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27/02/2014 | CEDH | N°001-141669

CEDH | CEDH, AFFAIRE KARAMAN c. ALLEMAGNE, 2014, 001-141669


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE KARAMAN c. ALLEMAGNE

(Requête no 17103/10)

ARRÊT

STRASBOURG

27 février 2014

DÉFINITIF

07/07/2014

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.







En l’affaire Karaman c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,


Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre d...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE KARAMAN c. ALLEMAGNE

(Requête no 17103/10)

ARRÊT

STRASBOURG

27 février 2014

DÉFINITIF

07/07/2014

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Karaman c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 janvier 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 17103/10) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont un ressortissant turc, M. Zekeriya Karaman (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 mars 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me O. Isfen, avocat à Wetter, en Rhénanie du Nord-Westphalie. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. H.-J. Behrens, Ministerialrat au ministère fédéral de la Justice.

3. Le requérant soutenait sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention que des mentions de sa participation à la commission d’une infraction pénale qui figuraient dans un jugement rendu contre d’autres suspects poursuivis séparément avaient porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence.

4. Le 18 octobre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Le requérant et le Gouvernement ont chacun déposé des observations sur la recevabilité et le fond de la requête. Le gouvernement turc, qui avait été informé de son droit d’intervenir au titre de l’article 36 de la Convention, n’a pas fait usage de ce droit.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. La genèse de l’affaire

6. Le requérant est né en 1952 et réside à Istanbul. Il est le fondateur de la chaîne de télévision turque Kanal 7 et directeur général de sa société d’exploitation, Yeni Dünya Iletisim A.S. Les programmes de Kanal 7 sont diffusés dans toute la Turquie et en Allemagne par l’intermédiaire de la chaîne de télévision Kanal 7 Int. Cette dernière est exploitée par des sociétés privées à responsabilité limitée de droit allemand et, depuis 2001, par Euro 7 Fernseh- und Marketing GmbH (Gesellschaft mit beschränkter Haftung), dont le requérant est l’un des actionnaires. Celui-ci a occupé tour à tour le poste de directeur général (Geschäftsführer) ou de fondé de pouvoir (Prokurist) dans ces sociétés.

7. À partir de 1998, dans la grille des programmes de la chaîne, un créneau horaire spécifique a été réservé à l’association à but non lucratif Deniz Feneri Yardimlasma Dernegi, qui avait été fondée entre autres par le directeur des ressources humaines de Kanal 7, lequel siégeait également au conseil d’administration de l’association. Dans ce programme, diffusé en Turquie et en Allemagne, l’association présentait ses initiatives caritatives et lançait des appels aux dons financiers. En 1999, une association similaire fut créée en Allemagne sous le nom de Deniz Feneri Dernegi e.V. (« Deniz Feneri ») par G., qui fut successivement l’un des autres actionnaires ou des directeurs généraux ou, sinon, l’un des autres fondés de pouvoir d’Euro 7 Fernseh- und Marketing GmbH. G. fut également désigné président de l’association et occupa cette fonction jusqu’en 2006. Dans ses appels aux dons diffusés à la télévision, Deniz Feneri soulignait que l’argent recueilli servirait directement et exclusivement à des fins caritatives et au financement de projets sociaux.

8. En 2006, le parquet (Staatsanwaltschaft) de Francfort-sur-le-Main lança des enquêtes au sujet du requérant et de plusieurs autres suspects, y compris G., qui étaient soupçonnés d’avoir frauduleusement utilisé, à des fins commerciales et pour leur propre profit, la majeure partie des fonds qui avaient été envoyés aux associations par les donateurs.

9. Le 11 mars 2008, l’enquête pénale préliminaire dirigée contre le requérant fut disjointe des enquêtes qui concernaient les autres suspects.

10. À la mi-2008, des enquêtes pénales fondées sur les mêmes allégations d’escroquerie furent également engagées à l’encontre du requérant en Turquie.

B. La procédure pénale engagée contre les autres suspects

11. Par un jugement dont le dispositif, accompagné d’un résumé de la motivation, fut prononcé oralement le 17 septembre 2008 (dossier no 5/26 Kls 6350 Js 203391/06 4/08), la chambre criminelle réunie en chambre de droit pénal des affaires (Große Strafkammer als Wirtschaftsstrafkammer) du tribunal régional de Francfort-sur-le-Main déclara deux des autres suspects, G. et T., coupables d’escroquerie aggravée (Betrug in einem besonders schweren Fall) commise dans le cadre d’une association de malfaiteurs dont les chefs se trouvaient en Turquie. Un autre accusé, E., fut reconnu coupable de complicité dans la réalisation de cette infraction. G. et T. furent condamnés à des peines de respectivement cinq ans et dix mois et deux ans et neuf mois d’emprisonnement tandis que E. reçut une peine d’un an et dix mois d’emprisonnement assortie d’un sursis. Le jugement complet, auquel était jointe l’intégralité de la motivation, fut communiqué ultérieurement par écrit entre le 17 septembre et le début du mois de novembre 2008.

12. Le tribunal régional estimait établi que G. avait créé et entretenu un montage complexe en vue de dissimuler le fait que la majorité des dons, recueillis à des fins caritatives comme le prétendait Deniz Feneri, étaient en réalité destinés à financer les activités commerciales d’entreprises privées dont G. et le requérant, entre autres, devinrent actionnaires, et utilisés dans ce but. À la demande de G., T. avait contribué à l’escroquerie notamment en rédigeant des procès-verbaux d’assemblées générales fictives de l’association Deniz Feneri dans le but de dissimuler aux autorités fiscales le détournement des fonds envoyés par les donateurs. De son côté, E., agissant également sur les instructions de G., avait omis d’indiquer dans les comptes officiels de l’association l’utilisation réelle des dons et l’avait consignée dans une comptabilité parallèle occulte (Nebenbuchhaltung).

13. Le tribunal fonda principalement ses conclusions sur des aveux que T., E. et G. avaient livrés à la suite d’un accord conclu entre le tribunal, le parquet et la défense ainsi que sur des éléments supplémentaires obtenus au cours du procès. Tandis que G. soutenait qu’il avait décidé seul de l’utilisation de l’argent recueilli sans consulter aucun de ses interlocuteurs en Turquie, T. et E. assurait que G. avait été intégré dans la hiérarchie d’une organisation criminelle dirigée depuis la Turquie, au sein de laquelle le requérant jouait un rôle prépondérant. Selon le témoignage livré par T. et E., G. devait obtenir l’aval préalable du requérant pour toutes les décisions essentielles relatives à l’utilisation des dons recueillis par l’association. Le tribunal était donc convaincu que G. ne se trouvait pas au sommet de la hiérarchie de l’organisation criminelle mais qu’il recevait des ordres donnés depuis la Turquie par les dirigeants de l’organisation.

14. La motivation du jugement se subdivise en six parties numérotées en chiffres romains. La partie I donne des informations sur la situation personnelle des accusés. La partie II décrit les circonstances de l’affaire. La partie III expose le type d’éléments sur lesquels le tribunal régional s’est appuyé pour établir les faits ainsi que son analyse de la véracité et de la crédibilité des éléments pertinents. Les parties IV et V concernent l’appréciation juridique des infractions commises par les accusés, la décision sur leur culpabilité respective ainsi que la peine qui en est résultée. La partie VI indique que les frais de la procédure sont à la charge des accusés. Le jugement mentionne plusieurs fois le rôle qu’ont joué depuis la Turquie les chefs de l’organisation criminelle dans l’utilisation à des fins non caritatives des fonds recueillis. À cet égard, le nom et les prénoms complets du requérant apparaissent à de nombreuses reprises dans le jugement, lequel comporte quelque trente-deux pages. Les passages les plus pertinents de ce jugement en ses parties II à V de sa motivation sont ainsi libellés :

« II.

(...)

Ce ne sont ni le président de l’association ni les adhérents de l’association [Deniz Feneri] qui ont décidé de l’utilisation des fonds recueillis au nom de l’association mais l’accusé G., en concertation avec Zekeriya Karaman, (...), (...) et (...), (...), qui sont poursuivis séparément (gesondert Verfolgte), et sur les instructions de ceux-ci. (pp. 8 à 9).

(...)

L’accusé G. et les personnes à la tête de Kanal 7 en Turquie (...) savaient que les dons recueillis au nom de l’association allemande [Deniz Feneri] ne seraient que partiellement utilisés à des fins caritatives ou sociales. En tout état de cause, depuis l’année 2002, G. ainsi que les personnes qui sont poursuivies séparément et qui agissaient en coulisse (Hinterleute) avaient l’intention d’affecter une grande partie de l’argent collecté à des activités économiques, et en particulier au financement de départ de projets commerciaux lancés par des sociétés de droit privé dont G. ou Zekeriya Karaman, (...), (...) et (...), qui sont poursuivis séparément, sont devenus actionnaires. (pp. 9 à 10)

(...)

Pour cette raison, l’accusé G. et Zekeriya Karaman, poursuivi séparément, ont ordonné à l’accusé E. de tenir une comptabilité occulte (Nebenbuchhaltung). (p. 11)

(...)

Chaque mois, G. et (...), (...) ou Zekeriya Karaman s’entendaient sur la teneur de la comptabilité occulte qui était tenue en Allemagne. (p. 12)

(...)

Selon les écritures figurant dans la comptabilité occulte, un montant total de 4 504 000 euros (EUR) a été transféré à Zekeriya Karaman, qui est poursuivi séparément. (p. 15)

(...)

Zekeriya Karaman, (...), (...), (...) et (...), qui sont poursuivis séparément, décidaient de l’utilisation des fonds recueillis auprès des donateurs. Un rôle prépondérant a été dévolu à Zekeriya Karaman à cet égard, en sa qualité de directeur général de Yeni Dünya Iletisim A.S. (p. 15)

(...)

L’accusé T. ignorait le montant exact des dons recueillis qui avaient été utilisés à des fins non caritatives. Il a toutefois avalisé de nouveaux appels aux dons alors qu’il savait que l’argent serait dans une large mesure employé à des fins non autorisées (...) À la suite de l’arrestation de G. en avril 2007, il est devenu l’interlocuteur de Zekeriya Karaman pour toutes les questions relatives à Deniz Feneri en Allemagne. Ce dernier lui a fourni un téléphone mobile et une carte prépayée car il craignait les écoutes téléphoniques. (p. 21)

(...)

III.

Les circonstances de l’espèce (Sachverhalt) ont été établies (steht fest) sur la base des aveux faits par les accusés ainsi que des éléments supplémentaires obtenus au cours du procès, comme l’indique le procès-verbal de l’audience. (p. 22)

(...)

La chambre n’a pas retenu la thèse de G. selon laquelle il avait décidé seul du détournement de l’argent des dons, sans consulter les personnes qui agissaient en coulisse depuis la Turquie. L’accusé E. et l’accusé T. avaient déclaré pendant l’interrogatoire de police puis dans le cadre des aveux faits durant le procès que G. avait été intégré dans une hiérarchie et qu’il devait se concerter sur toutes les décisions essentielles avec Zekeriya Karaman, (...) et (...), qui sont poursuivis séparément, tandis que Zekeriya Karaman, en sa qualité de directeur général de Yeni Dünya Iletisim A.S., jouait un rôle prépondérant. (p. 23)

La mise en place d’une comptabilité occulte, le montage parallèle faisant intervenir une chaîne de télévision et l’association Deniz Feneri, chargée de la collecte des dons, en Allemagne et en Turquie, l’actionnariat des sociétés qui étaient financées par les dons ainsi que le fait que les liquidités retirées ont changé de mains dans les locaux de Kanal 7 en Turquie suffisent à prouver l’intégration dans une structure dirigée depuis la Turquie que décrivent les deux accusés. En cherchant à assumer seul la responsabilité des appels aux dons et du détournement des fonds ainsi recueillis, l’accusé G. a apparemment tenté de protéger contre d’éventuelles poursuites pénales en Allemagne et/ou en Turquie les personnes qui lui donnaient des ordres depuis la Turquie. (p. 23)

(...)

IV.

(...)

L’accusé T. est coupable d’escroquerie en qualité de coauteur (in sukzessiver Mittäterschaft) au regard des articles 263 et 25 § 2 du code pénal allemand. Non seulement T. a voulu apporter son concours aux actes commis par d’autres mais il a également voulu prendre part à une opération conjointe (gemeinschaftliche Tätigkeit) en association avec G. et avec les personnes qui agissaient en coulisse en Turquie. (p. 25)

(...)

V.

(...)

De plus, il convient d’observer à la décharge de [G.] que celui-ci ne se trouvait pas au sommet de la hiérarchie qui avait organisé l’escroquerie (Spitze der Organisation des Betrugs) mais qu’il recevait des instructions des personnes qui agissaient en coulisse en Turquie. Il n’était pas en mesure de décider seul du détournement des fonds envoyés par les donateurs mais pouvait seulement élaborer des idées qui devaient in fine être validées par les personnes qui agissaient en coulisse depuis la Turquie. Il était un exécutant plutôt qu’un décideur (mehr ausführendes als bestimmendes Organ). (p. 28)

(...)

Les aveux de [T.] ne se limitent pas à sa propre participation à la commission de l’infraction. L’intéressé a également révélé ce qu’il savait du contexte, et en particulier des personnes qui agissaient en coulisse. Il ne savait que peu de choses car G. ainsi que les personnes desquelles il recevait des instructions ne lui avaient délibérément donné que peu d’informations. Il occupait dans la hiérarchie une place bien inférieure à celle de G. et des responsables en Turquie. (p. 29)

(...)

En tenant la comptabilité occulte [E.] a apporté une contribution significative au fonctionnement de l’ensemble du montage. Le fait que non seulement G. mais aussi directement M. Karaman, qui est poursuivi séparément, lui ont demandé de tenir cette comptabilité occulte témoigne de l’importance de celle-ci. (p. 30)

(...)

Les personnes qui agissaient en coulisse en Turquie avaient précédemment tenté d’empêcher [E.] de témoigner devant les autorités d’enquête en prenant contact avec son premier avocat ainsi qu’avec des membres de sa famille. » (p. 31)

15. Selon un article publié sur Internet le 18 septembre 2008 par le quotidien allemand Frankfurter Rundschau, le président en exercice de la chambre criminelle réunie en chambre de droit pénal des affaires du tribunal régional de Francfort-sur-le-Main avait déclaré au moment du prononcé du jugement que les personnes qui agissaient en coulisse avaient utilisé les dons pour servir leurs propres desseins tant économiques que politiques, même si une partie de l’argent avait effectivement été consacrée à des projets d’aide. Dans un article publié sur Internet le 15 septembre 2008, ce même quotidien avait rapporté que le parquet (Staatsanwaltschaft) avait qualifié le requérant de « principal instigateur et chef (führender Kopf) de toute l’organisation ». Des propos similaires furent publiés dans plusieurs journaux turcs le 17 et le 18 septembre 2008. Ainsi, selon un article paru dans le quotidien turc Hürriyet le 18 septembre 2008, le président de la chambre du tribunal avait déclaré au moment du prononcé du jugement que « l’on tirait les ficelles depuis Kanal 7. G. et T. ont suivi les instructions qu’ils avaient reçues depuis Kanal 7, en particulier de la part de Zekyria Karaman, (...), (...) et (...). Les principaux responsables se trouvaient en Turquie. »

16. Le jugement fut publié sur le site Internet du tribunal régional le 25 novembre 2008. Dans la version en ligne du jugement, les noms des accusés et des personnes poursuivies séparément avaient été remplacés par des lettres et les raisons sociales des sociétés impliquées par des chiffres. Le jugement publié sur Internet était introduit par un paragraphe indiquant qu’il était devenu définitif et ne valait qu’à l’égard des trois personnes condamnées. Il était précisé que les mentions et conclusions dans le jugement portant sur les actes d’autres personnes, en particulier de celles poursuivies séparément, ne s’appliquaient pas à ces personnes, lesquelles bénéficiaient toujours de la présomption d’innocence. Le texte du jugement ne contient pas en lui-même pareille réserve.

17. Le jugement est devenu définitif le 13 novembre 2008.

C. Le recours constitutionnel formé par le requérant

18. Par une requête écrite datée du 16 décembre 2008, le requérant saisit la Cour constitutionnelle fédérale allemande. Il arguait que les motivations du jugement rendu par le tribunal régional le 17 septembre 2008 contenaient des mentions de son rôle dans le détournement des fonds envoyés par les donateurs et il y voyait une violation du principe de la présomption d’innocence, présomption qui constituait à ses yeux un élément du droit à un procès équitable garanti par la Loi fondamentale combiné avec le principe de la prééminence du droit.

19. Par une décision du 3 septembre 2009, qui fut signifiée au requérant le 25 septembre 2009, la Cour constitutionnelle fédérale déclara le recours irrecevable (dossier no 2 BvR 2540/08).

20. La Cour constitutionnelle fédérale jugea que s’il n’était pas absolument exclu pour une personne qui n’avait pas été partie à une procédure de contester le jugement rendu à l’issue de celle-ci, cette personne devait être en mesure d’affirmer que la décision litigieuse avait nui à ses intérêts légitimes directement, et pas uniquement de facto, de manière indirecte. Rappelant sa jurisprudence constante, elle précisa ensuite que le principe de la présomption d’innocence garanti par la Loi fondamentale interdisait de prendre contre un accusé dont la culpabilité n’avait pas préalablement été établie par un procès équitable des mesures effectivement assimilables à une peine. Elle dit que le verdict de culpabilité devait être définitif avant que celui-ci pût être retenu contre l’intéressé. Elle ajouta qu’en matière pénale, la présomption d’innocence n’interdisait pas aux autorités répressives d’apprécier si et dans quelle mesure une personne pouvait être soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale.

21. Sur les faits de la cause, la Cour constitutionnelle fédérale indiqua que la présomption d’innocence ne protégeait pas ab initio l’intéressé de toute conséquence factuelle éventuelle de passages d’un jugement rendu dans le procès pénal de tiers qui porteraient sur sa propre participation à la commission de l’infraction. Elle précisa qu’un tel jugement ne constituait pas une décision qui nécessitait de se prononcer sur la culpabilité du requérant ou qui lui portait un préjudice assimilable à une condamnation ou à une peine. Elle ajouta que les déclarations faites au cours du procès pénal de tiers ne liaient ni les tribunaux ni le parquet, que ce fût dans le cadre d’une enquête préliminaire en cours ou de toute autre procédure judiciaire ou administrative à laquelle l’intéressé pourrait éventuellement être partie à l’avenir. Elle estima que le requérant ne pouvait pas être reconnu coupable sur la base de ce jugement et continuait de bénéficier de la protection conférée par le principe de la présomption d’innocence. Elle indiqua que l’établissement des faits par le tribunal régional concernait non seulement les accusés, qui furent condamnés à issue de la procédure, mais également le requérant et qu’il s’agissait d’une conséquence inévitable parce que dans les procédures pénales complexes, il n’était pratiquement jamais possible de mener et de faire aboutir la procédure contre tous les accusés simultanément.

D. Les faits ultérieurs

22. Une demande d’entraide judiciaire fut adressée aux autorités turques le 20 janvier 2009 dans le but de faire procéder à l’interrogatoire du requérant en Turquie. La Cour n’a pas reçu d’informations concernant la suite donnée à cette demande.

23. Le 20 août 2009, le parquet de Francfort-sur-le-Main inculpa le requérant et trois autres personnes en relation avec les faits en cause. Il apparaît de plus que le 9 avril 2012, le parquet général d’Ankara retint des chefs d’accusation similaires à l’encontre du requérant et que le procès de celui-ci en Turquie s’ouvrit le 16 janvier 2013. Selon les observations du Gouvernement, par une ordonnance du 19 août 2013, le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main ordonna l’ouverture de l’audience en jugement dans le procès du requérant. Cette procédure est apparemment toujours pendante.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le code de procédure pénale

24. En vertu de l’article 155 § 1 du code de procédure pénale, les enquêtes pénales et les décisions y afférentes ne concernent que les accusés et les charges retenues contre eux. L’article 264 § 1 dispose que le jugement rendu en matière pénale doit porter sur l’infraction telle qu’énoncée dans l’acte d’accusation et explicitée à l’issue des débats.

25. L’article 250 dispose que lorsque, en matière pénale, la preuve repose sur la perception par une personne des faits en question, celle-ci doit être entendue pendant l’audience en jugement. L’audition ne peut être remplacée ni par la lecture du procès-verbal établi lors d’une audition antérieure du témoin ni par une déclaration écrite faite par celui-ci.

26. En vertu de l’article 337 du code de procédure pénale, un jugement en matière pénale ne peut faire l’objet d’un pourvoi (Revision) que pour violation de la loi sur laquelle il repose.

B. La loi sur la Cour constitutionnelle fédérale

27. Les dispositions pertinentes de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgerichtsgesetz) sont libellées comme suit :

Article 90

1) Toute personne affirmant que la puissance publique a porté atteinte à l’un de ses droits fondamentaux ou à l’un des droits énoncés dans la Loi fondamentale à l’alinéa 4 de son article 20, ainsi qu’à ses articles 33, 38, 101, 103 et 104 peut en saisir la Cour constitutionnelle fédérale.

2) Si des voies de recours sont admissibles contre la violation, le recours constitutionnel ne peut être introduit qu’après épuisement de chacune d’elles. Toutefois, la Cour constitutionnelle fédérale peut statuer immédiatement sur un recours constitutionnel avant l’épuisement de toute les voies de droit lorsque ce recours revêt une importance générale ou que le requérant subirait un préjudice important et inéluctable au cas où il serait d’abord tenu d’épuiser les autres voies de droit.

(...)

Article 93a

1) Le recours en inconstitutionnalité doit préalablement être déclaré recevable aux fins de la décision.

2) Il doit être déclaré recevable

a) s’il soulève une question constitutionnelle d’importance fondamentale,

b) si cela est souhaitable pour la protection des droits visés à l’article 90 § 1 ; tel peut être le cas lorsque le refus d’admission causerait au demandeur un préjudice particulièrement grave. »

C. Le principe de la présomption d’innocence

28. Selon la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale allemande (voir, par exemple, BVerfGE 74, 358, 370 et suiv. et 82, 106, 114 et suiv.), le principe selon lequel toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente tant que sa culpabilité n’aura pas été légalement établie découle du principe de la prééminence du droit, et sa teneur ainsi que sa portée doivent s’interpréter au regard de la Convention européenne des droits de l’homme et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Ce principe serait étroitement lié au droit pour l’accusé de se défendre dans le cadre d’un procès équitable. Il interdirait de prendre contre l’inculpé dont la culpabilité n’a pas préalablement été établie au cours d’une procédure régulière des mesures effectivement assimilables à une peine. Il exigerait par ailleurs que la culpabilité soit légalement établie avant que celle-ci puisse être prononcée contre l’intéressé. Un verdict de culpabilité ne serait donc légitime à ce titre que s’il intervient à l’issue de débats ayant atteint le stade du jugement.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

29. Le requérant soutient que les mentions, dans le jugement rendu le 17 septembre 2008 par le tribunal régional, de sa participation à l’infraction qu’il aurait commise conjointement avec les autres suspects s’analysent en une violation du principe de la présomption d’innocence consacré à l’article 6 § 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« (...)

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

(...) »

30. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

31. La Cour note d’emblée que les parties ne contestent pas que le requérant était « accusé d’une infraction » au sens de l’article 6 de la Convention.

32. Le Gouvernement argue toutefois de l’irrecevabilité de la requête car, selon lui, le requérant ne peut se prétendre victime d’une violation de la présomption d’innocence et n’a pas, qui plus est, épuisé toutes les voies de recours internes en la matière. Il plaide à titre subsidiaire la non-violation de l’article 6 § 2.

A. Sur la recevabilité

1. Sur le défaut allégué de qualité de « victime » du requérant

a) Le Gouvernement

33. Le Gouvernement assure que le requérant ne peut pas se prétendre victime, au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation du droit à la présomption d’innocence.

34. Le Gouvernement indique à cet égard qu’il découle de l’article 155 § 1 combiné avec l’article 264 § 1 du code de procédure pénale (voir « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessus) que toute décision ou tout verdict de culpabilité prononcé par les juridictions pénales ne concerne que les accusés et les infractions mentionnées dans l’acte d’accusation d’un procès donné. Il ajoute qu’en l’espèce, le jugement du tribunal régional a été rendu dans le cadre d’une procédure distincte dirigée contre les autres suspects et que partant, tout verdict de culpabilité ne valait que pour ceux-ci, ne visait pas le requérant et ne pouvait pas être retenu contre lui.

35. Le Gouvernement assure en outre que le jugement rendu par le tribunal régional ne liait ni les tribunaux ni le parquet pour toute procédure pénale pendante contre le requérant ou susceptible d’être ouverte contre lui à l’avenir. Selon le Gouvernement, le principe de la présomption d’innocence interdisait au tribunal chargé de conduire la procédure contre le requérant de préjuger de la culpabilité de celui-ci et en aucun cas une éventuelle condamnation à venir ne pouvait se fonder sur les mentions litigieuses figurant dans le jugement préalablement rendu à l’encontre des autres suspects. De l’avis du Gouvernement, la juridiction de jugement était au contraire tenue d’apprécier en toute impartialité tous les éléments disponibles communiqués par le parquet dans le procès du requérant. Dès lors, les passages litigieux du jugement rendu par le tribunal régional, qui étaient dépourvus de pertinence juridique dans le procès ultérieur du requérant, n’auraient affecté celui-ci que de manière indirecte et de facto à la suite, par exemple, de l’écho qu’a trouvé ce procès dans les médias.

36. Se ralliant sans réserve aux conclusions de la Cour constitutionnelle fédérale dans sa décision du 3 septembre 2009 (paragraphe 20 et suivants, ci-dessus), le Gouvernement argue que la présomption d’innocence ne protégeait pas le requérant des conséquences purement factuelles et indirectes d’un jugement rendu dans le procès pénal de tiers, qui ne se prononçait pas sur la culpabilité du requérant lui-même ou qui ne lui portait aucun préjudice assimilable à une condamnation ou à une peine.

b) Le requérant

37. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement et soutient que l’interprétation étroite que le Gouvernement et la Cour constitutionnelle fédérale donnent du principe de la présomption d’innocence va à l’encontre la jurisprudence de la Cour, qui établit que le champ d’application de l’article 6 § 2 ne se limite pas aux situations dans lesquelles une décision judiciaire formelle a statué sur la culpabilité d’une personne (il cite Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 37, série A no 62, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 35, série A no 308, et Borovský c. Slovaquie, no 24528/02, §§ 45 et suivants, 2 juin 2009).

38. Du point de vue du requérant, la règle de la présomption d’innocence peut se trouver méconnue lorsque des mentions contenues dans un jugement rendu à l’encontre de tiers et visant un suspect poursuivi séparément vont au-delà de la description nécessaire des faits et impliquent une appréciation de facto de la culpabilité dudit suspect. Le requérant reconnaît que les mentions et conclusions figurant dans le jugement rendu par le tribunal régional ne liaient pas juridiquement le parquet et le tribunal appelés à intervenir pendant toute enquête ou procédure pénale pendante ou susceptible d’être ouverte contre lui à l’avenir, mais précise qu’elles ont néanmoins créé un précédent factuel propre selon lui à produire des conséquences négatives significatives sur pareille enquête ou procédure et ont de plus conduit le public à voir en lui le chef d’une organisation criminelle mise en place à des fins d’escroquerie.

39. Le requérant estime que contrairement à ce que le Gouvernement dit dans ses observations et à ce que la Cour constitutionnelle a conclu dans sa décision du 3 septembre 2009, les mentions selon lui incriminantes contenues dans le jugement rendu par le tribunal régional ont directement porté atteinte à son droit à être présumé innocent et qu’il peut par conséquent se prétendre victime d’une violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

c) Appréciation de la Cour

40. Dans la présente affaire, il s’agit de savoir si la présomption d’innocence se trouve atteinte par la présence dans un jugement relatif à d’autres suspects poursuivis séparément de mentions qui ne produisent aucun effet juridiquement contraignant dans toute enquête ou procédure pénale pendante ou susceptible d’être ouverte contre le requérant à l’avenir. La Cour a pour tâche de rechercher si la situation telle qu’elle est établie en l’espèce a porté atteinte au droit du requérant garanti par l’article 6 § 2 de la Convention.

41. La Cour note tout d’abord que ni le libellé de l’article 6 § 2 ni les travaux préparatoires relatifs à cette disposition n’apportent d’éclaircissement à cet égard. Prenant appui sur sa jurisprudence pertinente, elle rappelle que la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1 (voir, entre autres, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 41, CEDH 2000‑X, Janosevic c. Suède, no 34619/97, § 96, CEDH 2002‑VII, et Yassar Hussain c. Royaume-Uni, no 8866/04, § 19, CEDH 2006‑III). Dans l’arrêt qu’elle a récemment rendu en l’affaire Allen c. Royaume-Uni ([GC], no 25424/09, CEDH 2013), la Grande Chambre a rappelé que, considérée comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal lui-même, « la présomption d’innocence impose des conditions concernant notamment (...) la formulation par le juge du fond ou toute autre autorité publique de déclarations prématurées quant à la culpabilité d’un prévenu » (Allen, précité, § 93). La Cour rappelle qu’elle a déjà dit à cet égard que l’article 6 § 2 visait à empêcher qu’il soit porté atteinte au droit à un procès pénal équitable par des déclarations néfastes étroitement liées à la procédure en question. Cet article interdit au tribunal d’exprimer lui-même prématurément l’opinion qu’une « personne accusée d’une infraction » est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie, mais cette interdiction vaut aussi pour les déclarations que font les autres agents de l’État au sujet des enquêtes pénales en cours et qui incitent le public à croire le suspect coupable et préjugent de l’appréciation des faits par l’autorité judiciaire compétente. Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le juge ou l’agent de l’État considère l’intéressé comme coupable (voir, entre autres, Minelli, précité, § 37, Allenet de Ribemont, précité, § 35, Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, § 49, CEDH 2002‑II (extraits), Lavents c. Lettonie, no 58442/00, §§ 125 et suiv., 28 novembre 2002, et Borovský, précité, §§ 45 et suiv., 2 juin 2009). La Cour a dit sur ce point que la présomption d’innocence pouvait se trouver méconnue par des commentaires néfastes relativement à la participation d’un suspect à la commission d’une infraction formulés par des agents de l’État à un moment où l’enquête judiciaire dirigée contre ledit suspect est en cours mais avant que celui-ci ait officiellement été inculpé de l’infraction en cause (Allenet de Ribemont, précité). Elle a en outre précisé que l’article 6 § 2 pouvait trouver à s’appliquer lorsqu’une décision judiciaire rendue à l’issue d’une procédure qui n’était pas directement dirigée contre le requérant en qualité d’« accusé » mais qui, néanmoins, concernait une procédure pénale en cours contre l’intéressé et était liée à cette procédure, impliquait une appréciation prématurée de sa culpabilité (Böhmer c. Allemagne, no 37568/97, § 67, 3 octobre 2002, et Diamantides c. Grèce (no 2), no 71563/01, § 35, 19 mai 2005).

42. Contrairement à ce qu’avance le Gouvernement, la Cour estime que l’expression prématurée de la culpabilité d’un suspect dans un jugement rendu à l’encontre de suspects poursuivis séparément peut aussi, en théorie, porter atteinte au principe de la présomption d’innocence, comme le soutient le requérant en l’espèce. Elle rappelle à ce titre que le but et l’objet de la Convention, instrument de protection des êtres humains, appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives. Elle a expressément indiqué que cet impératif s’appliquait également au droit consacré dans l’article 6 § 2 (voir, par exemple, Allenet de Ribemont, précité, § 35, Lavents, précité, § 126, et Allen, précité, § 92).

43. La Cour note à cet égard qu’au moment où le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main a prononcé le jugement relatif aux autres suspects, des enquêtes préliminaires avaient été ouvertes à l’encontre du requérant, soupçonné d’escroquerie en Allemagne et en Turquie, et qu’il était ainsi « accusé d’une infraction » au sens de l’article 6 § 2, alors même qu’il n’avait pas encore été formellement inculpé (Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 73, série A no 51, et Šubinski c. Slovénie, no 19611/04, § 62, 18 janvier 2007). Les passages pertinents du jugement concernaient sa participation au détournement des fonds envoyés par les donateurs, qui constituait également l’objet des enquêtes pénales ouvertes en parallèle contre lui, et avaient donc un lien direct avec ces procédures. La Cour estime que ces mentions, bien qu’elles ne puissent pas être retenues contre le requérant, ont pu produire un effet préjudiciable sur les procédures pendantes dirigées contre celui-ci de la même manière que l’expression prématurée de la culpabilité d’un suspect faite par une autre autorité publique en étroite relation avec une procédure pénale pendante (voir, en comparaison, Diamantides, précité, § 44). Elle estime pertinent de noter sur ce point que dans une situation comparable à celle de la présente espèce, un accusé poursuivi séparément, qui n’est donc pas partie à la procédure dirigée contre les autres accusés, se trouve ainsi privé de toute possibilité de contester les allégations l’impliquant dans l’infraction qui ont été formulées au cours la procédure en question.

44. Au regard de la nécessité de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la Cour conclut donc que la présomption d’innocence trouve à s’appliquer en l’espèce et que le requérant peut se prétendre victime d’une éventuelle atteinte à son droit à être présumé innocent.

2. Sur le non-épuisement allégué des voies de recours internes

a) Le Gouvernement

45. Le Gouvernement soutient par ailleurs que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes, comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention.

46. De l’avis du Gouvernement, le requérant aurait dû attendre l’issue de son propre procès et aurait alors pu faire appel d’une éventuelle condamnation en soutenant que la juridiction de jugement n’avait pas apprécié en toute indépendance les éléments à charge disponibles. Le Gouvernement avance que ce n’est qu’à l’issue d’un procès pénal conclu par une condamnation qu’il peut être déterminé si la motivation de la juridiction de jugement fait apparaître que celle-ci considérait à l’avance que le requérant était coupable, en violation du principe de la présomption d’innocence.

47. Le Gouvernement assure en outre que pour autant que le requérant se plaint de l’écho médiatique qu’a reçu le jugement du tribunal régional, surtout en Turquie, et même à supposer que la protection contre l’attention du public soit un élément constitutif du principe de la présomption d’innocence, on pouvait attendre du requérant qu’il épuisât les voies de droit civiles appropriées à cet égard. En tout état de cause, le Gouvernement ne saurait être tenu pour responsable des déclarations qui ont été faites dans les médias turcs.

b) Le requérant

48. Le requérant estime qu’en saisissant la Cour constitutionnelle fédérale pour se plaindre que les mentions litigieuses dans le jugement du tribunal régional avaient porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence, il a épuisé les voies de recours internes disponibles.

49. Il explique en outre que son grief est principalement tiré d’une violation du principe de la présomption d’innocence à raison desdites mentions figurant dans le jugement concernant les autres suspects et qu’à son avis, l’écho médiatique qu’a ultérieurement reçu ce jugement n’avait aucune conséquence déterminante sur un éventuel constat de violation de l’article 6 § 2. Il s’oppose par conséquent à la thèse du Gouvernement selon laquelle il aurait dû se plaindre devant les juridictions civiles de l’écho médiatique négatif qu’avait trouvé le jugement rendu par le tribunal régional.

c) Appréciation de la Cour

50. La Cour observe que le requérant s’est plaint devant la Cour constitutionnelle fédérale d’une violation de son droit à la présomption d’innocence résultant du jugement qu’avait rendu le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main, et que ce grief est le même que celui dont il l’a ultérieurement saisie. Elle note que rien ne permet d’établir – et que le Gouvernement n’a jamais prétendu – que le requérant avait à sa disposition une autre voie de recours interne qui lui aurait permis de se plaindre directement d’une violation de ses droits constitutionnels à raison d’un jugement rendu à l’encontre de tiers. La Cour souligne en outre que le 3 septembre 2009, la Cour constitutionnelle fédérale elle-même a écarté le grief soulevé par le requérant non pas pour non-épuisement des voies de recours internes, mais au motif qu’à son avis, la décision litigieuse n’avait pas directement affecté les intérêts légitimes du requérant. Elle est donc convaincue que le requérant a offert aux juridictions internes l’occasion de prévenir ou de redresser la violation alléguée de son droit protégé par la Convention avant de la saisir, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention (voir, entre autres, Slimani c. France, no 57671/00, § 38, CEDH 2004‑IX (extraits), et ASBL Église de scientologie c. Belgique (déc.), no 43075/08, § 26, 27 août 2013).

51. Ayant conclu qu’il pouvait y avoir atteinte au principe de la présomption d’innocence même en l’absence d’une reconnaissance formelle de la culpabilité d’un accusé (paragraphes 40-44 ci-dessus), la Cour rejette la thèse du Gouvernement selon laquelle le requérant aurait dû attendre l’issue de la procédure pénale dirigée contre lui avant d’alléguer une éventuelle violation de son droit à la présomption d’innocence. Elle estime que si pareille exception peut être retenue lorsqu’un requérant se plaint d’une violation des garanties procédurales consacrées dans l’article 6 §§ 1 et 3 dans le cadre du procès pénal lui-même, auquel cas elle aurait pour tâche d’examiner si la procédure a revêtu, dans son ensemble, un caractère équitable (voir, par exemple, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 84, CEDH 2010), rien n’interdit à un requérant d’alléguer une violation de son droit à la présomption d’innocence avant que son procès en cours ne trouve sa conclusion.

52. La Cour ne partage pas non plus l’avis du Gouvernement lorsque celui-ci assure que le requérant aurait dû exercer les voies de droit civiles disponibles pour se plaindre de l’écho médiatique qu’avait reçu le jugement rendu par le tribunal régional. La Cour note que l’objet de pareille action civile aurait différé de celui de la présente requête telle qu’elle est présentée par le requérant (paragraphe 49 ci-dessus), qui porte sur le point de savoir si les passages pertinents du jugement rendu par le tribunal régional ont porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence. Ces voies de droit n’auraient donc pas offert un recours effectif à cet égard (Shuvalov c. Estonie, nos 39820/08 et 14942/09, § 73, 29 mai 2012).

53. La Cour est donc convaincue que le requérant a épuisé les voies de recours internes disponibles, comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention.

3. Conclusion

54. Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette les exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement. Par ailleurs, elle estime que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle déclare par conséquent la requête recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

55. De l’avis du requérant, les mentions incriminantes contenues dans le jugement rendu par le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main visant les autres suspects qui avaient été poursuivis séparément indiquent clairement que le tribunal le considérait coupable de l’infraction alléguée. Il dit avoir été décrit comme l’un des principaux instigateurs de l’infraction sans avoir eu la possibilité d’apporter des commentaires aux accusations formulées à son encontre. Selon lui, non seulement ce jugement a établi un précédent factuel pour la suite de la procédure le concernant en Allemagne et en Turquie mais il a en outre amené le public à voir en lui le chef d’une organisation criminelle créée à des fins d’escroquerie.

56. Le requérant concède qu’en matière pénale, les mentions dans les jugements de la participation d’autres suspects poursuivis séparément sont parfois nécessaires aux fins d’établir les circonstances d’une affaire impliquant plusieurs suspects et de statuer sur la contribution de chacun à la commission d’une infraction. Il estime que ces mentions devraient toutefois se borner à décrire un état de suspicion concernant l’implication de suspects poursuivis séparément et non être assimilables à une reconnaissance de leur culpabilité.

57. Le requérant dit que le jugement rendu par le tribunal régional non seulement statuait sur la culpabilité des accusés mais comportait aussi des mentions relatives à sa propre responsabilité pénale qui allaient plus loin qu’une simple description d’un état de suspicion. La motivation de ce jugement ne se serait pas cantonnée à une description neutre de la participation alléguée du requérant à l’infraction : elle aurait également évoqué ses mobiles, ses intentions et d’autres éléments subjectifs à l’origine de son implication dans les événements en cause. De plus, le tribunal régional aurait utilisé des expressions et des termes juridiques qui impliquaient clairement que la participation du requérant répondait en droit pénal à la qualification d’escroquerie, et que cette escroquerie aurait été commise conjointement avec les accusés.

58. Considérées dans leur ensemble, les mentions litigieuses dans la motivation du jugement s’analysaient donc selon le requérant en un constat de sa culpabilité et en une atteinte à son droit à la présomption d’innocence.

b) Le Gouvernement

59. Le Gouvernement avance que dans la mesure où il existait selon lui un lien factuel entre les accusations dirigées contre les autres suspects et le rôle joué par le requérant dans les événements à l’origine de leur condamnation, il était indispensable de faire mention de la participation de l’intéressé à l’infraction afin de statuer sur la contribution de chaque accusé à la commission de l’infraction et, partant, de statuer sur leur culpabilité respective ainsi que sur les peines correspondantes. Selon le Gouvernement, il s’agit là de la méthode habituellement appliquée par les juridictions pénales dans les procédures complexes mettant en cause plusieurs suspects, dans lesquelles il n’est presque jamais possible de conduire et de faire aboutir la procédure simultanément pour tous les accusés. Il précise que par exemple, lorsqu’il s’agit de statuer sur la culpabilité de suspects qui sont accusés dans le cadre de procédures distinctes d’être les instigateurs ou les complices (Anstifter oder Gehilfen) d’une infraction, la juridiction de jugement est tenue d’établir que l’infraction elle-même a bien été commise ; une simple supposition ne suffit pas à cet égard selon lui. Le Gouvernement ajoute que cette méthode est de plus conforme au principe, qui constitue un élément essentiel de la prééminence du droit, selon lequel une procédure pénale doit être menée avec célérité, en particulier lorsque l’accusé est placé en détention provisoire, comme c’était le cas des autres suspects en l’espèce.

60. Le Gouvernement assure en outre que les mentions du requérant qui figuraient dans le jugement rendu par le tribunal régional concernaient principalement les fonctions qui étaient les siennes au sein des diverses entreprises et associations impliquées dans l’organisation et la dissimulation de l’infraction en cause. Il assure que ces mentions se bornaient à décrire les faits de manière neutre et n’établissaient aucun lien avec la responsabilité pénale du requérant. Nulle part la motivation énoncée par le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main n’aurait donné l’impression que le requérant, dont il était précisé dans l’intégralité du jugement qu’il était « poursuivi séparément », était présumé coupable d’avoir commis une infraction particulière.

61. Ces constats seraient d’autant plus évidents lorsque l’on tient compte du fait que la procédure devant le tribunal régional n’était pas dirigée contre le requérant et n’imposait donc pas de statuer sur sa responsabilité pénale. Le jugement du tribunal régional n’aurait pas produit d’effet contraignant sur la procédure pénale pendante dirigée contre le requérant ni sur toute autre procédure à venir à laquelle il pourrait devenir partie, et n’aurait donc pas eu d’effet préjudiciable à cet égard. Seul le procès du requérant pourrait déboucher sur une éventuelle reconnaissance de sa culpabilité et lui permettrait également de contester les faits à la base du jugement rendu auparavant par le tribunal régional à l’encontre des autres suspects. C’est pourquoi il n’aurait pas non plus été nécessaire d’entendre le requérant dans le procès des autres suspects.

62. Enfin, en précisant dans les remarques introductives au jugement publié sur Internet le 25 novembre 2008 que toutes mentions et conclusions relatives à des suspects poursuivis séparément ne produisaient aucun effet contraignant et que les suspects bénéficiaient toujours de la présomption d’innocence, les autorités nationales auraient veillé à ce que le requérant ne fût pas prématurément perçu comme coupable par le public.

2. Appréciation de la Cour

63. S’appuyant sur son interprétation du champ d’application de l’article 6 § 2 telle qu’énoncée aux paragraphes 40-44 ci-dessus, la Cour rappelle que le principe de la présomption d’innocence se trouve méconnu si une décision judiciaire ou encore une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie. Une distinction fondamentale doit être établie entre, d’une part, une déclaration selon laquelle une personne est simplement soupçonnée d’avoir commis une infraction et, d’autre part, une déclaration claire, faite en l’absence de condamnation définitive, selon laquelle la personne a commis l’infraction en question. À cet égard, la Cour a souligné l’importance du choix des termes par les agents publics dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction (Daktaras, précité, § 41, Böhmer, précité, §§ 54 et 56, Nešťák c. Slovaquie, no 65559/01, §§ 88 et 89, 27 février 2007, Khoujine et autres c. Russie, no 13470/02, § 94, 23 octobre 2008, et Borovský, précité, §§ 45 et suivants). Si le choix des mots revêt une importance déterminante en la matière, la Cour précise de plus que le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché à l’aune des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (Daktaras, précité, § 43, Y.B. et autres c. Turquie, nos 48173/99 et 48319/99, § 44, 28 octobre 2004, A.L. c. Allemagne, no 72758/01, § 31, 28 avril 2005, et Allen, précité, §§ 125 et 126). Cela étant, lorsque l’on tient compte de la nature et du contexte de la procédure en question, même l’usage de termes malencontreux peut ne pas être déterminant (Allen, précité, § 126).

64. La Cour admet l’argument avancé par le Gouvernement selon lequel, dans les procédures pénales complexes où sont mis en cause plusieurs suspects ne pouvant être jugés ensemble, il arrive que la juridiction de jugement doive impérativement, pour apprécier la culpabilité des prévenus, faire mention de la participation de tiers qui seront peut-être jugés séparément ensuite. Les juridictions pénales sont tenues d’établir les faits de la cause qu’il faut retenir pour que l’analyse de la responsabilité juridique du prévenu soit aussi exacte et précise que possible et elles ne peuvent présenter des faits établis comme s’il s’agissait de simples allégations ou de soupçons. Il en va de même des faits relatifs à l’implication de tiers. Cependant, si pareils faits doivent être introduits, le juge devrait éviter de communiquer plus d’informations qu’il n’est nécessaire à l’analyse de la responsabilité juridique des personnes passant en jugement devant lui.

65. S’agissant des circonstances de l’espèce, la Cour observe tout d’abord que les règles de droit allemand indiquent clairement qu’aucune conclusion sur la culpabilité d’une personne ne saurait être tirée d’une procédure pénale à laquelle ladite personne n’a pas participé. Les mentions litigieuses dans le jugement rendu par le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main doivent être appréciées à l’aune de ces éléments (voir, mutatis mutandis, Allen, précité, § 125). Néanmoins, la Cour doit également rechercher si le libellé de la motivation de la juridiction pénale en l’espèce était de nature à faire naître des interrogations sur l’existence d’un jugement prématuré potentiel relativement à la culpabilité du requérant, et donc à compromettre l’examen équitable des charges retenues contre celui-ci dans le contexte d’une procédure distincte en Allemagne et/ou en Turquie.

66. En l’espèce, le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main a été appelé à apprécier, entre autres, dans quelle mesure G. avait, comme celui-ci l’affirmait lui-même, décidé seul de l’utilisation des fonds envoyés par les donateurs sans avoir consulté le moindre interlocuteur en Turquie, ou dans quelle mesure G. avait été intégré à la hiérarchie d’une organisation criminelle dirigée depuis la Turquie, comme l’avançaient les témoins et les autres suspects. Pour trancher cette question, il a dû déterminer qui avait formé le projet de détourner l’argent des dons et, sur cette base, qui avait donné quelles instructions à qui. La Cour reconnaît que dans ces conditions, il était contraint de mentionner le rôle concret ainsi que les intentions qui avaient été ceux de toutes les personnes qui avaient agi en coulisse depuis la Turquie, notamment le requérant.

67. La Cour doit également rechercher si le tribunal pénal a indiqué avec suffisamment de clarté qu’il ne cherchait pas parallèlement et implicitement à établir la culpabilité du requérant.

68. En ce qui concerne la déclaration faite par le président de la chambre qui a prononcé la décision du tribunal le 17 septembre 2008, la Cour souligne qu’elle n’en a pas reçu le libellé exact. Le requérant se contente de faire référence à un article de journal publié sur Internet le 18 septembre 2008. Il dit lui-même qu’il considérait que l’écho médiatique qu’avait ultérieurement reçu ce jugement n’avait aucune conséquence déterminante sur un éventuel constat de violation de l’article 6 § 2 (paragraphe 49 ci-dessus). Sur le fondement des éléments dont elle dispose, la Cour ne peut donc pas conclure que le président de la chambre du tribunal a fait des déclarations qui méconnaissaient la présomption de l’innocence du requérant. En tout état de cause, ces déclarations ont été remplacées par la version écrite du jugement, qui a été communiquée un peu plus tard.

69. Il est vrai que le tribunal a utilisé le nom complet du requérant dans la version écrite du jugement envoyée aux accusés, alors qu’il a recouru à des initiales dans la version du jugement publiée sur Internet le 25 novembre 2008. La Cour ne considère pas pour autant que l’utilisation d’initiales dans la version officielle fût nécessaire pour éviter que de mauvaises conclusions ne fussent tirées. Il importe davantage de noter qu’en faisant suivre tout au long du jugement chaque mention du requérant de l’expression « poursuivi séparément », le tribunal a mis en évidence le fait qu’il n’était pas appelé à statuer sur la culpabilité du requérant mais que, conformément aux règles de procédure pénale internes, il avait pour seul souci d’apprécier la responsabilité pénale des accusés dans les limites de la procédure en question. L’analyse juridique exposée dans la partie III du jugement fait allusion aux « personnes qui agissaient en coulisse » et ne contient aucune mention susceptible d’être comprise comme une appréciation de la culpabilité du requérant.

70. La Cour observe enfin que les remarques introductives au jugement publié sur Internet ainsi que la décision rendue par la Cour constitutionnelle fédérale le 3 septembre 2009 portant rejet du recours constitutionnel du requérant précisaient qu’il serait contraire au principe de la présomption d’innocence d’imputer une quelconque responsabilité au requérant et que son éventuelle participation à l’infraction devrait être appréciée lorsqu’il passerait en jugement. La Cour est donc convaincue que, dans le cadre d’un jugement portant sur plusieurs suspects qui n’étaient pas tous présents, les juridictions nationales ont évité autant que possible de donner l’impression qu’elles préjugeaient de la culpabilité du requérant. Rien dans le jugement rendu par le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main n’est de nature à empêcher le requérant de bénéficier d’un procès équitable dans les procédures où il est mis en cause.

71. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que les mentions litigieuses dans la motivation du jugement rendu par le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main le 17 septembre 2008 n’ont pas méconnu le principe de la présomption d’innocence. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 27 février 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement de la Cour, l’exposé de l’opinion séparée commune aux juges Villiger et Yudkivska.

M.V.

C.W.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES
VILLIGER ET YUDKIVSKA

Traduction

Nous sommes au regret de ne pouvoir nous rallier à la conclusion adoptée par la majorité. Nous estimons en effet que les mentions litigieuses figurant dans la motivation du jugement rendu par le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main le 17 septembre 2008 ont bel et bien porté atteinte au droit du requérant à la présomption d’innocence.

À l’instar de la majorité, nous reconnaissons que dans les procédures pénales complexes où sont mis en cause plusieurs suspects qui ne peuvent être jugés ensemble, le juge doit parfois impérativement, aux fins d’apprécier la culpabilité des prévenus, faire mention de la participation à la commission de l’infraction d’autres suspects poursuivis séparément. Le requérant lui-même concède que pareilles mentions sont nécessaires à l’établissement des circonstances d’une affaire impliquant plusieurs accusés et lorsqu’il s’agit de statuer sur la contribution respective de ceux-ci à la commission d’une infraction.

Nous admettons également que dans le cadre de la procédure en question, le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main n’a pas été appelé à statuer sur la culpabilité du requérant et que sa compétence, conformément aux dispositions du code de procédure pénale allemand, se limitait à une appréciation de la responsabilité pénale des accusés qui étaient spécifiquement jugés dans le procès conduit par lui.

Or, à notre avis, ces considérations ne sont pas suffisantes pour permettre de conclure que les mentions litigieuses de la contribution du requérant à l’infraction en question n’ont pas méconnu le principe de la présomption d’innocence, qui est l’un des principes fondamentaux consacrés par la Convention.

À cet égard, nous nous appuyons sur la jurisprudence de la Cour selon laquelle, aux fins de déterminer si une décision judiciaire ou une déclaration d’un agent public s’analyse en un jugement prématuré de la culpabilité d’une personne, il convient d’opérer une distinction fondamentale entre une mention indiquant que quelqu’un est simplement soupçonné d’avoir commis une infraction, d’une part, et une déclaration claire, en l’absence d’une condamnation définitive, indiquant qu’un individu a commis l’infraction en question. Si le choix des termes par les agents publics revêt une importance cruciale à cet égard (voir, entre autres, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 41, CEDH 2000‑X), la Cour a souligné dans l’arrêt qu’elle a récemment rendu en l’affaire Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, CEDH 2013) que lorsque l’on tient compte de la nature et du contexte de la procédure en question, même l’usage de termes malencontreux peut ne pas être déterminant (ibidem, § 126).

La présomption d’innocence implique que seul un tribunal peut donner une qualification morale et juridique aux actes d’un prévenu, et uniquement dans le cadre d’une procédure judiciaire contradictoire. Or, en l’espèce, dans le cadre du procès des autres suspects, le tribunal a analysé et qualifié juridiquement les actes du requérant. Contrairement à la majorité, nous considérons que les mentions de la participation du requérant à l’infraction commise en bande organisée et que les mots employés par le tribunal régional à cet égard, même lorsqu’ils sont replacés dans le contexte de cette procédure particulière, s’analysent en un jugement prématuré de la culpabilité du requérant.

Non seulement le jugement du tribunal régional cite intégralement le nom et les prénoms du requérant à de nombreuses reprises, mais il résulte à l’évidence de ces mentions, lorsqu’elles sont lues en conjonction avec les passages décrivant la contribution des autres auteurs opérant depuis l’étranger, que « les personnes agissant en coulisse » depuis la Turquie tiraient les ficelles de cette entreprise criminelle et que le requérant avait joué « un rôle prépondérant » à cet égard.

Ainsi, au cours du procès distinct des autres suspects, le tribunal régional a établi l’actus reus à l’égard du requérant alors que sa seule tâche dans ce procès consistait à rechercher si les autres suspects avaient commis une infraction. Il est vrai que ces éléments sont dans une certaine mesure liés et interdépendants, et que des mentions d’une procédure à l’autre sont inévitables, comme indiqué ci-dessus. Cependant, de manière à définir les limites, établies par les preuves, des actes des autres suspects, nul n’était besoin pour le tribunal de déterminer avec précision le rôle joué par le requérant ; il lui aurait suffi de faire mention d’un rôle allégué tenu par la personne qui était poursuivie séparément.

À cet égard, nous souhaiterions souligner que le tribunal régional a mentionné dans le jugement que les circonstances de l’espèce (Sachverhalt), y compris le rôle joué par le requérant, « [avaient] été établies » (steht fest) sur la base des éléments de preuve disponibles (p. 22 du jugement du tribunal régional). On ne saurait être plus clair !

Compte tenu de ces éléments, nous estimons que les passages pertinents dans la motivation du jugement ne se limitaient pas à une simple description d’un état de suspicion à l’égard du requérant, et qu’ils allaient par conséquent au-delà de ce qui était nécessaire pour établir la culpabilité des accusés. Ces passages impliquaient au contraire que le tribunal régional avait jugé établi que le requérant était l’un des principaux auteurs ayant pris part à l’entreprise criminelle conjointe, préjugeant ainsi de l’issue du procès pénal lors duquel celui-ci serait jugé par la suite. Les mentions considérées dans leur ensemble n’ont pu qu’inciter le public à percevoir le requérant comme le chef d’une organisation criminelle établie à des fins d’escroquerie, et ce alors même qu’il n’était pas partie au procès pénal en question.

À notre avis, la qualification, dans la motivation du jugement, de la situation du requérant, qui était présenté comme étant « poursuivi séparément » ne constitue pas une réserve suffisante à cet égard, pas plus que les remarques introductives au jugement ultérieurement publié sur Internet n’ont pu neutraliser l’effet préjudiciable produit par la motivation du jugement.

Nous concluons par conséquent que les passages pertinents du jugement du tribunal régional de Francfort considérés ensemble et envisagés comme un tout ont porté atteinte au droit du requérant à la présomption d’innocence et qu’il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-141669
Date de la décision : 27/02/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6-2 - Présomption d'innocence)

Parties
Demandeurs : KARAMAN
Défendeurs : ALLEMAGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ISFEN O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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