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14/01/2014 | CEDH | N°001-139997

CEDH | CEDH, AFFAIRE BIRGEAN c. ROUMANIE, 2014, 001-139997


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BIRGEAN c. ROUMANIE

(Requête no 3626/10)

ARRÊT

STRASBOURG

14 janvier 2014

DÉFINITIF

14/04/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Birgean c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Corneliu Bîrsan,
Ján Šikuta,
Nona Tsotsoria,

Kristina Pardalos,
Johannes Silvis, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 décembre 2013...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BIRGEAN c. ROUMANIE

(Requête no 3626/10)

ARRÊT

STRASBOURG

14 janvier 2014

DÉFINITIF

14/04/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Birgean c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Corneliu Bîrsan,
Ján Šikuta,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 décembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 3626/10) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Sorin Birgean (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 janvier 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me C.-A. Iuşan, avocat à Timișoara. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant allègue en particulier avoir subi des mauvais traitements à l’occasion de son interpellation le 4 septembre 2008 par la police. Il soutient également que sa privation de liberté le même jour, pendant environ une demi‑heure, était illégale.

4. Le 5 avril 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1968 et réside à Timișoara.

A. Les circonstances de l’interpellation du requérant

1. La version du requérant

6. Le 4 septembre 2008, vers 20 heures, le requérant se dirigeait en voiture vers un atelier de réparation de voitures. Il aurait été contraint de garer la voiture et de continuer son chemin à pied car la rue à emprunter était bloquée par un groupe de supporters de l’équipe locale de football.

7. Le requérant, qui aurait rencontré deux amis, se serait arrêté sur le trottoir pour regarder le rassemblement sans y participer. Quand les gendarmes intervinrent en force pour dégager la route occupée par les supporters, le requérant et ses deux amis se seraient éloignés et se seraient rapprochés d’un immeuble.

8. Le requérant aurait engagé une discussion avec un officier de la gendarmerie à qui il aurait reproché l’utilisation du gaz lacrymogène dans une zone d’habitations et en présence de femmes et d’enfants. Un gendarme se trouvant à proximité l’aurait attrapé vigoureusement par le bras gauche et l’aurait conduit dernière le cordon formé par les gendarmes. Avec l’aide d’un deuxième gendarme, il l’aurait immobilisé violemment en lui entravant les deux bras dans le dos au moyen de bâtons de police. Les gendarmes auraient exercé une forte pression sur les bâtons et sur les bras, lui provoquant une violente douleur. Le requérant aurait été poussé par les deux gendarmes, auxquels se joignit un troisième, sur une distance d’environ 10 ou 15 mètres. Un gendarme lui aurait tordu violemment le bras gauche et l’aurait contraint à monter dans un véhicule de la gendarmerie.

9. Le requérant aurait réclamé plusieurs fois des explications sur les raisons de son interpellation et aurait demandé aux gendarmes à être libéré. Il leur aurait présenté, de sa propre initiative, une pièce d’identité.

10. Un officier de gendarmerie, blessé à la tête, serait monté dans le véhicule et aurait ordonné son transport à l’hôpital. Après quelques dizaines de mètres, le véhicule de la gendarmerie aurait été rejoint par une ambulance. L’officier serait monté dans l’ambulance et aurait ordonné la remise en liberté du requérant. Cependant, ce dernier aurait encore été gardé dans le véhicule de la gendarmerie pendant une dizaine de minutes. Il aurait été remis en liberté à 22 heures, après environ 30 minutes de privation de liberté. Il aurait rejoint ses deux amis et son véhicule et se serait rendu au service des urgences de l’hôpital où il aurait été pris en charge par un médecin après minuit.

2. La version du Gouvernement

11. Le Gouvernement soutient que le soir du 4 septembre 2008, le requérant se serait rendu sur les lieux de la manifestation dans le but d’y participer. À cet égard, le Gouvernement souligne que le requérant aurait arboré autour du cou une écharpe aux couleurs de l’équipe de football.

12. Selon le Gouvernement, le requérant aurait été à la tête d’un groupe de supporters qui occupait la route et refusait d’obtempérer aux sommations des gendarmes. En dépit des explications reçues de la part d’un officier, le requérant aurait protesté verbalement de manière véhémente contre les agissements des gendarmes.

13. En raison de son attitude, le requérant aurait été interpellé par un gendarme qui lui aurait pris la main sans violence et l’aurait amené derrière le cordon formé par les gendarmes. Son comportement violent aurait rendu nécessaire son éloignement de la foule afin d’éviter d’éventuels actes de violence. Le Gouvernement nie que pendant la procédure d’éloignement, le requérant ait été soumis à des actes brutaux ou violents.

14. Une fois dans le véhicule, le requérant aurait demandé au chauffeur de quitter les lieux afin de ne pas être filmé pour préserver son image. Un officier blessé, qui serait monté dans le véhicule, aurait ordonné au chauffeur de le conduire vers une ambulance et aurait informé le requérant qu’il était libre de quitter le véhicule.

15. Après environ 15 ou 20 minutes, le requérant serait descendu de la voiture et aurait rejoint le groupe de « manifestants ».

3. Les photographies et les enregistrements vidéo de la manifestation du 4 septembre 2008

16. Le rassemblement des supporters et l’intervention des gendarmes firent l’objet d’une large couverture médiatique dans la presse locale. De nombreux journalistes présents sur les lieux photographièrent et filmèrent les événements. Une unité spécialisée de la gendarmerie filma également la « manifestation » afin d’identifier les meneurs et les personnes violentes.

17. Il ressort de ces images que la manifestation avait commencé au cours de l’après-midi quand plusieurs centaines de supporters, après avoir assisté à l’entraînement de l’équipe, s’étaient déplacés vers l’entrée de la ville. La presse locale évaluait leur nombre entre deux et quatre mille personnes. Ils chantaient et scandaient des slogans contre la fédération de football qui avait sanctionné l’équipe. De nombreux curieux assistaient à ces événements. Plusieurs unités spécialisées de la gendarmerie étaient présentes sur les lieux. A la tombée de la nuit, des supporters bloquèrent une importante artère routière en s’asseyant sur la chaussée. Après plusieurs appels en direction des manifestants leur enjoignant de quitter la route et de se disperser, les gendarmes les avertirent de l’utilisation imminente de la force. Devant leur refus d’obtempérer, les gendarmes envoyèrent des gaz lacrymogènes et chargèrent les manifestants. Ces derniers répliquèrent en jetant divers objets vers les gendarmes, qui réussirent toutefois à dégager la route. Un officier de la gendarmerie et un manifestant furent blessés. Ensuite, les supporters se déplacèrent vers la place centrale de la ville, où ils continuèrent à manifester sans provoquer d’autres incidents.

18. Les enregistrements de la gendarmerie ne contiennent aucune image du requérant. En revanche, l’enregistrement réalisé par une télévision locale contient le moment de son interpellation.

19. L’heure précise de ces images n’est pas mentionnée, mais elles semblent avoir été enregistrées après l’intervention des gendarmes. Elles montrent le requérant devant un groupe de supporters rassemblés sur un trottoir, en face d’un cordon de gendarmes. Le requérant avait autour de son cou une écharpe de l’équipe de football et discutait calmement avec un officier de la gendarmerie habillé en civil. Les propos sont inaudibles, mais il n’y a aucune manifestation de violence. Après environ 30 secondes, l’officier engage la conversation avec d’autres supporters qui lui reprochent la brutalité de l’intervention des gendarmes. Le requérant tourne le dos à l’officier et aux gendarmes et commence à s’éloigner quand un gendarme sort du cordon, lui prend le bras droit et le conduit derrière le cordon. Le requérant n’a pas manifesté d’opposition, mais les autres supporters ont réagi bruyamment à l’interpellation du requérant.

20. Trois photographies prises par un journaliste de la presse locale montrent le requérant marchant, encadré par deux gendarmes qui se servaient de leurs mains et de bâtons de police pour immobiliser les deux bras du requérant dans son dos, en position relevée.

21. Enfin, une séquence filmée par une chaîne de télévision, montre le requérant assis et encadré par des gendarmes, à l’arrière d’un véhicule de la gendarmerie qui s’éloignait des lieux de la manifestation.

B. Les examens médicaux

22. Dans la nuit du 4 au 5 septembre 2008 le requérant fut examiné aux urgences de l’hôpital départemental. Le médecin constata la rupture du muscle triceps situé dans la partie postérieure du bras gauche. Il recommanda l’immobilisation du bras pendant sept jours et lui prescrivit un traitement médicamenteux.

23. Le lendemain, le requérant se présenta pour un examen médical à l’Institut départemental de médecine légale. Le médecin légiste confirma la rupture du triceps et la durée du traitement. Il estima que cette lésion pouvait dater de la veille et qu’elle pouvait être due aux coups portés avec ou contre des corps durs.

24. Le 24 septembre 2008, un médecin spécialiste prescrivit un traitement pour la rééducation fonctionnelle du bras gauche.

25. Le 29 septembre 2008, à l’issue d’un nouvel examen à l’Institut de médecine légale, la période de soins fut portée à dix‑sept jours.

C. L’enquête ouverte à la suite de la plainte pénale du requérant

26. Le 10 septembre 2008, le requérant déposa une plainte pénale avec constitution de partie civile contre les gendarmes qui l’auraient agressé le 4 septembre 2008. Il les accusait de comportement abusif, de « violences commises par des personnes dépositaires de l’autorité publique » et de privation illégale de liberté. Il réclamait 52 000 lei roumains (RON), soit l’équivalent d’environ 12 000 euros (EUR), au titre du préjudice moral et matériel. Sa plainte fut enregistrée auprès du parquet militaire de Timişoara, qui était compétent pour connaître des infractions commises par les gendarmes.

27. Le parquet militaire interrogea le requérant et les deux personnes qu’il avait rencontrées. Le requérant précisa que les gendarmes ne l’avaient pas frappé, mais qu’ils l’avaient immobilisé et poussé vers la voiture de la gendarmerie violemment. Les deux personnes accompagnant le requérant déclarèrent qu’ils étaient sur un trottoir pour regarder la manifestation quand le requérant avait été attrapé brutalement par un gendarme, qui l’avait alors amené de force, les mains immobilisées dans le dos, dans la voiture de la gendarmerie, où il était ensuite resté quelques dizaines de minutes.

28. Au dossier furent également versés des photos et des enregistrements vidéo des événements. La gendarmerie communiqua au parquet militaire la liste des gendarmes qui avaient participé à l’intervention et précisa qu’elle n’était au courant d’aucun incident concernant le requérant.

29. Le parquet interrogea le chauffeur, qui déclara que le requérant avait été amené à la voiture de la gendarmerie par les gendarmes P.R. et L.V.G. Interrogés par le parquet, ces derniers nièrent les faits reprochés et déclarèrent que le requérant était violent, qu’il avait essayé d’attraper le bouclier d’un gendarme et qu’il incitait un groupe de supporters à commettre des actes de violence. Ils précisèrent que le requérant avait été conduit vers la voiture de la gendarmerie à titre préventif, sans violence et sans contrainte. Un officier présent sur les lieux précisa que le groupe de supporters dont le requérant aurait fait partie se trouvait sur un trottoir et qu’il discutait avec le commandant de l’unité de gendarmerie. Interrogé par le parquet, ce dernier – l’officier B.M. – affirma qu’il avait seulement aperçu le requérant parmi les supporters, mais qu’il n’était pas au courant de son interpellation parce qu’il se trouvait ailleurs.

30. Le 15 décembre 2008, le parquet rendit un non-lieu à l’égard des allégations concernant le comportement abusif et les violences. Il estima que le requérant avait essayé de tromper les autorités en leur présentant une description faussée des événements du 4 septembre 2008. Compte tenu de l’heure tardive et des images prises sur les lieux, il estima que le requérant n’était pas arrivé par hasard à la manifestation et qu’il n’avait pas regardé les événements en simple spectateur, mais qu’il y avait participé activement. Le parquet observa que le soir de l’incident, le requérant portait une écharpe du club de football et affirma que le requérant était connu parmi les supporters pour avoir contribué financièrement à certaines de leurs actions.

31. S’agissant de la rupture du triceps, le parquet estima, au vu des conclusions de l’examen médicolégal et des déclarations du requérant, que cette blessure n’avait pas été provoquée par les gendarmes. Il considéra que l’intervention des gendarmes avait été légale et proportionnée et qu’ils avaient fait preuve de retenue, de patience et de bonne foi, en relâchant le requérant alors qu’il aurait dû se voir infliger une sanction.

32. Quant aux allégations concernant la privation de liberté illégale, le parquet estima qu’elles devaient être examinées par le parquet militaire près le tribunal militaire de Bucarest, auquel il renvoya le dossier. Ce dernier se dessaisit à son tour en faveur du parquet militaire de Timişoara, qui ouvrit un nouveau dossier concernant la privation de liberté.

33. Sur contestation du requérant, le non-lieu du 15 décembre 2008 fut confirmé par le procureur en chef du parquet militaire de Timişoara.

34. Le requérant contesta le non-lieu devant le tribunal militaire de Timişoara et demanda l’ouverture de poursuites pour violences et comportement abusif. Le tribunal entendit le requérant et les gendarmes P.R. et L.V.G., qui réitérèrent chacun leur version des faits.

35. Par un jugement du 18 mai 2009, le tribunal rejeta la plainte. Observant que le requérant n’avait pas quitté les lieux après les sommations des forces de l’ordre, le tribunal jugea que le requérant avait participé à l’attroupement du 4 septembre 2008 en qualité de supporter du club de football. Il nota également que le certificat médicolégal faisait mention de coups, mais estima que les forces de l’ordre n’étaient pas responsables de la blessure car le requérant avait affirmé que les gendarmes ne l’avaient pas frappé.

36. Le pourvoi en recours du requérant fut rejeté par un arrêt définitif du tribunal militaire de Bucarest du 16 juillet 2009. Aux arguments du requérant, tirés de la Convention européenne des droits de l’homme, le tribunal répondit que les droits garantis étaient des droits conditionnels et qu’une ingérence dans leur exercice était possible et parfois nécessaire pour préserver l’ordre public.

37. S’agissant des allégations concernant la privation illégale de liberté, le parquet militaire de Timişoara entendit à nouveau quatre gendarmes, dont les deux qui avaient interpellé le requérant, et demanda des renseignements auprès de l’unité de gendarmerie qui était intervenue le 4 septembre 2008. Cette dernière informa le parquet militaire que la raison de l’interpellation du requérant était son attitude de leader d’un groupe de manifestants et qu’il avait engagé un « dialogue contradictoire » avec les forces de l’ordre. L’unité de gendarmerie précisa que des amendes contraventionnelles avaient été infligées à plusieurs participants à la manifestation, mais qu’une sanction à l’encontre du requérant n’avait pas été considérée comme opportune.

38. Par une ordonnance du 25 mai 2009, le parquet conclut au non‑lieu. Il admit que le requérant avait été privé de liberté pendant une courte période et qu’il était resté environ 20 minutes dans le véhicule de la gendarmerie. Cependant, le parquet estima que l’interpellation du requérant et son éloignement du lieu de l’attroupement avaient un but préventif et se justifiaient par son comportement. Il retint que le requérant avait une attitude de leader et qu’il s’est opposé verbalement aux forces de l’ordre. Le parquet conclut qu’en refusant d’obtempérer aux sommations et en affichant à son cou une écharpe du club de football, le requérant s’était volontairement exposé aux mesures de rétablissement de l’ordre.

39. Quant à la base légale des agissements des gendarmes, le parquet constata que l’interpellation était conforme aux lois nos 550/2004 sur la gendarmerie et 60/1991 sur les manifestations publiques, ainsi qu’à un arrêté de 2007 du ministre de l’Intérieur concernant le rétablissement de l’ordre public. En outre, le parquet constata qu’il ne ressortait pas des images prises au cours de l’incident que le requérant s’était opposé physiquement à son interpellation.

40. Sur contestation du requérant, le non-lieu du 25 mai 2009 fut confirmé le 30 juin 2009 par le procureur en chef du parquet militaire de Timişoara.

41. Par un jugement du 2 septembre 2009, le tribunal militaire de Timişoara accueillit la contestation du requérant contre le non‑lieu et renvoya le dossier au parquet militaire pour un complément d’enquête. Le tribunal estima que le parquet n’avait pas suffisamment enquêté sur certaines déclarations contradictoires et qu’il n’avait établi avec certitude ni l’identité des gendarmes participants à l’interpellation ni leurs rôles respectifs.

42. Le pourvoi en recours formé par le parquet militaire et par les deux gendarmes mis en cause fut accueilli par un arrêt du 26 novembre 2009 du tribunal militaire de Bucarest, qui clôtura définitivement la procédure. Le tribunal estima que la contestation du requérant était irrecevable au motif qu’il n’aurait pas saisi le procureur en chef du parquet militaire pour contester le non-lieu du 25 mai 2009. En tout état de cause, le tribunal considéra que l’ensemble des griefs du requérant avait été examiné et rejeté par l’arrêt définitif du 16 juillet 2009 du tribunal militaire de Bucarest.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

43. La législation concernant l’exercice de la médecine légale, l’organisation et le fonctionnement des institutions spécialisées en matière de médecine légale et la procédure de réalisation des expertises médicales et des autres travaux médicolégaux est décrite dans l’arrêt Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, §§ 41-51, 16 février 2010). Il est prévu que les commissions de contrôle des actes médicaux peuvent délivrer, à la demande des organes judiciaires, des avis portant approbation du contenu et des conclusions de l’acte médicolégal soumis à contrôle, ou recommandant la réitération des travaux d’expertise réalisés.

44. La loi no 247/2005 concernant la réforme de la justice contient des dispositions qui ont trait au statut des magistrats militaires, à l’organisation des tribunaux et des parquets militaires et à leur fonctionnement. Il est prévu que les magistrats militaires sont des militaires actifs avec tous les droits et obligations découlant de cette qualité. Ils sont rémunérés par le ministère de la Défense et les grades militaires sont octroyés en vertu des normes applicables aux cadres permanents de ce ministère. Le personnel auxiliaire des parquets et des tribunaux militaires provient également des cadres actifs du ministère de la Défense.

45. En vertu de la loi no 550/2004, la gendarmerie est une structure militaire rattachée au ministère de l’Intérieur. Les gendarmes ont la qualité de militaires. Les poursuites à leur encontre pour des faits prohibés par la loi pénale relèvent, en vertu de leur qualité de militaires actifs, de la compétence des parquets et des tribunaux militaires.

46. L’article 29 c) de la loi no 550/2004 prévoit que les gendarmes peuvent utiliser les matériels dont ils disposent pour immobiliser les personnes ou les groupes qui troublent gravement l’ordre public par des actes de violence et mettent en danger la vie, l’intégrité physique ou la santé des personnes, portent atteinte à la propriété privée ou publique ou commettent des actes d’outrage envers les dépositaires de l’autorité publique. L’intervention des gendarmes doit être précédée par des injonctions de respecter la loi et à quitter les lieux. Les avertissements concernant l’utilisation de la force doivent être portés à la connaissance des personnes visées par des moyens sonores et visuels.

47. La loi no 60/1991 concernant les réunions publiques prévoit que les manifestations doivent avoir lieu de manière paisible et ne doivent pas gêner la circulation sur la voie publique. La loi dispose que la participation à une manifestation non autorisée, suivie du refus de quitter les lieux après les avertissements des forces de l’ordre, constitue une contravention. La loi no 61/1991 concernant les atteintes à l’ordre public et l’ordonnance gouvernementale no 195/2002 sur la circulation sur la voie publique prévoient que l’entrave à l’action des forces publiques pour le rétablissement de l’ordre, de même que l’entrave à la circulation sur la voie publique, constituent des infractions punies d’une amende ou d’une peine de prison.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

48. Invoquant les articles 3 et 6 de la Convention, le requérant se plaint des mauvais traitements auxquels il aurait été soumis de la part des gendarmes le 4 septembre 2008. Il allègue également que l’enquête menée par les autorités internes au sujet desdits traitements n’a pas été effective.

49. La Cour estime que ce grief appelle un examen sur le terrain du seul article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

50. Le Gouvernement affirme que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes pour se plaindre du comportement prétendument violent des gendarmes. Il affirme que le requérant aurait pu introduire une action fondée sur les dispositions de droit commun sur la responsabilité civile délictuelle (articles 998 et 999 de l’ancien code civil) pour réclamer un dédommagement pour le préjudice qu’il aurait subi.

51. Le requérant réplique que la voie de recours indiquée par le Gouvernement n’était pas effective. Il considère qu’une action civile pour mettre en cause la responsabilité des gendarmes pour les blessures provoquées le 4 septembre 2008 était purement théorique et illusoire. Il souligne également qu’il s’était constitué partie civile dans la plainte portée contre ces gendarmes.

52. La Cour relève que le requérant s’est constitué partie civile dans la plainte pénale dirigée contre les gendarmes et a réclamé la réparation du préjudice civil que ces derniers lui auraient causé. Dès lors, il, n’y a pas lieu de considérer que le requérant aurait dû, en sus, intenter une nouvelle action civile ayant le même objet (voir, mutatis mutandis, Soare et autres c. Roumanie, no 24329/02, § 193, 22 février 2011).

53. Partant, il convient de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement. La Cour constate par ailleurs que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

54. Le requérant expose que les gendarmes lui auraient infligé des mauvais traitements qui n’étaient ni nécessaires, ni justifiés. Il nie avoir participé activement à la manifestation et s’être opposé à son interpellation. En effet, il soutient qu’il n’occupait pas la route, mais, au contraire, qu’il se trouvait sur un trottoir et regardait en tant que spectateur la manifestation. Il n’aurait pas incité les supporters à la violence et n’aurait pas protesté quand il a été interpellé. Il affirme que les photos prises sur les lieux prouveraient qu’il a été agressé physiquement par les gendarmes qui l’ont conduit de force à la voiture de la gendarmerie.

55. Le requérant soutient également que l’enquête concernant les mauvais traitements subis n’a pas été effective. Il exprime des doutes quant à l’indépendance et à l’impartialité du parquet et des tribunaux militaires par rapport aux gendarmes, militaires eux aussi, accusés de mauvais traitements. À cet égard, il rappelle que les magistrats militaires sont des militaires actifs qui font partie de l’armée et qui sont soumis aux règles de discipline au même titre que les autres militaires actifs. Il ajoute que les procureurs du parquet militaire auraient refusé d’accomplir certains actes d’enquête importants et auraient ignoré arbitrairement les pièces qui prouveraient qu’il avait été soumis à des mauvais traitements.

56. Le Gouvernement allègue que les mauvais traitements infligés au requérant n’atteindraient pas le seuil minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.

57. En tout état de cause, il conteste l’origine des lésions. Rappelant que l’interpellation a eu lieu sans violence, que le requérant a reconnu devant les juridictions internes qu’il n’avait pas été frappé par les gendarmes et que le certificat médicolégal indiquait que les lésions auraient été provoquées par des coups, le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre ces lésions et les prétendues violences exercées par les gendarmes. À cet égard, il s’appuie sur un avis qu’il a sollicité auprès d’un médecin légiste. Ce dernier, dans une lettre du 15 décembre 2011 adressée au Gouvernement, exprime des doutes quant au lien de causalité entre les agissements des gendarmes et les lésions du requérant.

58. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que le requérant a été de mauvaise foi dans ses allégations – selon lui entachées de contradictions, et de toute évidence exagérées – tant devant les autorités internes que devant la Cour.

59. Quant aux investigations déclenchées à la suite de la plainte du requérant, le Gouvernement estime que les procureurs et les tribunaux militaires ont mené une enquête prompte et effective.

60. Il soutient que l’appartenance des magistrats militaires aux structures de l’armée n’est pas susceptible de mettre en doute leur indépendance et leur impartialité à l’égard d’autres membres de l’armée qu’ils sont appelés à juger. Il soutient que leur mode de nomination, l’inamovibilité et la stabilité dans l’emploi dont ils jouissent, ainsi que leurs droits et obligations identiques à ceux de leurs homologues civils, constituent des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime à leur égard.

2. Appréciation de la Cour

61. La Cour note que, s’il n’est pas contesté que le 4 septembre 2008, le requérant a subi des blessures, les parties sont en désaccord quant à leur source. Le requrant accuse les gendarmes d’avoir utilisé une force excessive à l’occasion de son interpellation, alors que le Gouvernement soutient que l’interpellation et la rétention momentanée du requérant par les forces de l’ordre auraient eu lieu sans violence.

a) Volet procédural

62. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 102-103, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII et Ay c. Turquie, no 30951/96, §§ 59-60, 22 mars 2005). Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits des individus soumis à leur contrôle (Khachiev et Akaïeva c. Russie, nos 57942/00 et 57945/00, § 177, 24 février 2005, et Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 67, CEDH 2006‑III).

63. À cet égard, la Cour rappelle que les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives. Cela suppose non seulement l’absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel mais également une indépendance pratique entre les enquêteurs et les agents mis en cause (voir, par exemple, Soare et autres, précité, § 168).

64. En l’espèce, la Cour estime que les autorités judiciaires internes avaient l’obligation de mettre tous les moyens en œuvre pour vérifier le déroulement des événements et les circonstances exactes dans lesquelles le requérant s’est ou a été blessé.

65. La Cour note à titre liminaire que les gendarmes ont affirmé qu’ils ont interpellé le requérant à titre préventif parce qu’il était violent et incitait à la violence. Or, il ressort clairement de l’enregistrement vidéo versé au dossier qu’au moment de l’interpellation, le requérant n’était nullement violent. Au contraire, ces images montrent le requérant en train de discuter calmement avec le commandant de l’unité de gendarmerie – il est, du reste, singulier que celui-ci, interrogé par le parquet, ait nié toute rencontre avec le requérant et affirmé qu’il se trouvait ailleurs, alors que plusieurs gendarmes avaient eux-mêmes confirmé sa présence sur les lieux de l’interpellation. De surcroît, la Cour relève que, contrairement à d’autres participants à la manifestation, le requérant n’était pas soupçonné d’avoir commis une infraction pénale et n’a pas non plus fait l’objet de poursuites administratives pour trouble à l’ordre public.

66. Dans ce contexte, la Cour estime que, étant donné le rôle clé que jouent les procureurs dans l’engagement des poursuites, il était légitime d’attendre de leur part qu’ils éclaircissent les contradictions entre les déclarations des gendarmes et lèvent les incertitudes quant à leurs agissements (voir, mutatis mutandis, Taşarsu, précité, § 54). Au surplus, la Cour constate que le tribunal militaire de Timişoara a lui-même estimé que l’enquête du parquet militaire était insuffisante et demandé un complément d’enquête. Cependant, cette demande est restée sans suite dès lors que le tribunal militaire de Bucarest a écarté la contestation du requérant comme irrecevable.

67. La Cour rappelle ensuite que les autorités internes ont l’obligation de prendre les mesures raisonnables qui sont à leur disposition pour obtenir toutes les preuves utiles, y compris, le cas échéant, des certificats médicaux complémentaires propres à fournir un état complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations médicales, notamment de la cause des blessures (voir Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004‑IV (extraits)).

68. En l’espèce, le parquet a rendu un non-lieu en s’appuyant, entre autres, sur l’apparente contradiction entre les déclarations du requérant et les mentions du certificat médical délivré le 5 septembre 2008, alors qu’un examen spécifique répondant aux critères susmentionnés manquait au dossier.

69. La Cour estime qu’un examen médical approfondi aurait pu être déterminant pour accréditer ou infirmer les dires du requérant quant à l’existence d’un lien de causalité entre les agissements des gendarmes et la blessure du requérant. La Cour estime que l’avis du médecin légiste sollicité par le Gouvernement plus de trois ans après les faits litigieux ne saurait suppléer l’absence d’un examen pratiqué le plus tôt possible.

70. Pour la Cour, seul un examen minutieux et détaillé des actes imputables au requérant et des déclarations contradictoires des gendarmes, corroboré par une analyse objective des constatations médicales, aurait pu déterminer s’il y avait eu usage de la force contre le requérant et si cet usage avait provoqué la lésion ou si celle-ci avait été causée dans d’autres circonstances.

71. Or, en clôturant définitivement l’enquête, le tribunal militaire de Bucarest a empêché la clarification des zones d’ombre qui subsistaient.

72. Enfin, la Cour note que l’indépendance des procureurs militaires ayant mené l’enquête est sujette à caution eu égard à la réglementation nationale. A de nombreuses occasions, en effet, la Cour a déjà conclu à la violation de l’article 3 de la Convention en raison du manque d’indépendance des procureurs militaires chargés de la conduite d’enquêtes pénales ouvertes sur des allégations de mauvais traitements dirigées contre des agents de l’Etat. Elle a constaté que lesdits procureurs militaires étaient, tout comme les agents visés par les enquêtes, des officiers militaires d’active, avec des grades militaires, qu’ils faisaient partie de la structure militaire, fondée sur le principe de la subordination hiérarchique, et qu’ils devaient répondre de la violation des règles de la discipline militaire (voir Barbu Anghelescu c. Roumanie, no 46430/99, § 67, 5 octobre 2004 ; Dumitru Popescu c. Roumanie (no 1), no 49234/99, § 75, 26 avril 2007 ; Melinte c. Roumanie, no 43247/02, § 27, 9 novembre 2006 ; Soare et autres, précité, § 169 et Austrianu c. Roumanie, no 16117/02, § 70, 12 février 2013).

73. Certes, la Cour observe que le fonctionnement des parquets et des tribunaux militaires est désormais régi par la loi no 247/2005. Néanmoins, elle constate que ce texte reprend pour l’essentiel la réglementation antérieure et confirme la qualité d’officiers d’active des magistrats militaires, tout comme les gendarmes visés par l’enquête, avec tous les droits et obligations qui découlent de ce statut.

74. Eu égard à ces éléments, la Cour estime que l’enquête menée n’a pas permis d’établir de manière suffisamment précise les circonstances dans lesquelles le requérant s’est blessé.

75. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

b) Volet matériel

76. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention n’interdit pas l’usage de la force dans certaines circonstances, par exemple à l’égard d’une personne qui oppose une résistance à son arrestation, ou tente de fuir ou de provoquer des blessures ou des dommages. Elle rappelle également que, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (voir, parmi d’autres, Güzel Şahin et autres c. Turquie, no 68263/01, § 46, 21 décembre 2006 ; Kop c. Turquie, no 12728/05, § 27, 20 octobre 2009 et Timtik c. Turquie, no 12503/06, § 47, 9 novembre 2010).

77. En l’espèce, la Cour constate que des débordements sont survenus pendant la manifestation, certains supporters ayant attaqué les forces de l’ordre au moyen de projectiles et blessé des gendarmes au cours de ces incidents. Le requérant, qui avait participé ou, du moins, assisté à la manifestation, est resté sur les lieux de celle-ci en dépit de l’ordre de dispersion donné par les gendarmes.

78. Au vu des divergences existant entre les explications fournies par chacune des parties, la Cour estime ne pas être en mesure, à partir des éléments dont elle dispose, d’affirmer avec un degré de certitude en accord avec sa propre jurisprudence que les lésions du requérant sont le résultat d’une violence disproportionné au moment de l’interpellation ou au cours de son transport vers le véhicule de la gendarmerie.

79. En effet, il ressort des pièces versées au dossier que l’interpellation du requérant a eu lieu sans violence. Par ailleurs, le requérant a affirmé lui‑même que les gendarmes ne l’ont pas frappé. Quant au certificat médical produit par le requérant, la Cour note qu’il ne contient qu’une description sommaire de la blessure et reste imprécis sur ses causes.

80. En conclusion, la Cour estime que les éléments dont elle dispose ne lui permettent pas d’établir au-delà de tout doute raisonnable que le requérant a été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. À cet égard, elle tient à souligner que cette impossibilité découle en grande partie de l’absence d’une enquête approfondie et effective par les autorités nationales suite à la plainte présentée par le requérant pour mauvais traitements (voir mutatis mutandis, San Argimiro Isasa c. Espagne, no 2507/07, §§ 62 et 65, 28 septembre 2010).

81. En conséquence, la Cour ne peut conclure à une violation substantielle de l’article 3 s’agissant des mauvais traitements allégués par le requérant à l’occasion de son interpellation.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

82. Le requérant estime dépourvue de base légale son interpellation le 4 septembre 2008. Il invoque l’article 5 § 1 de la Convention, qui se lit ainsi dans sa partie pertinente :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : (...)

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ; (...) »

A. Sur la recevabilité

83. Le Gouvernement excipe de l’inapplicabilité des garanties de l’article 5 aux faits dénoncés par le requérant, du non-épuisement des voies de recours internes et de l’absence de préjudice important.

Sur l’exception tirée de l’inapplicabilité des garanties de l’article 5 de la Convention

a) Arguments des parties

84. Le Gouvernement considère qu’à l’occasion de son interpellation, le requérant n’a pas été privé de liberté au sens de l’article 5 de la Convention. Il admet que les autorités ont utilisé la force pour l’immobiliser et pour l’éloigner des lieux de la manifestation, mais considère que cet élément n’est pas déterminant pour l’applicabilité de l’article 5 de la Convention. Selon ses dires, les mesures prises contre le requérant n’ont duré qu’environ 15 minutes et étaient rendues nécessaires par le comportement de ce dernier et par l’évolution imprévisible de la manifestation.

85. Le requérant considère que l’article 5 de la Convention est applicable dès lors qu’il a, selon ses dires, été non seulement immobilisé, mais également privé de liberté arbitrairement pendant environ 30 minutes.

b) Appréciation de la Cour

86. La Cour renvoie aux principes fondamentaux se dégageant de sa jurisprudence concernant l’existence d’une privation de liberté lors d’une manifestation (Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, §§ 52 et suiv., CEDH 2012).

87. À cet égard, elle rappelle que la police doit jouir d’une certaine marge d’appréciation dans l’adoption de décisions opérationnelles. Pareilles décisions sont presque toujours compliquées et la police, qui a accès à des informations et renseignements non accessibles au grand public, est généralement la mieux placée pour les prendre. L’article 5 ne saurait s’interpréter de manière à empêcher la police de remplir ses devoirs de maintien de l’ordre et de protection du public, sous réserve qu’elle respecte le principe qui sous-tend l’article 5, à savoir la protection de l’individu contre l’arbitraire (Austin et autres, précité, § 56).

88. L’article 5 § 1 ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de circuler, lesquelles obéissent à l’article 2 du Protocole no 4. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence (Austin et autres, précité, § 57).

89. La Cour doit également avoir égard au contexte et aux circonstances spécifiques entourant les restrictions à la liberté qui s’éloignent de la situation type d’incarcération en cellule. En effet, le contexte dans lequel s’insère la mesure représente un facteur important car il est courant, dans les sociétés modernes, que surviennent des situations dans lesquelles le public peut être appelé à supporter des restrictions à la liberté de circulation ou à la liberté des personnes dans l’intérêt du bien commun. (...) le public est généralement prêt à accepter que des restrictions temporaires soient apportées à la liberté de mouvement dans certains contextes, par exemple dans les transports publics, lors de déplacements sur l’autoroute, ou à l’occasion d’un match de football. La Cour considère que, sous réserve qu’elles soient le résultat inévitable de circonstances échappant au contrôle des autorités, qu’elles soient nécessaires pour prévenir un risque réel d’atteintes graves aux personnes ou aux biens et qu’elles soient limitées au minimum requis à cette fin, des restrictions à la liberté aussi courantes ne peuvent à bon droit être regardées comme des « privations de liberté » au sens de l’article 5 § 1 (Austin et autres, précité, § 59).

90. En l’espèce, la Cour rappelle que des débordements violents sont survenus pendant la manifestation, certains supporters ayant attaqué les forces de l’ordre. Ces derniers ont été contraints de riposter en utilisant du gaz lacrymogène et en chargeant les manifestants. Il y a eu des blessés des deux côtés.

91. Les parties s’accordent sur le fait que le requérant a été interpellé par deux gendarmes, a été conduit dans une voiture de la gendarmerie et a été ensuite éloigné des lieux de la manifestation. Il y a controverse quant à la durée exacte de la mesure, mais la Cour estime que celle‑ci est sans incidence réelle sur la question de savoir s’il y a eu ou non privation de liberté dès lors que même une mesure de très courte durée peut entrer dans le champ d’application de l’article 5 § 1 de la Convention (voir, par exemple, Foka c. Turquie, no 28940/95, §§ 74-79, 24 juin 2008 et Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, no 4158/05, § 57, CEDH 2010 (extraits)).

92. Pour les besoins de la présente espèce, il suffit à la Cour de constater qu’après les sommations des gendarmes et leur intervention pour mettre fin au blocage de la voie publique, le requérant est resté sur les lieux de la manifestation. Qui plus est, il portait au cou une écharpe aux couleurs de l’équipe locale et avait engagé une discussion avec le commandant des gendarmes. Dès lors, la Cour estime que les gendarmes pouvaient raisonnablement conclure que le requérant n’était pas disposé à s’acquitter de son obligation spécifique et concrète de se plier à l’ordre de dispersion qui avait été donné afin d’éviter de nouvelles confrontations et des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes.

93. La Cour prend également en considération le fait que la mesure litigieuse ne s’est pas prolongée au-delà du minimum nécessaire et qu’elle a pris fin une fois que les troubles à l’ordre public ont cessé (mutatis mutandis, Gahramanov c. Azerbaijan (déc.), no 26291/06, § 43 et suiv., 15 octobre 2013).

94. Enfin, compte tenu de la situation concrète du requérant et du contexte dans lequel la mesure s’est insérée, la Cour estime qu’il convient de distinguer la présente affaire de l’affaire Brega et autres c. Moldova (no 61485/08, 24 janvier 2012), qui concernait la privation de liberté de plusieurs membres d’une organisation non gouvernementale lors de manifestations en faveur de la liberté d’expression et de la liberté de réunion. À cet égard, elle rappelle que, compte tenu de l’importance fondamentale de la liberté d’expression et de la liberté de réunion dans toute société démocratique, les autorités nationales doivent se garder d’avoir recours à des mesures de contrôle des foules afin, directement ou indirectement, d’étouffer ou de décourager des mouvements de protestation (Austin et autres, précité, § 68).

95. Eu égard aux conditions instables et dangereuses qui avaient nécessité l’éloignement du requérant des lieux de la manifestation, la Cour estime que la mesure appliquée au requérant ne peut être considérée comme une restriction de liberté au sens de l’article 5 § 1 (a contrario, Ostendorf c. Allemagne, no 15598/08, § 75, 7 mars 2013).

96. Le grief tiré de l’article 5 de la Convention étant irrecevable pour les motifs exposés ci-dessus, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur les autres exceptions du Gouvernement.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

97. Citant l’article 13 de la Convention, le requérant renouvelle ses allégations concernant le caractère ineffectif de l’enquête.

98. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus sous l’angle de l’article 3 de la Convention et doit donc aussi être déclaré recevable.

99. Eu égard au constat relatif à l’article 3 de la Convention, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de cette disposition.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

100. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

101. Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

102. Le Gouvernement s’oppose aux prétentions du requérant. Il considère que la somme sollicitée est excessive.

103. La Cour relève que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans la violation procédurale de l’article 3 de la Convention.

104. Eu égard aux circonstances de la cause et statuant en équité comme le veut l’article 41, elle décide de lui octroyer 3 000 EUR.

B. Frais et dépens

105. Le requérant demande également 3 579 RON, soit l’équivalent d’environ 800 EUR, pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour. Il fournit des justificatifs de paiement pour ces sommes.

106. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la somme versée pour les honoraires de l’avocat et l’affaire portée devant les juridictions internes.

107. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour alloue au requérant 800 EUR pour l’ensemble des frais exposés.

C. Intérêts moratoires

108. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 13 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i) 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 800 EUR (huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 janvier 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-139997
Date de la décision : 14/01/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête efficace) (Volet procédural);Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : BIRGEAN
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : IUSAN C.-A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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