La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/10/2013 | CEDH | N°001-126917

CEDH | CEDH, AFFAIRE ASLANIS c. GRÈCE, 2013, 001-126917


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE ASLANIS c. GRÈCE

(Requête no 36401/10)

ARRÊT

STRASBOURG

17 octobre 2013

DÉFINITIF

17/02/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Aslanis c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Linos-Alexandre Sicilianos,


Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du cons...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE ASLANIS c. GRÈCE

(Requête no 36401/10)

ARRÊT

STRASBOURG

17 octobre 2013

DÉFINITIF

17/02/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Aslanis c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 septembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36401/10) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Georgios Aslanis (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 juin 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes K. Tsitselikis et A. Spathis, avocats au barreau de Thessalonique. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, Mme F. Dedoussi, assesseure auprès du Conseil juridique de l’Etat, et M. D. Kalogiros, auditeur auprès du Conseil juridique de l’Etat.

3. Le requérant s’est en particulier plaint d’une violation des articles 3, 5 et 6 de la Convention.

4. Le 31 août 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. La procédure judiciaire en cause

5. Soupçonné d’avoir commis plusieurs vols, le requérant fut arrêté le 19 juin 2009 et inculpé du chef de vols en bande organisée.

6. Le 23 juin 2009, suite à la proposition du procureur près le tribunal correctionnel de Serres, la juge d’instruction ordonna la remise en liberté du requérant sous caution d’une somme de 1 000 euros. La juge d’instruction imposa aussi au requérant l’obligation de se présenter au cours de la première quinzaine de chaque mois au commissariat de police de sa résidence et lui interdit de quitter le pays.

7. Le 30 septembre 2009, la juge d’instruction près le tribunal correctionnel de Serres ordonna la mise en détention provisoire du requérant. Elle constata que, de manière injustifiée, le requérant ne s’était pas acquitté de la caution imposée. Selon la proposition du procureur près le tribunal correctionnel, qui était jointe à la décision de la juge d’instruction, il ne ressortait aucunement du dossier que le non-paiement de la caution était dû à l’impossibilité objective du requérant de se conformer aux conditions de sa remise en liberté. De plus, le procureur avait relevé que, lors de sa comparution devant la juge d’instruction du 23 juin 2009, le requérant avait admis la commission de la plupart des actes dont il était accusé. Après avoir pris en compte ces éléments, la juge d’instruction conclut que des mesures restrictives plus souples que la détention provisoire ne pouvaient pas garantir en l’espèce la disponibilité du requérant lors de l’instruction de l’affaire. Sur cette base, la juge d’instruction ordonna son arrestation et sa mise en détention provisoire (ordonnance no 154/2009).

B. Les conditions de détention

8. Le requérant fut arrêté à nouveau le 11 décembre 2009. Du 13 décembre 2009 au 27 février 2010, il fut détenu dans les locaux de la Direction de la police de Serres. A cette dernière date, il fut transféré à la Sous-direction pour le transfert de détenus de Thessalonique pour se présenter devant le juge d’instruction près le tribunal correctionnel de Thessalonique. Le 5 mars 2010, le requérant fut transféré à nouveau dans les locaux de la Direction de police de Serres ou il fut détenu jusqu’au 15 mars 2010.

9. Le requérant affirme que le manque de ventilation rendait l’atmosphère irrespirable en raison des mauvaises odeurs et de la fumée de cigarettes des détenus. Les toilettes étaient très sales en raison de la surpopulation et de l’absence de nettoyage. Le nombre de lits n’était pas suffisant de sorte que plusieurs détenus dormaient par terre sur des couvertures crasseuses. Aucun repas n’était distribué aux détenus ; une somme de 5,85 euros par jour leur était attribuée mais ce n’était pas suffisant pour commander à l’extérieur les trois repas quotidiens. Les cellules étaient sombres les fenêtres étant voilées ; il n’y avait aucune possibilité de s’exposer au soleil ou à l’air frais car aucun espace n’était prévu pour faire une promenade.

10. Le requérant affirme que le 9 mars 2010 il avait écrit au procureur près le tribunal correctionnel de Serres pour dénoncer ses conditions de détention, sans avoir reçu de réponse.

11. A une date non précisée, le requérant fut condamné à une peine de réclusion en vertu de l’arrêt no 2403/2010 de la cour d’assises de Thessalonique. Le requérant interjeta appel et la date d’audience fut fixée au 12 février 2013. La suite de la procédure ne ressort pas du dossier.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le droit national

1. Dispositions relatives à l’obtention des dommages-intérêts

12. L’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil se lit comme suit :

Article 105

« L’Etat est tenu de réparer le dommage causé par les actes illégaux ou omissions de ses organes lors de l’exercice de la puissance publique, excepté si l’acte ou l’omission a eu lieu en méconnaissance d’une disposition existante mais afin de servir l’intérêt public. La personne fautive est solidairement responsable avec l’Etat, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité des ministres. »

13. Cette disposition établit le concept d’acte dommageable spécial de droit public, créant une responsabilité extracontractuelle de l’Etat. Cette responsabilité résulte d’actes ou omissions illégaux. Les actes concernés peuvent être, non seulement des actes juridiques, mais également des actes matériels de l’administration, y compris des actes non exécutoires en principe. La recevabilité de l’action en réparation est soumise à une condition : la nature illégale de l’acte ou de l’omission.

14. Les articles pertinents du code civil disposent :

Article 57

« Celui qui est atteint d’une manière illicite dans sa personnalité a le droit d’exiger la suppression de l’atteinte et, en outre, l’abstention de toute atteinte à l’avenir. En cas d’atteinte à la personnalité d’une personne décédée, ce droit appartient aux conjoints, descendants, ascendants, frères et sœurs et héritiers testamentaires du défunt.

En outre, la prétention à des dommages-intérêts, suivant les dispositions relatives aux actes illicites, n’est pas exclue. »

Article 932

« Indépendamment de l’indemnité due à raison du préjudice patrimonial causé par un acte illicite, le tribunal peut accorder une réparation pécuniaire raisonnable, suivant son appréciation, pour cause de préjudice moral. Ceci est notamment applicable à l’égard de celui qui a subi une atteinte à sa santé, à son honneur ou à sa chasteté, ou qui a été privé de sa liberté. (...) »

15. Par deux arrêts nos 2893/2008 et 1215/2010, le Conseil d’Etat a admis qu’une personne détenue pour dette envers un tiers placée, en violation de l’article 1050 § 2 du code de procédure civile, dans la même cellule que des personnes déjà condamnées pour des infractions pénales, avait subi un dommage moral et avait à ce titre, en application des articles 105 de la loi d’accompagnement du code civil et 57 du code civil, droit à une indemnité. La déclaration de la nullité de la détention et la mise en liberté de l’intéressé ne constituaient pas une cause de disparition du dommage moral que celui-ci avait déjà subi pendant sa détention. Le manque de lieux de détention propices à la détention des personnes condamnées pour dettes envers des tiers ne suffisait pas pour justifier l’effacement ou la limitation de la responsabilité de l’Etat. Pour déterminer le montant de l’indemnité, il fallait tenir compte des conditions de détention. Toutefois, l’appréciation des conditions de détention ne pouvait pas conduire à exclure tout préjudice moral, car celui-ci naissait de la seule privation illégale de la liberté de l’intéressé, indépendamment de toute question de conditions de détention. Dans ces arrêts, le Conseil d’Etat a admis que les intéressés dans ces affaires étaient, du fait de leur détention avec des personnes condamnées pour des infractions pénales, exposés à des invectives, insultes, atteintes à leur intégrité physique et autres violences qui, dans de tels lieux de détention, sont dirigées surtout contre ceux qui ne sont pas des criminels.

2. Autres dispositions pertinentes du droit national

16. L’article 572 du code de procédure pénale est ainsi libellé :

« 1. Le procureur près le tribunal correctionnel du lieu où la peine est purgée, exerce les compétences prévues par le code [de procédure pénale] concernant le traitement des détenus et contrôle l’exécution des peines et l’application des mesures de sécurité, conformément aux dispositions du présent code, du code pénal et des lois y afférentes.

2. En vue d’exercer les fonctions susmentionnées, le procureur près le tribunal correctionnel visite la prison au moins une fois par semaine. Lors de ces visites, il entend les détenus qui ont préalablement sollicité une audition.

(...) »

17. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code pénitentiaire (loi no 2776/1999) se lisent ainsi :

Article 6

« 1. Les détenus ont le droit de s’adresser par écrit et dans un délai raisonnable au Conseil de la prison, en cas d’actes ou d’ordres illégaux pris à leur encontre et si les dispositions du présent code ne prévoient pas d’autre recours. Dans les quinze jours suivant la notification d’une décision de rejet ou un mois après le dépôt de la demande, si l’administration a omis de prendre une décision, les détenus ont le droit de saisir le tribunal compétent de l’exécution des peines. Si le tribunal fait droit au recours, il ordonne les mesures susceptibles de pallier l’acte ou l’ordre illégal (...) »

Article 86

« (...)

2. Chaque tribunal de l’exécution des peines est compétent pour les affaires concernant les détenus dans sa juridiction (...) »

18. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’arrêté ministériel no 58819/ 2003, du 7 avril 2003, se lisent ainsi :

Article 6

« 1. Le contrôle de légalité sur l’exécution des peines privatives de liberté (...) est exercé par le procureur-superviseur compétent.

2. Ce contrôle comprend (...) b) la garantie d’un juste traitement et de la protection judiciaire pour l’ensemble des détenus et c) l’information des autorités judiciaires et administratives compétentes sur le contenu des auditions ou des rapports de détenus ou de membres du personnel pénitentiaire qui font apparaître des indices que des actes répréhensibles ou des infractions disciplinaires ont été commis par ceux-ci . »

Article 7

« 1. Dans le cadre de la supervision, le procureur collabore avec le directeur et les chefs hiérarchiques des différents secteurs de l’établissement pénitentiaire et fait des recommandations sur des questions qui concernent l’exécution des peines.

2. Le procureur-superviseur ou son adjoint exercent des compétences juridictionnelles, disciplinaires et de contrôle.

En particulier, le procureur :

1. Veille à l’application des dispositions en vigueur concernant le traitement des détenus ainsi que de celles du code pénal et des lois spéciales relatives à l’exécution des peines et l’application des mesures de sûreté. (...)

9. Entend les détenus, leurs proches et les avocats des premiers, à leur demande. (...)

10. Examine les questions de protection juridictionnelle des détenus en indiquant aux intéressés les démarches à suivre et fait suivre aux autorités compétentes les demandes d’aide juridictionnelle des détenus (...) »

Article 25

« Afin d’assurer le bon fonctionnement de l’établissement pénitentiaire, les jours et heures d’audition des détenus sont fixés comme suit :

a. Le procureur-superviseur auditionne des détenus pendant au moins deux heures une fois par semaine afin de garantir leur traitement équitable et leur protection judiciaire.

b. Le directeur auditionne les détenus, si besoin, pour des questions qui relèvent de sa compétence. »

Article 32

« En sus des droits mentionnés à l’article précédent, l’exercice par les détenus de leurs droits est facilité par l’adoption de mesures qui visent à réduire les effets négatifs de l’exécution des peines privatives de liberté. En particulier les détenus peuvent :

(...) 3. se procurer auprès de la direction de la maison pénitentiaire tout produit nécessaire à leur hygiène et propreté personnelles ainsi que les vêtements nécessaires. »

Article 37

« (...)

10. Le directeur de l’établissement pénitentiaire prend les mesures nécessaires pour réduire les conséquences négatives résultant de l’exécution des peines et des mesures privatives de liberté. »

B. Les rapports nationaux

1. Le rapport du médiateur de la République hellénique, du 11 mai 2007, intitulé « Séjour de détenus condamnés au pénal dans les locaux de police »

19. Du 15 au 16 mars 2007, le médiateur de la République hellénique effectua une visite à la Direction générale de la police de Thessalonique pour le transfert des détenus, afin d’examiner, entre autres, les conditions de détention. Il releva, notamment, que la détention dans les locaux de police pendant une période prolongée constituait une violation de l’article 3 de la Convention. Il recommanda aux autorités compétentes de garantir le plus rapidement possible à chaque personne détenue pour plus de vingt-quatre heures l’accès à l’exercice physique dans un espace en plein air et une restauration adéquate.

2. La lettre du 13 mai 2009 du médiateur de la République hellénique adressée au ministère de la Justice, intitulée « Séjour de détenus condamnés au pénal dans les locaux de police »

20. Le médiateur rappela au ministère son rapport daté du 11 mai 2007 (paragraphe 19 ci-dessus) et souligna à nouveau le problème des longs séjours de détenus dans les locaux de police. Selon le médiateur, ce problème se révélait plus important en Grèce du nord en raison du refus de la prison judiciaire de Thessalonique de recevoir un plus grand nombre de détenus. Le médiateur constata que depuis mai 2007, alors que deux années s’étaient écoulées, les conditions de détention ne s’étaient pas améliorées. Il nota que la situation était critique tant pour les détenus que pour les agents de police, comme cela avait été par ailleurs confirmé par un rapport de la direction de la police d’Imathia. Le médiateur avait déjà reçu des plaintes relatives à ce sujet de la part du barreau de Thessalonique et de la Ligue hellénique des droits de l’homme. Dans le même temps, un groupe de détenus avait entamé une grève de faim. En conclusion, le médiateur demanda au ministère de prendre rapidement toutes les mesures nécessaires pour résoudre le problème en cause.

C. Les constats du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)

1. Le 12e rapport général d’activités du CPT en date du 3 septembre 2002

21. La partie pertinente du rapport comprend ce qui suit :

« (...)

47. La détention par la police est (ou au moins devrait être) de relativement courte durée. Toutefois, les conditions de détention dans les cellules de police doivent remplir certaines conditions élémentaires.

(...) »

2. Le rapport du CPT en date du 17 novembre 2010

22. A la suite de sa visite en Grèce, du 17 au 29 septembre 2009, le CPT notait que dans ses rapports établis après ses visites de 2005, 2007 et 2008, il avait qualifié les conditions de détention dans les commissariats de police et les centres de rétention pour étrangers aux frontières de « sinistres », en raison du surpeuplement excessif, des conditions matérielles insuffisantes, de l’absence de ventilation et des problèmes d’hygiène. Lors de sa visite en 2009, le CPT constatait que ses constats faits alors étaient toujours d’actualité dans la majorité de ces commissariats et centres de rétention (paragraphes 48-49 du rapport).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

23. Le requérant allègue que les conditions de détention au sein de la Direction de la police de Serres étaient contraires à l’article 3 de la Convention, disposition ainsi libellée :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

24. Le Gouvernement affirme que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes disponibles. En faisant référence au code de procédure pénale, au code pénitentiaire et à l’arrêté ministériel no 58819/2003, il affirme qu’il avait le droit de se plaindre de sa situation auprès des instances compétentes (voir paragraphes 16-18 ci-dessus). Or, selon le Gouvernement, le requérant n’a porté d’aucun moyen son grief relatif aux conditions de sa détention à la connaissance des autorités internes.

25. En outre, se prévalant des arrêts nos 2893/2008 et 1215/2010 du Conseil d’Etat, le Gouvernement invite aussi la Cour à rejeter le présent grief pour non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient qu’il ressort de ces arrêts que les conditions de détention et le danger que celles-ci entraînent pour la vie ou la santé d’un détenu peuvent être retenues comme constitutives d’une atteinte à la personnalité (article 57 du code civil) et fonder ainsi une action en dommages-intérêts. Par conséquent, l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil constituerait une voie de recours effective pour toute personne qui, comme le requérant, considère avoir été victime d’un traitement inhumain et dégradant au cours de sa détention et souhaite être indemnisée pour le préjudice subi.

26. Le requérant soutient que ses doléances sous l’angle de l’article 3 de la Convention ne concernent que les conditions générales de détention au sein de la Direction de police de Serres.

27. La Cour rappelle que le fondement de la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée dans l’article 35 § 1 de la Convention consiste en ce qu’avant de saisir un tribunal international, le requérant doit avoir donné à l’Etat responsable la faculté de remédier aux violations alléguées par des moyens internes, en utilisant les ressources judiciaires offertes par la législation nationale, pourvu qu’elles se révèlent efficaces et suffisantes (voir, entre autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999–I). Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – avec lequel elle présente d’étroites affinités –, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI). L’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi beaucoup d’autres, Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).

28. L’article 35 § 1 de la Convention prévoit une répartition de la charge de la preuve. Pour ce qui concerne le gouvernement défendeur, lorsque celui-ci excipe du non-épuisement des recours internes, il doit convaincre la Cour que le recours dont il invoque l’existence était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil 1996‑IV ; et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II).

29. En ce qui concerne le cas d’espèce, la Cour note, d’emblée, que les doléances du requérant portent de manière générale sur les conditions de détention dans les locaux de la Direction de la police de Serres et que les conditions dénoncées s’apparentaient à un phénomène structurel qui ne concernait pas exclusivement son cas particulier mais en général la situation des personnes détenues pour une durée qui ne pourrait pas être qualifiée de courte dans des locaux de police (voir en ce sens, Nisiotis c. Grèce, no 34704/08, § 29, 10 février 2011, et Bygylashvili c. Grèce, no 58164/10, § 47, 25 septembre 2012). La Cour considère que la simple référence de la part du Gouvernement aux dispositions pertinentes du code de procédure pénale, du code pénitentiaire et de l’arrêté ministériel no 58819/2003 ne suffit pas pour démontrer que les recours y relatifs suffisaient à eux seuls à remédier à la situation se trouvant à l’origine du grief du requérant tiré de l’article 3 de la Convention.

30. En outre, s’agissant de l’action en dommages-intérêts fondée sur l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, la Cour rappelle tout d’abord qu’elle a déjà considéré que pour qu’un système de protection des droits des détenus garantis par l’article 3 de la Convention soit effectif, les recours préventifs et les recours indemnitaires doivent coexister de façon complémentaire (Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 98, 10 janvier 2012). L’importance particulière de cet article impose que les Etats établissent, au-delà d’un simple recours indemnitaire, un mécanisme effectif permettant de mettre rapidement un terme à tout traitement contraire à l’article 3. A défaut d’un tel mécanisme, la perspective d’une indemnisation future risquerait de légitimer des souffrances incompatibles avec cet article et d’affaiblir sérieusement l’obligation des Etats de mettre ses normes en matière de détention en accord avec les exigences de la Convention (ibid., § 98). Par conséquent, du point de vue de l’épuisement des voies de recours internes, la situation peut être différente entre une personne qui a été détenue dans des conditions prétendument contraires à l’article 3 et qui saisit la Cour alors qu’il est en liberté et un individu qui la saisit alors qu’il est toujours détenu dans les conditions qu’il dénonce.

31. En l’espèce, la détention du requérant dans les locaux de la Direction de police de Serres a pris fin le 15 mars 2010. En saisissant la Cour le 16 juin 2010, il ne visait, bien évidemment, pas à empêcher la continuation de sa détention dans des conditions inhumaines ou dégradantes, mais à obtenir un constat postérieur de violation de l’article 3 par la Cour et, le cas échéant, une indemnité pour le dommage moral allégué.

32. La Cour relève que l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil est une disposition transversale du droit grec qui s’applique à une multitude de situations. Dans le cadre d’une action fondée sur cet article, les tribunaux examinent de manière incidente s’il y a eu de la part des autorités un acte illégal et, dans l’affirmative, ils accordent au demandeur une indemnité pour dommage moral. La Cour note que les arrêts nos 2893/2008 et 1215/2010 du Conseil d’Etat, fournis par le Gouvernement à l’appui de ses allégations, concernaient des personnes qui avaient été arrêtées et condamnées pour des dettes envers des particuliers et qui, en méconnaissance de l’article 1050 du code de procédure civile, purgeaient leurs peines dans des maisons d’arrêt et, en particulier, dans les mêmes cellules que des personnes condamnées pour des infractions pénales. La Cour considère que la situation du requérant, mis en détention provisoire dans un centre de police se distingue nettement de celle ayant fait l’objet des arrêts nos 2893/2008 et 1215/2010 du Conseil d’Etat. Or, le Gouvernement n’invoque pas de disposition du droit interne garantissant un droit « justiciable » et de la jurisprudence y relative, pouvant servir de fondement juridique solide en l’occurrence aux fins d’une action en application des articles 105 et 57 précités.

33. Au vu de ce qui précède, et nonobstant le fait que le requérant n’a pas fait usage de la voie suggérée par le Gouvernement, la Cour estime qu’en l’état actuel de la jurisprudence nationale, son grief ne saurait être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes. Partant, l’objection y afférente du Gouvernement doit être rejetée. La Cour constate, en outre, que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

34. Le Gouvernement soutient notamment que le requérant n’a pas prouvé que ses conditions de détention dans les locaux de la Direction de police de Serres ont constitué un traitement inhumain ou dégradant ayant atteint le minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. Il affirme que ses doléances sont très générales et ne portent pas sur sa situation personnelle au sein de la Direction de police de Serres.

35. Le requérant rétorque que ses conditions de détention n’étaient pas conformes aux exigences de l’article 3 de la Convention et aux standards définis par le CPT. Il explique qu’il a été détenu dans un dortoir d’environ quarante mètres carrés avec une vingtaine d’autres personnes. Il relève aussi le manque total d’exercice physique et de contact avec l’extérieur, les problèmes d’hygiène et les insuffisances quant à la restauration.

36. La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de l’espèce, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 47, CEDH 2003‑II). La Cour a ainsi jugé qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (voir Kudła, précité, § 92).

37. Les mesures privatives de liberté s’accompagnent inévitablement de souffrance et d’humiliation. S’il s’agit là d’un état de fait inéluctable qui, en tant que tel et à lui seul n’emporte pas violation de l’article 3, cette disposition impose néanmoins à l’Etat de s’assurer que toute personne est détenue dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités de sa détention ne la soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, sa santé et son bien-être sont assurés de manière adéquate (Kudła, précité, §§ 92-94 ; Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 119, CEDH 2006‑IX).

38. La Cour note qu’elle a déjà examiné et conclu à la violation de l’article 3, à plusieurs reprises, dans des affaires relatives à des conditions d’emprisonnement dans des locaux de police de personnes mises en détention provisoire ou détenues en vue de leur expulsion (voir, Siasios et autres c. Grèce, no 30303/07, 4 juin 2009 ; Vafiadis c. Grèce, no 24981/07, 2 juillet 2009 ; Shuvaev c. Grèce, no 8249/07, 29 octobre 2009 ; Tabesh c. Grèce, no 8256/07, 26 novembre 2009 ; Efremidze c. Grèce, no 33225/08, 21 juin 2011). Mises à part les déficiences particulières quant à la détention des intéressés dans chacune des affaires précitées et ayant notamment trait au surpeuplement, au manque d’espace extérieur pour se promener, à l’insalubrité et à la qualité de la restauration, la Cour a fondé son constat de violation de l’article 3 au fait que, de par leur nature même, les commissariats de police sont des lieux destinés à accueillir des personnes pour une courte durée. Ainsi, des durées de détention provisoire au sein des commissariats de police, oscillant entre deux et trois mois ont été considérées comme contraires à l’article 3 (Siasios et autres, § 32 ; Vafiadis, §§ 35-36 ; Shuvaev, § 39 ; Tabesh, § 43, et Efremidze, § 41, précités).

39. La Cour relève qu’en l’espèce le requérant a été détenu pendant trois mois environ dans les locaux de la Direction de la police de Serres, c’est-à-dire dans des locaux qui, de par leur nature même, ne sont pas adaptés aux besoins d’une incarcération prolongée (voir, Kaja c. Grèce, no 32927/03, § 49, 27 juillet 2006, Efremidze, ibid.). Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent que celle à laquelle elle est parvenue dans les affaires précitées.

Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 5 ET 6 DE LA CONVENTION

40. Le requérant s’est plaint également de la légalité de sa détention provisoire en invoquant les articles 5 et 6 de la Convention. Par la suite, il a déclaré qu’il souhaitait se désister dudit grief.

41. La Cour en conclut que le requérant n’entend plus maintenir ce grief, au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention. Elle estime par ailleurs qu’aucune circonstance particulière touchant au respect des droits garantis par la Convention et ses protocoles n’exige la poursuite de l’examen dudit grief (Article 37 § 1 in fine).

Partant, cette partie de la requête doit être rayée du rôle.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

42. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

43. Le requérant réclame 8 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

44. Le Gouvernement considère que cette somme est excessive et non justifiée, compte tenu des circonstances de la cause. Le constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante.

45. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la somme sollicitée, à savoir 8 000 EUR au titre du préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

46. Le requérant demande également 2 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, note d’honoraires à l’appui.

47. Le Gouvernement estime que cette somme est déraisonnable.

48. La Cour estime raisonnable, à la lumière du document déposé et de sa jurisprudence, d’accorder au requérant la somme demandée en entier, à savoir 2 000 EUR à titre de frais et dépens devant la Cour, plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt.

C. Intérêts moratoires

49. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de rayer le grief tiré des articles 5 et 6 de la Convention ;

2. Déclare le restant de la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 octobre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

André WampachIsabelle Berro-Lefèvre
Greffier adjointPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-126917
Date de la décision : 17/10/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : ASLANIS
Défendeurs : GRÈCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TSITSELIKIS K. ; SPATHIS A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award