La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

26/11/2013 | CEDH | N°001-139001

CEDH | CEDH, AFFAIRE KUDREVIČIUS ET AUTRES c. LITUANIE, 2013, 001-139001


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KUDREVIČIUS ET AUTRES c. LITUANIE

(Requête no 37553/05)

ARRÊT

STRASBOURG

26 novembre 2013

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 15/10/2015

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Kudrevičius et autres c. Lituanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó, r>Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre d...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KUDREVIČIUS ET AUTRES c. LITUANIE

(Requête no 37553/05)

ARRÊT

STRASBOURG

26 novembre 2013

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 15/10/2015

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kudrevičius et autres c. Lituanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 octobre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37553/05) dirigée contre la République de Lituanie et dont cinq ressortissants de cet État, MM. Arūnas Kudrevičius, Artūras Pilota, Kęstutis Miliauskas, Virginijus Mykolaitis et Bronius Markauskas (« les requérants »), ont saisi la Cour le 8 octobre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me K. Stungys, avocat à Vilnius. Le gouvernement lituanien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme E. Baltutytė.

3. Les requérants alléguaient une violation de l’article 6 de la Convention à raison de plusieurs vices de procédure entachant les instances pénales dirigées contre eux. Ils alléguaient également une violation de l’article 7 de la Convention, estimant que la loi en vertu de laquelle ils avaient été condamnés ne remplissait pas les exigences de cette disposition. Enfin, se fondant sur les articles 10 et 11 de la Convention, les requérants se plaignaient que leur droit à la liberté d’expression et leur droit à la liberté de réunion avaient été violés à raison de l’enquête pénale menée sur leurs actes et de leurs condamnations ultérieures.

4. Le 21 mai 2008, la Cour a décidé de communiquer au Gouvernement les griefs tirés des articles 6, 7, 10 et 11 de la Convention, et d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de la requête (ancien article 29 § 3 de la Convention).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le premier requérant, M. Arūnas Kudrevičius (ci-après – A.K.), est né en 1970 et réside dans le village de Vaitkūnai, dans la région de Utenos ; le deuxième requérant, M. Bronius Markauskas (ci-après – B.M.), est né en 1960 et réside dans le village de Triušeliai, dans la région de Klaipėda ; le troisème requérant, M. Artūras Pilota (ci-après – A.P.), est né en 1973 et réside dans le village de Ožkasviliai, dans la région de Marijampolė ; le quatrième requérant, M. Kęstutis Miliauskas (ci-après – K.M.), est né en 1959 et réside dans le village de Jungėnai, dans la région de Marijampolė ; et le cinquième requérant, M. Virginijus Mykolaitis (ci-après – V.M.), est né en 1961 et réside dans le village de Varakiškė, dans la région de Vilkaviškis.

6. En avril 2003, un groupe d’agriculteurs manifesta devant le Seimas (le Parlement lituanien) pour protester contre la situation du secteur agricole. Ils dénonçaient la chute des prix de gros pour divers produits agricoles et le manque de subventions accordées aux producteurs de ces produits, et demandaient que l’État prenne des mesures à cet égard.

7. Le 16 mai 2003, la Chambre d’agriculture (Žemės ūkio rūmai), une organisation représentant les intérêts des agriculteurs, se réunit pour discuter de solutions à ces problèmes. La Chambre évoqua certaines mesures, notamment la saisine des tribunaux administratifs, dans le cas où il n’y aurait aucun changement positif dans la réglementation. Dans l’intervalle, il fut décidé d’organiser des manifestations dans trois endroits différents près des principaux axes routiers (prie magistralinių kelių) pour attirer l’attention du public sur les problèmes du secteur agricole.

8. En mai 2003, la municipalité de Kalvarija autorisa l’organisation d’une réunion pacifique dans la ville de Kalvarija, « près de la place du marché ». La municipalité de Pasvalys autorisa une manifestation « sur le parking au kilomètre 63 de l’autoroute Via Baltica et près de cette autoroute ». La municipalité de Klaipėda autorisa la tenue d’une manifestation dans un « lieu situé dans le village de Divupiai, près de l’autoroute Vilnius-Klaipėda, à 25 mètres au moins de cette autoroute ». L’autorisation précisait que B.M. était l’un des organisateurs du rassemblement. Celui-ci fut informé qu’il devait observer la loi et obéir à tout ordre émanant des autorités et de la police.

9. Les manifestations commencèrent le 19 mai 2003. Les agriculteurs se rassemblèrent dans les endroits prévus.

10. Le 21 mai 2003, les agriculteurs établirent des barrages et continuèrent à manifester près du village de Divupiai, sur l’autoroute Vilnius-Klaipėda, au kilomètre 63 de l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga ainsi qu’au kilomètre 94 de l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai.

11. Le 22 mai 2003, les agriculteurs poursuivirent les négociations avec le gouvernement. Le lendemain, les négociations ayant abouti à un accord, ils levèrent les barrages sur les routes.

12. Une enquête préliminaire fut engagée contre les requérants et plusieurs autres individus, soupçonnés d’avoir provoqué une émeute. En juillet 2003, B.M. V.M, A.P. et K.M. furent assignés à résidence. Cette mesure fut levée en octobre 2003.

Le rapport de police du 22 mai indique que, pendant la manifestation des agriculteurs sur l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai, « il y a eu quelques altercations entre les agriculteurs et chauffeurs de poids lourds mais des conflits plus sérieux ont pu être évités ».

13. Il ressort des documents soumis à la Cour qu’à la fin du mois quatre sociétés de transport de marchandises informèrent la police et Linava, l’association nationale lituanienne des chauffeurs routiers, qu’elles avaient subi un dommage matériel d’un montant de 25 235 litai lituaniens (LTL) (soit 7 300 euros (EUR) environ) en raison des barrages érigés sur les routes par les agriculteurs pendant les manifestations. Les sociétés se déclarèrent disposées à engager des procédures civiles pour faire valoir ces prétentions.

14. Le 1er septembre 2003, la police émit une attestation précisant que du 19 au 23 mai 2003 les agriculteurs avaient organisé une manifestation sur le parking à hauteur du kilomètre 63 de l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga. Le 21 mai, vers midi, les agriculteurs s’étaient rendus sur l’autoroute et avaient bloqué la circulation. Ils avaient laissé passer uniquement les véhicules de tourisme et les véhicules qui transportaient des substances dangereuses. Les véhicules qui transportaient des marchandises et les voitures avait été autorisés à passer une fois par heure, par dix à la fois, dans les deux sens de circulation. Afin d’améliorer la situation, la police avait tenté de détourner la circulation loin du barrage, par les villages voisins. Toutefois, en raison du mauvais état des routes aux alentours, les camions transportant des marchandises n’avaient pas pu tous les emprunter et avaient dû rester sur l’autoroute jusqu’au départ des agriculteurs. Certains camions s’étaient ensablés et il avait fallu des engins spéciaux pour les dégager. La police indiquait que les agriculteurs avait levé les barrages sur l’autoroute à 16 heures le 23 mai 2003.

15. Les requérants soutiennent que le 1er octobre 2003 la police infligea une amende de 40 LTL (environ 12 EUR) à l’agriculteur A.D. D’après eux, le procès-verbal d’amende établit que le 21 mai 2003 A.D. avait emmené les agriculteurs ériger des barrages sur l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai dans la municipalité de Kalvarija, et qu’il s’était engagé au milieu de la chaussée en poussant une charrue devant lui, bloquant ainsi la circulation. Le procès-verbal aurait indiqué que, par de tels actes, A.D. avait violé le paragraphe 81 des Règles sur la circulation routière et avait donc commis une violation du droit administratif, telle que prévue par l’article 131 du code des infractions administratives (voir la partie « Droit interne pertinent » ci-dessous).

16. Le 4 décembre 2003, le procureur saisit les tribunaux par un acte d’accusation, dans lequel B.M. et A.K. étaient accusés d’incitation à l’émeute en vertu de l’article 283 § 1 du code pénal.

Dans l’acte d’accusation, le procureur relevait que B.M. avait pris part à la réunion des agriculteurs du 16 mai 2003, à l’occasion de laquelle les agriculteurs avaient décidé d’organiser des manifestations près des autoroutes principales le 19 mai et, dans le cas où le gouvernement ne ferait pas droit à leurs exigences au plus tard à 11 heures le 21 mai, d’ériger des barrages sur ces autoroutes. Le 19 mai, B.M. avait dit aux agriculteurs de bloquer les routes le 21 mai. En conséquence, à 12 h 09 à cette date, 500 agriculteurs environ s’étaient rendus sur l’autoroute Vilnius-Klaipėda. Les agriculteurs avaient refusé d’obéir aux ordres de la police les incitant à ne pas rester sur la chaussée. En conséquence, la circulation avait été bloquée jusqu’à 13 heures le 23 mai. Des embouteillages s’étaient formés sur les routes avoisinantes, bloquant l’ensemble de la circulation routière dans la région.

Concernant A.K., le procureur estima que celui-ci avait également incité les agriculteurs à bloquer l’autoroute. En conséquence, à midi le 21 mai, 250 personnes environ s’étaient rendues sur l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga, refusant d’obéir aux ordres de la police de ne pas bloquer l’autoroute. La circulation étaitt demeurée bloquée jusqu’à 10 h 58 le 23 mai. Les routes avoisinantes avaient été complètement saturées, et le fonctionnement normal du poste de frontière de Saločiai-Grenctale avait été interrompu.

17. V.M., K.M et A.P. furent accusés en vertu à l’article 283 § 1 du code pénal d’avoir causé des troubles graves à l’ordre public pendant l’émeute. Le procureur établit les faits suivants : le 21 mai 2003, vers 11 h 50, environ 1 500 personnes s’étaient rassemblées au kilomètre 94 de l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai. Vers 15 ou 16 heures, les requérants susmentionnés avaient conduit trois tracteurs sur l’autoroute et les avaient stationnés sur la chaussée. Les trois requérants avaient refusé d’obéir aux instructions de la police de ne pas porter atteinte à l’ordre public et de dégager les tracteurs. Les tracteurs étaient restés sur la chaussée jusqu’à 16 h 15 le 23 mai 2003. En conséquence, l’autoroute avait été bloquée du kilomètre 84 jusqu’au kilomètre 94. L’augmentation consécutive de la circulation sur les routes avoisinantes avait provoqué la formation d’embouteillages et le transport routier dans la région était arrivé à un point de saturation. Le fonctionnement normal des postes frontières de Kalvarija et de Marijampolė avait été perturbé.

18. Dans le cadre de la procédure pénale, une société de logistique introduisit une plainte civile contre A.K., l’accusant d’avoir incité les agriculteurs à bloquer l’autoroute et réclamant des dommages-intérêts de 1 100 LTL (environ 290 EUR) pour la perte qu’elle disait avoir subie en raison du blocage de cette autoroute.

19. Le 16 août 2004, le tribunal de district de Kaunas suspendit l’examen de l’affaire relativement à K.M., V.M., B.M., et A.K., car ceux-ci ne s’étaient pas présentés à l’audience. Ainsi qu’il ressort des documents soumis par le gouvernement, A.K. et V.M. avaient reçu notification de l’audience à venir par le biais d’une convocation. B.M. avait également été informé à l’avance de la tenue de l’audience.

À cette date, l’affaire fut examinée uniquement en ce qui concernait A.P. Le tribunal de district interrogea huit témoins. L’avocat des requérants était présent à l’audience et posa des questions à sept d’entre eux.

Du 17 au 20 août 2004, le tribunal de district de Kaunas tint des audiences pendant lesquelles plusieurs autres témoins firent des dépositions sur la manifestation en cause. Le tribunal examina l’affaire uniquement dans le chef de A.P., qui était présent à ces audiences. Il ressort des décisions des juridictions d’appel et de cassation (paragraphes 30 et 35 ci-dessous) que tous les requérants assistèrent à certaines des audiences.

20. Le 29 septembre 2004, le tribunal de district de Kaunas déclara les requérants coupables d’incitation ou de participation à des émeutes en vertu de l’article 283 § 1 du code pénal.

21. Pour condamner B.M., le tribunal se fonda sur les enregistrements vidéo des événements, sur des preuves documentaires et sur la déposition d’un témoin. Le tribunal conclut que BM avait organisé un rassemblement dans le but de porter gravement atteinte à l’ordre public, c’est-à-dire de déclencher une émeute. Il précisa que B.M. avait été l’un des meneurs de la réunion du 16 mai 2003 pendant laquelle les agriculteurs avaient décidé de tenter de parvenir à leurs fins en organisant des manifestations près des autoroutes. Il releva que le requérant avait coordonné les actions des agriculteurs et qu’en conséquence, le 21 mai 2003, environ 500 personnes s’étaient rendus sur la route de Vilnius-Klaipeda et l’avaient bloquée. La circulation aurait ainsi été bloquée jusqu’au 23 mai 2003. D’après le tribunal, la violation grave de l’ordre public consécutive à ces actions avait été délibérée et devait être qualifiée d’émeute. Le tribunal de district rejeta le moyen de B.M. selon lequel lui-même et les autres agriculteurs avaient agi par nécessité car les barrages routiers avaient constitué leur dernière possibilité d’attirer l’attention du gouvernement sur leurs problèmes. Pour le tribunal, les agriculteurs avaient disposé d’une autre solution, à savoir faire valoir leurs griefs devant les juridictions administratives. Les agriculteurs auraient du reste eux-mêmes mentionné cette solution pendant le rassemblement du 16 mai 2003. Le tribunal releva en outre qu’une personne qui provoquait une situation dangereuse par ses actions ne pouvait invoquer l’état de nécessité que si la situation dangereuse découlait de sa négligence (article 31 § 2 du code pénal). Il estima que, toutefois, les actions de B.M. avaient été délibérées et qu’il convenait donc de le déclarer coupable d’avoir organisé l’émeute.

22. Concernant A.K, le tribunal de district de Kaunas établit, principalement sur la base d’enregistrements vidéo et de preuves documentaires, que le requérant. avait également organisé un rassemblement dans le but de porter gravement atteinte à l’ordre public. Il conclut que A.K. avait pris part à la rencontre des agriculteurs du 16 mai 2003 et était donc informé de la décision d’organiser des manifestations près des routes. Selon le tribunal, lorsqu’une foule d’agriculteurs avait bloqué l’axe Panevėžys-Pasvalys-Riga le 21 mai 2003, l’ordre public avait été gravement enfreint. La circulation routière aurait été bloquée sur cette partie de la route, causant des désagréments aux conducteurs et aux transporteurs de marchandises. Le tribunal de district établit les faits suivants : pendant le blocus des 21 et 22 mai, A.K. avait coordonné les actions de la foule, c’est-à-dire qu’il avait ordonné que l’on laissât passer certains des véhicules, avait incité [les agriculteurs] à ne pas lâcher et à ne pas quitter l’autoroute, avait été en contact avec les participants des manifestations de la municipalité de Kalvarija et de la région de Klaipėda, et avait « négocié avec les autorités par l’intermédiaire de son portable au nom des agriculteurs ». Le tribunal de district souligna que les agriculteurs qui s’étaient rassemblés « obéissaient aux actions de A.K. et suivaient ses ordres ». Pour le tribunal, les actions de A.K. devaient être qualifiées d’organisation d’émeutes au sens de l’article 283 § 1 du code pénal.

Sur la base de preuves écrites soumises par Linava, le tribunal de district estima également qu’en organisant le blocage de la route Panevėžys-Pasvalys-Riga A.K. avait gravement porté atteinte à l’ordre public et avait causé des dommages pécuniaires à trois sociétés de transport. Étant donné que l’une de ces sociétés avait présenté une demande civile d’indemnisation de 1 100 LTL, le tribunal de district estima qu’il convenait d’accueillir cette demande.

23. Pour déclarer V.M., K.M. et A.P. coupables, le tribunal de district de Kaunas, sur la base de preuves documentaires, de matériels audiovisuels et des dépositions de deux témoins (dont l’un témoigna le 16 août 2004), établit que le 21 mai 2003, entre 11 h 50 et 16 h 15, les trois intéressés avaient conduit des tracteurs au kilomètre 94 de l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai. Ils avaient refusé d’obéir à des ordres légitimes de la police de ne pas porter atteinte à l’ordre public et de ne pas laisser les tracteurs sur la route (ant važiuojamosios kelio dalies), et avaient maintenu leurs tracteurs à cet endroit jusqu’à 16 h 15 le 22 mai 2003. En conséquence, et du fait que 1 500 personnes environ s’étaient rassemblées sur la route, la circulation avait été bloquée du kilomètre 84 au kilomètre 94 de la route Kaunas-Marijampolė-Suvalkai, des embouteillages s’étaient formés et le fonctionnement normal des postes-frontières de Kalvarija et de Lazdijai avait été perturbé.

24. Les cinq requérants écopèrent chacun d’une peine d’emprisonnement de soixante jours. Le tribunal de district releva également les personnalités positives de tous les requérants et l’absence de circonstances aggravantes. Selon le tribunal, il y avait en conséquence des raisons de croire que le but de de la sanction pouvait être atteint sans que les intéressés soient effectivement privés de leur liberté. Partant, le tribunal assortit leur peine d’un sursis d’un an. Les intéressés se virent ordonner de ne pas quitter leur lieu de résidence pendant plus de sept jours consécutifs sans l’accord préalable des autorités. Cette mesure devait durer un an, c’est-à-dire la période pendant laquelle leur peine était assortie d’un sursis.

Le tribunal de district de Kaunas relaxa par ailleurs, pour manque de preuves, deux autres personnes accusées d’organisation d’émeutes.

25. Les requérants interjetèrent appel auprès du tribunal régional de Kaunas. Ils expliquèrent notamment qu’un autre agriculteur, A.D., avait été sanctionné en vertu du droit administratif pour une violation identique. Les cinq requérants prirent part à une audience devant ce tribunal et demandèrent à être relaxés.

26. Le 14 janvier 2005, le tribunal régional de Kaunas estima que le tribunal de première instance avait apprécié de manière approfondie et impartiale toutes les circonstances de l’espèce. La juridiction d’appel observa que l’infraction d’émeutes menaçait l’ordre public, la sécurité de la société, la santé et la dignité humaines ainsi que l’inviolabilité de la propriété. Selon elle, l’aspect objectif de l’infraction consistait à organiser des rassemblements de personnes en vue d’un but commun – à savoir, causer des troubles à l’ordre public – et à prendre une décision en ce sens qui, en l’espèce, avait pris la forme d’opérations de blocage des routes. Le tribunal régional ajouta que, pour constituer une infraction, les actions devaient être également commises délibérément, c’est-à-dire que les accusés devaient être conscients de l’illégalité de leurs actes. Quant à B.M. et A.K., il observa que pendant les manifestations les deux requérants avaient dit aux autres agriculteurs qu’il avait été décidé d’ériger des barrages sur les routes. Il jugea établi que B.M. et A.K. étaient conscients de l’illégalité des opérations de blocages des routes et qu’ils avaient été avertis de leur responsabilité en tant qu’organisateurs. Même ainsi, ils auraient continué à coordonner les actions des agriculteurs et insisté pour que ceux-ci maintiennent les barrages. Le tribunal régional estima qu’il découlait directement des actions de B.M. et A.K. que le 21 mai 2003 une foule s’était rendue sur l’autoroute et l’avait envahie, bloquant ainsi la circulation et portant atteinte aux droits et libertés constitutionnels d’autrui de se déplacer librement et sans restriction, causant un préjudice aux sociétés de transport et donc portant gravement atteinte à l’ordre public.

27. La juridiction d’appel déclara également partager la conclusion du tribunal de première instance quant au caractère raisonnable de la condamnation de V.M., K.M. et A.P. Le tribunal régional releva qu’en conduisant des tracteurs sur la route, ce qui avait provoqué des embouteillages et perturbé le travail du service des douanes, et en refusant d’obéir aux demandes légales de la police de ne pas stationner leurs tracteurs sur la route, les trois requérants avaient porté gravement atteinte à l’ordre public. Selon le tribunal régional, le fait qu’après l’établissement des barrages sur les routes la police et les conducteurs avaient négocié avec les agriculteurs, et qu’en conséquence certains conducteurs avaient été autorisés à passer, n’avait pas diminué la dangerosité de l’infraction ni son illégalité. La juridiction d’appel souligna également que le blocage d’une autoroute importante (magistralinis kelias) avait des conséquences dangereuses et ne pouvait pas être considéré comme une simple infraction de droit administratif telle qu’une infraction à la circulation routière. Quant à l’argument des requérants selon lequel les infractions qui leur étaient reprochées étaient identiques à celle pour laquelle un autre agriculteur, A.D., avait reçu une simple sanction administrative pour infraction à la circulation routière, le tribunal régional de Kaunas se contenta d’indiquer brièvement qu’il n’était pas une juridiction administrative et ne pouvait donc pas commenter une violation du droit administratif.

28. Tout en relevant que les requérants avaient droit à la liberté d’expression en vertu de l’article 10 de la Convention, le tribunal régional de Kaunas observa que ce droit n’était pas illimité, dès lors que les intérêts de l’ordre public et la prévention des infractions pénales étaient en jeu. Il observa que des limitations analogues à la liberté d’expression étaient énumérées à l’article 25 de la Constitution lituanienne. Sur ce point, il souligna que le comportement de B.M. et A.K., qui avaient guidé les actions des autres personnes impliquées dans la manifestation, ne pouvait être considéré comme l’expression, non passible de sanctions, de leurs opinions étant donné qu’ils avaient porté atteinte à l’ordre public en commettant des actions pour lesquelles leur responsabilité pénale était engagée.

Par ailleurs, le tribunal déclara que, contrairement aux affirmations des requérants, l’infraction pénale n’avait pas perdu son élément de risque public simplement parce que le gouvernement avait refusé de revoir les prix de gros à la hausse ou parce qu’il avait prétendument failli à prendre les mesures nécessaires.

29. Le tribunal régional de Kaunas rejeta également les griefs des requérants selon lesquels ceux-ci n’avaient pas bénéficié d’un procès équitable, en ce que les enregistrements vidéo prouvant leur culpabilité étaient des faux. La juridiction d’appel releva que, lorsque les enregistrements vidéo avaient été produits comme éléments de preuve devant le tribunal de première instance, les requérants n’avaient pas allégué qu’ils avaient été falsifiés, alors même qu’on leur avait demandé à tous si les événements montrés dans les enregistrements étaient vrais. Le tribunal régional ajouta que les requérants n’avaient pas répondu par la négative, mais avaient admis les enregistrements. Il indiqua que le simple fait qu’il y ait des coupures dans les enregistrements n’en faisait pas des preuves illégitimes. Il ajouta que, certes, les requérants avaient soutenu que l’une des cassettes était falsifiée, mais que le jugement n’était pas fondé sur cette cassette particulière. Il conclut que le refus du tribunal de première instance d’interroger certains témoins était motivé, que les preuves produites dans l’affaire étaient légitimes et non falsifiées et qu’aucune autre violation procédurale ne pouvait être constatée.

30. Le tribunal observa également que, si K.M., V.M., B.M. et A.K. n’avaient pas assisté à la première audience devant le tribunal de première instance le 16 août 2004, le tribunal avait suspendu l’examen de l’affaire en ce qui concernait ces requérants. Il releva que tous les requérants avaient été présents à un moment ou un autre lors de l’examen de l’affaire par le tribunal de première instance et donc avaient pu exercer sans restriction leurs droits procéduraux. Selon le tribunal, aucun témoin n’avait été interrogé en l’absence des requérants concernés. Dès lors, les droits des requérants n’auraient en aucune façon été enfreints.

31. Le tribunal régional de Kaunas rejeta également le grief de B.M. selon lequel celui-ci aurait dû bénéficier d’une immunité pénale en raison de son statut de candidat aux élections législatives. Il observa que l’infraction en question avait été commise en mai 2003, alors que la commission électorale centrale avait enregistré la candidature de B.M. aux élections législatives seulement en septembre 2004. Dès lors, selon le tribunal régional, B.M. ne jouissait d’aucune immunité en vertu du droit national quant à cette infraction particulière.

32. Enfin, la juridiction d’appel confirma la décision du tribunal de première instance de ne pas convoquer le porte-parole du Parlement, le Premier ministre et d’autres membres du gouvernement et du parlement pour interrogatoire. Le tribunal estima que ces personnes n’auraient pu déposer que sur des questions économiques qui n’avaient aucun lien avec l’affaire, relevant que les hommes politiques susmentionnés n’avaient pas participé au rassemblement ni été témoins des violations de l’ordre public en cause et n’auraient donc pu faire aucune déposition sur les circonstances de l’infraction en question.

33. Le 4 octobre 2005, la Cour suprême, siégeant en une chambre élargie de sept juges (paragraphe 47 ci-dessous), rejeta un pourvoi introduit par les requérants. Donnant une explication de la substance de l’infraction d’émeute, telle qu’établie par l’article 283 § 1 du code pénal, elle expliqua que ladite infraction devait être qualifiée d’atteinte à l’ordre public, ce qui constituait l’objet de l’infraction ((nusikaltimo objektas). Elle ajouta que, pour établir la portée de l’infraction, la disposition susmentionnée énumérait les éléments suivants qui caractérisaient celle-ci : l’organisation d’un rassemblement en vue de provoquer des violences publiques, de causer des dommages aux biens ou de porter atteinte à l’ordre public sous une autre forme, ou la commission de tels actes pendant un rassemblement. Pour la Cour suprême, l’émeute devait se caractériser comme une situation dans laquelle un rassemblement de personnes portaient délibérément et gravement atteinte à l’ordre public, provoquaient des violences publiques ou causaient des dommages aux biens. La haute juridiction ajouta que l’aspect subjectif de l’infraction était constitué par la nature délibérée de l’action (kaltė pasireiškia tiesiogine tyčia), ce qui signifiait que le coupable i) devait être conscient qu’il accomplissait une action qui était qualifiée d’infraction par l’article 283 § 1 du code pénal et ii) devait souhaiter agir ainsi.

34. Quant à la situation des requérants en l’espèce, la Cour suprême estima que les juridictions inférieures avaient à juste titre qualifié les actions des requérants comme relevant de l’article 283 § 1 du code pénal. En particulier, le tribunal de première instance aurait correctement établi toutes les conditions préalables pour l’application de l’article 283 § 1, à savoir qu’il y avait eu une foule et que l’ordre public avait été violé par les barrages érigés sur les routes, le blocage de la circulation et la perturbation du travail du service des douanes. Les requérants auraient été condamnés pour leurs infractions en vertu d’une loi valable à l’époque de la commission des infractions et les peines auraient été infligées conformément aux dispositions du code pénal. La haute juridictionconclut qu’en conséquence les condamnations des requérants étaient prévues par la loi et n’enfreignaient pas l’article 7 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.

35. La Cour suprême déclara également que les requérants n’avaient pas été condamnés pour avoir exprimé leurs opinions ou diffusé des idées, actions relevant de la protection de l’article 10 § 1 de la Convention, mais pour des actes constituant de graves atteintes à l’ordre public. Quant aux exigences du procès équitable, elle observa que si l’examen de l’affaire au stade du procès avait en partie été conduite en l’absence de certains des requérants, les intéressés n’avaient donné aucune raison légitime pour leur absence, et que les tribunaux avaient donc, dans ce cas, le droit d’examiner l’affaire en leur absence. Selon la haute juridiction, rien n’indiquait que le tribunal de première instance ait délibérément empêché l’un ou l’autre des requérants de prendre part à l’audience. La Cour suprême expliqua que, de plus, le tribunal de première instance devait s’assurer que l’affaire soit tranchée dans un délai raisonnable. Plus important, les condamnations se fondaient selon elle uniquement sur les moyens de preuve produits pendant les audiences auxquelles tous les requérants avaient assisté. L’avocat des requérants, qui défendait les intérêts de tous les coaccusés, aurait également eu toutes les possibilités d’interroger n’importe quel témoin dans l’affaire, et donc aurait garanti le droit des requérants d’interroger les témoins à charge au sens de l’article 6 § 3 de la Convention. La question de l’immunité du candidat aux élections législatives aurait également été correctement traitée. La haute juridiction expliqua en effet que tout candidat à des élections législatives ne jouissait d’une immunité que pour les actions accomplies pendant la campagne électorale, alors qu’un membre du Parlement jouissait de l’immunité quelle que soit la date à laquelle il ou elle avait commis une infraction. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour selon laquelle l’accusé n’a pas le droit de demander à ce que n’importe quel témoin soit convoqué pour être interrogé, la Cour suprême entérina également la décision du tribunal de première instance de ne pas convoquer les parlementaires et les membres du gouvernement pour interrogatoire.

36. Enfin, la Cour suprême souscrivit au point de vue de la juridiction d’appel selon lequel on ne pouvait pas considérer que les requérants avaient agi par nécessité. Elle expliqua que la chute des prix d’achat du lait et les autres problèmes de subventions agricoles n’avaient pas constitué une menace claire ou immédiate pour les biens de quelqu’un, étant donné que les biens en question ne s’étaient pas encore matérialisés. La haute juridiction estima que la loi protégeait les biens existants. Selon elle, l’État n’avait donc pas privé les requérants de leurs biens et leur insatisfaction devant la politique agricole du gouvernement ne pouvait justifier les actes pour lesquels les cinq intéressés avaient été condamnés. Pour la Cour suprême, les éléments versés au dossier de l’affaire ne permettaient pas de conclure que la condamnation des requérants en vertu de l’article 283 § 1 du code pénal avaient violé l’article 23 de la Constitution lituanienne ou l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, étant donné que les biens en question ne s’étaient pas encore matérialisés.

37. Par des décisions judiciaires des 17, 18, 20, 21 octobre et 7 novembre 2005, les tribunaux mirent fin aux peines avec sursis des cinq requérants.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

38. Aux termes de l’article 23 de la Constitution de la République de Lituanie, la propriété est inviolable.

39. L’article 25 de la Constitution se lit ainsi :

« Chacun a le droit d’avoir ses propres convictions et de les exprimer librement.

Nul ne peut être empêché de rechercher, d’obtenir et de diffuser des informations ou des idées.

La liberté d’exprimer ses convictions et d’obtenir et de diffuser des informations ne peut être restreinte autrement que par la loi et dans la mesure nécessaire à la protection de la santé, de la dignité, de la vie privée, de la morale ou de l’ordre constitutionnel.

La liberté d’exprimer ses convictions et de diffuser des informations est incompatible avec les infractions pénales, telles que l’incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination fondées sur l’appartenance nationale, raciale, religieuse ou sociale, la diffamation et la désinformation. »

40. Le 25 octobre 2000, le code pénal fut publié au Journal officiel (Valstybės žinios). L’article 283 § 1 du code pénal établit la responsabilité pénale pour émeute, qui est classée comme une infraction à l’ordre public, et se lit ainsi :

Article 283 – Émeute

Quiconque ayant organisé ou provoqué un rassemblement de personnes en vue de commettre des actes publics de violence, de causer des dommages aux biens ou de porter gravement atteinte à l’ordre public sous une autre forme, ou quiconque, pendant une émeute, commet des actes de violence, cause des dommages aux biens ou porte gravement atteinte à l’ordre public sous une autre forme, est passible d’une peine d’emprisonnement ((baudžiamasis areštas) allant jusqu’à cinq ans. »

41. Selon l’article 75 §§ 1 et 2 du code pénal, si une personne est condamnée à une peine d’emprisonnement d’une durée n’excédant pas trois ans pour la commission d’une ou de plusieurs infractions intentionnelles mineures ou modérées, un tribunal peut assortir la peine infligée d’un sursis allant d’un à trois ans. La peine peut être assortie d’un sursis lorsque le tribunal juge qu’il existe une base suffisante pour considérer que le but de la sanction sera atteint sans que la peine soit réellement purgée. Lorsqu’il assortit l’exécution de la peine d’un sursis, le tribunal peut ordonner à la personne condamnée de ne pas quitter son lieu de résidence pendant une période de plus de sept jours sans l’autorisation préalable de l’autorité qui supervise l’exécution du jugement.

En vertu de l’article 97 du code pénal, les personnes reconnues coupables d’infractions et dont la condamnation est devenue effective sont considérés comme des personnes ayant été précédemment condamnées. Toute personne qui s’est vu infliger une peine assortie d’un sursis est considérée comme ayant été précédemment condamnée pendant toute la période du sursis.

42. L’article 31 du code pénal définit la notion de nécessité ((būtinasis reikalingumas). Il dispose que la responsabilité pénale d’une personne ne peut être engagée à raison d’un acte commis dans le but d’éviter un risque immédiat qui la menaçait, elle-même, d’autres personnes ou les droits de ces personnes, ou les intérêts publics ou de l’État, lorsque ce risque n’aurait pas pu être évité par d’autres moyens et lorsque les dommages causés sont moindres par rapport aux dommages que la personne a eu l’intention d’éviter. Néanmoins, une personne qui provoque une situation dangereuse par ses actions peut invoquer l’état de nécessité uniquement lorsque la situation dangereuse a été causée par sa négligence (dėl neatsargumo).

43. L’article 124 du code des infractions administratives, dans sa version applicable à l’époque des faits, prévoit une responsabilité administrative pour une infraction aux règles de la circulation routière par les conducteurs. Cette disposition stipule qu’une infraction à ces règles régissant les conditions et le moment où un conducteur peut s’arrêter et stationner son véhicule sur une autoroute est passible d’une amende de 100 à 150 LTL (30 à 45 EUR). L’article 131 du code prévoit une responsabilité administrative de tout piéton qui ne respecte pas la signalisation routière, traverse la route ou s’engage à pied sur la chaussée. L’infraction est passible d’une amende de 30 à 50 LTL (environ 8 à 15 EUR).

44. Les règles sur la circulation routière prévoit que les piétons doivent marcher sur le trottoir et, s’il n’y en a pas, sur le côté droit de la route, en file indienne (point 81 des règles).

45. L’article 62 § 2 de la Constitution de la République de Lituanie énonce qu’un membre du Parlement ne peut être tenu pour pénalement responsable sans le consentement du Parlement. L’article 49 § 1 de la loi sur les élections législatives prévoit que sans le consentement de la Commission électorale centrale, pendant une campagne électorale et jusqu’à la première réunion du Parlement nouvellement élu, un candidat aux élections législatives ne peut être accusé d’une infraction ou arrêté, et sa liberté ne peut pas être restreinte de quelqu’autre façon que ce soit.

46. L’article 248 § 2 du code de procédure pénale stipule que lorsqu’il y a de nombreux accusés dans une affaire pénale, le tribunal peut autoriser l’un ou plusieurs accusés ou leurs avocats à ne pas prendre part à l’examen des preuves qui ne concernent pas cet accusé ou ces accusés.

47. La loi sur les juridictions, dans sa version applicable au moment des faits, prévoit que la Cour suprême génère une pratique judiciaire uniforme en interprétant et en appliquant les lois et les autres textes réglementaires. À cette fin, la Cour suprême publie les décisions de sa formation plénière ainsi que les plus importantes décisions de ses chambres de trois ou sept juges dans le bulletin intitulé « Pratique des tribunaux ». La haute juridiction analyse également la pratique des tribunaux en matière d’application des lois et émet des recommandations à suivre.

En fonction de la complexité de l’affaire, la Cour suprême décide des affaires en une chambre de trois ou sept juges, ou en session plénière (articles 23, 27 et 36 de la loi sur les juridictions.).

III. DROIT ET PRATIQUE PERTINENTS DE L’UNION EUROPÉENNE

48. Dans l’affaire Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge c. République d’Autriche (affaire C-112/00 [2003] ECR 1-05659, la Cour de Justice de l’Union européenne estima que le fait que les autorités autrichiennes n’aient pas interdit une manifestation ayant entraîné la fermeture totale d’un seul axe routier de transit entre l’Autriche et l’Allemagne pendant près de 30 heures n’était pas incompatible avec les articles 28 et 29 du Traité d’établissement des Communautés européennes, lu conjointement avec l’article 10 de ce traité, dès lors que cette restriction au commerce des biens entre des États membres se justifiait par l’intérêt légitime de la protection des droits fondamentaux, en l’occurrence la liberté d’expression et la liberté de réunion des manifestants, qui s’appliquait tant aux Communautés qu’aux États membres. La Cour de justice de l’Union européenne déclara que, même s’il était vrai que les autorités nationales bénéficiaient d’une ample marge d’appréciation à cet égard, il lui appartenait de déterminer si les restrictions apportées au commerce intracommunautaire étaient proportionnées à la lumière de l’objectif légitime poursuivi, à savoir, dans l’affaire Schmidberger, la protection des droits fondamentaux. La Cour reconnut que si une manifestation sur une autoroute publique entraînait habituellement des inconvénients pour les non-participants, en particulier en ce qui concernait leur liberté de circulation, cet inconvénient pouvait en principe être toléré pourvu que l’objectif poursuivi fût la manifestation publique et légale d’une opinion.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION

49. Les requérants soutiennent ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre eux. Ils invoquent l’article 6 §§ 1 et 3 d), dont les passages pertinents se lisent ainsi :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...), par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(...) »

A. Droit de participer à l’audience et d’interroger des témoins

50. Les requérants allèguent que leur procès a été entaché de plusieurs vices de procédure. En particulier, ils soutiennent que les tribunaux n’ont pas respecté leur droit de faire des observations, étant donné que quatre d’entre eux n’ont pas pris part aux audiences qui se sont déroulées du 16 au 20 août 2004 devant le tribunal de district de Kaunas.

51. Les requérants ajoutent que certes, en l’absence de K.M., V.M., B.M. et A.K. aux audiences susmentionnées, le tribunal a suspendu l’examen de l’affaire en ce qui concernait ceux-ci mais il a néanmoins interrogé des témoins sur le blocage des routes, témoins qui n’ont plus été interrogés ultérieurement. Les requérants expriment également leur insatisfaction devant le fait que leurs demandes de faire interroger certains témoins, des hommes politiques, ont été rejetées.

52. Enfin, B.M. se plaint que les tribunaux nationaux n’ont pas demandé à la Commission électorale centrale de lever l’immunité à laquelle il avait droit en tant que candidat aux élections législatives, violant ainsi les dispositions de la loi sur les élections législatives.

53. Le Gouvernement conteste les allégations des requérants.

54. Sur la base des pièces dont elle dispose, la Cour relève que A.K., B.M., V.M. et KM étaient bien absents lors des audiences tenues devant le tribunal de district du 16 au 20 août 2004. Elle observe cependant que rien n’indique que ces requérants n’aient pas été convoqués en bonne et due forme devant le tribunal. Elle ne peut ignorer la conclusion de la Cour suprême selon laquelle ces quatre requérants n’avaient pas informé le tribunal de district des raisons de leur absence. La Cour rappelle en outre que le tribunal de première instance a pris la décision d’ajourner l’examen de l’affaire en ce qui concernait les requérants absents et, afin de préserver le droit des requérants d’être jugés dans un délai raisonnable, de poursuivre l’examen de l’affaire seulement dans le chef de A.P. (paragraphe 35 ci-dessus). De plus, rien n’indique que les juridictions internes aient fait preuve de partialité ou aient fait obstacle directement à la participation des requérants à l’audience.

55. La Cour va à présent examiner le grief des requérants selon lequel ils n’ont pas pu faire interroger les témoins qui avaient déposé aux audiences tenues du 16 au 20 août 2004. À cette fin, la Cour observe que l’avocat de la défense, qui représentait les cinq requérants devant les juridictions nationales, était présent à l’audience du 16 août 2004. Il ressort des transcriptions relative à cette l’audience que l’avocat s’est livré à un contre-interrogatoire de sept des huit témoins qui ont déposé à cette date. Les requérants n’ont pas soutenu que leur avocat n’était pas présent aux audiences du 17 au 20 août 2004, lorsque certains autres témoins ont été interrogés. Plus important, la Cour juge décisif le fait que, ainsi qu’il ressort de jugement de première instance, la culpabilité des quatre requérants ait été déterminée sur la base de preuves documentaires et d’enregistrement vidéo des manifestations, et non sur la base des dépositions des témoins qui ont été interrogés pendant les audiences en question (voir, a contrario, Lucà c. Italie, no 33354/96, § 43, CEDH 2001‑II). Ce dernier point a été confirmé tant par la juridiction d’appel que par la juridiction de cassation, qui ont dit sans équivoque que pour déclarer les requérants coupables le tribunal de première instance ne s’était fondé que sur les déclarations des témoins qui avaient déposé aux audiences auxquelles tous les intéressés avaient assisté (paragraphes 30 et 35 ci-dessus)

56. Les requérants ont également critiqué les juridictions internes pour ne pas avoir convoqué certains hommes politiques de haut rang pour témoigner lors du procès pénal en question. À cet égard, la Cour rappelle que la recevabilité des preuves est essentiellement régie par les règles du droit interne. Il revient en principe aux juridictions internes d’apprécier les éléments recueillis par elles et la pertinence de ceux dont l’accusé souhaite la production (voir, parmi d’autres, Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 68, série A no 146). Plus précisément, au titre de l’article 6 § 3 d), il incombe, encore une fois en principe, au juge national de décider de l’opportunité de citer un témoin, au sens « autonome » donné à ce terme dans le cadre du système de la Convention (Asch c. Autriche, 26 avril 1991, § 25, série A no 203). Ce texte « ne commande pas la convocation et l’interrogation de tout témoin à décharge. Ainsi que l’indiquent les mots « dans les mêmes conditions », il a pour but essentiel une complète « égalité des armes » en la matière (voir, parmi d’autres, Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 91, série A no 22 ; et Bricmont c. Belgique, 7 juillet 1989, § 89, série A no 158). En ce qui concerne les requérants en l’espèce, la Cour observe que leurs griefs ont été traités de manière approfondie et rejetés tant par la juridiction d’appel que la juridiction de cassation. Elle ne voit aucune raison valable de s’écarter de leurs conclusions selon lesquelles les témoignages des hommes politiques qui n’avaient pas pris part au rassemblement ou qui n’avaient pas été témoins oculaires des atteintes à l’ordre public en cause n’étaient pas pertinents pour décider des accusations portées contre les cinq requérants (paragraphes 32 et 35 ci-dessus). La Cour ne voit également aucune raison de ne pas souscrire aux conclusions des juridictions nationales, fondées sur leur connaissance directe du droit interne, en ce qui concerne l’allégation de B.M. selon laquelle il aurait dû bénéficier d’une immunité en matière pénale (paragraphes 31 et 35 ci-dessus).

57. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

B. Utilisation de supports audiovisuels et falsification alléguée des enregistrements

58. Les requérants allèguent également que les enregistrements vidéo des manifestations qui ont été utilisés pendant le procès ont été falsifiés. Ils soutiennent également que la juridiction d’appel a refusé leur demande de visionner tous les enregistrements vidéo de la scène, en particulier les parties qui auraient pu prouver que ceux-ci avaient été falsifiés.

59. Le Gouvernement conteste les allégations des requérants. Il relève que la question a été traitée en détail et que les allégations des intéressés ont été rejetées par la juridiction d’appel (paragraphe 29 ci-dessus). Il ajoute que ces enregistrements vidéo que le tribunal a utilisés comme moyens de preuve dans l’affaire ont été examinés en présence des requérants, alors que ceux-ci étaient en position de les contester. Les juridictions de première instance et d’appel ont examiné des ambiguïtés potentielles avant de rejeter les accusations des requérants, en motivant leur décision par des raisons valables. Enfin, le Gouvernement observe qu’en l’espèce le droit des requérants à un procès équitable n’a pas pu être violé puisque, comme l’indique la décision de la juridiction d’appel, les cassettes litigieuses n’ont pas été utilisées pour condamner les requérants.

60. La Cour a examiné le grief des requérants. Toutefois, à la lumière des éléments produits devant elle et des observations des parties, elle ne voit aucune raison valable de s’écarter du raisonnement du Gouvernement selon lequel le présent grief manque de base factuelle et légale. Partant, ce grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 10 ET 11 DE LA CONVENTION

61. Les requérants allèguent que leur condamnation pénale a constitué une ingérence illégale dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression et de leur droit à la liberté de réunion pacifique, consacrés respectivement par les articles 10 et 11 de la Convention, ainsi libellés :

Article 10

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

Article 11

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique (...).

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »

A. Sur la recevabilité

62. La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. Portée des griefs des requérants

63. La Cour estime que, dans les circonstances de la cause, l’article 10 s’analyse en une lex generalis par rapport à l’article 11, lex specialis, de sorte qu’il n’y a pas lieu de le prendre en considération séparément (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 35, série A no 202).

64. En revanche, malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit en l’occurrence s’envisager aussi à la lumière de l’article 10. La protection des opinions personnelles, assurée par l’article 10, compte parmi les objectifs de la liberté de réunion pacifique telle que la consacre l’article 11 (ibidem, § 37).

2. Existence d’une ingérence dans l’exercice de la liberté de réunion pacifique

a. Observations des parties

65. Les requérants allèguent que leurs condamnations relatives aux événements des 21-23 mai 2003 s’analysent en une ingérence dans leur droit d’organiser une manifestation pacifique et d’y participer.

66. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans le droit des requérants à la liberté de réunion pacifique garantie par l’article 11 de la Convention. Au contraire, les requérants et d’autres participants auraient été autorisés à organiser des rassemblements pacifiques. Ils se seraient prévalus de cette faculté et aucun d’entre eux n’aurait été sanctionné pour cela. Selon le Gouvernement, les requérants n’ont pas été condamnés pour avoir exercé leur liberté de réunion mais pour une atteinte grave à l’ordre public, à savoir l’organisation d’émeutes.

b. Appréciation de la Cour

67. La Cour partage le point de vue du Gouvernement selon lequel les requérants ont été autorisés à exercer leur droit à la liberté de réunion pacifique. Elle relève cependant que les requérants ont été condamnés pour une infraction relative à leurs actions pendant un rassemblement qui n’impliquait aucune violence. En conséquence, elle estime que la condamnation des requérants pour leur participation au rassemblement en cause s’analyse en une ingérence dans leur droit à la liberté de réunion pacifique.

3. Justification de l’ingérence

68. Pour être compatible avec l’article 11, une ingérence doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes énoncés au paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts.

a. Observations des parties

i. Les requérants

69. Les requérants soutiennent tout d’abord que leurs condamnations en application de l’article 283 § 1 du code pénal n’étaient pas « prévues par la loi ». En particulier, la notion d’« atteinte grave à l’ordre public », telle que précisée dans la disposition susmentionnée du code pénal, ne serait pas clairement définie et donc ne pourrait pas légitimement être considérée comme une caractéristique définissant une infraction pénale. B.M. et A.K. soulignent qu’ils n’ont pas été condamnés et sanctionnés conformément à la loi, mais plutôt pour avoir exprimé leurs opinions à la réunion des agriculteurs et pour avoir défendu ces opinions pendant une manifestation pacifique. Les trois autres requérants (V.M., K.M. et A.P.) estiment avoir été condamnés en vertu de l’article 283 § 1 du code pénal simplement pour avoir conduit leurs tracteurs sur la route et les y avoir laissés, alors même que la route avait déjà été bloquée par la police et les agriculteurs. En conséquence, ils considèrent que la condamnation finale a constitué une mesure excessive et que leurs actions auraient dû être traitées comme une infraction administrative, conformément aux articles 124 ou 131 du code des infractions administratives, comme dans le cas de l’agriculteur A.D.

70. Les requérants soutiennent également que, eu égard aux retards continus et délibérés du Gouvernement pour réglementer les prix du lait (paragraphe 75 ci-dessous), leur décision de bloquer les routes avait été prise en dernier ressort pour défendre leurs intérêts en tant qu’agriculteurs. Ils affirment également que les manifestations ont été pacifiques et qu’aucun incident n’a eu lieu : l’ordre public n’a pas été violé, il n’y a pas eu de destruction de biens appartenant à autrui ni de dommages causés à la santé des personnes. Au contraire, B.M. et A.K., qui étaient respectés parmi les agriculteurs, auraient maintenu l’ordre parmi ceux qui se sont rendus sur la chaussée. Pendant les manifestations, les agriculteurs auraient agi calmement et n’auraient entrepris aucune action de nature à exiger l’intervention d’unités spéciales de la police ou de l’armée pour les restreindre. Les perturbations à la circulation des biens et des personnes auraient été minimales. Les requérants observent que seule une action en indemnisation pour un montant de 1 100 LTL a été retenue par un tribunal. En bloquant les routes, les agriculteurs auraient obtenu partiellement satisfaction, puisque le prix d’achat du lait et les paiements compensatoires auraient été relevés.

71. Enfin, les requérants estiment que la procédure pénale à leur encontre était une mesure clairement disproportionnée et inutile. Des restrictions à leur liberté de circulation auraient été imposées en 2003, étant donné qu’au début de l’enquête préliminaire on leur aurait ordonné, en tant que suspects, de ne pas quitter leur lieu de résidence. Ces mesures auraient été levées ultérieurement. Les requérants rappellent que, par la suite, le tribunal de district de Kaunas a condamné chacun d’entre eux à une peine de prison de soixante jours et que, même si la peine a été assortie d’un sursis, ils n’ont pas pu quitter leur lieu de résidence sans l’autorisation des autorités pendant toute l’année d’exécution de leurs peines.

ii. Le Gouvernement

72. Pour le Gouvernement, si la Cour devait conclure qu’il y a eu ingérence dans le droit des requérants à la liberté de réunion, cette ingérence était prévue par la loi. Les requérants auraient été condamnés en vertu de l’article 283 § 1 du code pénal, qui sanctionne une atteinte grave à l’ordre public. Renvoyant à l’arrêt de la Cour dans l’affaire Galstyan c. Arménie (no 26986/03, § 107, 15 novembre 2007) et compte tenu de la diversité inhérente aux infractions à l’ordre public, le Gouvernement considère que la norme légale interne a été formulée avec suffisamment de précision pour satisfaire aux exigences de l’article 11 de la Convention. Il soutient également que l’infraction établie par l’article 283 § 1 du code pénal correspondait aux exigences de l’article 7 de la Convention, et que la condamnation des requérants n’a pas porté atteinte aux droits garantis par cette disposition de la Convention.

73. Le Gouvernement estime en outre non motivé l’argument des requérants selon lequel leurs actes auraient dû être qualifiés de violations du droit administratif. Selon lui, la responsabilité administrative encourue pour garer des véhicules agricoles (des tracteurs) sur les routes et les laisser à un endroit non autorisé aurait pu hypothétiquement être imposée aux requérants, conformément aux articles 1241 ou 131 du code des infractions administratives. Toutefois, la portée de la violation du droit administratif prévue par ces articles ne s’étendrait pas aux actes commis par les requérants en l’espèce. Le Gouvernement explique que, premièrement, les requérants auraient agi en tant que partie d’une foule de personnes. Il ajoute que, deuxièmement, les véhicules agricoles non seulement ont été stationnés et laissés sans surveillance, mais ont également été utilisés pour bloquer des routes à grande circulation, ce qui a menacé les droits d’autrui ainsi que le fonctionnement normal des institutions de l’État. Enfin, un résultat concret aurait été poursuivi : le blocage des routes. Dès lors, les requérants auraient eu l’intention de commettre une atteinte grave à l’ordre public et pas simplement de violer une règle de stationnement. D’après le Gouvernement, il s’ensuit que les requérants ne se sont pas rendus coupables de violations du droit administratif, mais ont commis des actes dangereux correspondant à la portée de l’infraction établie par l’article 283 § 1 du code pénal.

74. Pour le Gouvernement, l’ingérence était également nécessaire à la défense de l’ordre et à la protection des droits d’autrui, étant donné que les requérants étaient personnellement impliqués dans la commission d’actions illégales pendant la manifestation.

75. En ce qui concerne le principe de proportionnalité, le Gouvernement juge approprié de présenter brièvement le contexte économique des événements en cause. Il explique qu’en 2003 la situation du secteur des produits laitiers en Lituanie s’est aggravée, que les prix d’achat du lait ont baissé et que le mécontentement a grandi chez les agriculteurs. Ceux-ci auraient demandé une augmentation des prix d’achat du lait et auraient organisé diverses actions. À la suite de négociations entre les agriculteurs, les transformateurs de produits laitiers et le Gouvernement, ce dernier aurait adopté en mars-juin 2003 plusieurs décisions prévoyant des subventions pour les producteurs de lait, d’un montant de 52 millions de LTL, et concernant les prix d’achat du lait. Le Gouvernement soutient en outre avoir organisé et participé à des réunions avec les représentants des agriculteurs, et avoir cherché activement des solutions possibles impliquant une réglementation du secteur des produits laitiers et du marché du lait. Toutefois, malgré les efforts du Gouvernement, les requérants se seraient tournés vers des mesures illégales telles que le blocage des routes, violant ainsi les droits d’autres membres de la société, et même ceux de citoyens d’autres pays, qui n’étaient pas directement concernés, de quelque manière que ce soit, par les problèmes des agriculteurs.

76. Pour le Gouvernement, la condamnation des requérants pour avoir organisé ou pour avoir participé à des émeutes se fondait sur un raisonnement pertinent et suffisant. Pareil résultat aurait été basé sur la nature et le niveau du danger impliqué par les actes des requérants. Les requérants auraient eu une possibilité pleine et entière d’exercer leur liberté de réunion et d’attirer l’attention du Gouvernement et de la société lituanienne sur les problèmes des agriculteurs. En fait, ils auraient alors exercé cette liberté depuis plusieurs jours. Néanmoins, ils auraient par la suite violé la loi à travers leurs actions, qui auraient constitué des atteintes graves à l’ordre public et qui, globalement, auraient fait du tort à d’autres personnes, auraient porté atteinte au fonctionnement des institutions de l’État et auraient entraîné un risque réel de dommages encore plus importants à un degré non prévisible. Le Gouvernement estime que, contrairement aux faits de l’affaire Ezelin (précitée, § 20), où le requérant avait été sanctionné simplement pour n’avoir pas marqué sa désapprobation devant les « actes offensants et insultants des manifestants » ni quitté le défilé afin de s’en dissocier, les requérants en l’espèce ont été condamnés pour un comportement réellement agressif consistant à organiser ou à commettre des actes de blocage des routes, en violation de l’ordre public.

77. Le Gouvernement assure que les requérants n’ont pas été condamnés pour avoir participé aux actions de protestation mais pour avoir adopté un comportement délictuel spécifique pendant les actions de protestation, qui ont fait peser un poids plus important sur la vie publique que l’exercice normal de la liberté de réunion pacifique. Les actions de blocage des routes et l’organisation de ces actions se seraient éloignées radicalement de la portée des réunions que les agriculteurs avaient l’autorisation d’organiser. En conséquence, les modalités d’exercice de leur liberté de réunion choisies par les requérants dénoteraient une absence grave de respect pour les autres membres de la société, qui pour l’essentiel n’ont pas de lien direct avec les problèmes des agriculteurs. Ainsi que les juridictions internes l’auraient clairement déclaré et précisément indiqué, la motivation derrière le comportement des requérants lors du blocage des routes, l’arrêt de la circulation, l’atteinte au fonctionnement d’institutions de l’État, notamment de postes-frontières, et les dommages infligés à un nombre inconnu de personnes, auraient constitué des motifs suffisants pour justifier un jugement énonçant que la violation de l’ordre public avait été grave par nature et pour confirmer la condamnation des requérants en application de l’article 283 § 1 du code pénal. À la lumière de ce qui précède, le Gouvernement estime que l’ingérence a été proportionnée puisqu’elle visait la prévention des actions illégales des requérants et la prévention des troubles à l’ordre public.

78. Enfin, dans le cadre de la question de proportionnalité, le Gouvernement souligne que les requérants, bien qu’ayant été reconnus coupables à l’issue de la procédure pénale, ont reçu seulement la plus légère des sanctions possibles (une courte peine de prison) prévues par l’article 283 § 1 du code pénal (paragraphe 40 ci-dessus). Qui plus est, leurs sanctions à la suite de leurs condamnations auraient essentiellement eu une autorité morale, étant donné que l’exécution de leur peine a été assortie d’un sursis pendant un an et donc n’a impliqué aucune interdiction, même temporaire, de continuer leurs activités professionnelles, politiques et représentationnelles. Le Gouvernement estime également utile de rappeler qu’un an après leur condamnation les requérants ont été mis hors de cause par les tribunaux à l’expiration de leur peine assortie d’un sursis (paragraphe 37 ci-dessus). Depuis l’expiration de leur peine, les intéressés ne sont plus considérés comme des personnes condamnées. Eu égard à ce qui précède, le Gouvernement conclut que la gravité des atteintes à l’ordre public reprochées aux requérants justifiait la sanction qui leur a été imposée et que cette sanction était conforme au principe de proportionnalité. En conséquence, il n’y aurait pas eu violation de l’article 11 de la Convention.

b. Appréciation de la Cour

79. La Cour rappelle que, sur la base de l’article 283 § 1 du code pénal, les requérants encouraient une sanction pour des actions qui avaient été qualifiées par les autorités d’atteintes graves à l’ordre public. A.K. a également été condamné à verser des dommages-intérêts à une société de transport pour les dommages matériels que celle-ci avait subis en conséquence du blocage des routes. Toutefois, à supposer même que pareille ingérence ait donc été « prévue par la loi » et ait poursuivi des buts légitimes, à savoir « la défense de l’ordre » et « la protection des droits et libertés d’autrui », donc satisfaisait aux exigences de l’article 11 § 2 de la Convention à cet égard, la Cour estime, pour les raisons exposées ci-dessous, qu’elle n’était pas proportionnée.

80. La Cour observe d’emblée que le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société. Dès lors, il ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive. Comme tel, ce droit couvre à la fois les réunions privées et celles tenues sur la voie publique, ainsi que les réunions statiques et les défilés publics ; en outre, il peut être exercé par des individus et par les organisateurs (Djavit An c. Turquie, no 20652/92, § 56, CEDH 2003‑III). Quant à la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour renvoie à sa jurisprudence selon laquelle les autorités ont le devoir de prendre les mesures nécessaires pour toute manifestation légale afin de garantir le bon déroulement de celle-ci (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 35, CEDH 2006‑XIII). La Cour observe par ailleurs que le paragraphe 2 de l’article 11 autorise les États à imposer des « restrictions légitimes » à l’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique. Elle estime que les restrictions à la liberté de réunion dans les lieux publics peuvent servir à la protection des droits d’autrui en vue de prévenir les troubles et les perturbations de la circulation routière (Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 34, 7 octobre 2008).

81. La Cour rappelle en outre que la proportionnalité appelle à mettre en balance les impératifs des buts énumérés à l’article 11 § 2 avec ceux de la liberté de réunion pacifique. Elle rappelle également qu’une condamnation pour des actes d’incitation à la violence peut être considérée comme une mesure acceptable dans certaines circonstances (Osmani et autres c. ex-République yougoslave de Macédoine (déc.), no 50841/99, CEDH 2001‑X). De plus, l’infliction d’une sanction pour participation à une manifestation non autorisée est, de même, considérée comme compatible avec les garanties de l’article 11 (Ziliberberg c. Moldova (déc.), no 61821/00, 4 mai 2004). Cependant, la liberté de participer à une manifestation non prohibée revêt une telle importance qu’elle ne peut subir une quelconque limitation, même si elle se situe vers le bas de l’échelle des peines disciplinaires, dans la mesure où l’intéressé ne commet par lui-même, à cette occasion, aucun acte répréhensible (Ezelin, précité, § 53).

82. Quant aux faits de la présente affaire, la Cour rappelle qu’en mai 2003 les autorités lituaniennes ont autorisé les agriculteurs à tenir des rassemblements pacifiques dans des endroits donnés (paragraphe 8 ci-dessus). La Cour ne saurait ignorer que le 21 mai 2003 la manifestation pacifique des agriculteurs s’est dispersée et a entraîné des perturbations majeures de la circulation sur trois routes principales du pays (paragraphes 14 et 16 ci-dessus). D’un point de vue général, la Cour rappelle néanmoins que toute manifestation dans un lieu public est susceptible de causer un certain désordre pour le déroulement de la vie quotidienne, y compris une perturbation de la circulation, et qu’en l’absence d’actes de violence de la part des manifestants, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion ne soit pas dépourvue de tout contenu (Galstyan, précité, §§ 116-117 ; Bukta et autres c. Hongrie, no 25691/04, § 37, CEDH 2007‑III ; Oya Ataman, précité, §§ 38-42 ; et Barraco c. France, no 31684/05, § 43, 5 mars 2009). Tout en tenant dûment compte de l’argument du Gouvernement selon lequel des dommages matériels ont été causés à des transporteurs de marchandises, la Cour relève néanmoins qu’une seule société de transports a poursuivi les agriculteurs pour cette raison (paragraphes 18 et 22 ci-dessus). Elle trouve également particulièrement important le fait que les agriculteurs qui ont manifesté sur l’autoroute de Panevėžys-Pasvalys-Riga non seulement ont laissé passer les véhicules de tourisme et les véhicules qui transportaient des substances dangereuses mais également que les véhicules qui transportaient des marchandises et les voitures ont été autorisés à passer par dix à la fois de chaque côté de la route (paragraphe 14 ci-dessus). De plus, des négociations de bonne foi se déroulaient entre les agriculteurs et le Gouvernement pendant les manifestations (paragraphes 11 et 22 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour rappelle que toute mesure visant à supprimer la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril (Fáber c. Hongrie, no 40721/08, § 37, 24 juillet 2012. Pour la Cour, spécialement dans des circonstances où les requérants ont fait preuve de souplesse et de volonté de coopérer avec les autres usagers de la route, l’élément de violence était clairement absent en l’espèce. Sur ce point, la Cour juge également essentiel que, contrairement aux faits de l’affaire Barraco (précité, paragraphes 12 et 19), les juridictions lituaniennes ont considéré l’affaire dans le contexte de l’infraction d’émeutes ; or ce contexte ne permettait pas un examen convenable de la proportionnalité de la restriction du droit à la liberté de réunion et a donc restreint leur analyse de manière significative.

83. Pour apprécier la proportionnalité des sanctions que les requérants ont subies, la Cour relève également qu’un autre agriculteur, A.D., qui avait emmené d’autres agriculteurs bloquer l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai dans la municipalité de Kalvarija et s’était lui-même engagé au milieu de la chaussée en poussant une charrue devant lui et donc en entravant la circulation pendant la même manifestation du 21 mai 2003, a été inculpé d’une simple infraction administrative – une violation des règles de la circulation routière. Ce fait n’a pas été nié par le Gouvernement, et il semble également qu’il ait été confirmé par les juridictions lituaniennes (paragraphes 15, 25 et 27 ci-dessus). Eu égard aux constatations des tribunaux nationaux et aux documents qui lui ont été soumis par les parties, la Cour estime que les actions des cinq requérants et celle de A.D. semblent avoir été de nature similaire et avoir donc présenté un risque analogue pour la société. Toutefois, A.D. s’en est sorti avec une sanction administrative et une modeste amende de 40 LTL (environ 12 EUR) alors que les cinq requérants ont subi l’épreuve d’un procès pénal et, en conséquence de leur condamnation pénale, se sont vu infliger une peine d’emprisonnement. Bien que l’exécution des peines ait été assortie d’un sursis pendant un an, les requérants se sont vus également ordonner de ne pas quitter leur lieu de résidence pendant plus de sept jours consécutifs sans l’autorisation préalable des autorités, cette mesure restrictive ayant duré une année entière (paragraphe 24 ci-dessus ; voir également Akgöl et Göl c. Turquie, nos 28495/06 et 28516/06, § 43, 17 mai 2011).

84. Eu égard aux considérations ci-dessus, la Cour estime que la condamnation des requérants pour une infraction pénale ne constituait pas une mesure nécessaire et proportionnée pour atteindre les buts légitimes poursuivis. Dès lors, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

85. Les requérants soutiennent également que les dispositions du code pénal qui ont fondé leur condamnation n’étaient pas clairement formulées et n’ont pas été correctement interprétées par les juridictions nationales. Ils estiment que leur condamnation a emporté violation de l’article 7 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

86. Le Gouvernement réplique que la condamnation des requérants en vertu du droit lituanien est compatible avec les principes consacrés par l’article 7 de la Convention.

87. La Cour estime que ce grief est intrinsèquement lié aux griefs présentés sous l’angle des articles 10 et 11 de la Convention et doit donc être déclaré recevable. Cependant, eu égard à ses conclusions exposées aux paragraphes 83 et 84 ci-dessus, elle considère avoir déjà examiné la principale question juridique qui se pose en l’espèce et juge donc qu’il n’y a pas lieu de se livrer à un examen séparé de ce grief.

IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

88. Enfin, les requérants allègue une violation de l’article 1 du Protocole no 1, en ce que les prix des produits agricoles sont trop bas.

89. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 garantit en substance le droit à la propriété. Toutefois, elle doit tout d’abord déterminer si cette disposition s’applique en l’espèce.

90. La Cour a constamment déclaré que les revenus futurs eux-mêmes ne constituent des « biens » qu’une fois qu’ils ont été engrangés ou qu’il existe à leur égard une créance sanctionnable en justice (Ian Edgar (Liverpool) Ltd c. Royaume-Uni (déc.), no 37683/97, CEDH-I ; et Van Marle et autres c. Pays-Bas, 26 juin 1986, §§ 39-41, série A no 101). En l’espèce, en ce qui concerne la demande des requérants, la Cour suprême a estimé que les biens des requérants ne s’étaient pas encore matérialisés (paragraphe 36 ci-dessus). La Cour est du même avis. Elle estime que les requérants se plaignent en substance d’une perte possible de revenu futur et d’une diminution de la valeur de leurs actifs commerciaux. En conséquence, elle juge que le grief ne tombe pas sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Findlater c. Royaume-Uni (déc.), no 3881/97, 26 septembre 2000).

91. Il s’ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione materiæ avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit donc être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

92. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

93. Les requérants réclament des sommes allant de 58 000 euros (EUR) à 350 000 EUR au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.

94. Le Gouvernement estime ces prétentions non fondées et excessives.

95. La Cour rappelle tout d’abord qu’on ne saurait exiger d’un requérant qu’il fournisse la preuve du dommage moral qu’il dit avoir subi (Gridin c. Russie, no 4171/04, § 20, 1er juin 2006). Elle estime par ailleurs que le sentiment de frustration des requérants ne peut être compensé par un simple constat de violation. Il n’en demeure pas moins que le montant réclamé semble excessif. Statuant en équité, la Cour accorde 2 000 EUR à chacun des requérants au titre du dommage moral.

B. Frais et dépens

96. Les requérants demandent également une somme globale de 13 566 EUR pour les frais de transport exposés pendant la procédure pénale. Ils réclament en outre une somme de 40 827 EUR, correspondant au montant que la chambre d’agriculture aurait versée pour assurer leur représentation légale ainsi que celle d’autres agriculteurs dans le cadre de la procédure devant les juridictions internes. Ils demandent en outre 8 051 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, cette dernière somme représentant 100 heures de travail à un taux horaire de 80,51 EUR.

97. Le Gouvernement conteste ces demandes.

98. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour relève qu’aucun document n’étaye la demande des requérants au titre des frais de transport. De plus, les frais de leur représentation légale devant les juridictions internes ont été réglés par la chambre d’agriculture, et les requérants n’ont pas subi ces dépenses eux-mêmes. Enfin, la Cour observe que les requérants n’ont produit aucun élément prouvant qu’ils auraient exposé des frais pour leur représentation légale dans le cadre de la procédure devant elle. Dès lors, elle rejette dans son intégralité les demandes des requérants de ce chef.

C. Intérêts moratoires

99. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 7 et 11 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

3. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 7 de la Convention ;

4. Dit, par quatre voix contre trois,

a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 2 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir en litas lituaniennes.

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 26 novembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Raimondi, Jočienė et Pinto de Albuquerque.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DES JUGES RAIMONDI, JOČIENE ET PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

1. Nous souscrivons au constat selon lequel les griefs tirés de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») sont manifestement mal fondés et doivent donc être rejetés. Toutefois, nous sommes au regret de ne pas pouvoir partager le point de vue de la majorité selon lequel la condamnation des requérants pour l’infraction pénale d’ « émeute » ne constituait pas une mesure nécessaire et proportionnée pour atteindre les buts poursuivis. Les requérants contestent la prévisibilité de la notion d’« atteinte grave à l’ordre public sous une autre forme », comme énoncé dans l’infraction pénale d’« émeute » consacré par l’article 283 du code pénal lituanien, la proportionnalité des sanctions pénales infligées par les juridictions nationales et l’ingérence dans leur liberté de réunion pacifique. Nous estimons que leurs prétentions sont infondées.

La régularité de la condamnation pénale

2. Selon la Cour suprême lituanienne, la conduite des requérants a été interprétée comme « une atteinte grave à l’ordre public » et donc qualifiée d’« émeute » aux fins de l’article 283 du code pénal lituanien. L’affaire des requérants était la première dans laquelle la norme légale interne susmentionnée a été appliquée. Toutefois nous estimons que ce seul fait ne suffit pas à rendre l’application de la norme en question imprévisible, étant donné que toute norme légale doit bien être appliquée un jour ou l’autre pour la première fois. À cet égard, nous attirons particulièrement l’attention sur le fait que les juridictions lituaniennes ont donné des explications complètes sur le contenu de la notion de l’infraction pénale d’ « émeute » et sur la manière dont les actions des requérants tombent sous l’empire de l’article 283 § 1 du code pénal.[1] Nous prenons note également du point de vue de la juridiction d’appel dans son arrêt du 14 janvier 2005[2], selon lequel l’organisation d’une foule de personnes en vue de bloquer des axes autoroutiers importants dans différents endroits en Lituanie, qui a paralysé non seulement la circulation mais également le fonctionnement normal des postes-frontières, est allé au-delà de la portée des dispositions du code des infractions administratives et a provoqué des conséquences beaucoup plus graves qu’une simple violation des règles de la circulation. Ce qui revêt également une grande importance pour nous en l’espèce, dans le cadre de l’analyse de l’aspect de la légalité, est le fait que la Cour suprême lituanienne, dans son arrêt du 4 octobre 2005, a donné une explication claire de la substance de l’infraction pénale d’ « émeute » et des raisons de son application dans l’affaire des requérants.[3]

3. Nous prenons note également du fait que la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») ne peut être considérée comme une juridiction de quatrième instance qui se substituerait aux tribunaux nationaux dans l’interprétation du droit interne.[4] Dès lors, la fonction de la Cour, conformément à l’article 19 de la Convention, consiste uniquement à garantir l’observation des obligations contractées par les Parties à la Convention, et non pas à examiner une requête alléguant que des erreurs de droit ou de fait ont été commises par les juridictions internes, excepté dans les cas où elle estime que pareilles erreurs peuvent avoir emporté violation des droits ou des libertés protégés par la Convention[5]. La Cour ne peut se substituer aux juridictions internes, en particulier dans les affaires où le droit interne a été interprété par la plus haute juridiction du pays concerné, agissant, comme en l’espèce, dans sa formation plénière. En réalité, en Lituanie, la formation plénière de la Cour suprême a l’autorité nécessaire pour interpréter les aspects juridiques les plus importants du droit interne. De plus, en règle générale, il appartient aux juridictions nationales d’apprécier les preuves produites devant elles.[6]

4. L’interprétation du droit national faite par les juridictions internes en l’espèce ne semble pas arbitraire. En droit lituanien, l’infraction pénale d’« émeute » peut être constituée soit par l’organisation ou la provocation d’un rassemblement public de deux personnes ou plus dans le but de causer des actes de violence, des dommages aux biens ou des troubles à l’ordre public (« organisé ou provoqué un rassemblement de personnes pour commettre (...) ») ou par participation à de tels actes (« quiconque qui, pendant une émeute, a commis des actes de violence, endommagé des biens ou gravement porté atteinte à l’ordre public sous une autre forme »). De plus, l’atteinte à l’ordre public doit être « grave ». Tant pour les organisateurs que pour les participants, la sanction de l’infraction d’émeute dépend de l’occurrence effective d’actes de violence, de dommages aux biens ou d’atteintes graves à l’ordre public sous d’autres formes.

Les faits de l’espèce constituent un exemple clair d’un « rassemblement de personnes », organisé en violation d’autorisations administratives et d’ordonnances de police valables, avec un impact chaotique sur la vie sociale et l’ordre public. La gravité de l’atteinte à l’ordre public est incontestable. Il ne s’agissait pas d’une manifestation spontanée, mais d’une manifestation organisée qui visait, et a réussi, à causer autant de troubles à l’ordre public que possible sur les principales autoroutes du pays pendant les négociations entre les agriculteurs et le gouvernement.[7]

5. Contrairement à ce que prétendent les requérants, le fait que la disposition renvoie à une atteinte grave à l’ordre public « sous une autre forme » ne soulève aucun problème de prévisibilité, étant donné que la loi décrit certaines modalités de troubles à l’ordre public. La disposition pénale se réfère explicitement à deux moyens de commettre l’infraction : la violence et les dommages aux biens. L’expression « sous une autre forme » vise clairement à renvoyer à des modalités supplémentaires d’« émeute », autre que la violence et les dommages aux biens.[8] Le caractère ouvert de l’incrimination est acceptable, eu égard à l’immense variété de moyens et de modalités par lesquels l’ordre public peut être gravement perturbé. Toute tentative d’énumérer ces modalités et moyens serait vaine et impliquerait le risque de laisser de nombreux types graves de comportement en dehors du champ du droit pénal. À cet égard, la disposition pénale du paragraphe 283 du code pénal lituanien est compatible avec le principe de légalité. En réalité, cette disposition est similaire à de nombreuses dispositions pénales de même nature partout en Europe.[9]

6. Ainsi, les requérants n’ont pas été sanctionnés pour leur participation aux manifestations du 21 au 24 mai 2003 en tant que telle, mais pour leur comportement particulier au cours de ces manifestations, à savoir pour avoir bloqué trois autoroutes principales et d’autres routes pendant environ 48 heures, empêchant par là des milliers de ressortissants lituaniens et étrangers de se rendre à leur travail et de voyager sur les principales voies routières et commerciales du pays, et empêchant les personnes d’entrer et de quitter le pays par les postes frontières affectés, ce qui a causé plus de perturbations que n’en causerait d’ordinaire l’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique.[10] Certains des requérants étaient les organisateurs des rassemblements illégaux ; d’autre ont participé activement au blocage des routes et des autoroutes. En d’autres termes, les requérants n’ont pas été sanctionnés pour la conduite illégale d’autres personnes[11] ou même pour avoir simplement participé à un rassemblement illégal.[12] La reconnaissance du droit à la liberté de réunion se fonde sur le principe selon lequel la réunion ne va pas porter atteinte aux droits de l’homme d’autres personnes ou de groupes de personnes qui font partie de la même société. Or, en l’espèce, tel a été le cas. Bien que les autorités nationales aient fait leur possible pour respecter le droit à la liberté de réunion tout en limitant les conséquences négatives que les événements en cause pouvaient avoir sur les droits d’autres citoyens, les manifestants sont passé outre les limites des autorisations qui leur avaient été accordées ainsi que les ordonnances de police les invitant à débloquer les autoroutes et les routes et à ne pas entraver la circulation. Il convient d’examiner si la réaction de l’État à cet abus grave de la liberté de réunion était nécessaire et proportionnée.

La proportionnalité de la condamnation pénale

7. Quant à la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », nous renvoyons à la jurisprudence de la Cour selon laquelle les autorités ont le devoir de prendre des mesures appropriées en ce qui concerne les manifestations légales afin de garantir leur conduite pacifique et la sécurité de tous les citoyens.[13] Nous reconnaissons également qu’à l’évidence la liberté de réunion constitue l’une des fondations les plus essentielles d’une société démocratique.[14] Toutefois, nous observons également que le paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention autorise les États à imposer des « restrictions prévues par la loi » à l’exercice du droit à la liberté de réunion. Les restrictions à la liberté de réunion pacifique dans les endroits publics peuvent servir à la protection des droits d’autrui en vue de prévenir les troubles et de garantir le maintien de la circulation routière.[15]

8. Ce n’est pas la première fois que la Cour doit se pencher sur des blocages de routes non autorisées. L’arrêt Barraco[16] constitue la décision de principe dans ce domaine. S’il est vrai que la Cour n’est pas formellement tenue de suivre ses arrêts précédents, il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas, sans bonnes raisons, des précédents établis dans des affaires antérieures.[17] Toutefois, étant donné que la Convention est avant tout un système de protection des droits de l’homme, nous estimons également qu’elle doit être interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives, et non pas théoriques et illusoires. Les États membres doivent en apprécier les normes « à la lumière des conditions de vie actuelles »[18]. Dans la présente affaire, nous relevons cependant que la chambre n’a observé aucun changement de conditions ni souligné l’importance de la nécessité d’un revirement de jurisprudence de la Cour dans le domaine de la liberté de réunion.[19] Dès lors, à notre avis, étant donné qu’aucune nécessité de s’écarter de la jurisprudence n’a été établie, les principes de l’affaire Barraco c. France aurait dû s’appliquer dans l’affaire lituanienne également. Nous regrettons que la majorité n’ait pas suivi ces principes en l’espèce, sans expliquer la raison de ce changement.

9. En fait, dans l’affaire Barraco,[20] il s’agissait d’un ralentissement non autorisé, ou d’une « opération escargot » organisée pendant cinq heures sur une seule autoroute, alors qu’en l’espèce les troubles à l’ordre public et les perturbations ont duré 48 heures et ont concerné les trois axes autorroutiers les plus importants du pays. L’espèce est donc beaucoup plus grave que l’affaire Barraco. En d’autres termes, s’il n’y a pas eu violation de l’article 11 dans l’affaire Barraco, la présente affaire est a fortiori une affaire encore plus claire de non-violation de la liberté de réunion. Qui plus est, le fait que certains véhicules ont été autorisés à passer les barrages érigés par les agriculteurs et leurs tracteurs, invoqué par les requérants pour fonder une violation de leur liberté de réunion, ne saurait les dispenser de toute responsabilité, ainsi que cela a été reconnu dans l’affaire Barraco.

10. La jurisprudence internationale et nationale vient étayer cette conclusion. Dans l’affaire Schmidberger c. Autriche,[21] la Cour de Luxembourg a estimé que les perturbations causées à l’ordre public par le blocage autorisé d’une seule autoroute (l’autoroute de Brenner) pendant vingt-huit heures, qui s’était accompagné de mesures préventives telles qu’un préavis public trente jours avant l’événement, des propositions d’itinéraires alternatifs et la mise en place de trains supplémentaires pour permettre à la circulation de s’écouler par les installations ferroviaires, n’emportaient pas violation de la liberté de circulation prévue par le droit européen. Les différences majeures avec l’affaire dont est saisie la Cour sont évidentes : dans l’affaire autrichienne, la manifestation devait se dérouler entre un jour férié et le week-end, lorsqu’il y a quoi qu’il en soit une interdiction générale de transporter des marchandises lourdes, et avait été autorisée par les autorités administratives, qui avaient coopéré avec les organisateurs et les associations d’automobilistes pour limiter les perturbations, en aidant les conducteurs à éviter l’autoroute bloquée. Selon la Cour de Luxembourg, la liberté d’expression et la liberté de réunion, telles que garanties par les articles 10 et 11 de la Convention, sont compatibles avec l’obligation de l’État en vertu de l’article 28 du Traité de l’Union européenne de garder les voies de transit principales ouvertes afin d’assurer la liberté de circulation des biens au sein de la Communauté européenne, dès lors que le but de la manifestation est d’intérêt public, comme par exemple attirer l’attention sur la menace pour l’environnement et la santé publique posée par les véhicules de transport de marchandises lourdes sur l’autoroute de Brenner, et pourvu que des mesures puissent être prises en temps utile par les autorités administratives pour minimiser les perturbations à la circulation.[22]

11. Bien différente de l’espèce était la situation dans l’affaire Commission c. France,[23] qui portait sur de graves incidents de blocus de routes non autorisés et violents sur plusieurs autoroutes françaises pendant les mois d’avril à août 1993. Bien que la violence des blocage fût absente en l’espèce, il y a également une leçon claire à tirer de l’arrêt de la Cour de Luxembourg dans l’affaire Commission c. France, étant donné que l’État défendeur se voyait reprocher de ne pas avoir évité les blocages des transports commerciaux résultant des actions de personnes privées et les atteintes consécutives à la liberté de circulation et aux droits de propriété d’autrui.

12. Certaines juridictions nationales ont établi une norme pour distinguer entre l’exercice abusif et non abusif de la liberté de réunion sur les autoroutes et les routes. Dans l’affaire DPP v. Jones and Lloyd[24], la Chambre des lords a relaxé les requérants parce qu’ils n’avaient simplement pas généré de nuisance publique, étant donné que leurs manifestations, bien que non autorisées, s’était déroulées de manière pacifique, sur le côté de la route, sans porter atteinte à la circulation routière.

13. Dans l’affaire Sitzblockade III,[25] la Cour constitutionnelle allemande a déclaré qu’un acte délictuel ne devenait pas légal simplement parce qu’il se déroulait au cours d’un rassemblement. Si les tribunaux ne peuvent pas contrôler le but du rassemblement, ils ont le pouvoir de s’assurer de la proportionnalité des restrictions aux droits de tierces personnes causées par le blocage des routes. La sanction pénale des auteurs d’une opération « sauvage » de blocage qui avait duré plus de 24 heures n’a pas été jugé disproportionnée.[26] De même, la Cour constitutionnelle polonaise a estimé que le point de vue moral des titulaires du pouvoir politique n’était pas synonyme de la « morale publique » en tant que prémisse pour limiter la liberté de réunion dans les rues et autres espaces publics, et donc que les autorités publiques étaient tenues de protéger la liberté de réunion quel que fût le degré de controverse des opinions publiquement exprimées, pourvu que les interdictions légales ne fussent pas transgressées.[27]

14. Enfin, dans l’affaire Baregg Tunnel[28], la Cour suprême fédérale suisse a estimé que le blocus du tunnel de Baregg pendant plus d’une heure, sans préavis, avait provoqué un chaos généralisé, et donc que la sanction pénale des manifestants n’avait pas été excessive.

15. Eu égard à la jurisprudence de la Cour et aux arrêts susmentionnés des autres juridictions européennes, on peut affirmer que la Convention protège la liberté de réunion sur les routes et les autoroutes, mais que cette liberté n’est pas illimitée. Si la liberté de réunion est essentielle pour la manifestation des droits civiques et politiques dans une société démocratique, son exercice ne doit pas mettre en danger la sécurité publique et la liberté et la sécurité de la circulation des personnes et des biens. Des restrictions quant au lieu, à l’horaire et aux modalités des rassemblements sont admissibles à cette fin.[29] Les opérations non autorisées de blocage d’autoroutes et de routes en vue de provoquer des troubles graves à l’ordre public ne constituent pas un moyen légitime de faire avancer une cause politique dans une société démocratique. Or c’est ce qui s’est passé en l’espèce. Les manifestants, dont les requérants, ont pu, du 19 au 21 mai 2003, exercer leur droit à la liberté de réunion dans des lieux désignés sans restriction. Il n’y a eu ni interdiction globale des rassemblements ni contrôle sur le contenu de l’initiative des requérants d’organiser des manifestations. Les autorités administratives ont dûment exercé leurs compétences de gestion de la circulation dans l’espace public et les risques y relatifs pour la sécurité, en se souciant des droits des manifestants et des droits concurrents de ceux qui travaillent et qui circulent sur les autoroutes et routes publiques. Toutefois, le 21 mai 2003, les manifestations se sont transformées en un mouvement illégal visant à perturber la circulation sur trois autoroutes principales et d’autres routes dans le pays, provoquant des dommages graves au grand public et particulièrement aux transporteurs de marchandises, et même compromettant le fonctionnement normal de postes-frontières de l’État.

16. Les autorités publiques et le grand public ont été pris par surprise par la mesure agressive des agriculteurs consistant à bloquer les autoroutes principales sans préavis. Il était manifestement impossible aux autorités administratives de remettre en route la circulation ou de prendre des mesures alternatives, vu l’élément de surprise et le choix des agriculteurs de viser les trois autoroutes principales du pays.[30]

17. De plus, la criminalisation des opérations « sauvages » de blocage de voies routières n’apparaît pas en soi comme une mesure excessive de politique pénale, eu égard au fait que le but est d’éviter des dommages pour la vie, l’intégrité physique et les biens. Cela vaut pour l’intérêt général de l’ordre public, qui est également protégé par ces dispositions. Provoquer de simples inconvénients au public est une chose ; provoquer un chaos général en est une autre. La première est socialement tolérable et ne doit pas être érigée en infraction ;[31] la deuxième est socialement intolérable et peut être érigée en infraction.[32]

18. En outre, les requérants ne peuvent pas se fonder comme ils l’ont fait sur l’argument de la nécessité, qui est prévue par l’article 41 du code pénal lituanien. Étant donné que le blocage des routes ne visait pas à prévenir un danger immédiat menaçant les agriculteurs, leur conduite ne saurait se justifier par l’argument de la « nécessité immédiate ». À supposer même, à des fins de débats, qu’il y ait eu un danger immédiat pour les agriculteurs, ce danger aurait pu être prévenu par des moyens autres que le blocage illégal des principales autoroutes et autres routes du pays, et par la paralysie du pays pendant 48 heures qui en a résulté.

19. Enfin, les sanctions pénales infligées aux requérants étaient des peines d’emprisonnement légère, qui étaient proportionnées à la gravité de leur conduite.[33] En outre, aucun des requérants n’a eu à purger la peine qui lui avait été infligée, étant donné que le juge du fond a estimé que les buts punitifs pouvaient être atteints en assortissant les peines de sursis.[34]

Conclusion

20. Considérant que le fait d’ériger en infraction les opérations de blocage des routes dès lors qu’ils provoquent une atteinte grave à l’ordre public est conforme à la Convention et que les peines infligées aux requérants sont prévues par la loi et proportionnées, nous concluons que ni l’article 7 de l’article 11 de la Convention n’ont été violés en l’espèce.

* * *

[1]. Voir, notamment, les paragraphes 33 et 34 de l’arrêt.

[2] Paragraphe 27 de l’arrêt

[3]. Paragraphe 33 de l’arrêt.

[4]. Ruiz Garzia c. Espagne [GC], no 30544/96, §§ 26, 28-29, CEDH 1999-I ; Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II ; Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 88, 10 mars 2009.

[5]. Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, §§ 94-96, CEDH 2006‑IX.

[6]. Galstyan c. Arménie, no 26986/03, § 77, 15 novembre 2007.

[7]. Au paragraphe 82 de l’arrêt, la majorité observe que « des négociations de bonne foi se déroulaient entre les agriculteurs et le Gouvernement pendant les manifestations ». Or la « bonne foi » alléguée des négociations relève de la pure spéculation, et n’est pas prouvée par les éléments du dossier.

[8]. Le 4 décembre 2012, la Cour suprême lituanienne a instruit une affaire relative à une émeute provoquée par une foule violente. La présente affaire concerne une « atteinte grave à l’ordre public causée par un groupe de personnes non-violentes » ; dès lors, les deux affaires ne sont pas comparables.

[9]. Voir, par exemple, l’article 237 du code pénal suisse, l’article 290 du code pénal portugais et l’article 412-1 du code de la route français.

[10]. Barraco c. France, no 31684/05, § 46, 5 mars 2009.

[11]. Ziliberberg c. Moldova (déc.), no 61821/00, 4 mai 2004.

[12]. C’est ce qui différencie la présente espèce de l’affaire Akgöl et Göl c. Turkey (nos 28495/06 et 28516/06, 17 mai 2011) citée par la majorité. Il est vrai que la Cour a établi dans l'arrêt de principe Akgöl et Göl que la participation à des manifestations pacifiques, mais non autorisées, ne devait pas être érigée en infraction pénale. Ce principe présuppose cependant qu'il n'y ait pas eu d’atteintes graves à l'ordre public. Lorsque les manifestants ont causé sciemment des troubles considérables à l'ordre public, représentant une menace grave pour la sécurité publique et provoquant un chaos majeur en matière de circulation routière, le principe établi dans l'affaire Akgöl et Göl ne s'applique pas.

[13]. Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 35, CEDH 2006-XIV.

[14]. Voir, mutatis mutandis, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, §§85-86, CEDH 2001‑IX.

[15]. Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 34, 7 octobre 2008.

[16]. Barraco, précité.

[17]. Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001‑I.

[18]. Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26.

[19]. Pour cet aspect de l’affaire, voir l’opinion dissidente de la juge Gyulumyan dans l’arrêt Bayatyan c. Arménie, [GC], no 23459/03, CEDH 2011.

[20]. Barraco, précité.

[21]. C-112/00, arrêt du 12 juin 2003.

[22]. D’après la Cour de Luxembourg, [les inconvénients] peuvent en principe être admis dès lors que le but poursuivi est essentiellement la manifestation publique et dans les formes légales d'une opinion » (paragraphes 90-91).

[23]. C-265/95, arrêt du 9 décembre 1997.

[24]. Chambre des lords, arrêt du 4 mars 1999.

[25]. Cour constitutionnelle allemande, arrêt du 24 octobre 2001.

[26]. La Cour constitutionnelle allemande avait déjà établi la jurisprudence dans les arrêts Sitzblockade I et II, passant de la notion dématérialisée de violence à une notion plus physique, conforme aux exigences du principe de légalité qui s’impose dans l’interprétation du paragraphe 240 du code pénal allemand. Dans un arrêt réent du 7 mars 2011, la Cour constitutionnelle a réaffirmé le critère dégagé dans son arrêt Sitzblockade III.

[27]. Cour constitutionnelle polonaise, arrêt du 18 janvier 2006, K 21/05.

[28]. Tribunal fédéral suisse, arrêt du 3 avril 2008.

[29]. Commission de Venise, Compilation des avis de la Commission de Venise relativement à la liberté d’association, 2012, paragraphe 5.2, et Lignes directrices du BIDDH/OSCE et de la Commission de Venise sur la liberté de réunion pacifique, 2008, paragraphe 80.

[30]. Rapport de Maina Kiai, rapporteur spécial des Nations unies sur les droits à la liberté de réunion et d’association pacifique, 2012, paragraphe 41, et rapport intitulé « Sécurité des citoyens et droits de l’homme » de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, 2009, § 193. Tant le Rapporteur spécial que la Commission interaméricaine appellent à un effort des autorités administratives pour détourner la circulation dans ce type d'affaires. Si la libre circulation ne peut pas automatiquement avoir la préséance sur la liberté de réunion, la première prime sur la seconde lorsque aucune alternative au blocage des routes ne peut être offerte par les autorités administratives, comme en l'espèce.

[31]. Commission de Venise, Compilation of Venice Commission Opinions concerning Freedom of Assembly, 2012, paragraphe 5.2.

[32]. La condition pour une pénalisation proportionnée, selon les normes internationales, est que le risque pour l'ordre public ne soit pas un risque hypothétique, mais un risque clair et imminent (Lignes directrices du BIDDH/OSCE et de la Commission de Venise sur la liberté de réunion pacifique, 2008, paragraphes 63 et 86-90, et le principe 6 des Principes de Johannesbourg sur la sécurité nationale, la liberté d'expression et l'accès à l'information). En l'espèce, le risque s'est concrétisé par des dommages graves à l'ordre public pendant quarante-huit heures.

[33]. Voir, par comparaison et a contrario, Barraco, par exemple.

[34]. La majorité soutient qu'un autre agriculteur, A.D., a été condamné pour une infraction administrative, une infraction à la circulation routière, à une amende mineure, et que ce fait remet en question les sanctions pénales infligés aux requérants. Premièrement, la Cour ignore les circonstances exactes de l'affaire de l'agriculteur A.D., qui ne faisait pas l'objet de l'arrêt de la Cour. Deuxièmement, les faits imputés à l'agriculteur A.D. sont en réalité beaucoup moins graves que ceux imputés aux requérants, qui ont organisé le blocage des autoroutes et des routes. Troisièmement, le simple fait que les autorités nationales prennent des approches différentes pour aborder les cas individuels ne soulève pas en soi une question au regard de la Convention, à moins que les requérants ne puissent produire des preuves de l'application discriminatoire à leur égard de la disposition pénale. Or, aucune preuve de la sorte n'a été produite.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-139001
Date de la décision : 26/11/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique);Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : KUDREVIČIUS ET AUTRES
Défendeurs : LITUANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : STUNGYS K.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award