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15/10/2013 | CEDH | N°001-127368

CEDH | CEDH, AFFAIRE YILMAZ DEMİR c. TURQUIE, 2013, 001-127368


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YILMAZ DEMİR c. TURQUIE

(Requête no 44767/06)

ARRÊT

STRASBOURG

15 octobre 2013

DÉFINITIF

15/01/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Yılmaz Demir c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Kar

akaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 sep...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YILMAZ DEMİR c. TURQUIE

(Requête no 44767/06)

ARRÊT

STRASBOURG

15 octobre 2013

DÉFINITIF

15/01/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yılmaz Demir c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 septembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44767/06) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Yılmaz Demir (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 octobre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me M. Beştaş, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3. Le requérant se plaint d’avoir été condamné sur le seul fondement de sa déposition recueillie en garde à vue en l’absence d’un avocat. Il dénonce la violation de l’article 6 §§ 2 et 3 c) et d) de la Convention combiné avec l’article 6 § 1.

4. Le 1er mars 2010, le président de la quatrième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire. Après un remaniement de la composition des sections, l’affaire a été attribuée à la deuxième section.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1980 et réside à Diyarbakır.

6. Le 15 juin 2001, dans le cadre d’une opération antiterroriste, le requérant fut arrêté par la police avec trois autres individus et placé en garde à vue pour enlèvement et séquestration d’une personne (K.M.) en vue d’obtenir des moyens financiers pour les activités de l’organisation illégale AMED (Union de la jeunesse), une branche du PKK[1]. En garde à vue, il passa aux aveux, reconnut avoir participé à l’enlèvement et indiqua les locaux utilisés par l’organisation. Des perquisitions et d’autres arrestations en relation avec l’enlèvement furent effectuées par la police lors de l’opération.

7. Le 22 juin 2001, à la fin de la garde à vue, le requérant fut entendu par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul (« le procureur », « la cour de sûreté »). Il reconnut avoir participé à la séquestration pour payer ses dettes personnelles et nia être membre du PKK. Il donna tous les détails sur l’enlèvement et affirma que durant sa garde à vue, on l’avait forcé à reconnaître une appartenance au PKK en lui faisant subir des électrochocs. Il fut ensuite traduit devant un juge assesseur de la cour de sûreté, qui ordonna son placement en détention provisoire. Il réitéra sa déposition faite devant le procureur, et reconnut de nouveau les faits reprochés. Il affirma regretter ses actes et ne se plaignit d’aucun mauvais traitement.

Le requérant ne fut assisté par un avocat ni en garde à vue ni devant ces magistrats.

8. Le 3 juillet 2001, par un acte d’accusation, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakır reprocha au requérant et à sept autres personnes d’avoir organisé un enlèvement pour récolter des fonds pour le PKK et d’être membres de cette organisation. Il requit leur condamnation en vertu de l’article 125 de l’ancien code pénal. Lors de la procédure pénale, le requérant sollicita le bénéfice de la loi relative aux repentis. Il reconnut les faits reprochés et livra des informations sur le PKK.

9. Le 8 février 2005, la cour d’assises de Diyarbakır condamna le requérant à la réclusion à perpétuité. Dans les motifs de son arrêt, la cour d’assises indiqua que la condamnation du requérant reposait non seulement sur sa déposition en garde à vue, mais aussi sur d’autres preuves, telles que ses dépositions devant les magistrats d’instruction préliminaire, les rapports médicaux de la garde à vue, les perquisitions effectuées sur indication de l’accusé, les procès-verbaux de saisie, les procès-verbaux d’identification, les procès-verbaux de confrontation, la déposition de K.M., les rapports d’expertise et les déclarations des coaccusés, ainsi que sur ses aveux réitérés devant la cour d’assises elle-même.

10. Sur pourvoi du requérant, la Cour de cassation releva qu’ « en raison de l’entrée en vigueur du nouveau code pénal, la situation juridique du requérant nécessit[ait] un nouvel examen » et cassa le jugement.

11. Le 24 novembre 2005, après réexamen du dossier, la cour d’assises de Diyarbakır prononça à l’égard du requérant la même peine que précédemment.

12. Le nouveau pourvoi formé par le requérant fut rejeté par la Cour de cassation le 9 mai 2006. Le jugement de condamnation devint ainsi définitif.

13. Il ressort des procès-verbaux versés au dossier que la cour de sûreté de l’Etat avait ordonné la convocation de K.M. au tout début des audiences. En revanche, lesdits procès-verbaux ne font apparaître aucune demande d’interrogatoire de K.M. venant des avocats du requérant pendant la procédure pénale.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

14. Un exposé des dispositions pertinentes du droit turc figure entre autres dans les arrêts Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, §§ 27‑31, 27 novembre 2008).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1, 2 ET 3 c) et d) DE LA CONVENTION

15. Le requérant allègue que sa cause n’a pas été entendue équitablement au motif que les juridictions pénales ont pris en compte des aveux qui lui auraient été extorqués sous la pression durant sa garde à vue, pendant laquelle il n’a pas eu accès à un avocat. Il dénonce également le fait d’avoir été condamné sur le fondement de témoignages émis par d’autres coaccusés et extorqués, selon lui, de la même manière. Il soutient que l’utilisation de preuves illégalement obtenues a méconnu son droit à la présomption d’innocence. Il se plaint également de la durée de la procédure pénale et du refus des juges d’entendre un témoin à charge, K.M., ainsi que d’absence d’indépendance et d’impartialité des cours d’assises. Il invoque l’article 6 §§ 1, 2, 3 c) et d) de la Convention. Ces dispositions sont ainsi libellées :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) ;

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge (...) ».

16. Comme les exigences des paragraphes 2 et 3 de l’article 6 ont trait à des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1, la Cour examinera les questions soulevées en l’espèce sous l’angle des dispositions combinées des paragraphes 1, 3 c) et d) (voir, parmi d’autres, Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, 23 avril 1997, § 49, Recueil des arrêts et décisions 1997-III).

A. A propos de l’absence d’avocat lors de la garde à vue

1. Sur la recevabilité

17. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour non-respect du délai de six mois. Il reproche au requérant d’avoir introduit la présente requête plus de six mois après la fin de la garde à vue.

18. La Cour considère que l’arrêt de la cour d’assises rendu le 24 novembre 2005 et devenu définitif le 9 mai 2006 constitue la décision interne définitive au sens de l’article 35 § 1 de la Convention (voir, entre autres, Elçiçek et autres c. Turquie, no 6094/03, § 14, 16 juillet 2009). La présente requête ayant été introduite le 28 octobre 2006, soit dans les six mois suivant l’arrêt de cassation, la Cour rejette l’exception du Gouvernement. Elle constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

2. Sur le fond

19. Le requérant réitère ses allégations.

20. Le Gouvernement les conteste.

21. Pour les principes généraux en la matière, la Cour se réfère à sa jurisprudence bien établie (Salduz, précité, §§ 50‑55).

22. En l’espèce, la Cour relève que le droit du requérant à bénéficier de l’assistance d’un avocat a été restreint pendant sa garde à vue, en application de l’article 31 de la loi no 3842, en raison du fait que l’infraction dont il était soupçonné relevait de la compétence des cours de sûreté de l’Etat (paragraphe 14 ci-dessus et Salduz, précité, §§ 56-63). Il a donc subi l’application sur une base systématique des dispositions légales pertinentes. Cette pratique suffit en soi à conduire la Cour à conclure à un manquement aux exigences de l’article 6 (Salduz, précité, § 56 in fine).

23. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener en l’espèce à une conclusion différente de celle adoptée dans l’affaire précitée.

24. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention combiné avec l’article 6 § 3 c).

B. A propos des autres griefs

25. La Cour a examinés les autres griefs tels qu’ils ont été présentés par le requérant. Au vu de l’ensemble des éléments en sa possession, et à la lumière de ses conclusions aux paragraphes 24 et 30, la Cour considère, qu’il n’y a pas lieu d’examiner ni la recevabilité ni le fond de ceux-ci (Hikmet Yılmaz c. Turquie, no 11022/05, § 24, 4 juin 2013, Geçgel et Çelik c. Turquie, nos 8747/02 et 34509/03, §16, 13 octobre 2009).

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

26. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

27. Le requérant réclame 50 000 livres turques [soit approximativement 22 000 euros (EUR)] pour préjudice moral.

28. Le Gouvernement conteste ce montant.

29. Prenant en compte les éléments en sa possession et statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’allouer au requérant une somme de 1 500 EUR, pour le dommage moral.

30. Toutefois, la Cour estime que, dans de telles circonstances, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (Hikmet Yılmaz, précité, § 28, mutatis mutandis Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV ; Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003 ; et Salduz, précité, § 72).

B. Frais et dépens

31. Le requérant demande également 9 000 livres turques (TRL) pour les frais et dépens engagés devant la Cour, sans présenter de justificatifs autres qu’un barème d’honoraires.

32. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

33. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu de l’absence de justificatifs pertinents, la Cour rejette la demande (Nevruz Bozkurt c. Turquie, no 27335/04, § 76, 1er mars 2011).

C. Intérêts moratoires

34. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, la requête recevable quant au grief tiré de l’absence d’avocat lors de la garde à vue ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 à raison du fait que le requérant n’a pu se faire assister d’un avocat pendant sa garde à vue ;

3. Dit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ni la recevabilité ni le fond des autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;

4. Dit,

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 octobre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithRaimondi Guido
GreffierPrésident

* * *

[1] « Parti des travailleurs du Kurdistan », une organisation armée illégale.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-127368
Date de la décision : 15/10/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6+6-3-c - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable) (Article 6 - Droit à un procès équitable;Procédure pénale;Article 6-3-c - Se défendre avec l'assistance d'un défenseur)

Parties
Demandeurs : YILMAZ DEMİR
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BESTAS M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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