La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

14/01/2014 | CEDH | N°001-140008

CEDH | CEDH, AFFAIRE YİANOPULU c. TURQUIE, 2014, 001-140008


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YİANOPULU c. TURQUIE

(Requête no 12030/03)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

14 janvier 2014

DÉFINITIF

14/04/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Yianopulu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Nebojša

Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 d...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YİANOPULU c. TURQUIE

(Requête no 12030/03)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

14 janvier 2014

DÉFINITIF

14/04/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yianopulu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 décembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12030/03) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante grecque, Mme Efrosini Yianopulu (« la requérante »), a saisi la Cour le 17 mars 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Mme Efrosini Yianopulu est décédée le 31 mars 2009. Mme Maria Çiropulos, a fait savoir, par une lettre du 15 février 2010, qu’elle entendait maintenir la requête devant la Cour en sa qualité de légataire. Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera d’appeler Mme Efrosini Yianopulu « la requérante » bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à Mme Maria Çiropulos (voir, par exemple, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, CEDH 1999‑VI).

3. La requérante est représentée par Me M. Cano, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

4. La requérante allègue que le refus des juridictions turques de lui reconnaître la qualité d’héritière a enfreint l’article 1 du Protocole no 1 et l’article 14 de la Convention.

5. Le 28 septembre 2006, le président de la quatrième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire. Après un remaniement de la composition des sections, l’affaire a été attribuée à la deuxième section.

6. Le gouvernement grec a exercé son droit d’intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 b) du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7. La requérante est née en 1924 et réside à Palea Epidavros (Grèce).

8. La mère de la requérante, Mme Maria Yianopulu (« la de cujus »), de nationalité grecque, décéda le 11 mars 1979 en Grèce. À cette date, un terrain d’une superficie de 13 231 m2 situé à Beşiktaş (Istanbul) était inscrit à son nom sur le registre foncier.

9. Après le décès de la de cujus, l’administration de ce bien fut confiée, à une date non connue, à un curateur par une décision de justice.

10. Le 29 janvier 1982, le 14e tribunal d’instance d’Istanbul désigna la requérante comme l’unique héritière de la défunte et lui délivra un certificat d’héritier.

1. Procédure devant le 6e tribunal de grande instance d’Istanbul visant à la levée de la curatelle

11. Le 17 avril 1984, la requérante demanda au 6e tribunal de grande instance d’Istanbul la levée de la curatelle mise en place pour administrer le bien appartenant à sa mère.

12. Le 9 octobre 1985, le 6e tribunal de grande instance rejeta cette demande. Il releva que, selon le décret du 2 novembre 1964, l’acquisition et la jouissance de biens immeubles situés en Turquie étaient interdites pour les ressortissants grecs. Il considéra que la levée de la curatelle, qui permettrait à la requérante de disposer d’un bien immeuble en Turquie, pouvait faire naître une situation contraire à ce décret.

13. Le 3 février 1986, la Cour de cassation confirma ce jugement.

2. Procédure devant le 5e tribunal d’instance d’Istanbul visant à la délivrance d’un certificat d’héritier

14. Le 9 avril 1991, la requérante introduisit une action devant le 5e tribunal d’instance d’Istanbul visant à l’obtention d’un nouveau certificat d’héritier. Le Trésor public intervint dans cette procédure comme partie défenderesse.

15. Lors de l’audience du 4 avril 1996, le 5e tribunal d’instance, après avoir relevé des absences non justifiées de la partie demanderesse, considéra l’action comme non introduite.

16. Le 8 avril 1996, la requérante demanda au tribunal de revenir sur cette décision (eski hale iade), demande qui fut écartée le même jour.

3. Procédure devant le 4e tribunal de grande instance d’Istanbul tendant à la désignation du Trésor comme héritier de la de cujus

17. Entre-temps, le 15 décembre 1993, le Trésor avait demandé au 4e tribunal de grande instance d’Istanbul de déclarer la de cujus disparue et de le désigner comme l’héritier de celle-ci.

18. Le 24 mai 1995, le tribunal avait fait droit à cette demande. Il avait relevé que le bien litigieux était administré par curatelle depuis plus de dix ans et que ni la de cujus ni ses héritiers ne s’étaient manifestés malgré une publication régulière. Il avait ordonné le transfert de la propriété du bien au Trésor, ce qui avait été fait le 16 janvier 1996 par inscription sur le registre foncier.

19. Le 10 novembre 1997, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par la requérante et confirma la décision de première instance. Elle estima qu’il était toujours possible pour la requérante qui se présentait comme héritière de la de cujus d’introduire une action pétitoire. Le 3 avril 1998, la Cour de cassation rejeta la demande de l’intéressée visant à la rectification de l’arrêt.

4. Procédure devant le 6e tribunal d’instance d’Istanbul visant à la délivrance d’un certificat d’héritier

20. Le 5 octobre 1999, la requérante introduisit une action devant le 6e tribunal d’instance d’Istanbul aux fins d’établissement de sa qualité d’héritière de la de cujus. Le Trésor intervint dans cette procédure comme partie défenderesse.

21. Le 15 novembre 1999, le tribunal accusa réception de la lettre adressée par le ministère des Affaires étrangères en réponse à sa demande relative à l’existence d’une réciprocité entre la Turquie et la Grèce à la date du décès de la de cujus, en 1979. Les parties pertinentes en l’espèce de la lettre se lisent comme suit :

« 2. Il a été relevé qu’il n’y avait pas de restriction visant les étrangers en matière de transfert par voie de succession dans la législation de la Grèce en vigueur en 1979. Il est considéré qu’à l’année évoquée il y avait réciprocité entre notre pays et la Grèce en ce qui concerne l’acquisition de biens immeubles par voie de succession. »

22. Le 29 décembre 1999, le tribunal estima la condition de réciprocité remplie à la date du décès de la de cujus et reconnut la qualité d’héritière de la requérante. Il releva que selon la réponse de la direction générale des relations étrangères et du droit international du ministère de la Justice (« le ministère de la Justice »), en 1979, il n’y avait pas dans la législation grecque de restrictions visant les étrangers en matière de transfert par voie de succession et qu’il y avait réciprocité entre la Turquie et la Grèce en ce qui concerne l’acquisition de biens immeubles par voie de succession à l’année évoquée.

23. Le 18 avril 2000, la Cour de cassation cassa ce jugement. Elle releva d’abord que la juridiction de première instance n’avait pas demandé la production des dossiers des affaires jugées par le 6e tribunal de grande instance (paragraphes 11-13 ci-dessus) et par le 5e tribunal d’instance le 4 avril 1996 (paragraphes 14-16 ci-dessus) pour vérifier s’il s’agissait de décisions définitives. Elle nota ensuite que la juridiction de première instance n’avait pas pris en considération le fait que, dans la pratique, l’acquisition foncière par voie de succession était très limitée, voire inexistante, pour les ressortissants turcs en Grèce.

24. Dans son jugement du 26 octobre 2001, rendu à l’issue de l’arrêt de cassation, le tribunal releva qu’une procédure avait eu lieu entre les mêmes parties devant le 5e tribunal d’instance, lequel avait rejeté la demande de la requérante par un jugement du 8 avril 1996, devenu définitif (paragraphe 16 ci‑dessus). Il précisa qu’il avait aussi examiné le dossier de l’affaire relative au certificat d’héritier délivré par le 14e tribunal d’instance (paragraphe 10 ci‑dessus). En outre, après examen des dossiers d’affaires indiquées par la Cour de cassation dans son arrêt de cassation, le tribunal nota qu’il n’y avait pas de restrictions légales à l’acquisition d’un bien immeuble par les ressortissants turcs en Grèce et que la réponse du ministère des Affaires étrangères pouvait être interprétée en ce sens ; néanmoins, le tribunal considéra que, étant donné qu’il existait dans la pratique des interdictions et de larges restrictions à l’accession à la propriété foncière par voie de succession pour les ressortissants turcs en Grèce, la condition de réciprocité ne se trouvait pas remplie. Au vu de ces considérations, le tribunal rejeta la demande de la requérante.

25. Le 24 juin 2002, la Cour de cassation confirma ce jugement. Après un exposé des dispositions turques et grecques pertinentes, elle considéra ce qui suit :

« En 1979, date à laquelle la succession a été ouverte, il est vrai qu’il n’existait pas de disposition légale empêchant directement de manière générale les ressortissants turcs d’acquérir des biens immeubles par voie de succession en Grèce ; [cependant,] ainsi que l’indiquent les lois grecques exposées ci-dessus, l’acquisition de biens immeubles par les Turcs étant soumis à une autorisation dans les régions frontalières et limitrophes représentant 55 % du territoire de la Grèce ainsi que dans d’autres régions non comprises dans cette zone [de 55 %] et non désignées une par une, l’utilisation, par la commission et les autorités compétentes en matière d’autorisation, de leurs compétences de manière à empêcher l’acquisition foncière par des Turcs tant par voie d’achat que par voie de succession est une réalité juridique constatée dans la pratique antérieure (...) Par conséquent, il a été constaté qu’il n’y a pas réciprocité en ce qui concerne l’acquisition foncière par voie de succession. Par ailleurs, il n’est pas admissible que les ressortissants de la République de Turquie qui ne sont pas d’origine grecque acquièrent (...) par voie de succession un bien immeuble dont ils ne disposeraient pas librement.

Il se justifie [donc] de ne pas prendre en considération les explications contenues dans la lettre du ministère des Affaires étrangères datée du 2 novembre 2001, qui ne reflète pas la situation juridique à la date de l’ouverture de la succession. Dans ces circonstances, en prenant en considération la décision définitive prise au terme de l’affaire enregistrée sous le no 1994/634, le principe de réciprocité n’existant pas selon l’article 35 du code foncier, il convient de confirmer le constat selon lequel l’intéressée ne peut pas être héritière des biens immeubles en question et de confirmer la décision de rejet de la demande. »

26. Le 7 octobre 2002, la Cour de cassation rejeta la demande visant à la rectification de l’arrêt.

27. Entre-temps, la requérante avait demandé l’annulation du titre de propriété du Trésor et l’inscription du terrain à son nom sur le registre foncier. Le 24 octobre 2002, sa demande fut rejetée au motif que le jugement du 26 octobre 2001 ne lui avait pas reconnu la qualité d’héritière.

La requérante ne forma pas de pourvoi en cassation contre le jugement du 24 octobre 2002.

28. Le 31 mars 2009, la requérante décéda.

29. Le 23 juillet 2009, le tribunal de grande instance de Nafplio (Grèce) valida le testament notarié établi le 16 juillet 2002, par lequel la requérante désignait Mme Maria Çiropulos comme légataire particulier du terrain objet de la présente affaire.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

30. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits dans les arrêts Apostolidi et autres c. Turquie (no 45628/99, §§ 49‑56, 27 mars 2007), et Nacaryan et Deryan c. Turquie (nos 19558/02 et 27904/02, §§ 17‑24, 8 janvier 2008).

EN DROIT

I. OBSERVATION PRELIMINAIRE

31. La Cour note que la requérante est décédée le 31 mars 2009, alors que l’affaire était pendante devant elle. Par une lettre du 15 février 2010, son légataire particulier, Mme Maria Çiropulos, a exprimé son souhait de reprendre l’instance. Il n’est pas contesté que cette dernière a qualité pour poursuivre la procédure au nom de la défunte et la Cour ne voit pas de motif d’en décider autrement (voir, entre autres, Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000‑XII).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

32. La requérante soutient que le refus des juridictions turques de lui reconnaître la qualité d’héritière de la de cujus a enfreint l’article 1 du Protocole no 1, qui se lit ainsi :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. (...) »

A. Sur la recevabilité

33. Le Gouvernement considère que, n’ayant pas formé un pourvoi en cassation contre le jugement du 24 octobre 2002, la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes.

34. La Cour observe d’abord que la procédure objet de la présente affaire est le refus des juridictions nationales de reconnaître à la requérante la qualité d’héritière de la de cujus.

Elle note ensuite que, parallèlement à la procédure objet de la présente requête, la requérante a introduit une demande visant à obtenir l’annulation du titre de propriété du Trésor et l’inscription du bien à son nom. Or l’issue de cette demande était étroitement liée à la reconnaissance de la qualité d’héritière de la requérante. À cet égard, la Cour observe que le 6e tribunal de grande instance a écarté la demande d’annulation du titre de propriété du Trésor au motif que la qualité d’héritière de l’intéressée n’avait pas été reconnue par le jugement du 26 octobre 2001 (paragraphe 27 ci‑dessus). Étant donné que ce dernier jugement est devenu définitif, la Cour estime qu’un éventuel pourvoi en cassation contre le jugement du 24 octobre 2002 était voué à l’échec. Dès lors, elle considère que la requérante n’avait pas à se pourvoir en cassation et elle rejette l’exception du Gouvernement.

35. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

36. Le Gouvernement soutient que la requérante ne dispose pas d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il est d’avis que l’intéressée n’avait, en ce qui concerne le terrain de la de cujus, ni un bien actuel ni une espérance légitime d’hériter de ce bien, dans la mesure où la condition de réciprocité était selon lui clairement prévue par l’article 35 du code foncier. Il explique que, selon cette disposition, les ressortissants non turcs ne pouvaient acquérir, par voie de succession, la propriété d’un bien immeuble situé en Turquie que si la condition de réciprocité était remplie, celle-ci devant exister de jure ou de facto. À ce sujet, il mentionne les restrictions qui existent en Grèce quant à l’acquisition de biens immeubles par les Turcs et affirme que la condition de réciprocité n’était pas remplie.

Il ajoute que la requérante a attendu près de quinze ans après le décès de sa mère avant d’introduire des actions devant les juridictions turques. Il conclut que l’espoir de la requérante de voir renaître un droit que ni elle ni sa mère n’ont utilisé pendant une longue période ne saurait être considéré comme une « espérance légitime » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

37. La requérante combat les arguments du Gouvernement. Selon elle, les allégations de manque de diligence ne sont aucunement fondées ; elle se réfère à cet égard à l’ensemble des actions introduites par elle devant les juridictions turques. Elle fait remarquer qu’elle n’a pas pu obtenir le transfert du bien litigieux malgré le certificat d’héritier qui lui avait été délivré en 1982. À cet égard, elle affirme que le bureau du registre foncier a refusé d’exécuter ce certificat d’héritier au motif qu’il avait été obtenu au terme d’une procédure à laquelle le Trésor n’avait pas participé. C’est la raison pour laquelle elle aurait introduit une action devant le 6e tribunal d’instance le 5 octobre 1999 (paragraphe 20 ci-dessus).

Enfin, elle affirme avoir acquis automatiquement la propriété du terrain en question avec le décès de sa mère.

38. Le gouvernement grec considère que le refus des juridictions turques de reconnaître la qualité d’héritière de la requérante constitue une ingérence dans l’exercice du droit de celle-ci au respect de ses biens. D’après lui, l’intéressée remplissait toutes les conditions pour être désignée comme héritière de la de cujus mais sa demande a été écartée en raison d’une interprétation trop formaliste et particulièrement sévère du droit interne. Il explique que la législation grecque n’interdit pas aux ressortissants turcs d’accéder à la propriété foncière par voie de succession, et ce dans n’importe quelle région du pays. Il conclut que l’ingérence litigieuse n’était pas prévue par la loi et qu’en tout état de cause elle n’était pas proportionnée au but poursuivi.

39. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » prévue par la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000‑I). Elle peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles un requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004‑IX). Par contre, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, et il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, §§ 82 et 83, CEDH 2001-VIII, et Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002-VII). Enfin, l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas le droit d’acquérir la propriété par voie de succession ab intestat ou de libéralités (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 50, série A no 31, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 37, série A no 126).

40. En l’espèce, la Cour observe que la requérante n’a pas acquis automatiquement des droits successoraux avec la mort de la de cujus, comme elle le prétend. Sur ce point, il convient de rappeler que, selon l’article 35 du code foncier turc tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, l’accès à la propriété foncière par voie de succession pour les étrangers était soumis à la réalisation de la condition de réciprocité. Il s’agissait donc d’un droit conditionnel. La propriété du terrain figurant au patrimoine de la de cujus n’a jamais été transférée à la requérante selon les dispositions du droit turc. Il s’ensuit que la requérante n’avait pas de « bien actuel ».

41. Reste à savoir s’il y avait en l’espèce une valeur patrimoniale en vertu de laquelle la requérante pouvait prétendre avoir l’espérance légitime de voir reconnaître sa qualité d’héritière en ce qui concerne le terrain de sa mère défunte et, par conséquent, un droit de propriété.

42. La Cour a déjà jugé qu’une créance ne peut être considérée comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’elle a une base juridique suffisante en droit interne (Kopecký, précité, § 52). La question essentielle pour la Cour est donc de savoir s’il y avait une base suffisante en droit interne tel qu’interprété et appliqué par les juridictions internes pour que l’on puisse qualifier la créance de la requérante de « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1. Pour cela, il y a lieu de déterminer si l’on peut considérer que l’intéressée satisfaisait à la condition de réciprocité prévue à l’article 35 du code foncier.

43. À ce sujet, la Cour renvoie à ses constatations dans l’affaire Apostolidi (précitée) (qui concernait l’annulation du certificat d’héritier de la requérante) ainsi que dans les affaires Nacaryan et Deryan (précitées) et Fokas c. Turquie (no 31206/02, 29 septembre 2009) (qui concernaient toutes deux le refus des juridictions nationales de reconnaître la qualité d’héritiers des requérants). Dans ces affaires, la Cour avait recherché si la manière dont le principe de réciprocité avait touché les requérants avait enfreint la Convention. A la différence des juridictions nationales, elle a conclu à l’existence de la réciprocité entre les deux pays en matière d’acquisition de biens immeubles par voie de succession et à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (Apostolidi, précité, §§ 72-78, Nacaryan et Deryan, précité, §§ 50‑57, et Fokas, précité, §§ 42-44).

44. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. En effet, elle observe que les juridictions nationales ont refusé de reconnaître à la requérante la qualité d’héritière au motif que la condition de réciprocité prévue par l’article 35 du code foncier n’était pas remplie. Or, ainsi qu’il ressort clairement de la lettre du ministère des Affaires étrangères (paragraphe 21 ci-dessus) et aussi de la réponse du ministère de la Justice (paragraphe 22 ci-dessus), il y avait réciprocité entre les deux pays à la date du décès de la de cujus quant à l’acquisition de biens immeubles par voie de succession.

45. Tant la lettre du ministère des Affaires étrangères que le réponse donnée par le ministère de la Justice mentionnent expressément l’absence de restrictions en Grèce quant à l’acquisition foncière par voie de succession pour des ressortissants turcs à la date du décès de la de cujus (pour plus d’informations concernant le texte de loi en vigueur en Grèce à la date d’ouverture de la succession, voir Apostolidi, précité, §§ 73‑75). Quant à la réglementation en Turquie, la Cour note que celle-ci a subi une modification le 3 février 1988. À cette date a été abrogé le décret du 2 novembre 1964 qui était en vigueur à la date du décès de la de cujus et qui interdisait l’accession à la propriété foncière pour les ressortissants grecs. Le décret du 23 mars 1988, additionnel à celui du 3 février 1988, visait expressément à remédier à la situation des héritiers qui n’avaient pas pu disposer des biens immeubles de leur de cujus en raison de la restriction imposée par le décret de 1964 (Apostolidi, précité, § 76, et Nacaryan et Deryan, précité, § 54).

46. Enfin, la Cour prend note de la modification législative apportée à l’article 35 du code foncier turc en 2005, lequel reconnaît désormais le droit à la succession pour les ressortissants non nationaux même si la condition de réciprocité n’est pas remplie (Apostolidi, précité, § 77).

47. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il était difficile à la requérante, dont le lien de filiation avec la de cujus est établi avec certitude (paragraphe 10 ci-dessus), de prévoir que le tribunal d’instance jugerait la condition de réciprocité comme non respectée et qu’elle pouvait légitimement croire qu’elle satisfaisait à toutes les exigences fixées pour la reconnaissance de sa qualité d’héritière. Dès lors, l’intéressée avait une « espérance légitime », au sens de la jurisprudence de la Cour, de voir reconnaître ses droits successoraux sur le bien de la de cujus et, en conséquence, son droit de propriété. L’article 1 du Protocole no 1 s’applique donc en l’espèce (Nacaryan et Deryan, précité, § 56, et Fokas, précité, § 34).

48. La Cour estime que le refus des juridictions internes de reconnaître la qualité d’héritière de la requérante a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit au respect de ses biens. Elle estime devoir examiner l’ingérence en question à la lumière de la norme générale énoncée dans la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

49. À la lumière des conclusions ci-dessus (paragraphes 43-47) et au vu de l’ensemble des éléments du dossier, la Cour conclut que l’application de l’article 35 du code foncier ne pouvait passer pour suffisamment prévisible pour la requérante. Dès lors, l’ingérence litigieuse est incompatible avec le principe de légalité et est donc contraire à l’article 1 du Protocole no 1 (Nacaryan et Deryan, précité, §§ 58-60).

50. Il y a donc eu violation de cette disposition.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

51. La requérante se plaint d’un traitement discriminatoire contraire à l’article 14 de la Convention.

52. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

53. Toutefois, au vu de ses conclusions sur l’article 1 du Protocole no 1, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir si la requérante a été victime, en raison de sa nationalité, d’une discrimination contraire à l’article 14 (Apostolidi, précité, § 80).

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

54. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

55. La requérante réclame 10 000 000 de dollars américains au titre du préjudice matériel qu’elle allègue avoir subi pour avoir été privée du terrain appartenant à sa mère défunte. A l’appui de cette prétention, elle présente un rapport d’évaluation établi par des experts le 16 février 2007.

Elle demande également 152 500 euros (EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, et 1 498,90 livres turques pour les frais de traduction et de courrier.

56. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

57. Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour estime que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état, de sorte qu’il convient de la réserver en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et la requérante.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention ;

4. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ; en conséquence,

a) la réserve ;

b) invite le Gouvernement et la requérante à lui adresser par écrit, dans le délai de trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 janvier 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-140008
Date de la décision : 14/01/2014
Type d'affaire : au principal
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : YİANOPULU
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : CANO M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award