, précité, § 68). Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B. Sur les autres griefs du requérant

59. Par ailleurs, dans la mesure où le requérant se plaint, au regard des articles 3 et 13, qu’il a été privé de la possibilité de chercher une réparation civile à l’encontre des individus responsables et que les autorités ont porté atteinte à son droit de recours individuel, tel que prévu par l’article 34 de la Convention, en refusant de lui délivrer copie des pièces de l’enquête, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et pour autant que les questions litigieuses relèvent de sa compétence, la Cour estime qu’elles ne révèlent aucune apparence de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention ou ses Protocoles. Dès lors, cette partie de la requête est manifestement mal fondé et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

60. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

61. Le requérant réclame 8 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

62. Le Gouvernement considère ces prétentions excessives.

63. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 4 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

64. Le requérant n’a présenté aucune demande de frais et dépens. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Joint, à l’unanimité, l’exception du Gouvernement tirée du défaut d’épuisement des voies de recours internes à l’examen du bien-fondé du grief tiré des articles 3 et 14 de la Convention ;

2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’absence d’enquête effective au regard de l’article 3 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14, et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 3 sous son aspect procédural, pris isolément et combiné avec l’article 14, et rejette l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement ;

4. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 mars 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosIneta Ziemele
GreffièrePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges P. Mahoney et K. Wojtyczek.

I.Z.
F.E.P.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DES JUGES MAHONEY ET WOJTYCZEK

1. Nous ne pouvons que marquer notre accord total avec nos collègues dans leur condamnation du racisme, qui, en portant atteinte à la dignité humaine, représente une forme particulièrement vicieuse de violation des droits de l’homme; et nous partageons pleinement leur opinion que les États, en vertu des différents instruments internationaux pertinents, doivent prendre des mesures efficaces pour s’opposer à ce fléau social.

Par contre, nous divergeons de la majorité sur des questions d’interprétation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il faut souligner ici, en premier lieu, que le mandat de la Cour européenne des droits de l’homme a été défini à l’article 19 de la Convention d’une façon restrictive. Il s’agit d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes parties contractantes de la Convention et de ses Protocoles. La Convention et les Protocoles prévoient une garantie collective de certains des droits de l’homme reconnus sur le plan universel, fixant, à l’égard du catalogue sélectif de droits et libertés qu’ils énoncent, un standard minimum de protection, impératif pour l’ensemble des États parties. Si la législation interne des États ou d’autres instruments internationaux peuvent imposer des standards de protection plus élevés ou combler les lacunes de la protection des droits de l’homme accordée par la Convention et les Protocoles additionnels, cela n’étend pas en soi le mandat imparti à la Cour.

2. L’article 3 de la Convention interdit la torture ainsi que les peines et les traitements inhumains et dégradants. Cette disposition impose aux États parties à la Convention non seulement l’obligation de s’abstenir d’actes qui y sont proscrits mais aussi l’obligation d’assurer une protection efficace contre de tels actes qu’ils soient commis par des agents publics ou des personnes privées. Toutefois, le caractère inhumain ou dégradant de l’acte doit être apprécié en tenant compte de l’ensemble des circonstances. En effet, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. Il s’ensuit qu’il peut exister des violences qui, bien que condamnables selon la morale et très généralement aussi le droit interne des États contractants, ne relèvent pourtant pas de l’article 3 de la Convention (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 167, série A no 25). De plus, le standard applicable aux pouvoirs publics est nécessairement plus exigeant que celui qui s’applique dans les relations entre particuliers. Par conséquent, le seuil à partir duquel commence un traitement inhumain ou dégradant est moins élevé en cas d’actes commis par des pouvoirs publics qu’en cas d’actes commis par des personnes privées. De même, dans ce dernier cas, l’obligation d’enquête ne s’actualise, selon la jurisprudence bien établie de la Cour, que s’il existe des preuves suffisantes pour corroborer une suspicion d’actes d’une certaine gravité, commis par des personnes privées.

Dans la présente affaire, le requérant reconnaît que les blessures qui lui ont été infligées ne sont pas d’une grande gravité. Par ailleurs, il existe quatre versions des faits : celle de requérant, celle de M.C., celle de R.G. et enfin celle du témoin qui a vu les événements et qui ne confirme aucune des trois versions précédentes. À notre avis, dans les circonstances particulières de l’affaire, le seuil minimum pour déclencher l’obligation d’enquête découlant de l’article 3 de la Convention n’a pas été atteint. À cet égard, nous considérons que la citation (au paragraphe 39 in fine de l’arrêt) de l’affaire B.S. c. Espagne (no 47159/08, §§ 39-40, 24 juillet 2012) ne corrobore pas la conclusion à laquelle arrive la majorité, car, à la différence des faits dénoncés dans B.S., le mauvais traitement raciste allégué dans la présente affaire n’était pas imputable à des agents de l’État exerçant un contrôle sur la victime.

Nous partageons l’opinion selon laquelle la motivation, et en particulier la motivation raciste, est un élément important pour l’appréciation de la gravité d’un traitement au regard de l’article 3 de la Convention. Toutefois, dans les circonstances de la présente affaire, l’invocation par la majorité d’une motivation raciste présumée afin de convertir un acte de violence mineur commis par des personnes privées en un mauvais traitement de nature à atteindre le seuil de gravité prévu par l’article 3 de la Convention n’est pas un argument convaincant. À notre avis, en raisonnant ainsi, la majorité, tout en cherchant pour des motifs louables à combler une lacune dans la protection offerte par la Convention, a déformé le sens du texte de l’article 3.

3. Les autorités bulgares ont conclu que les personnes impliquées dans les violences n’ont pas commis d’infraction. Or, l’arrêt de la Cour constate uniquement une violation de l’article 3 de la Convention à cause de l’absence d’enquête sur la possible motivation raciste de la violence exercée. La majorité ne se prononce pas sur l’enquête sur les violences en tant que telles et ne conteste pas les faits établis à l’issue de l’enquête. Dans ce contexte, la méthodologie suivie par majorité suscite des interrogations. La première question qui se pose logiquement est celle de savoir si le requérant a été victime d’une agression. Ce n’est qu’une fois qu’une agression a été établie que l’on peut s’interroger sur le motif de celle-ci. L’obligation d’enquête sur le motif de la violence exercée n’apparaît qu’après l’établissement d’une agression par les enquêteurs. On ne peut pas condamner un État pour absence d’enquête sur des motifs racistes d’une agression sans établir auparavant l’agression ou, au moins, sans constater l’existence des carences dans l’enquête sur l’agression elle-même.

4. La majorité met en exergue différents documents internationaux attestant du problème du racisme en Bulgarie, en essayant de démontrer la spécificité de la situation dans cet État. Le caractère particulièrement préoccupant de la situation en Bulgarie est invoqué pour justifier l’abaissement du seuil d’applicabilité de l’article 3 de la Convention. Cette approche ne nous paraît pas très convaincante, car le racisme est, malheureusement, un problème général touchant tous les pays du Conseil de l’Europe. De plus, les documents cités visent des problèmes généraux et ne semblent pas pertinents pour l’appréciation des faits dans la présente affaire.

5. Nous avons voté différemment sur la question de l’indemnisation. Le juge Mahoney, par respect pour la majorité, a voté pour accorder une indemnisation au requérant. Le juge Wojtyczek s’est opposé à cette mesure.


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