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25/02/2014 | CEDH | N°001-141176

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALİCAN DEMİR c. TURQUIE, 2014, 001-141176


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALİCAN DEMİR c. TURQUIE

(Requête no 41444/09)

ARRÊT

STRASBOURG

25 février 2014

DÉFINITIF

25/05/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Alican Demir c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Kelle

r,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 février 2014,

Rend ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALİCAN DEMİR c. TURQUIE

(Requête no 41444/09)

ARRÊT

STRASBOURG

25 février 2014

DÉFINITIF

25/05/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Alican Demir c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 février 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41444/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Alican Demir (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 juillet 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me S. Çetinkaya, avocat à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 4 juin 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1977 et réside à İzmir.

5. Le 19 mai 2004, il fut arrêté puis placé en garde à vue. Il était soupçonné d’appartenir à une organisation illégale armée et d’avoir fait partie d’un groupe qui avait commis des dégradations sur la voie publique après une manifestation et qui avait agressé un policier avant de lui dérober son arme de service. Il avait été identifié par la victime sur une photographie que les enquêteurs avaient présentée à celle-ci lors de son audition après les faits.

6. Lors d’une parade d’identification organisée le jour de l’arrestation, la victime désigna à nouveau le requérant comme étant l’un de ses agresseurs.

7. Lors de son interrogatoire qui eut lieu les 19 et 20 mai 2004, le requérant avoua l’agression et le vol. Il déclara en outre n’avoir pas réussi à revendre l’arme et l’avoir démontée puis jetée à la mer. Il reconnut également avoir détenu un sac contenant des explosifs pour le compte de l’organisation illégale en question. Ce dernier point fut corroboré par plusieurs dépositions d’autres individus soupçonnés d’appartenir à la même organisation.

8. Par la suite, l’avocat du requérant soutint que son client avait fait ces aveux sous l’effet d’un trouble psychologique passager.

9. À l’issue de sa garde à vue, le requérant fut placé en détention provisoire.

10. Le 26 mai 2004, il fut mis en accusation devant la cour de sûreté de l’État d’İzmir pour appartenance à une organisation illégale armée et pour vol avec violences.

11. Après la suppression de ces juridictions, l’affaire fut attribuée à la cour d’assises d’İzmir.

12. Le 29 décembre 2005, la cour d’assises d’İzmir reconnut le requérant coupable d’appartenance à une organisation illégale armée et le condamna à six ans et trois mois d’emprisonnement. Elle précisa que l’exécution de cette peine devait être soumise au régime relatif à la récidive. S’agissant du second chef d’accusation, elle prononça l’acquittement du requérant. Enfin, elle ordonna le maintien en détention de l’intéressé.

13. À l’issue de toutes les audiences tenues jusqu’à cette date, les juges, se fondant sur « la nature de l’infraction », « l’état des preuves » et « le risque de fuite », avaient décidé de ne pas remettre le requérant en liberté.

14. Le 10 juillet 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant contre sa condamnation. En revanche, elle cassa l’arrêt dans sa partie concernant l’acquittement.

15. Le 7 novembre 2007, le parquet général près la Cour de cassation déposa une demande de rectification d’arrêt, reprochant à la haute juridiction d’avoir omis de statuer sur le pourvoi concernant l’un des coaccusés du requérant.

16. Le 13 janvier 2009, le procureur général d’Urla, ville dans laquelle le requérant était détenu, adressa au parquet d’İzmir une lettre dans laquelle il précisait que l’intéressé devait bénéficier d’une mise en liberté conditionnelle le 24 janvier 2009. Il indiquait que, malgré une condamnation prononcée en décembre 2005, il apparaissait que l’affaire était toujours pendante devant la Cour de cassation. En conséquence, il demandait au parquet d’İzmir de s’enquérir auprès de la cour d’assises de la suite donnée à l’affaire.

17. Le 15 janvier 2009, l’administration pénitentiaire d’Urla informa la cour d’assises d’İzmir que le requérant n’était sous le coup d’aucune autre condamnation et qu’il devait bénéficier d’une mise en liberté conditionnelle à partir du 24 janvier 2009.

18. Par une lettre datée du 15 janvier 2009, le président de la cour d’assises d’İzmir transmit à la Cour de cassation les informations qui lui avaient été fournies au sujet de la mise en liberté conditionnelle du requérant.

19. L’ordonnance d’exécution de la peine (müddetname) établie à cette date par le parquet retient comme date de libération conditionnelle le 24 janvier 2009.

20. Le 24 janvier 2009, le requérant présenta, par l’entremise de son avocat, une demande de remise en liberté.

21. Par ailleurs, le requérant soutient avoir adressé par télécopie à la Cour de cassation, le 26 janvier 2009, une demande de traitement prioritaire.

22. Par un arrêt du 27 janvier 2009, la haute juridiction confirma la condamnation du coaccusé sur le pourvoi duquel elle avait omis de statuer. Elle précisa en outre qu’il y avait lieu de maintenir tel quel son arrêt du 10 juillet 2007.

23. Le 30 janvier 2009, la cour d’assises d’İzmir demanda au parquet près la Cour de cassation de lui transmettre l’arrêt d’urgence, par télécopie, indiquant que, le 24 janvier 2009, le requérant avait effectué la durée de détention requise pour pouvoir bénéficier d’une mise en liberté conditionnelle.

24. Le 6 février 2009, le président de la cour d’assises adressa une lettre au parquet d’İzmir en réponse aux demandes présentées par le parquet et par l’administration pénitentiaire d’Urla. Il indiquait que la juridiction avait pris bonne note de ce que le requérant avait accompli la durée de détention requise pour pouvoir bénéficier d’une mise en liberté conditionnelle, mais qu’aucune ordonnance de libération n’avait été prise à ce jour au motif que le dossier se trouvait toujours à la Cour de cassation. Il concluait qu’il y avait dès lors lieu d’attendre que la cour d’assises fût ressaisie de l’affaire.

25. Le 9 février 2009, l’avocat du requérant présenta une nouvelle demande de libération conditionnelle à la cour d’assises. Il indiquait que le requérant avait fini de purger sa peine le 24 janvier 2009, qu’il n’était sous le coup d’aucune autre condamnation et qu’il était par conséquent détenu depuis quinze jours en dehors de toute base légale. Il affirmait en outre qu’il ne faisait aucun doute que le requérant, après une détention de cinq ans, se tiendrait à la disposition de la justice s’il devait être jugé pour les accusations de vol avec violences.

26. Le 12 février 2009, la procédure reprit devant la cour d’assises d’İzmir au sujet des accusations de vol avec violences. À cette même date, à l’issue d’un examen sur dossier, les juges rendirent une ordonnance de maintien en détention provisoire du requérant, eu égard à la nature et à la gravité de l’infraction reprochée, et à la persistance du risque de fuite de l’intéressé.

27. Par une ordonnance du 13 février 2009, la cour d’assises accorda au requérant le bénéfice de la liberté conditionnelle rétroactivement au 24 janvier 2009, précisant qu’il avait à cette date purgé la durée requise de sa peine et qu’il avait fait preuve de bonne conduite durant son incarcération.

28. Lors de la première audience tenue après cassation le 30 avril 2009, la cour d’assises donna lecture de l’arrêt de cassation. Elle rappela que le requérant avait été condamné pour appartenance à une organisation illégale armée, que la sanction prononcée à cet égard était devenue définitive et que l’intéressé avait purgé sa peine. Elle indiqua que la période de détention provisoire qu’il avait subie avait été déduite de sa peine et qu’il était actuellement en détention provisoire exclusivement dans le cadre de la procédure relative aux accusations de vol avec violences.

29. La cour d’assises entendit ensuite les déclarations des parties. Le requérant déclara qu’il avait été détenu pendant une durée supérieure à celle de la peine prononcée pour appartenance à une organisation illégale armée.

Son avocat ajouta que l’ordonnance de détention incorporée à l’arrêt du 29 décembre 2005 concernait exclusivement l’infraction dont le requérant avait été reconnu coupable et qu’elle ne pouvait en aucun cas concerner les accusations de vol avec violences pour lesquelles son client avait bénéficié d’un acquittement. Dès lors, selon l’avocat, le surplus de détention subi par le requérant n’était pas couvert par ladite ordonnance.

30. Dans l’ordonnance rendue à l’issue de l’audience, la cour d’assises précisa en réponse aux arguments du requérant que l’ordonnance de maintien en détention en lien avec les accusations de vol avec violences n’avait jamais été levée.

31. Elle précisa par ailleurs que les périodes de détention antérieures au 24 janvier 2009 avaient été déduites de la peine prononcée le 29 décembre 2005. Prenant en compte la durée de la détention subie exclusivement en raison des accusations de vol avec violences, la nature de l’infraction reprochée et l’état des preuves, la cour d’assises considéra que le maintien de l’intéressé en détention provisoire s’imposait.

32. Lors des audiences du 23 juillet 2009 et du 15 octobre 2009, la juridiction de première instance prolongea la détention provisoire pour des motifs similaires.

33. Le 10 décembre 2009, elle reconnut le requérant coupable de vol avec violences. Elle le condamna à cinq ans d’emprisonnement sur le fondement des dispositions plus douces du nouveau code pénal. Considérant que la détention provisoire du requérant ne se justifiait plus, elle ordonna sa remise en liberté.

34. L’arrêt fut à nouveau censuré par la Cour de cassation le 1er avril 2013 et l’affaire fut renvoyée en première instance.

35. L’affaire est actuellement pendante devant la cour d’assises d’İzmir.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La libération conditionnelle pour bonne conduite

36. L’article 108 § 1 de la loi no 5275 du 13 décembre 2004 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives dispose que les récidivistes condamnés à titre définitif « peuvent » bénéficier d’une libération conditionnelle après avoir purgé les trois quarts de leur peine, à condition qu’ils aient fait preuve de « bonne conduite » durant leur détention.

37. L’article 89 de la même loi ainsi que l’article 133 du règlement no 2006/10218 du 20 mars 2006 relatif à l’administration des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines et des mesures préventives indique que le respect de la condition de « bonne conduite » est apprécié par le conseil administratif de l’établissement pénitentiaire où l’intéressé est détenu, après avis du conseil disciplinaire. Sont pris en compte à cet égard « le respect sincère des règles relatives à la protection de l’ordre et à la sécurité de l’établissement, la bonne foi dans l’usage des droits et la satisfaction à l’intégralité des obligations [des détenus] durant toute la période de détention ainsi que la capacité, acquise par le biais des programmes de réadaptation, à se réinsérer dans la société ».

38. L’article 134 du règlement précise les cas dans lesquels une infraction disciplinaire empêche l’administration de prendre une « décision de bonne conduite » (iyi hal kararı).

39. Les décisions prises par l’administration pénitentiaire, dont les décisions de bonne conduite, sont susceptibles de faire l’objet de recours devant le juge de l’exécution des peines.

40. Enfin, aux termes de l’article 107 § 11 de la loi no 5275 :

« Le rapport établi par l’administration pénitentiaire au sujet de la libération conditionnelle d’un condamné est transmis au tribunal ayant prononcé la condamnation ou, si l’intéressé est détenu dans un autre lieu, à un tribunal équivalent de ce lieu. Si le tribunal estime que le rapport est approprié, il ordonne la libération conditionnelle après examen sur pièce. Si le tribunal considère que le rapport n’est pas approprié, il en indique les motifs dans sa décision. Les décisions de refus peuvent l’objet d’un recours en opposition. »

B. L’indemnisation en cas de détention d’une durée supérieure à la durée de la condamnation

41. L’indemnisation en cas de détention d’une durée supérieure à la durée de la condamnation est prévue à l’article 141 § 1 f) du code de procédure pénale (CPP) en ces termes :

« 1) Toute personne

(...)

f) qui a été condamnée à une peine inférieure à la durée de la détention provisoire ou de la garde à vue qu’il a subie

(...)

peut demander à l’Etat une indemnisation pour tous les préjudices matériels et moraux subis. »

42. L’article 142 § 1 du CPP, relatif aux modalités de la demande d’indemnisation, dispose que :

« L’indemnisation peut être demandée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé de la décision sur le fond ou du jugement définitifs ou, en tout état de cause, dans un délai d’un an à compter de la date à laquelle la condamnation ou le jugement sont devenus définitifs. »

43. S’agissant de la jurisprudence relative au recours en cas de détention d’une durée supérieure à celle de la peine prononcée, le Gouvernement a présenté plusieurs arrêts de la Cour de cassation, dont deux arrêts de la 12e chambre pénale du 17 décembre 2012 (E. 2012/20277 – K. 2012/27572) et du 3 janvier 2013 (E. 2012/24083 – K. 2013/1).

44. L’arrêt du 17 décembre 2012 concernait un pourvoi formé contre un arrêt de la cour d’assises de Bakırköy accordant une indemnité pour durée excessive de détention sur le fondement de l’article 141 § 1 f) du CPP. Le demandeur avait été détenu pendant quatre ans, un mois et neuf jours (soit 1 499 jours) alors qu’il avait finalement été condamné à trois ans, dix mois et sept jours d’emprisonnement. La cour d’assises avait décidé d’indemniser le préjudice à hauteur de trois mois et deux jours, soit la différence entre le quantum de la peine prononcée et la durée de détention subie.

45. La Cour de cassation a constaté que le requérant avait effectivement été incarcéré trois mois et deux jours (soit 92 jours) de plus que la durée de la peine prononcée à son encontre. Elle a cependant considéré que la durée de la détention posant problème était bien plus élevée puisque, en vertu des dispositions concernant la libération conditionnelle de la loi relative à l’exécution des peines et eu égard à la bonne conduite de l’intéressé, la durée de la détention, une fois sa peine devenue définitive, aurait dû être de 559 jours. En d’autres termes, selon elle, le surplus de détention était non pas de 92, mais de 940 jours.

46. Pour la Cour de cassation, la question à trancher était celle de savoir dans quelle mesure le demandeur était fondé à réclamer une indemnisation au motif que, si la procédure s’était achevée plus tôt et que, partant, sa condamnation était devenue définitive plus tôt, il aurait été détenu moins longtemps qu’il ne l’avait été.

47. Le libellé de l’article 141 § 1 f) du CPP permettait seulement d’octroyer une indemnité pour la différence entre la durée de la détention subie et la durée de la peine prononcée sans prise en compte des dispositions relatives à la libération conditionnelle. Le texte, tel qu’il était formulé, n’envisageait pas la possibilité de demander réparation pour la durée de détention excédant celle que le demandeur aurait dû subir eu égard à la législation relative à l’exécution des peines et au bénéfice de la libération conditionnelle auquel il avait droit.

48. La Cour de cassation a dès lors conclu que l’arrêt déféré était conforme aux formulations du CPP, ajoutant que, néanmoins, cette disposition devait être lue à la lumière de l’article 19 de la Constitution (intitulé « Liberté et sécurité de la personne »), de la Convention européenne des droits de l’homme et de la jurisprudence de la Cour.

49. Elle a estimé que, en vertu de l’article 5 § 3 de la Convention, le demandeur aurait dû être jugé dans un délai raisonnable ou libéré en cours de procédure. Si tel avait été le cas, l’intéressé n’aurait pas subi les 940 jours de détention en question. Il avait dès lors subi un préjudice en violation de ses droits découlant de la Convention. Partant, la haute juridiction a conclu que celui-ci devait être indemnisé.

50. En conséquence, elle cassa l’arrêt déféré à sa censure.

51. L’arrêt de la Cour de cassation du 3 janvier 2013 concernait une affaire similaire dans laquelle la haute juridiction avait suivi un raisonnement strictement identique.

52. Dans ces deux affaires, les intéressés ont été libérés en 2007 et en 2008.

C. L’indemnisation en cas de durée excessive de détention

53. L’article 141 § 1 d) du code de procédure pénale prévoit la possibilité pour les personnes jugées alors qu’elles se trouvent en détention provisoire et n’ayant pas obtenu un jugement dans un délai raisonnable de demander réparation du préjudice subi. La disposition se lit comme suit :

« 1) (...) Toute personne

(...)

d) qui, même régulièrement placée en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, n’a pas été traduite dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et à l’égard de laquelle une décision sur le fond n’a pas été rendue dans un tel délai

(...)

peut demander à l’Etat une indemnisation pour tous les préjudices matériels et moraux subis. »

54. L’article 142 du CPP dispose que l’introduction de la demande de réparation requiert une décision définitive sur le fond de l’affaire.

EN DROIT

I. SUR L’EXCEPTION DU GOUVERNEMENT TIRÉE DE L’INVALIDITÉ DU POUVOIR DU REPRÉSENTANT DU REQUÉRANT

55. Le Gouvernement présente une exception préliminaire concernant l’ensemble de la requête. Il estime que la lettre de pouvoir n’a pas été valablement présentée à la Cour dans la mesure où elle aurait été signée uniquement par le requérant et non par son représentant. Il estime que la relation de représentation entre le requérant et celui qui prétend être son représentant n’est pas établie. Il invite la Cour à rejeter l’ensemble de la requête pour non-respect des articles 45 § 3 et 47 de son règlement.

56. Le Gouvernement invoque à l’appui de son argumentation la décision Post c. Pays-Bas ((déc.), no 21727/08, 20 janvier 2009) ainsi que certaines dispositions du règlement, dont l’article 45 qui se lit comme suit :

Article 45 – Signatures

« 1. Toute requête formulée en vertu des articles 33 ou 34 de la Convention doit être présentée par écrit et signée par le requérant ou son représentant.

2. Lorsque la requête est présentée par une organisation non gouvernementale ou par un groupe de particuliers, elle est signée par les personnes habilitées à représenter l’organisation ou le groupe. La chambre ou le comité concerné décident de toute question relative au point de savoir si les personnes qui ont signé une requête avaient compétence pour le faire.

3. Lorsqu’un requérant est représenté conformément à l’article 36 du présent règlement, son ou ses représentants doivent produire une procuration ou un pouvoir écrit. »

57. Le requérant ne se prononce pas sur ce point.

58. La Cour rappelle qu’il est essentiel que les représentants souhaitant introduire une requête devant elle démontrent avoir reçu des instructions spécifiques et explicites du requérant au nom duquel ils prétendent agir.

59. En l’espèce, elle note que, selon le Gouvernement, l’avocat du requérant n’a pas établi qu’il disposait d’un pouvoir et qu’il ne pouvait dès lors présenter de requête au nom de ce dernier.

60. Elle observe que Me Çetinkaya a bien signé le formulaire de requête présenté par lui et que la lettre de pouvoir accompagnant le formulaire et donnant pouvoir à Me Çetinkaya pour le représenter devant la Cour était signée exclusivement par le requérant.

61. Aux yeux de la Cour, la signature du requérant sur la lettre de pouvoir constitue la preuve que celui-ci a donné des instructions spécifiques et explicites à son avocat en vue de l’introduction d’une requête. Il n’existe aucun élément donnant à penser que la requête soumise devant la Cour ne résultait pas de l’exercice véritable et valable par le requérant du droit de recours individuel reconnu par l’article 34 de la Convention.

62. La lettre de pouvoir signée par le requérant au profit de son avocat distingue la présente espèce de la décision Post citée par le Gouvernement. En effet, dans cette dernière affaire, rien n’indiquait que la requête avait été introduite sur instruction du requérant dans la mesure où elle avait été présentée par un avocat qui ne disposait pas d’une lettre de pouvoir et qui n’avait pas été en mesure d’en produire une lorsque la Cour la lui avait réclamée.

63. En l’espèce, le fait que l’avocat a initialement omis de signer la lettre ne saurait aucunement signifier que le requérant n’entendait pas introduire de requête et n’a même aucune incidence sur cette question.

64. Pour la Cour, cette omission ne signifie pas non plus que l’avocat n’entendait pas représenter le requérant. En effet, en envoyant le formulaire de requête après l’avoir dûment signé comme représentant et accompagné de la lettre de pouvoir et de l’ensemble des documents nécessaires, en correspondant avec la Cour et en répondant aux observations du Gouvernement, l’avocat a implicitement mais nécessairement accepté le pouvoir que lui avait donné le requérant.

65. Au demeurant, lorsque l’omission lui a été signalée, il a présenté une lettre de pouvoir dûment signée par lui-même et par le requérant.

66. A la lumière de ces éléments, la Cour estime que la requête qui lui a été soumise résulte d’un exercice véritable et valable par le requérant du droit de recours individuel reconnu par l’article 34 de la Convention et que l’intéressé a été valablement représenté par Me Çetinkaya.

67. En conséquence, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

68. Le requérant soutient qu’il aurait dû bénéficier d’une libération conditionnelle le 24 janvier 2009 et que son maintien en détention après cette date a enfreint l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.

69. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

70. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il estime que le requérant aurait dû introduire un recours en indemnisation sur le fondement du code de procédure pénale en vue d’obtenir une réparation pécuniaire du préjudice subi en raison d’une détention d’une durée supérieure à celle de la peine qu’il aurait normalement dû purger.

71. Le requérant conteste l’effectivité du recours indiqué par le Gouvernement.

72. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. La finalité de cette règle est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant qu’elle-même n’en soit saisie (voir, parmi d’autres, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, § 15, CEDH 2002‑VIII, et, plus récemment, Simons c. Belgique (déc.), no 71407/10, § 23, 28 août 2012).

73. La Cour rappelle ensuite que l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit cependant que l’épuisement des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Un recours est effectif lorsqu’il est disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire lorsqu’il est accessible et susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs, et qu’il présente des perspectives raisonnables de succès. À cet égard, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation de recours internes (Turgut c. Turquie (déc.), no 4860/09, § 45, 26 mars 2013, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II, Sardinas Albo c. Italie (déc.), no 56271/00, CEDH 2004‑I, Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX, et, plus récemment, Alberto Eugénio da Conceição c. Portugal (déc.), no 74044/11, 29 mai 2012).

74. La Cour rappelle enfin que, en matière de privation de liberté, lorsqu’un requérant affirme avoir été détenu en méconnaissance du droit interne – donc en violation de l’article 5 § 1 de la Convention – et que la détention litigieuse a déjà pris fin, une action en réparation, susceptible d’aboutir à une reconnaissance de la violation alléguée et à l’attribution d’une indemnisation, est en principe un recours effectif qui doit être exercé s’il a été dûment établi qu’il était utilisable en pratique (Rahmani et Dineva c. Bulgarie, no 20116/08, § 66, 10 mai 2012, et Gavril Yossifov c. Bulgarie, no [74012/01](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2274012/01%22%5D%7D), § 41 et les références qui y sont citées, 6 novembre 2008).

75. En l’espèce la Cour observe que le requérant a été condamné le 29 décembre 2005 à une peine d’emprisonnement de six ans et trois mois. Eu égard à la législation relative à l’exécution des peines, une fois la condamnation devenue définitive, il devait bénéficier d’une mesure de mise en liberté conditionnelle le 24 janvier 2009. La condamnation est devenue définitive le 10 juillet 2007. Cependant, la Cour de cassation étant restée saisie de l’affaire – en raison d’un point qui ne concernait pas la condamnation du requérant –, la juridiction de première instance n’a pas accordé à l’intéressé la libération conditionnelle au 24 janvier 2009, mais seulement à une date ultérieure, à savoir le 13 février 2009. Le grief du requérant porte ainsi sur son maintien en détention du 24 janvier au 12 février 2009, maintien qui avait pour cause, à ses dires, l’octroi tardif de la libération conditionnelle à laquelle il avait droit.

76. Dès lors, la question que la Cour doit trancher est celle de savoir s’il existait pour ce grief un recours disponible et adéquat.

77. La Cour observe qu’il ressort des arrêts produits à titre d’exemple par le Gouvernement que l’article 141 § 1 f) du code de procédure pénale, tel qu’interprété par la Cour de cassation à la lumière de la Constitution turque et de la Convention, ouvre droit à réparation pécuniaire à toute personne privée de sa liberté pendant une durée supérieure à celle de la sanction qu’il aurait dû subir selon la législation relative à l’exécution des peines et compte tenu du bénéfice de la libération conditionnelle auquel elle a droit (paragraphes 44 à 51 ci-dessus).

78. La Cour relève qu’il s’agit précisément de la situation qui était celle du requérant et dont celui-ci se plaint devant elle. Ce recours est donc adéquat en ce qu’il permet de faire reconnaître une atteinte au droit à la liberté et à la sûreté et d’obtenir une indemnité.

79. Toutefois, la Cour observe que ce recours n’a été que récemment ouvert par la Cour de cassation. En effet, les arrêts pertinents en l’espèce de la haute juridiction datent de 2012 et de 2013 et sont postérieurs à l’introduction de la présente requête.

80. À l’époque des faits, ainsi que l’a rappelé la Cour de cassation dans son arrêt du 17 décembre 2012 (paragraphe 47 ci-dessus), ni la lettre de cette disposition ni l’interprétation qui en était faite par les tribunaux ne permettaient au requérant d’obtenir réparation pour la période de détention excédant celle qu’il aurait dû subir compte tenu de la libération conditionnelle.

81. En d’autres termes, si le recours fondé sur la disposition en question est devenu effectif, rien ne permet d’affirmer qu’il l’était lors de l’introduction de la requête. L’on ne peut dès lors reprocher au requérant de ne pas l’avoir préalablement exercé.

82. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.

Constatant que le grief du requérant ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité et qu’il n’est pas manifestement mal fondé, la Cour le déclare recevable et déclare le grief recevable.

B. Sur le fond

83. Le requérant estime avoir été détenu plus longtemps qu’il aurait dû l’être. Il allègue qu’il aurait dû être libéré le 24 janvier 2009, date à laquelle il aurait dû, selon lui, bénéficier de la libération conditionnelle, et que la détention qu’il a subie après cette date était illégale.

84. Le Gouvernement soutient que la réunion des conditions nécessaires à l’admission d’un condamné au bénéfice de la liberté conditionnelle ne donne pas automatiquement lieu à une remise en liberté et que la libération nécessite dans tous les cas une décision judiciaire. Il indique que la loi n’envisage pas l’intervention judiciaire comme une simple formalité, mais qu’elle accorde au juge un véritable pouvoir discrétionnaire. Il rappelle qu’en vertu de l’article 107 § 11 de la loi no 5275 la libération n’est ordonné que si le juge estime que le rapport de l’administration pénitentiaire est approprié. En outre, il précise que les termes « peut bénéficier » employés par l’article 108 § 1 c) renvoient nécessairement à ce pouvoir discrétionnaire.

85. Se référant aux arrêts Grava c. Italie (no 43522/98, 10 juillet 2003), Pilla c. Italie (no 64088/00, 2 mars 2006) et Şahin Karataş c. Turquie (no 16110/03, 17 juin 2008), le Gouvernement estime que, eu égard au pouvoir discrétionnaire dont jouirait le juge il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

86. La Cour observe que la privation de liberté à laquelle le requérant a été soumis jusqu’au 24 janvier 2009, date à partir de laquelle il était éligible à une libération conditionnelle, s’analyse en la détention régulière d’une personne après condamnation par un tribunal compétent au sens de l’article 5 § 1 a) de la Convention. Quant à la détention provisoire subie après le 12 février 2009, celle-ci relève de l’article 5 § 3 c). La période de détention qui fera l’objet de l’examen de la Cour est donc celle subie entre ces deux dates.

87. La Cour relève qu’au courant du mois de janvier 2009 l’administration pénitentiaire et le parquet ont fait savoir à la cour d’assises que le requérant était éligible à la liberté conditionnelle le 24 janvier 2009. Cependant, la cour d’assises n’a statué sur cette question que le 13 février 2009, après avoir été ressaisie du fond de l’affaire.

88. Le grief du requérant porte précisément sur la durée excédentaire de détention découlant du retard pris par la cour d’assises pour statuer sur la demande de liberté conditionnelle.

89. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 5 § 1 a) de la Convention ne garantit pas, en tant que tel, à un condamné le droit de bénéficier d’une loi d’amnistie ni d’être mis d’une façon anticipée en liberté conditionnelle ou définitive (Mouesca c. France (déc.), no 52189/99, 18 octobre 2001, İrfan Kalan c. Turquie (déc.), no 73561/01, 2 octobre 2001, ou, plus récemment, Çelikkaya c. Turquie (déc.), no 34026/03, § 60, 1er juin 2010).

90. Toutefois, il pourrait en aller autrement lorsque les juridictions internes sont tenues, en l’absence de tout pouvoir discrétionnaire, d’appliquer une telle mesure à toute personne remplissant les conditions fixées par la loi pour en bénéficier (Del Rio Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 126, CEDH 2013, Hıdır Durmaz c. Turquie (no 2), no 26291/05, § 26, 12 juillet 2011). Ainsi, dans deux arrêts contre l’Italie (Grava, précité, §§ 31 à 46, et Pilla, précité, §§ 36 à 44,), la Cour a conclu à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention au motif que les décisions judiciaires définitives concernant les demandes de remise de peine des requérants étaient intervenues tardivement – après leur libération – et que les intéressés avaient purgé des peines supérieures à celles qu’ils auraient dû effectuer en cas d’octroi du bénéfice sollicité (pour une approche similaire voir Şahin Karataş (précité, §§ 29 à 38), dans lequel était également en cause un retard pris dans l’application d’une remise de peine).

91. La Cour observe qu’en droit turc la libération conditionnelle est subordonnée à la réunion de deux conditions : d’une part, l’intéressé doit avoir purgé une partie de sa peine et, d’autre part, il doit avoir fait preuve de « bonne conduite » durant son incarcération. Dès lors que les conditions requises sont réunies, les autorités sont tenues d’accorder la libération conditionnelle. Le rôle du juge se limite à la vérification de la réunion de ces conditions et, lorsque tel est le cas, il n’a pas la possibilité d’apprécier l’opportunité d’une libération. Il ne dispose donc pas d’un pouvoir discrétionnaire.

92. En l’espèce, il n’est pas contesté que les conditions requises étaient réunies à partir du 24 janvier 2009 (voir paragraphe 27 plus haut).

93. Or la décision judiciaire concernant la libération conditionnelle est intervenue le 13 février 2009, quand l’intéressé avait déjà purgé une peine supérieure à celle qu’il aurait purgée en cas d’octroi du bénéfice sollicité.

94. En conséquence, le requérant a subi une détention d’une durée supérieure à celle qu’il aurait dû subir eu égard au droit national et aux bénéfices auxquels il avait droit. Sur ce point, la Cour observe que la Cour de cassation adopte désormais en la matière une approche similaire (paragraphe 43 et suivants ci-dessus).

95. En conséquence, la Cour estime que le surplus d’emprisonnement en cause ne peut s’analyser en une détention régulière au sens de la Convention.

96. Dès lors, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

97. Le requérant soutient ne pas avoir disposé d’une voie de recours effective au sens de l’article 13 de la Convention, susceptible de remédier à la violation alléguée de l’article 5 § 1 de la Convention.

98. Le Gouvernement combat cette thèse.

99. La Cour estime que ce grief appelle un examen sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

A. Sur la recevabilité

100. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

101. Le Gouvernement indique que le requérant a présenté une demande de mise en liberté conditionnelle à la cour d’assises le 26 janvier 2009 et que cette dernière l’a transmise à la Cour de cassation, ce qui a, selon lui, accéléré l’examen du pourvoi. Il ajoute que la haute juridiction a rendu son arrêt dès le lendemain et renvoyé l’affaire en première instance. Il précise que le renvoi a permis à la cour d’assises qui se trouvait à nouveau saisie de l’affaire de statuer sur la demande du requérant, ce qu’elle a fait le 13 février 2009 en accordant à l’intéressé la libération sollicitée.

102. Le Gouvernement soutient que le requérant aurait eu la possibilité d’exercer un recours en cas de rejet de sa demande.

103. Il soutient enfin qu’il disposait d’un recours en indemnisation sur le fondement de l’article 141 du CPP.

104. Le requérant ne se prononce pas sur les arguments du Gouvernement.

105. La Cour rappelle que, en garantissant aux personnes arrêtées ou détenues un recours pour contester la régularité de leur privation de liberté, l’article 5 § 4 de la Convention consacre aussi le droit pour celles-ci, à la suite de l’institution d’une telle procédure, d’obtenir à bref délai une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention et mettant fin à leur privation de liberté si elle se révèle illégale (voir, par exemple, Musiał c. Pologne [GC], no 24557/94, § 43, CEDH 1999-II, et Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 68, CEDH 2000-III).

106. La Cour rappelle également que le respect du droit de toute personne, au regard de l’article 5 § 4 de la Convention, d’obtenir à bref délai une décision d’un tribunal sur la légalité de sa détention doit s’apprécier à la lumière des circonstances de chaque affaire (Sanchez-Reisse c. Suisse, 21 octobre 1986, § 55, série A no 107, et R.M.D. c. Suisse, 26 septembre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI). En particulier, il faut tenir compte du déroulement général de la procédure et de la mesure dans laquelle les retards sont imputables au comportement du requérant ou de ses conseils. En principe, cependant, puisque la liberté de l’individu est en jeu, l’État doit faire en sorte que la procédure se déroule dans le minimum de temps (Mayzit c. Russie, no 63378/00, § 49, 20 janvier 2005, et Rapacciolo c. Italie, no 76024/01, § 32, 9 mai 2005).

107. En l’espèce, la Cour observe que, d’après les éléments du dossier, la demande de mise en liberté conditionnelle a été présentée par le requérant le 24 janvier 2009 (voir paragraphe 23 ci-dessus), c’est-à-dire à la date à partir de laquelle l’intéressé pouvait prétendre au bénéfice de pareille mesure, et non pas le 26 janvier 2009, comme l’affirme le Gouvernement.

108. Le 13 février 2009, le requérant s’est vu accorder la mise en liberté conditionnelle sollicitée.

109. Compte tenu du délai de vingt jours qui s’est écoulé entre la demande de mise en liberté et l’ordonnance accordant la mesure sollicitée, la Cour considère que ladite demande n’a pas été examinée « à bref délai » comme le requiert l’article 5 § 4 (Bubullima c. Grèce, no 41533/08, § 31, 28 octobre 2010, affaire dans laquelle la Cour a jugé qu’un délai de quatorze jours ne satisfaisait pas aux exigences de cet article). De surcroît, la Cour n’aperçoit aucun motif susceptible en l’espèce de justifier un tel délai.

110. S’agissant du recours fondé sur l’article 141 du CPP, indiqué par le Gouvernement, la Cour observe qu’il est effectif, au sens de l’article 35 de la Convention, dans les cas où la situation considérée comme contraire à la Convention a pris fin.

111. Elle rappelle néanmoins que le recours exigé par l’article 5 § 4 doit permettre d’obtenir à bref délai une décision judiciaire mettant fin à la privation de liberté si celle-ci est illégale. Or, cela n’est manifestement pas le cas du recours mentionné par le Gouvernement, qui est de nature purement indemnitaire et qui ne permet pas de mettre fin à bref délai à une privation de liberté.

112. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

113. Le requérant se plaint également de la durée de sa détention. Il invoque à l’appui de son grief l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

114. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

115. Le Gouvernement considère que le requérant a connu deux périodes de détention provisoire indépendantes l’une de l’autre. La première aurait commencé le 19 mai 2004 avec l’arrestation du requérant et se serait achevée le 29 décembre 2005 avec sa condamnation par la cour d’assises d’İzmir. Quant à la seconde, elle s’étendrait du 12 février 2009, date de l’ordonnance de maintien en détention dans le cadre des accusations de vol avec violences, au 10 décembre 2009, date de la remise en liberté de l’intéressé.

116. Le Gouvernement déduit de l’arrêt rendu dans l’affaire Idalov c. Russie ([GC], no 5826/03, §§ 112 à 135, 22 mai 2012) qu’il y a lieu d’examiner séparément les deux périodes de détention provisoire en question, notamment au regard de l’obligation de respect du délai de six mois.

117. Sous cet angle, il estime que le grief devrait être déclaré irrecevable pour non-respect de cette règle en ce qui concerne la première période.

118. Par ailleurs, il soutient que le recours indemnitaire ouvert par l’article 141 du CPP constitue une voie de recours efficace étant donné que la détention du requérant a pris fin. À cet égard, il s’appuie notamment sur la décision rendue en l’affaire Demir c. Turquie (arrêt précité) et invite la Cour à déclarer le grief irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

119. Le requérant combat les arguments du Gouvernement.

120. S’agissant tout d’abord de l’exception tirée de la règle de l’épuisement préalable des voies de recours internes, la Cour observe que l’exercice du recours mentionné par le Gouvernement requiert une décision définitive sur le fond de l’affaire (paragraphe 54 ci-dessus et Demir, précité, §§ 25-27). Or, en l’espèce, la procédure dans le cadre de laquelle le requérant a été détenu est toujours pendante. Partant, la Cour estime que cette exception du Gouvernement n’est pas fondée.

121. S’agissant ensuite de l’autre exception soulevée par le Gouvernement, la Cour rappelle que, dans l’arrêt Idalov cité par le Gouvernement, elle a examiné l’application de la règle des six mois dans le cas de périodes de détention provisoire entrecoupées de périodes de remise en liberté alors que la présente espèce porte sur deux périodes de détention consécutives.

122. Dans un tel cas, la Cour rappelle qu’elle regarde les périodes de détention multiples et consécutives comme un tout et qu’elle ne fait courir le délai de six mois qu’à partir de la fin de la dernière période de détention provisoire (voir, parmi beaucoup d’autres, Solmaz c. Turquie, no 27561/02, §§ 27 à 37 et, en particulier, § 36, 16 janvier 2007).

123. En l’espèce, elle note que la requête a été introduite avant même la fin de la détention du requérant.

124. Partant, il y a lieu de rejeter également cette exception préliminaire.

125. Constatant que le grief du requérant ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité et qu’il n’est pas manifestement mal fondé, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

126. Le Gouvernement considère que la durée de la détention du requérant n’a pas enfreint l’article 5 § 3 de la Convention.

127. Le requérant réitère son grief.

128. La Cour observe que la détention du requérant a débuté le 19 mai 2004 avec son placement en garde à vue et qu’elle a pris fin le 10 décembre 2009 avec sa remise en liberté.

129. Conformément à sa jurisprudence (voir, parmi d’autres, Solmaz, précité, et Baltacı c. Turquie, no 495/02, §§ 43-46, 18 juillet 2006), la Cour estime que ne doivent toutefois être prise en compte aux fins de l’article 5 § 3 que la période qui va du 19 mai 2004, date de l’arrestation du requérant, au 29 décembre 2005, date de sa condamnation, et celle qui s’étend du 12 février 2009, date de l’ordonnance de maintien en détention dans le cadre des accusations de vol avec violences, au 10 décembre 2009, date de la remise en liberté de l’intéressé.

130. En d’autres termes, la durée de détention à prendre en compte en l’espèce est d’environ deux ans et cinq mois.

131. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une détention ne se prête pas à une évaluation abstraite. La légitimité du maintien en détention d’un accusé doit s’apprécier dans chaque cas d’après les particularités de la cause. La poursuite de l’incarcération ne se justifie dans une espèce donnée que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d’intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d’innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle fixée à l’article 5 de la Convention (voir, parmi d’autres, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 110-111, CEDH 2000-XI).

132. Il incombe au premier chef aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans une affaire donnée, la durée de la détention provisoire d’un accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable. A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l’existence d’une véritable exigence d’intérêt public justifiant une exception à la règle fixée à l’article 5 et en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions ainsi que des faits non controversés indiqués par l’intéressé dans ses moyens que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 152, CEDH 2000-IV).

133. À cet égard, la Cour rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais qu’au bout d’un certain temps elle ne suffit plus. Elle doit alors établir si les autres motifs avancés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle doit rechercher de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure. La complexité et les particularités de l’enquête sont des éléments à prendre en compte à cet égard (voir, par exemple, Scott c. Espagne, 18 décembre 1996, § 74, Recueil 1996-VI, et I.A. c. France, 23 septembre 1998, § 102, Recueil 1998-VII).

134. La Cour observe en l’espèce que le maintien en détention provisoire a été ordonné en des termes identiques et stéréotypés, tels que « la nature de l’infraction », « le risque de fuite » et « l’état des preuves ». Bien qu’en général l’expression « l’état des preuves » puisse être interprétée comme renvoyant à l’existence et à la persistance d’indices sérieux de culpabilité, ces éléments ne sauraient en l’espèce légitimer à eux seuls la durée de la détention dont se plaint le requérant (Letellier c. France, 26 juin 1991, série A no 207, Tomasi c. France, 27 août 1992, série A no 241-A, et Demirel c. Turquie, no 39324/98, § 59, 28 janvier 2003).

135. Aux yeux de la Cour, les motifs adoptés par les juges du fond ne peuvent donc passer pour « pertinents » et « suffisants » ; aussi n’y a-t-il pas lieu en l’espèce de se pencher sur la question de la diligence avec laquelle le procès du requérant aurait dû être mené.

136. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

V. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

137. Le requérant se plaint également d’avoir été jugé par une cour d’assises alors que les faits qui lui étaient reprochés auraient, selon lui, relevé de la compétence de la cour de sûreté de l’État.

138. Enfin, il allègue que sa condamnation du 29 décembre 2005 était dépourvue de base légale.

139. La Cour considère que ces griefs ne révèlent aucune apparence de violation de la Convention et de ses Protocoles.

140. Partant, elle les déclare irrecevables pour défaut manifeste de fondement.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

141. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

142. Le requérant réclame 5 000 livres turques (TRY) pour les frais de représentation et 21,60 TRY pour les frais postaux. Il produit à cet égard la copie d’une note d’honoraires d’avocat et deux reçus établis par les services postaux pour des envois à Strasbourg. Il demande par ailleurs 40 000 euros (EUR) pour dommage moral.

143. Le Gouvernement estime que le requérant n’a pas démontré avoir subi un préjudice lié à l’état d’angoisse, aux désagréments et aux incertitudes qui auraient découlé des violations en cause. Il invite par conséquent la Cour à rejeter la demande formulée au titre du dommage moral.

144. Quant aux frais et dépens, il estime que les honoraires de la défense sont trop élevés et qu’ils ne reflètent pas la réalité des tarifs pratiqués dans des affaires comparables. Il reproche en outre à la note de présenter un montant global et non détaillé. Il invite la Cour à rejeter également la demande faite à ce titre.

145. S’agissant du dommage moral, la Cour ne voit pas comment le requérant aurait pu démontrer le préjudice subi en raison de l’état d’angoisse, des désagréments et des incertitudes étant résulté des violations constatées. Elle considère que l’intéressé a subi un préjudice moral certain. Statuant en équité, elle estime raisonnable la somme de 9 500 EUR et la lui accorde.

146. S’agissant des frais et dépens, la Cour rappelle que, au titre de l’article 41 de la Convention, seuls peuvent être remboursés les frais d’un montant raisonnable dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). Elle rappelle de plus que l’article 60 § 2 de son règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubriques et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi elle peut rejeter la demande en tout ou en partie (Zubani c. Italie (satisfaction équitable), no 14025/88, § 23, 16 juin 1999). Compte tenu de sa jurisprudence et des éléments dont elle dispose, la Cour alloue la somme de 2 000 EUR, tous chefs confondus au titre des frais et dépens.

147. Par ailleurs, elle juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 9 500 EUR (neuf mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 février 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


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