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16/07/2013 | CEDH | N°001-122955

CEDH | CEDH, AFFAIRE McCAUGHEY ET AUTRES c. ROYAUME-UNI, 2013, 001-122955


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE McCAUGHEY ET AUTRES c. ROYAUME-UNI

(Requête no 43098/09)

ARRÊT

STRASBOURG

DÉFINITIF

16/10/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.




En l’affaire McCaughey et autres c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Davíd Thór Björgvinsson,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Zdravka Kalaydjieva,
Vincent A. De G

aetano,
Paul Mahoney, juges,

et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 juin 2013,

Rend ...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE McCAUGHEY ET AUTRES c. ROYAUME-UNI

(Requête no 43098/09)

ARRÊT

STRASBOURG

DÉFINITIF

16/10/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.

En l’affaire McCaughey et autres c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Davíd Thór Björgvinsson,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Zdravka Kalaydjieva,
Vincent A. De Gaetano,
Paul Mahoney, juges,

et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 juin 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43098/09) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont trois ressortissants de cet État, Mme Brigid McCaughey, M. Pat Grew et Mme Letitia Quinn (« la première requérante, le deuxième requérant et la troisième requérante », respectivement), ont saisi la Cour le 29 juillet 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, les requérants ont été représentés par M. F. Shiels, du cabinet Madden & Finucane Solicitors, établi à Belfast. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, d’abord M. M. Kuzmicki puis Mme J. Neenan, tous deux du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.

3. Dans leur requête, les requérants alléguaient principalement que les forces de l’ordre avaient tué deux de leurs proches lors d’une opération au cours de laquelle elles avaient employé la force létale de manière injustifiée. Par ailleurs, ils soutenaient que l’opération en question n’avait pas fait l’objet d’une enquête adéquate. Ils invoquaient l’article 2 de la Convention.

4. Le 1er février 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1, la Cour a décidé de se prononcer en même temps sur la recevabilité et sur le fond de la requête.

5. Le 2 juin 2011, le Gouvernement a invité la Cour à rayer la requête du rôle, invoquant un arrêt récent de la Cour suprême du Royaume-Uni (In the matter of an application by Brigid McCaughey and another for judicial review (Northern Iremand) [2011] UKSC 20). Les requérants ont soumis des observations sur la demande de radiation présentée par le Gouvernement. Le 6 septembre 2011, la Cour a rejeté la demande en question. Par la suite, à l’invitation de la Cour, les parties ont soumis leurs observations respectives sur la recevabilité et sur le fond de la requête. En juillet 2012, les parties ont adressé d’autres observations à la Cour.

6. Le 13 avril 2011, le gouvernement irlandais a renoncé à son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention et article 44 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Des observations ont été reçues du Committee on the Administration of Justice, de la commission pour l’égalité et les droits de l’homme et de la commission des droits de l’homme d’Irlande du Nord, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7. La première requérante, Mme Brigid McCaughey, est la mère de Martin McCaughey. Elle est née en 1934. Le deuxième requérant et la troisième requérante sont respectivement le père, né en 1923, et la fille, née en 1990, de Desmond Grew. Les requérants résident dans le comté de Tyrone. L’affaire porte sur le décès de Martin McCaughey et de Desmond Grew, abattus en 1990 par les forces de l’ordre en Irlande du Nord.

A. Les circonstances de l’espèce

1. La fusillade

8. Le 9 octobre 1990, Martin McCaughey et Desmond Grew furent abattus à proximité d’un hangar attenant à une ferme située près de Loughgall par des soldats membres d’une unité spéciale de l’armée britannique. Le rapport de l’autopsie pratiquée sur le corps de Martin McCaughey indiquait que celui-ci était mort d’une « lacération du cerveau causée par des blessures par balle à la tête » et qu’il avait été touché par une dizaine de balles à haute vélocité. Le rapport d’autopsie de Desmond Grew indiquait qu’il était mort à la suite « de multiples blessures causées par des balles à haute vélocité ayant atteint le thorax et les membres », et que quarante-huit impacts environ avaient été relevés sur son corps. Par ailleurs, il a été établi que ni Martin McCaughey ni Desmond Grew n’avaient ouvert le feu lors de la fusillade. Celle-ci s’inscrivait dans une série d’événements analogues qui étaient survenus à la même époque et qui avaient donné lieu à la mise en cause du comportement des forces de l’ordre en Irlande du Nord – notamment de l’unité spéciale concernée –, accusées de suivre une politique consistant à tirer pour tuer.

9. Avant la fusillade, les autorités avaient placé le hangar sous surveillance, pensant qu’il servait de cache d’armes à l’Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army – IRA). Les requérants soutiennent que la police royale de l’Ulster (Royal Ulster Constabulary – « la RUC ») avait obtenu des informations selon lesquelles Martin McCaughey et Desmond Grew s’apprêtaient à aller chercher des armes dans le hangar et que le groupe de planification et de coordination (Tasking and Coordination group – « le TCG ») de la RUC avait attribué la mission à une unité militaire spéciale en raison de l’entraînement spécifique qu’elle avait reçu et de la puissance de feu dont elle disposait.

10. Le 11 octobre 1990, l’IRA déclara publiquement que Martin McCaughey et Desmond Grew faisaient partie de ses membres et qu’ils étaient en service actif au moment de leur décès.

11. La première requérante affirme que sa famille apprit la mort de M. McCaughey par les médias et que, par la suite, un agent de la RUC s’était présenté au domicile familial et avait adressé des paroles sarcastiques au frère du défunt. La famille de Desmond Grew fut officiellement informée de la mort de celui-ci par la RUC.

2. Les investigations menées par la RUC

12. La RUC ouvrit une enquête sur les circonstances de la mort des deux hommes. Les investigations débutèrent par l’interrogatoire des militaires ayant participé à l’opération.

13. Les militaires A, B, C, D, E, F, G et H firent des dépositions qui furent par la suite communiquées aux requérants par la police d’Irlande du Nord (Police Service Northern Ireland – « la PSNI », qui remplaça la RUC en 2001). Il en ressort que H, le capitaine qui commandait l’unité militaire, avait obtenu des informations qui l’avaient conduit à affecter A, B, C, D, E et F à la surveillance du hangar pour y repérer d’éventuelles activités terroristes et arrêter toute personne impliquée. L’équipe des militaires engagés sur le terrain, commandée par A, était en contact radio avec H. Après avoir reçu un rapport sur la fusillade, ce dernier dépêcha G et I sur les lieux. Vers 12 h 30, A, B, C, D, E, F, G, H et I regagnèrent leur base, laissant place à la RUC. Plus tard le même jour (le 10 octobre 1990), des membres de la RUC interrogèrent les militaires concernés, qui étaient accompagnés d’un représentant du service juridique des armées, L. Il ressort de ces interrogatoires que A avait été le premier à ouvrir le feu, qu’il avait tiré 20 balles, que B avait tiré 17 balles, C 19 balles et D 16 balles, que ce dernier avait tiré ses deux dernières balles sur M. Grew alors qu’il se trouvait à terre parce qu’il avait cru que celui-ci tentait de se saisir de son arme, et que E et F, qui se trouvaient non loin de là, n’avaient pas fait feu. Bien que A, B, C, D, E et F eussent déclaré qu’ils pensaient avoir été la cible de tirs, aucun coup de feu n’avait été tiré dans leur direction. Par ailleurs, il était précisé que J (instructeur en opérations de prédéploiement pour unités d’élite) et K (chef de l’unité spéciale mise en cause) étaient responsables de la planification et de la supervision de l’opération litigieuse.

3. Le Director of Public Prosecutions (« le DPP »)

14. Le DPP reçut le dossier de l’enquête en février 1991. Entre avril 1991 et septembre 1992, il délivra huit ordonnances prescrivant notamment des compléments d’instruction. Le 2 avril 1993, il accorda un non-lieu (nolle prosequi) aux militaires qui avaient pris part à la fusillade. Cette décision ne fut pas notifiée directement aux familles des défunts.

4. Les procédures – notamment de contrôle juridictionnel – antérieures à l’enquête judiciaire

15. En 1994 et 1995, la RUC adressa au coroner un certain nombre de pièces, mais non les dépositions de A, B, C, D, E, F, G, H et I. Le 23 décembre 1997, le coroner informa les requérants que le DPP lui avait adressé un dossier. Il s’agissait là de la première prise de contact officielle des autorités avec les requérants.

16. Le 23 avril 2002, le coroner écrivit à la PSNI pour lui demander les dépositions des militaires ayant participé à la fusillade. La PSNI lui communiqua les dépositions en question mais refusa de lui adresser le rapport du service d’enquête de la RUC, la décision du DPP et les rapports de renseignement non expurgés qui concernaient l’affaire.

17. Par une lettre du 11 juin 2002, les requérants invitèrent le coroner à leur indiquer la date de l’ouverture de l’enquête judiciaire et sollicitèrent la communication préalable d’éléments de preuve. Le même jour, les intéressés adressèrent à la PSNI une lettre lui demandant communication de tous les documents relatifs à la mort de leurs proches, en application de l’article 2 de la Convention et de l’article 8 de la loi de 1959 sur les coroners en Irlande du Nord (« la loi de 1959 »).

18. Le 3 décembre 2002, le coroner adressa aux requérants les dépositions se rapportant à l’information judiciaire. Les déclarations et les documents fournis par la PSNI appartenant à celle-ci, le coroner ne put les communiquer aux intéressés.

a) La première procédure de contrôle juridictionnel

19. En octobre 2002, après de longs échanges de correspondance entre les requérants, le coroner et la PSNI sur la question de la communication d’éléments de preuve préalablement à l’ouverture de l’enquête judiciaire, le mari de la première requérante – décédé depuis lors – et le deuxième requérant exercèrent une action en contrôle juridictionnel contre le coroner et la PSNI pour contester le refus de cette dernière de leur communiquer certains documents.

20. Le 14 février 2003, ils furent autorisés à exercer cette action.

21. Le 21 février 2003, la PSNI communiqua aux requérants les documents qu’elle avait adressés au coroner (paragraphe 16 ci-dessus). Parmi ces documents figuraient les dépositions des militaires concernés et deux listes d’éléments de preuve indiquant que certaines pièces n’avaient pu être retrouvées ou qu’elles étaient altérées (il était précisé qu’une odeur nauséabonde s’était échappée à l’ouverture de l’un des sacs contenant les pièces en question).

22. Le 20 janvier 2004, la High Court jugea, dans l’affaire McCaughey and Another, Re Application for Judicial Review ([2004] NIQB 2), que l’article 8 de la loi de 1959 et l’article 2 de la Convention obligeaient la PSNI à communiquer au coroner certains des documents qu’elle avait conservés, et que l’enquête avait pris un retard injustifié enfreignant cette dernière disposition. Le 14 janvier 2005, la Cour d’appel accueillit l’appel interjeté par la PSNI dans l’affaire Police Service of Northern Ireland v. McCaughey and Grew ([2005] NICA 1, [2005] NI 344). Elle jugea que l’article 8 de la loi de 1959 obligeait la PSNI à fournir au coroner les informations qu’elle ne lui avait pas communiquées lorsqu’elle l’avait informé des décès, mais que l’article 2 de la Convention ne l’y obligeait pas, la loi sur les droits de l’homme (Human Rights Act) n’étant pas applicable aux décès survenus avant l’an 2000 – année de l’entrée en vigueur de ce texte –, conformément à la solution retenue dans l’arrêt In re McKerr ([2004] UKHL 12) rendu sur appel de M. McKerr (requérant dans l’affaire McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, CEDH 2001-III).

23. L’époux de la première requérante exerça un recours contre cette décision. Le 28 mars 2007, la Chambre des lords rendit un arrêt (Jordan v. Lord Chancellor and Another et McCaughey v. Chief Constable of the Police Service Northern Ireland ([2007] UKHL 14) par lequel elle se prononça également sur un recours analogue formé par M. Hugh Jordan (requérant dans l’affaire Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, 4 mai 2001). Elle jugea que la loi sur les droits de l’homme n’était pas applicable aux décès survenus avant son entrée en vigueur, ni, par conséquent, aux enquêtes menées sur de tels décès. Elle estima toutefois que l’article 8 de la loi de 1959 obligeait clairement la PSNI à communiquer au coroner les informations dont elle disposait sur les décès au moment de la notification, ainsi que celles qu’elle serait en mesure d’obtenir par la suite, sous réserve des privilèges ou immunités applicables.

b) Les autres procédures antérieures à l’enquête judiciaire

24. Entre-temps, une réforme du système du coroner était intervenue, entraînant la désignation d’un nouveau coroner.

25. En décembre 2007, les requérants invitèrent par écrit le coroner en chef à faire avancer l’enquête. Le 12 février 2008, le service du coroner leur répondit que, en raison de la charge de travail existante, l’enquête n’avait pas encore été attribuée à un coroner, mais que le coroner en chef avait écrit à la PSNI pour lui demander communication de certaines pièces sur le fondement de l’article 8 de la loi de 1959.

26. En juillet 2008, les requérants écrivirent de nouveau au coroner en chef pour s’enquérir des progrès de l’enquête et de la communication de pièces préalable à l’enquête. Ils ne reçurent aucune réponse. Le 17 décembre 2008, ils adressèrent au coroner en chef une nouvelle lettre, dont les services du coroner accusèrent réception. Un autre pli expédié le 16 janvier 2009 resta sans réponse. En février 2009, les intéressés apprirent de manière officieuse qu’un coroner avait été désigné.

27. Le 25 juin 2009, ils adressèrent au service du coroner une mise en demeure, se plaignant du manquement de celui-ci à ouvrir une enquête. Le 30 juin 2009, le service du coroner leur répondit que le coroner n’avait pas encore reçu de la PSNI communication intégrale des éléments de preuve, que celle-ci devait intervenir sous peu, et qu’il se proposait de tenir en septembre 2009 une audience préliminaire au cours de laquelle il espérait pouvoir fixer une date provisoire pour l’ouverture de l’enquête.

28. En 2009, l’équipe d’enquête sur les faits du passé (Historical Enquiries Team, « la HET ») indiqua au coroner qu’elle envisageait d’ouvrir en janvier 2010 une enquête sur la fusillade ayant conduit au décès des proches des requérants. Le coroner en informa les intéressés par une lettre du 26 août 2009, leur demandant s’ils souhaitaient que l’enquête commençât avant les investigations prévues par la HET.

29. Le 4 septembre 2009 se tint une audience préliminaire sur l’enquête. Le coroner informa les parties qu’il avait reçu communication intégrale des pièces demandées à la PSNI. L’avocat de la PSNI et du ministère de la Défense déclara que cette communication respectait pleinement l’article 8 de la loi de 1959, et que le ministère ne disposait pas d’autres documents relatifs aux faits litigieux. Toutefois, il ne fut pas en mesure d’indiquer au coroner quelles mesures avaient été prises, le cas échéant, pour retrouver certaines des pièces manquantes. Le coroner ajourna l’audience pour examiner les documents communiqués et fixa une nouvelle audience préliminaire au 12 octobre 2009. Il invita les parties à formuler des observations écrites sur le point de savoir si l’enquête devait être suspendue pendant la conduite des investigations de la HET. Les requérants s’y opposèrent oralement. Enfin, le coroner prit acte des effets potentiels que l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Šilih c. Slovénie ([GC], no 71463/01, 9 avril 2009) pouvait avoir sur le droit applicable en matière d’enquête judiciaire, mais il s’estima lié par la jurisprudence interne applicable (notamment par l’arrêt In re McKerr, précité). Toutefois, il déclara qu’il était possible de mener une enquête efficace, approfondie et transparente.

30. Le 15 septembre 2009, les requérants demandèrent à la HET d’accélérer ses investigations. Celle-ci leur répondit qu’elle procéderait à une première évaluation de la situation le 12 octobre 2009, au cours de l’audience du coroner.

31. À l’audience du 12 octobre 2009, les requérants soutinrent qu’il était trop tôt pour suspendre l’enquête judiciaire dans l’attente des investigations de la HET. Ils proposèrent de poursuivre l’examen de certains points portant sur la phase préalable à l’enquête – la communication des pièces, les objectifs et l’étendue de l’enquête, l’anonymat et les immunités d’intérêt public –, estimant que la question des investigations de la HET pourrait être réexaminée au moment où l’enquête ferait l’objet d’une audience. Les parties et le coroner approuvèrent cette proposition. La HET consentit à accélérer le début de ses investigations.

32. Le 1er décembre 2009 se tint une autre audience préliminaire. Le coroner ordonna la communication aux requérants d’une version expurgée des pièces reçues de la PSNI. Il indiqua qu’une audience portant sur certaines questions telles que l’anonymat et la protection des témoins aurait lieu en janvier 2010.

33. Par une lettre du 8 décembre 2009, le coroner proposa aux parties une « définition préliminaire » de l’étendue de l’enquête qui devait porter sur quatre points principaux, à savoir l’identité des défunts, le lieu et le moment des décès ainsi que la question de savoir « comment » MM. McCaughey et Grew avaient trouvé la mort. En ce qui concerne cette dernière question, le coroner indiqua qu’il se pencherait sur les éléments de preuve relatifs aux circonstances dans lesquelles les intéressés s’étaient rendus sur les lieux où ils avaient été abattus ainsi que sur l’opération de surveillance qui avait abouti à leur décès, et qu’il s’intéresserait en particulier aux objectifs et à la planification de cette opération, aux actes des personnes qui y avaient participé et à ce qu’elles savaient de l’opération, ainsi qu’à la nature et à l’intensité de la force employée. Il invita les parties à soumettre des observations sur ces points.

34. En décembre 2009, des dossiers contenant des pièces furent remis aux requérants. Une brève audience préliminaire se tint le 22 janvier 2010. Le 2 février 2010, le coroner réserva sa décision sur la question de l’étendue de l’enquête après avoir entendu les parties sur ce point. Les requérants approuvèrent la définition préliminaire de l’étendue de l’enquête proposée par le coroner. En revanche, la PSNI déclara qu’il fallait s’en tenir à la conception traditionnelle de l’enquête judiciaire, antérieure à l’entrée en vigueur de la loi sur les droits de l’homme, et que le verdict devrait donc se limiter au point de savoir « comment » les défunts avaient trouvé la mort et ne pas se prononcer sur les « circonstances générales » des décès.

35. Une autre audience préliminaire fut programmée pour septembre 2010, mais elle n’eut pas lieu. Par une lettre datée du 4 novembre 2010, les requérants invitèrent le coroner à organiser une autre audience préliminaire portant sur les questions de la communication des pièces, de l’étendue de l’enquête, des experts et de l’inspection des lieux.

c) La seconde procédure de contrôle juridictionnel

36. S’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Šilih (précitée), les première et troisième requérantes sollicitèrent un contrôle juridictionnel, estimant que la solution retenue par la Cour exigeait que l’enquête qui les concernait fût conforme à l’article 2.

37. Le 23 septembre 2009, la High Court statua sur l’affaire McCaughey and Quinn’s Application ([2009] NIQB 77). Elle accorda aux requérantes l’autorisation de solliciter un contrôle juridictionnel au sujet du retard apporté à l’enquête mais suspendit la procédure en attendant la décision que le coroner devait prendre à l’issue de l’audience du 12 octobre 2009. En revanche, elle rejeta l’argument des intéressées selon lequel l’arrêt rendu par la Chambre des lords dans l’affaire McKerr n’était plus applicable depuis l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Šilih (précitée).

38. Par un arrêt du 26 mars 2010 (Re McCaughey and Quinn’s Application [2010] NICA 13), la Cour d’appel accorda aux requérantes l’autorisation de solliciter un contrôle juridictionnel sur les deux moyens tirés de l’article 2 que la High Court avait rejetés, mais elle jugea que ceux‑ci n’étaient pas fondés. Toutefois, elle estima que l’article 3 de la loi sur les droits de l’homme lui imposait d’appliquer le droit interne dans toute la mesure du possible d’une manière conforme à la Convention, et que la Cour suprême pourrait décider d’étendre au droit interne les solutions retenues dans l’arrêt Šilih (précité). En conséquence, elle autorisa les intéressées à se pourvoir devant la Cour suprême.

39. En novembre 2010, les requérants demandèrent la poursuite des audiences préliminaires à l’enquête sur certaines questions, notamment la communication des pièces, l’étendue de l’enquête, l’inspection des lieux et les rapports d’expertise. Le coroner leur répondit qu’il ne s’y opposait pas, mais qu’il était préférable que ces questions fussent examinées après le prononcé de l’arrêt de la Cour suprême.

40. Par un arrêt du 18 mai 2011 (In the matter of an application by Brigid McCaughey and another for judicial review (Northern Ireland) [2011] UKSC 20) rendu à la majorité (Lord Rodger of Earlsferry avait marqué son désaccord avec celle-ci), la Cour suprême jugea que le coroner en charge de l’enquête devait respecter les obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention. Elle releva que, dans l’arrêt Šilih (précité), la Cour s’était écartée de sa jurisprudence antérieure en jugeant que, dans certains cas, l’article 2 imposait à l’État une obligation d’enquête « détachable » même lorsqu’un décès était survenu avant la ratification de cet instrument par l’état, notamment lorsqu’une part importante des mesures procédurales avait été réalisée après l’entrée en vigueur de la Convention. La Cour suprême en conclut que le droit international exigeait que l’enquête menée sur les faits litigieux satisfît aux exigences de l’article 2 dans toute la mesure permise par le droit interne. Elle déclara que le législateur était réputé avoir introduit dans le droit interne une exigence reflétant cette obligation internationale, et que la loi sur les droits de l’homme, entrée en vigueur le 2 octobre 2000, devait être interprétée par référence à cette intention présumée. Elle ajouta que toutes les enquêtes à venir concernant des décès survenus avant l’entrée en vigueur de la loi sur les droits de l’homme devraient satisfaire aux exigences de l’article 2.

41. Lord Brown émit une opinion concordante dans laquelle il se référa à des données statistiques communiquées par le service du coroner en avril 2011 et portant sur des décès survenus avant octobre 2000. Il en ressortait que seize « enquêtes sur les faits du passé » portant sur vingt-six décès étaient en cours d’instruction, que l’Attorney General avait communiqué au coroner six autres affaires concernant huit décès survenus avant 2000, et que six décès survenus pendant la période 1994-2000 n’avaient pas fait l’objet d’une enquête (une enquête sur un décès survenu en 1995 venait d’être clôturée en février 2011). La plupart de ces enquêtes portaient sur l’usage de la force létale par les forces de l’ordre et certaines d’entre elles concernaient des homicides imputés à des groupes paramilitaires.

d) Les procédures préalables ultérieures

42. Depuis certains arrêts rendus par la Cour (notamment les arrêts McKerr et Hugh Jordan, précités), les décisions de classement sans suite peuvent être contestées par la voie du contrôle juridictionnel. Les requérants invitèrent les autorités à leur communiquer les motifs du non-lieu prononcé en avril 1993. Par une lettre du 25 juillet 2011, l’adjoint du DPP leur fournit les explications suivantes :

« Après un examen attentif de toutes les preuves et renseignements recueillis, il est apparu qu’il n’y avait pas matière à poursuivre les militaires mis en cause pour une quelconque infraction en rapport avec les décès de M. Desmond Grew et de M. Martin McCaughey. Tous les militaires concernés ont affirmé avoir tiré en état de légitime défense. Comme vous le savez, lorsque l’exception de légitime défense est invoquée, c’est au ministère public qu’il revient le cas échéant de l’écarter en démontrant, par des preuves satisfaisant aux normes très strictes applicables en matière pénale, que l’auteur de l’exception ne se trouvait pas en état de légitime défense. Or les preuves existantes ont été jugées insuffisantes à cet égard. »

43. Dans sa lettre, l’adjoint du DPP déclara ne pas être en mesure de confirmer que les proches des défunts avaient été informés du non-lieu prononcé par le DPP, tout en précisant que la pratique suivie à l’époque pertinente voulait que la police notifiât les décisions du DPP aux personnes concernées. En revanche, il confirma que son service avait demandé au coroner d’établir un nouveau rapport sur toutes les questions pertinentes que l’enquête judiciaire pourrait faire apparaître.

44. Lors d’une audience préliminaire tenue le 17 octobre 2011, le coroner décida que l’enquête judiciaire serait menée en mars 2012. Il donna des instructions relatives à la communication des éléments de preuve entre les parties, enjoignant notamment au ministère de la Défense de communiquer ses pièces pour le 23 décembre 2011. Il désigna des jurés, demandant à chacun d’entre eux de lui indiquer s’il avait des raisons de penser qu’il ne pourrait pas examiner les preuves de manière impartiale.

5. L’action civile en réparation

45. Le 11 janvier 2012, les requérants introduisirent une action civile en réparation concernant la fusillade. Cette action devait prendre effet dans un délai de trois ans à partir de la date à laquelle ils auraient reçu communication des éléments de preuve balistiques et médicolégaux sur lesquels ils comptaient s’appuyer pour démontrer que le recours à la force létale n’était pas absolument nécessaire et que l’opération n’avait pas été planifiée de manière à minimiser le risque d’emploi d’une telle force.

6. Le contrôle juridictionnel mettant en cause la HET

46. Le 6 mars 2012, la première requérante engagea une procédure de contrôle juridictionnel contestant le refus de la HET de communiquer des documents pertinents au coroner et mettant en doute, entre autres, l’indépendance de celle-ci à l’égard de l’armée. En réponse, la HET produisit un rapport préliminaire de ses investigations. Elle déclara que, avant leur décès, MM. McCaughey et Grew se préparaient à exécuter une opération que l’IRA avait planifiée, qu’elle approuvait l’inspection des lieux de l’incident ainsi que l’interrogatoire ultérieur des militaires, et qu’elle considérait que celui-ci corroborait l’inspection en question. Elle précisa que A avait été interrogé mais qu’il avait pour l’essentiel confirmé ses déclarations antérieures. Le 19 juillet 2012, elle indiqua qu’elle n’avait pas encore achevé son rapport définitif.

7. L’enquête judiciaire et les actions en contrôle juridictionnel qui s’ensuivirent

47. Le 12 mars 2012, l’enquête judiciaire s’ouvrit et les requérants furent informés que la HET avait décidé de suspendre ses investigations pendant cette procédure. L’enquête dura vingt-sept jours. Elle fut clôturée le 2 mai 2012. Elle donna lieu à une audience publique à laquelle les requérants furent représentés par un conseil et par un avocat.

48. Vingt-trois témoins furent entendus. Parmi ceux-ci figuraient des membres de la RUC et de l’armée qui avaient exercé des fonctions d’entraînement, de planification, de commandement, de contrôle et de supervision liées à l’opération litigieuse, ainsi que des agents de la RUC qui déposèrent sur les investigations menées après l’opération en question. Trois des quatre militaires qui avaient ouvert le feu – A, C et D – témoignèrent. B ayant refusé de se déplacer depuis le Moyen-Orient, il fut donné lecture au jury de la déposition qu’il avait faite en 1990 dans le cadre de l’enquête policière. Des experts furent entendus au sujet des investigations menées après la fusillade. Les témoins subirent un contre-interrogatoire approfondi de la part des requérants.

a) Enquête judiciaire : la question de l’implication des militaires mis en cause dans d’autres cas de recours à la force létale

49. En octobre 2011, les requérants demandèrent au coroner de recueillir des informations portant sur l’implication de A, B, C, D, E, F, G et H dans des cas de recours à la force létale en Irlande du Nord.

50. Il semble que le ministère de la Défense ait accepté d’interroger les militaires sur leur implication éventuelle dans d’autres incidents de ce genre lors de l’audience préliminaire du 17 octobre 2011.

51. Entre le 2 février et le 5 mars 2012, les requérants reçurent communication de nouvelles déclarations de A, C, D, E, G, H, I, J, K et L. La plupart de ces déclarations faisant état de l’implication de leurs auteurs dans d’autres cas de recours à la force létale, les intéressés demandèrent au coroner, le 16 février 2012, des précisions sur cette question. Celui-ci reçut des observations écrites et orales des parties et, le 1er mars 2012, obtint les dossiers individuels des soldats concernés ainsi que des renseignements du ministère de la Défense sur leur participation à d’autres incidents mortels. Le 8 mars 2012, il rejeta les demandes des requérants, sauf celle qui portait sur une fusillade mortelle mettant en cause A. Le même jour, les intéressés reçurent communication d’une déclaration de A portant sur cet incident ainsi que d’autres informations qu’ils avaient demandées sur ce point. Le 12 mars 2012, la High Court (présidée par le juge Weatherup) refusa aux requérants l’autorisation de solliciter le contrôle juridictionnel de la décision prise par le coroner le 8 mars 2012. Elle estima que seules des circonstances exceptionnelles pouvaient donner lieu à l’interruption d’une enquête ouverte après des années d’attente, et que la demande des requérants ne présentait aucun élément exceptionnel qui eût justifié un contrôle juridictionnel à ce stade. Le 15 mars 2012, après que J eut été interrogé sur son implication dans d’autres incidents mortels, le coroner décida d’interdire toute nouvelle question analogue et ordonna que les mentions concernant ce genre d’incidents fussent retranchées des dépositions des soldats.

52. Le 23 mars 2012, le coroner interdit toute évocation de l’implication de A dans deux autres cas de recours à la force létale. La première requérante sollicita l’autorisation de demander un contrôle juridictionnel de cette décision. Entre-temps, A avait témoigné dans le cadre de l’enquête, sans évoquer son implication dans d’autres incidents mortels. Avec l’accord du ministère de la Défense, le coroner décida que A pourrait être rappelé si l’action en contrôle juridictionnel alors en cours d’instruction devait se révéler favorable aux requérants. À l’issue de sa déposition, A fut informé qu’il pourrait être rappelé. Il confirma au coroner qu’il se tenait à sa disposition. Le 28 mars 2012, la High Court fit droit à la demande des requérants pour autant qu’elle concernait l’un des incidents mortels auxquels A avait pris part. Relevant que celui-ci était disponible et qu’il pouvait être interrogé le lendemain dans le cadre de l’enquête, la High Court estima que l’interruption de la procédure qui pouvait en résulter était légitime car la question posée était si « cruciale » pour l’enquête judiciaire qu’elle justifiait, à titre exceptionnel, un contrôle juridictionnel avant la clôture de celle-ci.

53. Le 29 mars 2012, les requérants demandèrent au coroner de rappeler A. Le ministère de la Défense indiqua que celui-ci serait disponible après ses congés, pendant la semaine du 9 avril 2012. Le 2 avril 2012, il informa le coroner que A était à l’étranger et que rien ne s’opposait à sa comparution, hormis les congés qu’il devait prendre prochainement. Le 4 avril 2012, après avoir réexaminé en détail les conditions de la comparution de A, le coroner jugea que celui-ci devrait disposer d’une assistance juridique distincte et fixa les dates d’audience en fonction des obligations des jurés et des projets de vacances de A qui lui avaient été communiqués auparavant. Le 6 avril 2012, le coroner décida que A devrait se rendre disponible pour l’enquête le 11 avril 2012.

54. A ne se présenta pas à l’audience du 11 avril 2012. Ses avocats adressèrent au coroner un courriel expliquant que ses vacances débutaient en réalité ce jour-là, qu’il serait absent pendant trois semaines, et qu’il se présenterait à l’audience à la fin de cette période mais qu’il souhaitait auparavant prendre conseil auprès d’un professionnel du droit. Le 12 avril 2012, le coroner entendit les observations des parties sur ce point. Dans l’intervalle, et sous réserve de l’audition de A, des documents concernant son implication dans d’autres cas de recours à la force létale furent lus au jury. Le 13 avril 2012, le coroner demanda au ministère de la Défense de clarifier les informations contradictoires qui lui avaient été fournies au sujet de la disponibilité du soldat A. Les 16 et 18 avril 2012, les requérants demandèrent au coroner de faire citer A à comparaître. Les avocats de celui‑ci déclarèrent qu’ils n’avaient pas reçu d’instruction de sa part mais qu’ils lui transmettaient les lettres qui le concernaient. Le 23 avril 2012, après avoir sollicité, reçu et examiné des observations complémentaires des requérants sur leur demande de citation à comparaître, le coroner décida d’achever l’enquête malgré l’absence de A plutôt que de tenter, sans pouvoir s’en assurer, de le faire comparaître « en cherchant indéfiniment à savoir quand il serait disponible ». Il donna des instructions au jury sur la question de l’absence de A.

b) Enquête judiciaire : les questions posées par le jury

55. Au cours de ses délibérations, le jury demanda au coroner si un coup de feu tiré sur un cadavre pouvait être qualifié de force excessive du point de vue juridique. Cette question concernait les deux tirs ayant touché M. Grew alors qu’il se trouvait à terre, et dont on ignorait s’il était déjà mort au moment de ces coups de feu, les médecins légistes n’étant pas parvenus à s’accorder sur ce point. Le coroner leur répondit que, à strictement parler, l’enquête judiciaire perdait sa raison d’être dès lors qu’un décès avait été constaté. Les requérants contestèrent, en vain, cette interprétation comme étant trop étroite, soutenant notamment que cette circonstance était pertinente pour comprendre le comportement de l’auteur des tirs et savoir « comment » M. Grew était mort.

c) Enquête judiciaire : la question de la récusation d’un juré

56. Entre le 20 mars et le 26 avril 2012, le coroner reçut des plaintes visant un juré accusé de s’être assoupi à plusieurs reprises et d’avoir manifesté de l’hostilité à l’égard de la famille des défunts. Le coroner rejeta les demandes de récusation de ce juré formulées par les requérants, leur indiquant qu’il le surveillerait et qu’il garderait cette question à l’étude. Le 27 avril 2012, il rejeta une nouvelle demande de récusation formulée par les intéressés, qui alléguaient que le même juré avait craché par terre en rencontrant des membres de la famille de l’un des défunts. Toutefois, il adressa deux avertissements aux jurés, leur rappelant qu’ils étaient conjointement garants de l’intégrité de la procédure. Dans son second avertissement, il leur indiqua que tout juré ayant des doutes quant à l’impartialité d’un autre juré devait lui en faire part. Aucun des jurés ne se manifesta. Tout au long de l’enquête, le coroner recommanda au jury de s’en tenir aux preuves et de les examiner en toute impartialité. À la demande des requérants, il souligna à nouveau, dans les derniers jours de l’enquête, que tout juré éprouvant de la défiance envers le jury ou un autre juré devait l’en informer. Le jury ne fit aucune observation.

57. Le 27 avril 2012, la High Court (présidée par le juge Stephens) refusa aux requérants l’autorisation de solliciter un contrôle juridictionnel de cette dernière décision du coroner, estimant qu’il n’y avait pas lieu de revenir sur l’appréciation des faits opérée par celui-ci. Elle ajouta que, même si elle se trompait sur ce point, seules des circonstances exceptionnelles pouvaient justifier le report de l’enquête après des années d’attente, et que la récusation d’un juré à ce stade aurait entraîné des difficultés injustifiables, d’autant que le jury avait déjà commencé à délibérer. Enfin, elle indiqua que les requérants disposeraient d’une voie de recours au cas où la décision du jury leur serait défavorable.

d) Enquête judiciaire : le verdict du jury

58. À l’issue de la phase d’administration des preuves, après avoir examiné les observations écrites des parties et entendu leurs observations orales, le coroner établit la liste des questions auxquelles le jury devait répondre dans son verdict. Les requérants, la PSNI et le ministère de la Défense présentèrent leurs observations finales au jury sur ces questions. Les intéressés soutinrent notamment que les questions posées au jury dénaturaient le critère de la nécessité absolue et qu’elles ne permettraient pas au jury de se prononcer sur le point de savoir si la force utilisée était justifiée. Le coroner exposa sommairement l’affaire aux jurés pendant près de quatre heures.

59. Le 2 mai 2012, le jury rendit un verdict établissant que MM. McCaughey et Grew étaient morts à la suite de blessures multiples provoquées par des balles à haute vélocité.

60. Le jury considéra également que l’opération litigieuse visait à la poursuite de la surveillance des personnes impliquées dans des activités terroristes, à l’arrestation de ces personnes et à l’installation d’une caméra à proximité du hangar. Il estima que les militaires avaient ouvert le feu et tué MM. McCaughey et Grew parce qu’ils pensaient avoir été repérés, peut-être à cause des sons émis par leurs radios, et qu’ils avaient cru que leur vie était en danger en voyant les deux hommes s’approcher d’eux les armes à la main. Il ajouta que les militaires avaient continué à tirer parce qu’ils avaient confondu leurs tirs avec ceux de leurs adversaires. Il précisa que A avait tiré le premier, croyant que sa position et celle de ses équipiers avaient été découvertes et que leur vie était en danger, et que B, C et D l’avaient ensuite imité, ne cessant le feu qu’après avoir jugé que cette menace était neutralisée. Il conclut que les militaires avaient employé une force raisonnable eu égard à ces circonstances. Par ailleurs, il estima que D avait tiré par deux fois à courte distance sur M. Grew, qui était alors au sol, parce qu’il l’avait considéré comme une menace. Les jurés estimèrent que cette réaction était légitime. À la question de savoir si une autre tactique raisonnable aurait été envisageable, ils répondirent qu’ils n’étaient pas parvenus à une conclusion « unanime répondant au critère de la plus forte probabilité » sur le point de savoir si les soldats auraient pu procéder à l’arrestation de MM. McCaughey et Grew avant de sentir en danger. Quant à la question de savoir si l’opération avait été menée de manière à réduire autant que possible l’emploi de la force létale, les jurés répondirent qu’ils n’étaient pas « unanimes quant à la possibilité d’une arrestation ».

61. En ce qui concerne l’hypothèse selon laquelle un aspect de l’entraînement des militaires ou de la manière dont ils avaient planifié l’opération pouvait avoir joué un rôle dans les décès, les jurés déclarèrent que les soldats avaient visé la « masse centrale » et avaient continué à faire feu jusqu’à ce que la menace fût neutralisée, conformément à leur entraînement, mais que, hormis ces constatations, ils « ne disposaient pas d’éléments de preuve suffisants sur la planification de l’opération et les renseignements obtenus pour parvenir à d’autres conclusions ». Ils ajoutèrent qu’ils avaient constaté que M. Grew avait reçu deux balles alors qu’il se trouvait à terre près du hangar, mais qu’il « n’était pas possible d’en savoir davantage sur la force utilisée contre lui ».

62. À la question de savoir si la RUC et l’armée avaient planifié, contrôlé et supervisé l’opération litigieuse en veillant à réduire au minimum le recours à la force létale, les jurés répondirent de la manière suivante :

« Planification

– Lors de la planification de l’opération, le TCG a décidé de confier l’intervention à une unité militaire spéciale, estimant que celle-ci était la plus apte à en minimiser les risques pour les membres de la RUC et les militaires chargés de la surveillance des lieux et de l’installation de la caméra.

– L’installation de la caméra a été organisée de manière à réduire au minimum les risques pour les militaires affectés à la surveillance.

– Compte tenu des risques inhérents à la mission de surveillance, celle-ci a été attribuée à l’unité militaire spéciale en raison de l’entraînement spécifique qu’elle avait reçu et de la puissance de feu dont elle disposait, supérieure à celle de la RUC.

– Les militaires ne disposaient pas d’informations ou de renseignements sûrs qui auraient permis de réduire au minimum le recours à la force létale.

Contrôle

– Chacun des militaires s’était vu assigner un rôle clair et précis : chaîne de commandement claire.

– Un rôle précis était assigné à chacun et les membres du TCG étaient seuls habilités à mettre un terme à l’opération.

Supervision

– H avait le contrôle global de l’opération. Mais A, en tant que chef d’équipe et commandant des militaires engagés sur le terrain, était le mieux placé pour prendre des décisions et réduire au minimum le recours à la force létale. »

63. Le jury souligna que les incidents dont les forces de sécurité avaient été victimes par le passé dans le secteur, la nature du terrorisme en Irlande du Nord à l’époque pertinente et la tension qui pesait sur les militaires ayant participé à l’opération étaient des facteurs à prendre en compte.

8. La procédure de contrôle juridictionnel postérieure à l’enquête judiciaire

64. Le 29 juin 2012, la première requérante sollicita l’autorisation de demander un contrôle juridictionnel de l’enquête en vue, notamment, de l’annulation du verdict et de l’ouverture d’une nouvelle enquête. Elle estimait que l’enquête menée sur les décès litigieux ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 2 de la Convention.

65. Dans sa demande, l’intéressée contestait les décisions par lesquelles le coroner avait conclu à l’inadmissibilité de certaines preuves relatives à l’implication de militaires dans d’autres incidents mortels en Irlande du Nord. Elle reprochait au coroner d’avoir refusé de divulguer un certain nombre de pièces pertinentes, de ne pas avoir autorisé les membres de la famille à interroger les militaires qui avaient témoigné à propos des incidents en question, et d’avoir ordonné le retranchement des mentions concernant ces incidents des dépositions des militaires concernés. Selon elle, ces décisions avaient non seulement empêché les requérants de participer effectivement et pleinement à l’enquête et compromis le contrôle public sur l’enquête, mais aussi privé le jury d’éléments de preuve pour se prononcer sur la question de savoir, d’une part, si l’unité spéciale de la police avait suivi une politique consistant à tirer pour tuer qui aurait accru le risque d’un recours injustifié à la force létale ou excessive et, d’autre part, si l’emploi d’une telle force par chacun des militaires pris individuellement était légitime eu égard aux circonstances.

66. La requérante soutenait également que, malgré le jugement rendu par la High Court, le coroner n’avait pas pris les mesures qui s’imposaient pour assurer la comparution de A et que ce manquement avait eu les mêmes conséquences négatives sur la participation des requérants à l’enquête, sur le contrôle public de celle-ci et sur la mise à la disposition du jury de certains éléments de preuve. Elle avançait que les questions posées aux jurés par le coroner n’avaient pas permis à ceux-ci de se prononcer en pleine connaissance de cause sur le point de savoir « comment » et « dans quelles circonstances » MM. McCaughey et Grew avaient trouvé la mort. Par ailleurs, elle estimait que le coroner avait induit le jury en erreur sur « l’état d’esprit » des soldats au moment où ils avaient ouvert le feu et continué à tirer, qu’il ne l’avait pas invité à s’interroger sur l’« absolue nécessité » de la force utilisée et qu’il n’avait pas clairement répondu à la question des jurés portant sur la qualification juridique applicable à un coup de feu tiré sur un cadavre. En outre, elle reprochait au coroner de ne pas avoir rectifié les erreurs contenues dans les observations finales des parties à l’attention du jury. Enfin, elle contestait le refus du coroner de récuser le juré qui s’était montré hostile aux familles des défunts, refus qui impliquait selon elle que le jury ne pouvait être objectif, impartial et indépendant.

67. La procédure de contrôle juridictionnel n’a pas encore été examinée par la High Court.

B. Droit et pratique internes pertinents

1. Régime juridique des enquêtes judiciaires

68. Les règles juridiques relatives aux coroners en Irlande du Nord ont été codifiées par la loi de 1959 complétée par le code de conduite et de procédure des coroners en Irlande du Nord, adopté en 1963 (« le code de 1963 »).

69. L’article 7 de la loi de 1959 oblige certaines personnes ayant des raisons de penser qu’une personne est décédée de mort non naturelle d’en informer immédiatement le coroner compétent.

70. L’article 8 de la loi de 1959 impose à la police l’obligation suivante :

« Lorsqu’une dépouille mortelle est découverte ou lorsqu’un décès inexpliqué ou entouré de circonstances suspectes survient, l’inspecteur du district dans lequel le corps a été découvert ou celui du district dans lequel le décès est survenu doit en informer ou en faire informer immédiatement et par écrit le coroner du district dans lequel le corps a été découvert ou celui du district dans lequel le décès est survenu en lui adressant également par écrit toute information obtenue sur la découverte du corps ou sur le décès. »

71. Les passages pertinents de l’article 31 § 1 de la loi de 1959 sont ainsi libellés :

« Lorsque tous les membres d’un jury constitué pour les besoins d’une enquête sont parvenus à un accord, ils doivent rendre, dans les formes prescrites par la loi (...) leur verdict établissant (...) l’identité du défunt ainsi que la manière, le moment et le lieu du décès de celui-ci. »

72. L’article 15 du code de 1963 dispose que, dans le cadre d’une enquête judiciaire, la procédure et l’administration des preuves visent uniquement à établir l’identité du défunt, le point de savoir comment, quand et où celui-ci a trouvé la mort, ainsi que les éléments dont les règles régissant l’enregistrement des naissances et des décès requièrent la consignation. Toutefois, l’article 16 de ce code énonce :

« Ni le coroner ni le jury ne doivent exprimer d’avis sur les questions de responsabilité pénale ou civile ou sur un point autre que ceux mentionnés à [l’article 15]. »

73. L’article 22 § 1 du code de 1963 est ainsi libellé :

« À l’issue de l’examen des preuves, un verdict écrit se résumant à une déclaration sur l’identité du défunt, sur la manière dont il a trouvé la mort ainsi que sur le moment et le lieu du décès est rendu par le coroner, ou par le jury après lecture du résumé du coroner si l’enquête est menée par un coroner et par un jury. »

74. L’article 23 § 1 du code de 1963 est ainsi rédigé :

« Les verdicts rendus en application de l’article 22 sont consignés sous la forme prévue dans la troisième annexe. »

75. La troisième annexe au code de 1963 comporte un formulaire de verdict où la cause de la mort, qui figure parmi les informations à consigner, est définie comme étant « la cause immédiate du décès et, le cas échéant, les facteurs de morbidité ayant conduit à la cause immédiate du décès ». Le formulaire précise que le verdict du jury ou les conclusions du coroner sur la mort doivent être énoncés comme suit : décès dû à des causes naturelles ; décès dû à un accident ; décès dû à un suicide (...) ; verdict ouvert (mention à utiliser lorsqu’aucune des autres mentions n’est pertinente). Depuis 1980, le formulaire applicable prévoit que le verdict du jury de l’enquête ou les conclusions du coroner doivent figurer sous la rubrique « constatations ».

76. L’article 35 § 3 de la loi de 2002 sur la justice en Irlande du Nord, qui a remplacé l’article 6 § 2 de l’ordonnance de 1972 sur la répression des infractions en Irlande du Nord, est ainsi libellé :

« Lorsqu’il lui paraît que les circonstances d’un décès faisant ou ayant fait l’objet d’une enquête de sa part révèlent qu’une infraction à la législation de l’Irlande du Nord ou d’un autre pays ou territoire a peut-être été commise, le coroner fournit dès que possible au Director [of Public Prosecutions] un rapport écrit sur lesdites circonstances. »

2. Enquêtes judiciaires – Jurisprudence pertinente

77. Dans l’affaire R. v. Coroner for North Humberside and Scunthorpe ex parte Jamieson ([1995] QB 1), qui concernait l’Angleterre et le pays de Galles, la Cour d’appel indiqua que le terme « comment » devait être compris comme signifiant « par quelles causes », et que cette question portait sur les voies par lesquelles le défunt avait trouvé la mort. Elle précisa qu’un verdict pouvait comporter une déclaration brève et neutre, mais qu’il devait être factuel et ne devait pas contenir de jugement ou d’opinion, et que le jury n’avait pas pour tâche de procéder à une description détaillée des faits.

78. Dans l’affaire R. v. Secretary of State for the Home Department ex parte Amin ([2003] UKHL 51), la Chambre des lords se prononça sur les exigences auxquelles les enquêtes doivent répondre pour satisfaire à l’article 2 de la Convention. Dans l’affaire R. (Middleton) ν. West Somerset Coroner ([2004] 2 AC 182), elle revint sur la définition de l’étendue de l’enquête résultant de l’affaire Jamieson. Elle conclut qu’une enquête répondant aux critères énoncés dans cette dernière affaire était incompatible avec l’article 2 car elle excluait tout examen de la question de savoir si le comportement d’agents de l’État aurait raisonnablement pu prévenir un décès. Elle précisa que, pour satisfaire aux exigences de cette disposition, l’enquête devait rechercher « par quels moyens » et « dans quelles circonstances » le défunt avait trouvé la mort. Ce faisant, la Chambre des lords étendit la portée du verdict rendu à l’issue de l’enquête.

79. Le 11 mars 2004, elle jugea que les enquêtes menées sur des décès survenus avant l’entrée en vigueur de la HRA n’étaient pas tenues au respect de l’article 2 (McKerr ([2004] 1 WLR 807).

80. Le 28 mars 2007, dans l’affaire Jordan v. Lord Chancellor and Another et McCaughey v. Chief Constable of the Police Service Northern Ireland ([2007] UKHL 14), la Chambre des lords rendit un arrêt par lequel elle conclut, en renvoyant à son arrêt McKerr, que les décès survenus avant l’entrée en vigueur de la HRA ne relevaient pas de cette loi et que celle-ci n’était donc pas applicable aux enquêtes ouvertes sur de tels décès. Toutefois, elle précisa que l’article 8 de la loi de 1959 obligeait expressément la police à communiquer au coroner toute information en sa possession ou obtenue ultérieurement sur un décès, sous réserve des privilèges ou immunités applicables.

81. Dans le cadre d’une procédure de contrôle juridictionnel ultérieure, la High Court accueillit un recours formé par M. Hugh Jordan, qui contestait le refus de la PSNI de lui communiquer l’intégralité des documents qu’elle avait adressés au coroner à l’exception de ceux qui faisaient l’objet d’un privilège ou d’une immunité légitime (dans l’affaire In re Jordan’s Application [2008] NIQB 148). La High Court indiqua que sa décision était motivée par :

« (...) la confusion découlant de la production fragmentaire des pièces pertinentes qui a marqué l’affaire pendant des années. Certaines pièces ont été communiquées plusieurs fois, d’autres n’ont pas été produites à certains moments, puis ont été communiquées à d’autres. Il est indéniable que les pièces ont été expurgées de manière parfois excessive. »

Aussi la High Court ordonna-t-elle notamment à la PSNI de communiquer à M. Jordan l’intégralité des pièces accompagnées d’un bordereau (article 8 de la loi de 1959).

82. Pour la seule année 2008, l’enquête judiciaire relative au décès de M. Pearse Jordan donna lieu à six demandes de contrôle juridictionnel. Le retard apporté à la conduite de cette enquête inspira à la Cour d’appel les observations suivantes (Hugh Jordan v. the Senior Coroner [2009] NICA 64) :

« Il a fallu beaucoup de temps pour que l’enquête parvienne au stade actuel. Elle a été marquée par des manœuvres procédurales ainsi que par de multiples demandes de contrôle juridictionnel, et elle a donné lieu à de nombreuses audiences devant la Chambre des lords et la Cour de Strasbourg, qui ont contribué à en augmenter la durée et la complexité.

Dans son état actuel, le régime juridique des enquêtes judiciaires est extrêmement insatisfaisant. Il évolue au gré d’une jurisprudence fragmentée et progressive. Il se caractérise par l’absence de règles procédurales claires et aisément applicables. Sa complexité, ses incohérences et ses dysfonctionnements rendent la tâche des coroners extrêmement difficile et obligent ces derniers à appliquer une jurisprudence qui n’est pas toujours univoque et homogène. L’on ne peut que compatir aux difficultés des coroners chargés d’enquêtes aussi litigieuses que la présente qui est extrêmement conflictuelle de par sa nature et son contexte. Le fait que la [PSNI] soit elle-même mise en cause alors qu’elle est censée apporter son concours aux coroners dans les affaires non litigieuses aggrave les difficultés. Il semble qu’il n’existe aucune solution entièrement satisfaisante qui permettrait à la PSNI de s’acquitter sereinement de ses fonctions auprès des coroners lorsqu’elle doit faire valoir et protéger ses propres intérêts. à tout le moins, il ressort clairement de la présente affaire que le droit et la pratique des enquêtes judiciaires en Irlande du Nord doivent être réexaminés de manière approfondie et systématique si l’on veut éviter la réitération des difficultés procédurales qui ont marqué l’enquête ici en cause. Il est tout aussi clair que la multiplication des contentieux connexes est très fâcheuse, qu’elle détourne l’attention des véritables questions à trancher et qu’elle retarde la procédure. »

83. À la suite de l’arrêt rendu par la Cour de Strasbourg dans l’affaire Šilih (précité), la Cour suprême infirma l’arrêt rendu par la Chambre des lords dans l’affaire McKerr en jugeant que les enquêtes judiciaires devaient satisfaire aux exigences de l’article 2 même si elles portaient sur des décès survenus avant l’entrée en vigueur de la HRA (In the matter of Brigid McCaughey and another for Judicial Review (Northern Ireland) [2011] UKSC 20, paragraphe 40 ci-dessus).

3. L’aide juridictionnelle dans le cadre des enquêtes judiciaires

84. En juillet 2000, le ministre de la Justice annonça l’instauration d’un système officieux d’aide à titre gratuit permettant de financer au moyen de fonds publics la représentation devant un coroner pour certaines enquêtes judiciaires exceptionnelles en Irlande du Nord. En mars 2001, il publia pour consultation les critères à prendre en compte pour déterminer si une demande de représentation mérite ou non un financement public. Parmi ces critères figurent notamment la situation financière du demandeur, le point de savoir si des investigations effectives de l’État sont nécessaires et si l’enquête judiciaire est le seul moyen d’effectuer ces investigations, si le demandeur a besoin d’être représenté pour participer de manière effective à l’enquête judiciaire et s’il avait des liens suffisamment étroits avec le défunt.

4. L’équipe d’enquête sur les faits du passé (la « HET »)

85. La HET est une unité d’enquête spéciale rattachée à la PSNI. Elle a été mise en place en 2005 pour réexaminer les investigations menées sur des décès survenus en Irlande du Nord entre 1968 et 1998. Elle rend compte de ses activités à l’inspecteur général de la PSNI. Quelque 3 000 affaires lui ont été confiées. Elle a deux objectifs principaux. En premier lieu, elle doit veiller à ce que chaque affaire fasse l’objet d’un réexamen exhaustif répondant aux normes professionnelles actuelles, c’est-à-dire s’assurer que toutes les possibilités ont été exploitées en matière d’administration de la preuve. En second lieu, elle doit travailler en étroite coopération avec les familles, notamment en leur fournissant un rapport sur le décès de leurs proches.

5. Résolutions pertinentes du Comité des Ministres

86. Au cours de la période 2001-2003, la Cour a rendu six arrêts analogues concernant des enquêtes menées sur des homicides imputés aux forces de sécurité en Irlande du Nord entre 1968 et 1998 (Hugh Jordan et McKerr, précités, Shanaghan c. Royaume-Uni, no 37715/97, 4 mai 2001, Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, 4 mai 2001, McShane c. Royaume-Uni, no 43290/98, 28 mai 2002, et Finucane c. Royaume-Uni, no 29178/95, CEDH 2003‑VIII).

87. Dans une résolution intérimaire (CM/ResDH(2007)73) portant sur les affaires en question, le Conseil des Ministres a instamment prié le gouvernement défendeur de prendre « toutes les mesures d’enquête nécessaires (...), sans plus de retard, afin d’accomplir des progrès concrets et visibles ». En mars 2008, après avoir évalué les mesures prises par les autorités britanniques, il a décidé « de clore l’examen des questions relatives au fait que les procédures d’enquête judiciaire [eussent] tardé à commencer et n’[eussent] pas progressé avec la célérité voulue ». Toutefois, il a résolu de poursuivre l’examen des mesures tant individuelles que générales.

88. Le Service de l’exécution des arrêts a fait le point sur l’état d’avancement de l’exécution des arrêts susmentionnés dans un document d’information en date du 27 novembre 2008 (CM/Inf/DH(2008)2 révisé). En ce qui concerne les mesures individuelles indiquées dans l’affaire Hugh Jordan, il s’est déclaré préoccupé par le fait que « l’enquête préliminaire (inquest) n’[avait] toujours pas commencé dans cette affaire alors qu’il avait été précédemment annoncé qu’elle débuterait en avril 2008 » et a déclaré qu’il attendait de ce fait « des informations (...) sur les mesures prises ou envisagées afin de garantir que l’enquête préliminaire en l’espèce ne sera[it] pas une nouvelle fois retardée ». En ce qui concerne les arrêts Kelly et autres, McKerr et Shanaghan, il a indiqué qu’il attendait des informations portant notamment sur les prochaines étapes éventuelles de l’enquête.

89. Par une résolution intérimaire (CM/ResDH(2009)44) adoptée en mars 2009, le Comité a décidé de clore l’examen de deux mesures générales (qui portaient respectivement sur la HET et sur les obligations de l’État défendeur au titre de l’article 34 de la Convention) et des mesures individuelles indiquées dans les affaires McShane et Finucane, expliquant les raisons de sa décision dans la résolution en question. En revanche, il a résolu de poursuivre l’examen des mesures individuelles indiquées dans les affaires Hugh Jordan, Kelly et autres, McKerr et Shanaghan. À cet égard, il a « noté avec préoccupation les progrès limités des mesures de caractère individuel dans ces affaires, en particulier dans l’affaire Hugh Jordan, où l’enquête ne débutera pas avant juin 2009 bien qu’il ait été annoncé auparavant qu’elle le serait en avril 2008 » et a demandé instamment aux autorités de l’État défendeur de « prendre toutes les mesures nécessaires afin de conduire sans plus de retard les enquêtes en cours à leur terme tout en gardant à l’esprit les constats de la Cour dans ces affaires ».

EN DROIT

90. Les requérants formulent un certain nombre de griefs sur le terrain des volets matériel et procédural de l’article 2 de la Convention au sujet de la mort de Martin McCaughey et de Desmond Grew. Sous l’angle de l’article 13, ils se plaignent en outre de ne pas avoir disposé d’un recours interne effectif à cet égard.

91. L’article 2 se lit ainsi :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

92. L’article 13 est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 13

A. Thèses des comparants

1. Le Gouvernement

93. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les recours internes en ce qui concerne leur grief matériel, l’action civile exercée par eux étant toujours pendante. S’il reconnaît que deux courants jurisprudentiels semblent se dégager, il estime que l’affaire Caraher c. Royaume-Uni ((déc.), no 24520/94, CEDH 2000-I), les six affaires concernant l’Irlande du Nord citées au paragraphe 86 ci-dessus et l’affaire Bailey c. Royaume-Uni ((déc.), no 39953/07, 19 janvier 2010) représentent la jurisprudence dominante et que celles dont les requérants se prévalent pour tenter de démontrer l’existence d’un courant jurisprudentiel contraire sur la question de la qualité de victime ne sont pas pertinentes en l’espèce.

94. Il avance que, en tout état de cause, il n’y a pas eu violation des volets matériel et procédural de l’article 2 de la Convention. À cet égard, il s’appuie principalement sur la portée, la procédure et les résultats de l’enquête, que la Cour suprême aurait jugés conformes aux exigences de l’article 2 par un arrêt rendu en mai 2011 (paragraphe 40 ci-dessus).

95. S’agissant du grief matériel relatif à la planification et à la conduite de l’opération litigieuse, le Gouvernement plaide que l’enquête judiciaire a donné lieu à des investigations exhaustives et publiques sur les circonstances de la mort de MM. McCaughey et Grew. Selon lui, le jury a conclu que la force employée par les militaires était raisonnable, que la planification et le contrôle de l’opération n’avaient pas connu de dysfonctionnements, et qu’aucune autre mesure susceptible de réduire le risque d’un recours à la force létale n’aurait pu être prise.

96. Par ailleurs, la conformité de l’enquête avec l’article 2 impliquerait que les garanties procédurales découlant de cette disposition ont été respectées. L’enquête aurait été transparente, rigoureuse et publique. De nombreuses pièces auraient été communiquées et, compte tenu des preuves recueillies au cours de l’enquête, l’indisponibilité de certains documents – qui s’expliquerait par l’écoulement du temps – n’aurait pas compromis la capacité de l’enquête à répondre aux questions qui se posaient, condition requise pour qu’elle fût conforme à l’article 2. Par ailleurs, les requérants auraient bénéficié de l’aide juridictionnelle, ils auraient été représentés par un solicitor et deux conseils et auraient pu participer pleinement à l’enquête.

97. Le retard apporté à l’ouverture de l’enquête aurait certes été important, mais rien ne prouverait qu’il ait compromis l’intégrité de la procédure. En janvier 2004, la High Court aurait conclu à la violation de l’article 2 de la Convention puis, en mai 2011, la Cour suprême aurait admis que l’enquête devait satisfaire aux exigences de cette disposition.

98. La portée de l’enquête judiciaire aurait permis au jury d’examiner et de trancher toutes les questions pertinentes. Y (un officier supérieur du groupe de planification et de coordination de la police royale de l’Ulster (Royal Ulster Constabulary – « la RUC ») qui, avec d’autres, avait attribué la mission à l’unité spéciale mise en cause), K (l’officier commandant de cette unité qui fournissait un appui à la RUC en Irlande du Nord), H (le capitaine responsable de l’unité militaire qui était intervenue), A, C, D, E, F, G, I et J (auteur d’une déposition sur l’entraînement de l’unité des Special Air Service concernée) auraient été entendus au sujet du commandement et du contrôle de l’opération. À l’exception de J, ils auraient tous déposé également sur la planification de l’opération, notamment sur les objectifs qu’elle poursuivait, sur les briefings qui l’avaient précédée et sur les renseignements obtenus concernant les défunts. Ces témoins militaires, en particulier A, C, D et H, auraient décrit les mesures prises pour réduire le risque d’utilisation de la force létale. A, C et D auraient été interrogés au sujet de la légitimité du recours à la force létale au regard des particularités de l’opération.

99. Les investigations menées par la RUC auraient été suffisamment sérieuses et indépendantes pour établir tous les faits pertinents et conduire à des conclusions exactes au regard des informations disponibles. La preuve en serait que les conclusions découlant de ces investigations seraient identiques à celles formulées par le jury d’enquête. D’ailleurs, dans leurs dépositions, les agents de la RUC chargés de ces investigations auraient démenti ne pas avoir mené une enquête indépendante et approfondie sur les faits litigieux.

100. En outre, le Director of Public Prosecutions (« le DPP ») aurait motivé son ordonnance de non-lieu et, s’il venait à être saisi d’une demande formée au titre de l’article 35 § 3 de la loi de 2002, il devrait réexaminer sa position et prendre une décision susceptible elle-même de contrôle juridictionnel.

101. Enfin, force serait de conclure à la non-violation de l’article 13 de la Convention puisque, en exerçant une action civile – toujours pendante –, les requérants auraient admis disposer d’un recours civil effectif. En tout état de cause, l’enquête judiciaire aurait donné lieu à des investigations approfondies et effectives, et le contrôle juridictionnel aurait offert aux requérants un recours leur permettant de contester les décisions du coroner et, le cas échéant, une ordonnance de non-lieu délivrée par le DPP.

2. Les requérants

102. Les requérants soutiennent qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention. Ils allèguent à cet égard que le recours à la force létale n’était pas absolument nécessaire, que les risques de pertes humaines n’étaient pas entrés en ligne de compte dans la planification et le contrôle de l’opération, et qu’il y avait eu au contraire une décision délibérée de tuer MM. McCaughey et Grew. Ils avancent que les conclusions du jury d’enquête ne sont pas fiables, l’enquête ne répondant pas aux exigences procédurales posées par l’article 2.

103. S’appuyant sur la jurisprudence établie par les arrêts Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, §§ 55-56, 20 décembre 2007, Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 56, 25 juin 2009, Fadime et Turan Karabulut c. Turquie, no 23872/04, §§ 31-48, 27 mai 2010, Kopylov c. Russie, no 3933/04, § 121, 29 juillet 2010, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 119, CEDH 2010, et Darraj c. France, no 34588/07, §§ 22‑53, 4 novembre 2010, les requérants combattent l’exception de défaut de qualité de victime soulevée par le Gouvernement et tirée de l’action civile pendante. Ils avancent que l’ineffectivité des mesures d’investigation, d’enquête et de poursuite compromet l’action en question. En conséquence, ils estiment que, bien que pendante, cette action ne peut les priver de leur qualité de victime et ne permet pas de conclure qu’ils n’ont pas encore épuisé les recours internes.

104. Par ailleurs, ils allèguent que les autorités ont manqué à leur obligation procédurale de mener une enquête indépendante et effective.

105. Selon eux, les investigations menées par la RUC après l’opération n’étaient ni indépendantes ni effectives. Les responsables de l’opération (des militaires et des officiers de la RUC) et les personnes chargées des investigations en question (des officiers de la RUC) n’auraient pas été indépendants du point de vue hiérarchique. Les investigations de la RUC auraient aussi manqué d’indépendance pratique, les membres de cet organisme considérant que leur mission consistait à coopérer avec les soldats mis en cause plutôt qu’à enquêter sur leurs agissements, à telle enseigne, par exemple, que les tireurs n’auraient pas été séparés les uns des autres avant de livrer leurs dépositions, au demeurant superficielles. Par ailleurs, l’enquête aurait été inadéquate en ce qu’elle aurait accordé beaucoup trop d’importance à la question de savoir si la population civile des alentours était responsable des armes, comme en attesterait la déposition faite par L au cours de l’enquête. Par ailleurs, les enquêteurs de la RUC n’auraient reçu ni les notes de briefing des militaires antérieures et postérieures à la fusillade ni les transcriptions de leurs communications radio avec leur quartier général, alors pourtant que la RUC aurait disposé de ces pièces. D’ailleurs, comme l’auraient confirmé certains témoins au cours de l’enquête judiciaire, de nombreuses pièces – dont ces notes et journaux – auraient disparu depuis lors. En outre, les investigations menées n’auraient pas fait l’objet d’un contrôle public suffisant, ce à quoi l’enquête judiciaire n’aurait pas remédié.

106. Par ailleurs, le DPP aurait omis d’informer les requérants de sa décision de classer l’affaire, et les explications qu’il aurait fini par leur fournir en juillet 2011 auraient été insuffisantes. De surcroît, le système judiciaire pénal applicable aux homicides imputables à des agents de l’État ne serait pas compatible avec la Convention, notamment en ce qui concerne les règles de preuve régissant l’action du ministère public et la portée des dispositions applicables à la légitime défense.

107. En outre, le rôle reconnu aux proches des défunts aurait été insuffisant pour assurer la protection de leurs intérêts. La première requérante n’aurait pas été officiellement informée de la mort de son fils, et la RUC se serait même gaussée du décès de celui-ci auprès de sa famille. Le premier contact officiel des autorités avec les requérants aurait consisté en une notification que le coroner leur aurait adressée en 1997 pour leur indiquer qu’il avait reçu des documents concernant l’affaire, et les intéressés n’auraient pas été tenus informés de l’évolution de celle-ci par le DPP (voir le paragraphe précédent). Par la suite, certaines décisions prises dans le cadre de l’enquête judiciaire les auraient empêchés d’y participer de manière effective (paragraphe 110 ci-dessous).

108. Par ailleurs, l’enquête judiciaire menée après l’introduction de la requête devant la Cour n’aurait pas satisfait aux exigences procédurales applicables en la matière.

109. En premier lieu, elle aurait manqué d’effectivité. L’exclusion de pièces et de témoignages portant sur d’autres cas de recours à la force létale aurait indûment limité la portée de l’enquête en empêchant tout examen du rôle joué par les unités militaires spéciales dans des affaires de ce genre, où elles avaient été accusées de suivre une politique consistant à tirer pour tuer ou – à tout le moins – d’avoir une nette propension à employer la force létale et/ou une force excessive. En outre, les questions posées aux jurés par le coroner auraient compromis leur capacité à rechercher de manière effective si l’opération avait été planifiée et pilotée de manière à minimiser les risques d’utilisation de la force létale et à examiner le comportement de chacun des militaires qui y avaient eu recours. Par ailleurs, la réponse du coroner à la question posée par les jurés quant à la qualification à donner à un tir effectué sur un cadavre les aurait égarés en restreignant indûment la portée de l’enquête à la recherche des « causes du décès [de MM. McCaughey et Grew] » alors que celle-ci aurait dû porter sur le point de savoir « dans quelles circonstances [ceux-ci] avaient trouvé la mort ». Les instructions données aux jurés par le coroner sur la question de la force excessive auraient elles aussi été erronées car cette question, qui porterait sur le fait de tuer une personne hors d’état de nuire, aurait permis de faire la lumière sur le comportement individuel et collectif des militaires concernés.

110. En deuxième lieu, les décisions inopportunes prises sur la question des autres cas de recours à la force létale auraient empêché les proches des victimes de participer à l’enquête dans la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes, et le contrôle public exercé sur l’enquête n’aurait pas été suffisant pour garantir la possibilité de faire rendre des comptes aux responsables.

111. En troisième lieu, le jury d’enquête n’aurait pas été équitable, impartial et indépendant, faute pour l’un de ses membres qui s’était montré ouvertement hostile aux proches des défunts d’en avoir été exclu. À cet égard, il conviendrait de souligner que le rôle des jurys d’enquête en Irlande du Nord est unique et particulièrement délicat.

112. Par ailleurs, force serait de constater que les intéressés ont dû attendre plus de vingt et un ans l’ouverture d’une enquête conforme à l’article 2, qu’un tel retard est excessif et inexpliqué, et que pareille situation revêt manifestement un caractère endémique. Ce retard s’analyserait en soi en un manquement à l’obligation d’ouvrir promptement une enquête et de la mener avec diligence, et aurait compromis l’effectivité de l’enquête judiciaire, conduisant notamment à la perte et/ou à la destruction de nombreuses pièces contemporaines des faits. Il aurait également nui à la comparution des témoins, certains d’entre eux n’ayant pu être convoqués en raison de leur départ du Royaume-Uni (B n’aurait jamais comparu et A ne se serait pas représenté devant le coroner), de leur décès ou de leur état de santé (un seul des officiers de la RUC chargés de la planification et du contrôle de l’opération aurait comparu et ses souvenirs auraient été vagues). Les requérants auraient obtenu très tardivement une assistance judiciaire pour les besoins de l’enquête du coroner et ils auraient été contraints de s’assurer seuls que l’enquête progressait.

113. Les investigations menées par l’équipe d’enquête sur les faits du passé (Historical Enquiries Team – « la HET »), qui ne constitueraient pas à proprement parler une enquête mais un simple examen sur pièces, n’auraient pu remédier à ces déficiences. A aurait été le seul à avoir été interrogé et il aurait en substance confirmé sa déposition initiale. Son identité aurait été inconnue de la HET et celle-ci aurait conclu avec le ministère de la Défense un accord de sécurité confidentiel. La HET n’aurait ni examiné les preuves balistiques et médicolégales ni ordonné des expertises et elle n’aurait pas enquêté sur l’implication des témoins militaires dans d’autres cas de recours à la force létale. Les investigations de la HET auraient manqué d’effectivité et d’indépendance, les proches des défunts n’y auraient pas participé, et elles n’auraient comporté aucun élément suffisant de contrôle public.

114. Enfin, la loi sur les droits de l’homme ne s’appliquant pas aux décès survenus avant son entrée en vigueur, les requérants n’auraient pas disposé d’un recours effectif, au mépris de l’article 13 combiné avec l’article 2. L’arrêt rendu par la Cour suprême en mai 2011 aurait permis aux intéressés de se prévaloir à l’avenir de leurs droits conventionnels pour demander une enquête conforme à l’article 2, mais ils ne pourraient pas s’appuyer sur cette disposition pour se plaindre des déficiences passées de l’enquête. Dans ces conditions, on ne saurait dire que les intéressés ont pu se prévaloir de leurs droits au titre de la Convention dans le système juridique interne.

3. Le Committee on the Administration of Justice (« le CAJ »)

115. Le CAJ est une organisation non gouvernementale affiliée à la Fédération internationale des droits de l’homme. Il estime que le retard apporté à l’ouverture de l’enquête en l’espèce est symptomatique d’un problème plus vaste affectant les enquêtes litigieuses en Irlande du Nord.

116. Se référant au retard mis par les autorités britanniques à exécuter les six arrêts rendus par la Cour au sujet de l’Irlande du Nord, et en particulier au manque de diligence dont elles font preuve dans la conduite des enquêtes, le CAJ estime qu’il existe une pratique inacceptable et endémique d’atermoiements des pouvoirs publics entrecoupés par des procédures menées par les proches des défunts pour tenter de faire progresser les enquêtes. Il produit une liste émanant du service du coroner datée de juillet 2011 (et mettant à jour la liste communiquée à la Cour suprême en avril 2011) où figurent trente-huit affaires faisant l’objet d’enquêtes judiciaires en cours ou clôturées depuis peu. Il en ressort que cinq décès survenus en 1971-1972 ont donné lieu à une seule enquête (ouverte en juin 2011), que des dates prévisionnelles ont été fixées en ce qui concerne huit décès survenus dans les années 1980 mais qu’aucune enquête n’a été ouverte sur ces cas, et que dix-huit décès survenus dans les années 1990 ont donné lieu à une enquête seulement. La plupart de ces affaires portent sur l’utilisation de la force létale par les forces de l’ordre, et quelques autres concernent des homicides attribués à des groupes paramilitaires. Le CAJ estime que les retards constatés depuis les six arrêts susmentionnés de la Cour constituent un facteur aggravant. À cet égard, il renvoie à de nombreuses déclarations officielles formulées par différents organes au sujet de la réforme du système de la Convention, qui soulignent la nécessité de mettre à exécution rapidement et effectivement les arrêts de la Cour. Il soutient également que le Gouvernement a lui-même reconnu que le retard apporté à l’enquête s’analysait en une violation de l’article 2 de la Convention (Command Paper 7524, « Responding to Human Rights Judgments: Government Response to the Joint Committee on Human Rights », 31e rapport, session 2007-2008 (janvier 2009)).

117. Le CAJ formule un certain nombre de suggestions dont il invite la Cour à s’inspirer pour statuer en l’espèce sur ce problème endémique. Ainsi propose-t-il à la Cour de majorer la somme à allouer à titre de dommages et intérêts pour tenir compte du préjudice supplémentaire induit par le temps écoulé depuis l’adoption des arrêts de principe susmentionnés. Il propose également à la Cour d’imposer un calendrier à l’état défendeur pour les procédures et/ou un barème des indemnités à verser pour tout retard supplémentaire. Enfin, il suggère à la Cour de conclure à la violation de la Convention en ce qui concerne les retards constatés, d’ajourner l’examen du surplus de la requête dans l’attente de la réponse de l’état, de rendre un arrêt pilote dans la présente affaire, et d’indiquer à l’état des mesures à prendre au titre de l’article 46 de la Convention en ce qui concerne les retards en question.

4. La commission pour l’égalité et les droits de l’homme (Equality and Human Rights Commission) et la commission des droits de l’homme d’Irlande du Nord (Northern Ireland Human Rights Commission)

118. La commission pour l’égalité et les droits de l’homme est un organisme public non ministériel indépendant chargé du contrôle du respect de l’égalité et des droits de l’homme. La commission des droits de l’homme d’Irlande du Nord est un organisme public créé en application de l’Accord de Belfast d’avril 1998 et ayant pour mission de promouvoir les normes internationales en matière de droits de l’homme. Ces deux organismes sont intervenus dans des affaires tranchées par la Cour, et notamment la commission des droits de l’homme d’Irlande du Nord dans les affaires McKerr, Hugh Jordan, Kelly et autres et Shanaghan. Ils sont également intervenus dans le cadre de la dernière en date des procédures de contrôle juridictionnel intentées par les requérants devant la Cour suprême.

119. Ils soulèvent une question qu’aucune des parties n’a posée. Reprenant les observations soumises par la commission pour l’égalité et les droits de l’homme dans une autre affaire pendante devant la Cour (Armani da Silva c. Royaume-Uni, no 5878/08), ils plaident que les règles de preuve régissant l’action du ministère public se concilient mal avec l’obligation positive de poursuivre mise à la charge des états. À cet égard, ils soutiennent que l’instauration de normes de preuve moins rigoureuses s’impose d’autant plus que les règles régissant la légitime défense en droit anglais ont une portée très étendue, qu’elles sont en partie subjectives dans leur libellé, et qu’elles ne satisfont pas aux exigences de l’article 2 § 2 de la Convention. Ils assurent que les règles ordinaires de preuve, combinées avec celles qui régissent la légitime défense, impliquent que les poursuites pour homicide dirigées contre des agents de l’état sont rarissimes, et que la portée du contrôle juridictionnel exercé par les tribunaux internes sur l’application de ces normes de preuve est elle aussi limitée et non conforme aux strictes exigences procédurales posées par l’article 2.

120. Produisant des statistiques relatives à des décès dus à l’usage de la force létale par des agents de l’état, ils allèguent que la relative rareté des poursuites en la matière pose la question de l’impunité de ceux-ci. Ils affirment que plusieurs organismes (le service du coroner, le bureau du médiateur de la police et la HET) sont submergés de demandes de réexamen. Selon eux, cette situation a elle-même provoqué une dégradation durable de l’état de droit en Irlande du Nord.

B. Sur la recevabilité

121. La Cour ne peut examiner au fond les allégations de violation des volets procédural et matériel de l’article 2, hormis le grief tiré des retards excessifs apportés à l’enquête, dès lors que l’action civile des requérants est toujours pendante (voir, par exemple, Caraher (décision précitée), Hay c. Royaume-Uni (déc.), no 41894/98, CEDH 2000‑XI, McKerr, précité, §§ 19-23, et Bailey (décision précitée)) et que, en raison de la procédure de contrôle juridictionnel en instance, l’ouverture de nouvelles procédures d’enquête – notamment pénales et/ou disciplinaires – demeure possible (voir, par exemple, Nikolova et Velitchkova, précité, §§ 55-56, Gäfgen, précité, § 119, et Darraj, précité, §§ 22-53).

122. L’action civile diligentée en 2012 par les requérants est toujours pendante. La Cour estime qu’il n’a pas été démontré que les juridictions civiles ne sont pas en mesure d’établir les faits et de déterminer, dans les délais de prescription éventuellement applicables, si les décès litigieux sont survenus dans des circonstances légales ou non, même si le verdict de la présente enquête, celui d’une autre enquête à venir ou toute autre procédure pénale ou disciplinaire (voir ci-après) seraient évidemment de nature à éclairer l’action civile. Si le temps écoulé depuis les faits risque de compliquer pour les juridictions civiles la collecte des preuves, celle-ci doit en principe se faire sous l’égide des tribunaux internes et non d’une juridiction internationale (McKerr, précité, § 118, et Hugh Jordan, précité, §§ 111-112).

123. En ce qui concerne la poursuite des procédures d’investigation, la Cour relève que l’enquête judiciaire est terminée depuis mai 2012. Toutefois, pour les raisons exposées ci-dessous, elle estime que celle-ci a donné lieu à un processus d’établissement des faits inusité, dont les requérants contestent certains aspects cruciaux de manière détaillée dans le cadre d’une procédure de contrôle juridictionnel pendante, alléguant que ceux-ci contreviennent à l’article 2.

124. La procédure d’enquête judiciaire menée en l’espèce était relativement nouvelle, et elle a connu des évolutions considérables à la suite de plusieurs actions en contrôle juridictionnel diligentées par les requérants, dont chacune a été importante pour le droit et la pratique des enquêtes de coroner en Irlande du Nord, et dont beaucoup ont été tranchées en faveur des intéressés.

125. La première action des requérants s’est soldée par un arrêt de la Chambre des lords rendu en mars 2007 qui a clarifié, à l’avantage des intéressés, un aspect crucial des obligations de divulgation de la police d’Irlande du Nord (Police Service Northern Ireland – « la PSNI » (paragraphe 23 ci-dessus). Leur seconde action s’est également terminée à leur avantage, par un arrêt de la Cour suprême rendu en mai 2011 et dont la portée est grande puisqu’il est revenu sur la jurisprudence issue d’un arrêt antérieur de la Chambre des lords – l’arrêt McKerr – en concluant que les enquêtes judiciaires menées sur des décès survenus avant l’entrée en vigueur de la loi sur les droits de l’homme devaient être conformes à l’article 2 de la Convention (paragraphe 40 ci-dessus). Cet arrêt a étendu le champ de l’enquête litigieuse, l’élargissant notamment à la question de savoir « dans quelles circonstances » MM. McCaughey et Grew étaient morts (paragraphe 78 ci‑dessus), et a reconnu aux requérants un certain nombre de nouveaux droits procéduraux.

126. Par la suite, le coroner a dû interpréter l’arrêt rendu par la Cour suprême en mai 2011 et l’appliquer aux particularités de cette affaire ancienne, en tenant compte du contexte historique de celle-ci – notamment des accusations de mise en œuvre d’une politique consistant à tirer pour tuer qui s’y rapportaient – ainsi que du temps écoulé depuis la survenance des décès (notamment du point de vue des obligations de communication d’informations apparues entre-temps, de la perte de preuves et de l’indisponibilité de certains témoins). En toute logique, les requérants ont exercé trois actions en contrôle juridictionnel au cours du déroulement de l’enquête. Toutefois, celle-ci avait pris un tel retard (plus de vingt et un ans) à ce moment-là que la High Court a estimé devoir durcir les conditions d’octroi de l’autorisation de solliciter un contrôle juridictionnel, exigeant la preuve de l’existence de circonstances « exceptionnelles » propres à justifier l’ajournement de l’enquête, et relevant en une occasion que les requérants disposaient en tout état de cause d’un recours après l’enquête. Deux demandes de contrôle juridictionnel ont été rejetées sur ce fondement. Il n’est donc pas surprenant que la première requérante ait introduit en juin 2012 – après la clôture de l’enquête – une nouvelle demande de contrôle juridictionnel reprenant deux moyens que la High Court avait écartés au motif qu’ils ne présentaient pas un caractère « exceptionnel » et soulevant de nouveaux points de procédure (paragraphes 64-66 ci-dessus). La High Court n’a pas encore examiné l’action en contrôle juridictionnel pendante. Les intéressés l’ont invitée à annuler le verdict du jury d’enquête et à ordonner l’ouverture d’une nouvelle enquête. S’ils obtiennent gain de cause, le coroner devra décider de renvoyer ou de ne pas renvoyer l’affaire au DPP, et celui-ci devra décider d’ouvrir ou de ne pas ouvrir des poursuites. Ces décisions seront susceptibles de contrôle juridictionnel.

127. Les requérants allèguent en outre que certaines anomalies passées et les retards constatés à ce jour ont déjà compromis les procédures d’investigation et d’enquête judiciaire. Dans l’affaire Hugh Jordan, la Cour avait elle aussi constaté un certain nombre de dysfonctionnements procéduraux qui s’étaient produits avant même que l’enquête judiciaire n’ait eu lieu. Toutefois, la Cour observe que, depuis l’arrêt rendu en mai 2011 par la Cour suprême, le droit interne impose que l’enquête soit conforme aux exigences procédurales de l’article 2, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Hugh Jordan, que le coroner est déterminé à respecter cette exigence, et que l’action en contrôle juridictionnel pendante donnera lieu à un examen de certains aspects fondamentaux de l’enquête au regard des garanties procédurales découlant de l’article 2. Tant que la procédure interne est en instance, la Cour ne peut rechercher si des déficiences ou des retards constatés dans des investigations antérieures ont privé l’enquête judiciaire de sa capacité à établir les faits et à déterminer si les décès litigieux sont survenus dans des circonstances légales ou non (McKerr, § 117, Hugh Jordan, § 111, et McShane, § 103, tous précités).

128. Eu égard à l’ensemble des circonstances exposées ci-dessus, la Cour déclare les griefs formulés par les intéressés sur le terrain de l’article 2 irrecevables comme étant prématurés et/ou pour non-épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1, exception faite du grief tiré des retards apportés aux investigations considéré en lui-même. Dès lors, le grief connexe tiré de l’article 13 doit lui aussi être rejeté, conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4. La Cour relève qu’il serait loisible aux requérants de réintroduire leurs griefs sous l’angle des volets matériel et procédural de l’article 2 si l’évolution ou l’issue de la procédure interne devait se révéler insatisfaisante pour eux.

129. Toutefois, l’existence d’une procédure de contrôle juridictionnel pendante a pour conséquence que les investigations ouvertes sur la fusillade ayant causé la mort des proches des requérants – notamment l’enquête judiciaire – ne sont toujours pas terminées, vingt-trois ans après les faits. S’agissant de la recevabilité de ce grief tiré des retards apportés aux investigations considéré en lui-même, la Cour relève que le Gouvernement n’a pas expliqué comment les décisions de la High Court et les arrêts de la Cour suprême sur lesquels il s’est appuyé pourraient y remédier de manière effective. En conséquence, elle estime que, considéré en lui-même, le grief critiquant ces retards sous l’angle de l’article 2 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et elle observe qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient dès lors de le déclarer recevable, de même que le grief connexe tiré de l’article 13 de la Convention.

C. Sur le fond

130. En ce qui concerne le fond du grief recevable, la Cour rappelle que l’article 2 exige que les investigations soient ouvertes promptement et qu’elles progressent avec une célérité raisonnable (voir les six arrêts concernant l’Irlande du Nord mentionnés au paragraphe 86 ci-dessus), indépendamment de la question de savoir si les retards allégués en ont réellement compromis l’effectivité. S’il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte ouverture d’une enquête par les autorités sur un cas d’usage de la force létale peut, d’une manière générale, être considérée comme capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Hugh Jordan, précité, §§ 108 et 136-140).

131. En l’espèce, il est frappant de constater que l’enquête judiciaire à proprement parler n’a été ouverte qu’en mars 2012, plus de vingt et un ans après les décès litigieux, survenus en 1990. Les retards que le Gouvernement n’a pas cherché à justifier sont énumérés ci-après.

132. Le non-lieu n’a été prononcé par le DPP que deux ans et demi après les décès de MM. McCaughey et Grew. Si l’on ne sait pas au juste à quel moment les requérants ont appris l’existence de cette décision – étant entendu que le droit interne en vigueur à l’époque pertinente n’obligeait pas le DPP à la notifier directement aux proches des défunts –, il est certain qu’ils en ont pris connaissance quelque temps après.

133. Pour sa part, la RUC n’a adressé les premières pièces au coroner que quatre ans après la survenance des décès. Elle a procédé à une autre communication de pièces un an plus tard, fin 1995. Il s’écoula ensuite deux ans avant que le coroner ne prenne contact pour la première fois avec les requérants – et seulement pour les informer que la RUC lui avait communiqué des documents quelques années auparavant –, puis quatre ans et demi avant qu’il n’invite la PSNI à lui communiquer les dépositions des militaires concernés, que la RUC lui adressa mi-2002 tout en refusant de lui fournir certains autres documents. À ce stade, près de douze années s’étaient écoulées depuis les faits litigieux.

134. Par la suite, il y eut de longs échanges de correspondance entre les requérants, le coroner et la PSNI au sujet de la communication des pièces. Ce n’est qu’après que les intéressés eurent introduit une procédure de contrôle juridictionnel, en octobre 2002, que la PSNI leur adressa, en février 2003, les documents que le coroner avait déjà reçus. Certes, l’action en contrôle juridictionnel a été examinée par trois degrés de juridiction, mais la procédure a duré au total quatre ans et demi et s’est achevée en mars 2007 par un arrêt de la Chambre des lords en faveur des requérants.

135. La question de la communication des pièces demeura litigieuse par la suite : en juillet 2009, soit plus de deux ans après l’arrêt susmentionné de la Chambre des lords, la PSNI n’avait toujours pas communiqué certaines pièces au coroner. Malgré les nombreuses lettres de rappel envoyées par les requérants, la première audience préliminaire de l’enquête judiciaire ne se tint qu’en septembre 2009, et la PSNI ne fournit des documents expurgés aux intéressés qu’en décembre 2009. En outre, l’étendue de l’enquête donna lieu à un échange de vues entre le coroner et les requérants à l’initiative de ces derniers. Les questions de la communication des pièces, des preuves expertales et de l’inspection des lieux furent réservées jusqu’à ce qu’elles fussent tranchées en faveur des requérants par un arrêt de la Cour suprême rendu en mai 2011. Bien que la seconde action engagée par les requérants eût été tranchée rapidement et en leur faveur après avoir été examinée par trois degrés de juridiction, elle retarda de deux ans l’ouverture de l’enquête. Il fallut encore neuf à dix mois avant que les requérants obtiennent – en février et mars 2012 – les nouvelles dépositions des militaires concernés, juste avant l’ouverture de l’enquête en mars 2012. L’enquête progressa rapidement par la suite, s’achevant en mai 2012 par l’adoption d’un verdict détaillé.

136. Cette période globale de vingt-deux ans peut être divisée en trois grandes phases qui illustrent la nature des retards auxquels les requérants ont été confrontés.

137. La première, de 1990 à 2002, a été marquée par des périodes d’inactivité excessivement longues durant lesquelles la RUC et la PSNI procédèrent à des communications de documents qui se révélèrent par la suite incomplètes.

138. La deuxième phase, de 2002 à l’ouverture de l’enquête en mars 2012, a été caractérisée par des actions et démarches juridiques des requérants et de tiers qui étaient manifestement nécessaires pour faire progresser les investigations et faire clarifier certains aspects importants du droit et de la pratique en matière d’enquêtes judiciaires, notamment du point de vue des droits des proches. À cet égard, la Cour relève que les principes découlant de ses arrêts du 4 mai 2001 ont reçu application en droit interne, non par la voie législative mais à l’issue d’une série d’actions en contrôle juridictionnel complexes et se recoupant partiellement. L’entrée en vigueur de la loi sur les droits de l’homme en 2000 donna lieu à des questions nouvelles et capitales portant sur le droit des enquêtes judiciaires, notamment celle de l’applicabilité de ce texte aux enquêtes relatives à des décès survenus avant son entrée en vigueur, point crucial qui ne fut définitivement tranché qu’en mai 2011 par un arrêt de la Cour suprême rendu en faveur des requérants qui revint sur la jurisprudence de la Chambre des lords établie par l’affaire McKerr (paragraphe 40 ci-dessus). Les intéressés jouèrent un rôle central dans cette importante évolution du droit. L’enquête qui les concernait fut ajournée – de 2002 à 2012 en pratique – en attendant l’issue des deux principales actions en contrôle juridictionnel qu’ils avaient engagées. Comme il a été déjà indiqué, ces actions ont permis de clarifier des questions cruciales touchant au droit des enquêtes judiciaires et se sont conclues à l’avantage des intéressés.

Toutefois, ce processus a entraîné des retards inévitables et importants dans la conduite des investigations et de l’enquête judiciaire sur les homicides imputés aux forces de sécurité en Irlande du Nord, retards que la Cour d’appel avait décrits de manière précise dans une décision rendue sur l’une des nombreuses actions en contrôle juridictionnel engagées par M. Hugh Jordan dans le cadre de l’affaire portant sur la mort de son fils, M. Pearse Jordan (paragraphe 82 ci-dessus). Le fait qu’il ait fallu ajourner l’enquête judiciaire si fréquemment et pendant si longtemps dans l’attente de l’issue des actions en contrôle juridictionnel démontre, aux yeux de la Cour, que la procédure d’enquête judiciaire n’était pas, à l’époque des faits, structurellement capable de garantir aux requérants un accès à une enquête effective pouvant être ouverte promptement et menée avec la célérité voulue (Hugh Jordan et McKerr, précités, §§ 138 et 155 respectivement).

139. À l’ouverture de la troisième et dernière phase de l’enquête, marquée par la tenue d’une audience, le retard était tel que la High Court a estimé devoir durcir les conditions d’octroi de l’autorisation de solliciter un contrôle juridictionnel, exigeant que les demandeurs démontrent l’existence de « circonstances exceptionnelles ». Cette décision a rendu extrêmement difficile la clarification des droits procéduraux des requérants et a conduit, de manière presque inévitable, à l’introduction d’une nouvelle action en contrôle juridictionnel après l’enquête judiciaire. Cette action est toujours pendante devant la High Court.

140. Les retards constatés ne sauraient passer pour compatibles avec l’obligation que l’article 2 de la Convention fait à l’État de veiller à l’effectivité des investigations portant sur des morts suspectes puisque, quelle que soit la manière dont elle est organisée en droit interne, la procédure d’enquête doit être ouverte promptement et être menée avec une célérité raisonnable. Dans cette mesure, le constat de retards excessifs dans l’enquête judiciaire implique par lui-même que l’enquête n’a pas été effective aux fins de l’article 2. Il s’ensuit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention du fait des retards excessifs apportés à l’enquête. Par ailleurs, aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 de la Convention à cet égard (Hugh Jordan, précité, §§ 163-165).

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 46 DE LA CONVENTION

141. Les passages pertinents de l’article 46 de la Convention sont ainsi libellés :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.

(...) »

142. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 46 les Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de ses obligations conventionnelles est appelé à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer dans la mesure du possible les conséquences, que le requérant ait ou non sollicité l’octroi d’une satisfaction équitable. L’État défendeur reste libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000‑VIII, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 192, CEDH 2004‑V, Lukenda c. Slovénie, no 23032/02, §§ 89-98, CEDH 2005‑X, Apostol c. Géorgie, no 40765/02, §§ 70-71, CEDH 2006‑XIV, Abuyeva et autres c. Russie, no 27065/05, §§ 235-243, 2 décembre 2010).

143. Les requérants et le CAJ estiment que les retards affectant les enquêtes sur les homicides imputés aux forces de sécurité en Irlande du Nord constituent un problème endémique. Le CAJ invite notamment la Cour à indiquer une mesure au titre de l’article 46.

144. La Cour a conclu en l’espèce que les retards apportés à l’enquête n’étaient pas compatibles avec les garanties procédurales contenues dans l’article 2. Pour se prononcer ainsi, elle a jugé que, à l’époque des faits, la procédure d’enquête judiciaire n’était pas structurellement capable de garantir aux requérants un accès à une enquête effective pouvant être ouverte promptement et menée avec la célérité voulue (paragraphes 136-140 ci-dessus). La Cour prend note des informations fournies par le service du coroner d’Irlande du Nord à la Cour suprême en avril 2011, et au CAJ en juillet 2011 (paragraphes 41 et 116 ci-dessus). Elle estime que le déroulement des investigations sur les homicides imputés aux forces de sécurité en Irlande du Nord, y compris la conduite des enquêtes judiciaires, se caractérise par d’importants retards. En outre, elle considère que les retards en question représentent un problème grave et répandu en Irlande du Nord. Tout en prenant note de la résolution adoptée en 2008 par le Comité des Ministres, la Cour observe que, plus récemment (résolution de mars 2009), celui-ci s’est déclaré préoccupé par les retards intervenus dans les enquêtes en ce qui concerne quatre des six arrêts précités rendus par la Cour au sujet de ce problème en Irlande du Nord (paragraphes 86-89). Les affaires sur lesquelles portent ces quatre arrêts se caractérisent par une succession de retards très similaires à ceux constatés en l’espèce (voir, notamment, McKerr et Hugh Jordan). Près de douze ans après le prononcé de ces quatre arrêts, le Comité des Ministres continue à surveiller l’exécution des mesures individuelles relatives aux délais d’enquête indiquées par la Cour.

145. La Cour rappelle que c’est au Comité des Ministres qu’il incombe, en vertu de l’article 46 de la Convention, de décider quelles mesures s’imposent concrètement au gouvernement défendeur dans le cadre de l’exécution de l’arrêt de la Cour (Abuyeva et autres, précité, § 243). Toutefois, quelles que soient les mesures concrètes choisies, l’observation de l’arrêt de la Cour implique que l’État défendeur prenne de manière prioritaire, en l’espèce et dans les affaires analogues où sont en cause des homicides imputés aux forces de l’ordre en Irlande du Nord et dans lesquelles des enquêtes judiciaires sont pendantes, toutes les dispositions nécessaires et appropriées pour garantir sans tarder le respect des exigences procédurales de l’article 2.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

146. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

147. La Cour constate que les requérants n’ont pas présenté de demande de réparation d’un dommage matériel ou moral. Dès lors, elle estime qu’il n’y a pas lieu de leur accorder une somme quelconque à ce titre.

B. Frais et dépens

148. Les requérants sollicitent 42 811,27 livres sterling au titre des frais et dépens engagés pour les besoins de la procédure devant la Cour et produisent des factures et des reçus à l’appui de leurs prétentions. Le Gouvernement juge que celles-ci sont excessives, notamment en ce qui concerne le nombre d’heures facturées par le solicitor, la requête et les observations des requérants ayant été rédigées par l’avocat principal.

149. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession, des critères ci‑dessus, des deux séries d’observations demandées aux requérants et du nombre total d’heures de travail indiqué par eux, la Cour estime raisonnable d’allouer aux intéressés 14 000 euros pour frais et dépens, à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.

C. Intérêts moratoires

150. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare recevables, à la majorité, les griefs fondés sur les articles 2 et 13 de la Convention et tirés du retard apporté aux investigations, et irrecevable le surplus de la requête ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation des exigences procédurales de l’article 2 de la Convention en raison des retards excessifs apportés aux investigations ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 2 en ce qui concerne les retards en question ;

4. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 14 000 EUR (quatorze mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

c) que le Gouvernement doit prendre de manière prioritaire, en l’espèce et dans les affaires analogues où sont en cause des homicides imputés aux forces de l’ordre en Irlande du Nord et dans lesquelles des enquêtes judiciaires sont pendantes, toutes les dispositions nécessaires et appropriées pour garantir sans tarder le respect des exigences procédurales de l’article 2 de la Convention.

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 16 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosIneta Ziemele
GreffièrePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante de la juge Kalaydjieva ;

– opinion concordante du juge Mahoney.

I.Z.
F.E.P.

OPINION CONCORDANTE
DE LA JUGE KALAYDJIEVA[1]

(Traduction)

Il serait difficile de ne pas souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle les griefs des requérants tirés d’un manquement aux exigences de l’article 2 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés puisque « les investigations (...) ne sont toujours pas terminées, vingt-trois ans après les faits » dans l’affaire McCaughey et autres (paragraphe 129 de l’arrêt), et que la Cour est parvenue à la même conclusion dans l’affaire Collette et Michael Hemsworth à propos d’une procédure en cours depuis quinze ans (Collette et Michael Hemsworth, § 68). Le manquement de l’État défendeur à son obligation d’enquêter « promptement » est ici flagrant. Toutefois, cette circonstance ne justifie pas à elle seule le raisonnement suivi par la majorité, qui consiste à ramener l’analyse ordinairement opérée dans les affaires relevant de l’article 2 à celle qui s’applique aux affaires dites « de durée excessive de procédure ».

Ce raisonnement repose sur le postulat erroné selon lequel l’article 2 exige que les investigations « soient ouvertes promptement et qu’elles progressent avec une célérité raisonnable » « indépendamment de la question de savoir si les retards allégués en ont réellement compromis l’effectivité ». Ce postulat ne semble guère correspondre à la position adoptée par la Cour dans des centaines d’autres affaires où elle a jugé que « toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’espèce ou à identifier les responsables risque de faire conclure qu’elle ne présente pas le niveau d’effectivité requis » (voir, parmi beaucoup d’autres, Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, §§ 96-97, 4 mai 2001, Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 139, CEDH 2002-IV, et Mojsiejew c. Pologne, no 11818/02, 24 mars 2009). En outre, il ressort clairement de la jurisprudence que, dans certains cas, la conduite d’une enquête pénale s’impose indépendamment de la question de savoir si une action civile visant à la réparation du préjudice allégué a été exercée ou non. À cet égard, les deux affaires ici en cause sont à distinguer de l’affaire Hugh Jordan c. Royaume-Uni (no 24746/94, 4 mai 2001), où le requérant n’avait pas engagé de procédure civile, et de l’affaire Caraher c. Royaume‑Uni ((déc.), no 24520/94, 4 mai 2000), où le requérant avait conclu un accord d’indemnisation. En tout état de cause, la procédure civile indemnitaire n’a jamais été considérée par la Cour comme étant le seul forum approprié pour statuer sur une allégation de violation de l’article 2 ou de l’article 3 de la Convention.

Le raisonnement de la majorité s’arrête ensuite sur les retards « imputables » à la complexité « exceptionnelle » de l’étendue traditionnelle et du champ de l’enquête judiciaire et/ou au temps qu’il a fallu aux juridictions internes pour y remédier à la demande des requérants (paragraphe 126 de l’arrêt, et Collette et Michael Hemsworth, §§ 69-70). Or la Convention n’indique nullement comment l’enquête prompte qu’elle exige doit être menée. La manière dont les faits sont établis est sans importance dès lors qu’ils sont portés à la connaissance des personnes concernées par des mesures promptes et raisonnables des autorités (voir, parmi beaucoup d’autres, Stoyanovi c. Bulgarie, no 42980/04, §§ 64-69, 9 novembre 2010).

Dans ces conditions, je ne suis pas convaincue que le gouvernement défendeur soit fondé à invoquer les dysfonctionnements ou la « complexité » de la procédure interne – que les autorités connaissaient vraisemblablement depuis les premiers arrêts rendus il y a des années par la Cour dans des affaires analogues dirigées contre le Royaume-Uni – ou le temps qu’il lui a fallu pour résoudre les difficultés d’interprétation soulevées par la question de savoir si le droit interne exigeait ou non que « l’enquête [fût] conforme aux exigences procédurales de l’article 2 » de la Convention (paragraphe 127 de l’arrêt, et Collette et Michael Hemsworth, § 70). Toujours est-il que le Gouvernement n’a pas démontré avoir adopté de son propre chef une quelconque mesure – et moins encore « toutes les mesures raisonnables » – en vue de l’établissement des faits.

Le raisonnement de la majorité semble aussi se fonder sur les retards « imputables » à la conduite « compréhensible » des intéressés. Le fait que les requérants des deux affaires dont il est ici question aient dû consentir de longs et pénibles efforts pour que le décès de leurs proches donne lieu à des investigations appropriées et effectives et que l’étendue de l’enquête judiciaire ait été élargie de manière à satisfaire aux exigences de l’article 2 ne saurait dénaturer l’obligation positive d’enquêter d’office qui pèse sur les États en une voie de recours à épuiser par les parties lésées. Le devoir des États contractants de fournir aux proches un accès effectif à l’enquête ne modifie en rien l’obligation qui leur est faite d’enquêter d’office et ne la réduit pas à « garantir aux requérants un accès à une enquête effective pouvant être menée promptement et avec la célérité voulue (paragraphe 138 de l’arrêt, et Collette et Michael Hemsworth, § 73). Le fait que les requérants aient « naturellement » exercé toutes les voies de droit qui leur étaient ouvertes et accessibles ne saurait leur être opposé.

Ce raisonnement conduit inévitablement la majorité à conclure, de manière lacunaire, que le « processus d’établissement des faits inusité » à laquelle l’enquête judiciaire avait donné lieu n’était pas « structurellement capable de garantir aux requérants un accès à une enquête effective pouvant être ouverte promptement et menée avec la célérité voulue ». Je souscris pleinement à cette conclusion. Toutefois, je doute de son utilité alors que plus de dix ans se sont écoulés depuis l’adoption des premiers arrêts analogues rendus contre le Royaume-Uni (paragraphe 85 de l’arrêt, et Collette et Michael Hemsworth, § 14). Les principes applicables à l’obligation d’enquêter avaient déjà été énoncés dans l’arrêt Hugh Jordan (§§ 72-74) et ont été appliqués à tous les autres états contractants.

L’objet des deux affaires ici en cause porte sur l’objectif premier que l’article 2 assigne à l’enquête, à savoir l’établissement et la divulgation des faits et circonstances dont seules les autorités ont connaissance. La recherche d’un remède approprié et effectif, qui peut notamment prendre la forme de la mise en cause de la responsabilité administrative, disciplinaire, pénale ou pécuniaire, n’est possible que si cette divulgation a été effectuée (voir, par exemple, Iliya Petrov c. Bulgarie, no 19202/03, 24 avril 2012, ou Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, 18 juin 2013). La conduite d’une enquête ne paraît pas s’imposer lorsque les parties lésées connaissent dès l’origine les faits dont découlent leurs griefs défendables (Nencheva et autres, précité).

Rien n’explique – et moins encore ne justifie – que les autorités internes ne se soient pas acquittées de leurs obligations par des moyens plus adéquats et plus rapides à leur convenance, notamment par le choix « prioritaire » de toute autre « mesure concrète » introduite au moyen d’une modification de la loi.

Il reste cependant à savoir si, en présence d’une enquête interne manifestement ineffective assimilable à un refus d’enquêter, la Cour pourrait se trouver dans l’impossibilité d’exercer le moindre contrôle sur des griefs aussi graves ou contrainte de déclarer les autorités internes « libres en définitive » de s’acquitter de leurs obligations comme elles l’entendent.

Les autorités n’ayant pas saisi les nombreuses occasions qui leur ont été offertes depuis plus d’une quinzaine ou d’une vingtaine d’années d’accomplir leur devoir, je ne suis pas convaincue que l’état défendeur doive « reste[r] libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique » au titre de l’article 2 de la Convention. Cette position me paraît être très en recul au regard de celle qui avait été adoptée par la Cour il y a plus de dix ans dans des arrêts rendus contre le Royaume-Uni, où elle avait déclaré qu’« une réponse rapide des autorités p[ouvait] généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux » (Hugh Jordan, précité, §§ 108 et 136‑140). Les conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans cette affaire se fondaient sur l’absence de raison de croire que le requérant ne pourrait pas faire valoir ses droits au niveau interne. Elles ne valent que dans les situations où, contrairement aux requérants des affaires McCaughey et autres et Collette et Michael Hemsworth, les parties lésées ne sont pas confrontées à des difficultés constantes pour prendre connaissance des faits et obtenir qu’ils soient établis.

Dans les deux affaires ici en cause, la majorité n’a pas recherché si, au cours des vingt dernières années, les autorités avaient véritablement essayé d’établir les faits et de les divulguer – objectif premier de leur obligation d’enquête – ni dans quelle mesure elles y étaient parvenues, étant entendu que la réalisation de cet objectif aurait elle-même permis l’adoption des mesures nécessaires à l’établissement des responsabilités disciplinaire, pénale ou pécuniaire éventuelles. Sur ce point, la majorité s’est bornée à prendre acte de l’absence de certains témoins et pièces, et à observer que « la procédure pénale et la procédure disciplinaire, qui revêtent une importance cruciale pour l’obligation d’enquêter découlant de l’article 2, peuvent désormais être engagées » (Collette et Michael Hemsworth, § 63), et que « toute autre procédure pénale ou disciplinaire (...) seraient certainement de nature à éclairer l’action civile » (introduite en 2001 dans l’affaire Collette et Michael Hemsworth, § 61). Par le passé, la Cour avait déclaré que la reconnaissance d’un retard par les autorités internes (paragraphe 92 de l’arrêt) ne suffisait pas à priver la partie lésée de sa qualité de victime en l’absence de redressement à cet égard (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 178 et suiv., et § 193, CEDH 2006‑V).

Il convient de garder à l’esprit que ce sont précisément des situations dans lesquelles les autorités nationales n’avaient pas pris de mesures promptes et effectives visant à établir les faits et à les divulguer au public et aux parties lésées qui ont conduit la Cour à élaborer sa jurisprudence sur les obligations positives d’enquête. À chaque fois que les autorités sont défaillantes sur ce point, la Cour doit examiner les faits exposés par les parties comme le ferait un tribunal de première instance. Dans les affaires McCaughey et autres et Collette et Michael Hemsworth, le Gouvernement a manqué à son obligation d’ouvrir promptement une enquête officielle et n’a pas non plus estimé nécessaire de faire connaître à la Cour son point de vue sur la question de savoir si les faits dont il avait connaissance révélaient ou non une violation de l’article 2.

Dans l’affaire Collette et Michael Hemsworth, les requérants se sont heurtés pendant des décennies à la réticence avérée des autorités internes et à des agissements assimilables à une tentative d’entrave à la justice (Collette et Michael Hemsworth, § 23) avant de se voir informer que le DPP « examinait sérieusement » la question de savoir s’il convenait de donner des suites pénales à l’emploi de la force contre une personne qui n’était même pas soupçonnée d’activités terroristes (Collette et Michael Hemsworth, § 31), tandis que dans l’affaire McCaughey et autres, il a été indiqué que le DPP pourrait encore devoir reconsidérer sa position initiale et rendre une décision « susceptible elle-même de contrôle juridictionnel » (paragraphe 100 de l’arrêt).

À vrai dire, en déclarant « ne [pouvoir] examiner au fond les allégations de violation des volets procédural et matériel de l’article 2 [contrairement à la pratique suivie dans les affaires dirigées contre d’autres pays], hormis le grief critiquant la durée excessive de l’enquête » (paragraphe 121 de l’arrêt), la majorité enjoint aux requérants de se tourner vers d’autres procédures d’une durée inconnue, leur indiquant par ailleurs que « si l’évolution ou l’issue de la procédure interne devait se révéler insatisfaisante pour [eux], il leur serait loisible de réintroduire leurs griefs [devant la Cour] » (Collette et Michael Hemsworth, § 67).

Dans ces conditions, je ne suis pas certaine que l’enquête interne ait eu pour objectif de « conduire à l’identification et au châtiment des responsables » (voir l’arrêt Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, qui renvoie aux arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 86, Recueil 1998-I, et Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 98, Recueil 1998-VI).

L’absence de toute explication plausible au fait que les autorités n’aient pas recueilli des preuves cruciales pendant qu’il en était encore temps et qu’elles aient même essayé de faire obstacle à la collecte des preuves appelle une vigilance particulière. En réalité, la durée pendant laquelle il est avéré que les autorités ont systématiquement – voire délibérément – refusé ou omis de procéder en temps utile à des investigations appropriées et de prendre toutes les mesures nécessaires pour enquêter sur des allégations plausibles de violation des articles 2 et 3 donne à penser que l’écoulement du temps peut théoriquement conférer une immunité virtuelle à certains au moins des agents de l’état.

Je renvoie à mon opinion séparée jointe à l’arrêt Oleksiy Mykhaylovych Zakharkin c. Ukraine (no 1727/04, 24 juin 2010). « En pareilles circonstances, le fait que les autorités aient ouvertement refusé de mener une enquête et qu’elles aient empêché la Cour d’exercer son contrôle, la plaçant ainsi dans la situation d’un simple témoin – ou, à plus proprement parler, dans une situation de « complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux » – constituera une humiliation supplémentaire pour les victimes des [violations] alléguées. »

Je préfère m’abstenir de tout commentaire sur le montant de l’indemnisation accordée aux requérants, qui paraît inapproprié même pour « les seuls retards », et/ou sur l’impression de cynisme qui risque de s’en dégager. En revanche, je suis préoccupée par le fait que le présent arrêt ait pour effet général non seulement d’aggraver l’ineffectivité déjà constatée, mais de rendre aussi le rôle subsidiaire de la Cour manifestement redondant. La Cour n’aurait pas eu à intervenir à ce titre si les autorités internes avaient rempli leur rôle premier en temps utile.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE MAHONEY

(Traduction)

Les opinions exprimées ci-après ne visent nullement à critiquer le raisonnement suivi par la chambre, auquel je souscris entièrement, mais seulement à ajouter quelques observations sur un point que le présent arrêt aborde sans l’approfondir, et qui porte sur les rapports qu’entretiennent deux courants jurisprudentiels ayant trait à l’interaction entre les exigences matérielles et procédurales de la clause de la Convention protégeant le droit à la vie, c’est-à-dire l’article 2.

Deux courants jurisprudentiels

Le Gouvernement s’appuie sur une jurisprudence issue d’une série d’affaires britanniques illustrée par l’affaire Caraher c. Royaume-Uni ((déc.), no 24520/94, CEDH 2000-I) (paragraphes 86 et 93 de l’arrêt). Généralement, ce courant jurisprudentiel est résumé comme impliquant que, lorsqu’une violation de l’article 2 ou de l’article 3 – la clause prohibant la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants – a été reconnue et réparée de manière adéquate dans le cadre d’une procédure civile interne, ou qu’une telle procédure est disponible ou pendante, la Cour de Strasbourg doit se borner, dans le cadre de la procédure internationale dont elle est saisie, à examiner les griefs plausibles de violation du volet procédural de l’article 2 (ou 3), étant entendu que le versement de dommages et intérêts au niveau national ne dispense pas l’état de son obligation conventionnelle d’établir la responsabilité de ses agents pour les actes ou omissions contraires à l’article 2 (ou 3).

Les requérants se prévalent au contraire d’une jurisprudence inaugurée par l’arrêt Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie (no 7888/03, §§ 55-56, 20 décembre 2007) (paragraphe 103 de l’arrêt), qui paraît indiquer que l’examen d’un grief matériel tiré de l’article 2 (ou 3) doit être lié à l’appréciation par la Cour de toutes les garanties procédurales disponibles, y compris les procédures d’enquête, et non des seules actions civiles exercées ou disponibles. Or selon une interprétation de cette jurisprudence, celle-ci exigerait qu’une procédure interne susceptible de conduire à l’identification et à la punition de l’auteur de la violation soit disponible pour que la Cour s’abstienne d’examiner le grief matériel soulevé dans le cadre du recours international exercé devant elle, non que la procédure en question ait effectivement abouti à ce résultat (voir, par exemple, les termes utilisés dans les arrêts Fadime et Turan Karabulut c. Turquie, no 23872/04, § 39, 27 mai 2010, et Ablyazov c. Russie, no 22867/05, § 54, 30 octobre 2012).

Rapprochement de ces deux courants jurisprudentiels

J’estime que ces deux courants jurisprudentiels peuvent parfaitement être compris comme étant conciliables plutôt que divergents.

L’arrêt Nikolova et Velitchkova porte sur le contenu de l’obligation imposée aux États contractants par l’article 2 et sur les conséquences qui en découlent pour le contrôle strict que la Cour doit exercer lorsqu’elle est appelée à examiner des griefs fondés sur l’article 2 : en cas de mauvais traitements volontaires ayant entraîné la mort infligés par des agents de l’état, celui-ci ne peut remédier à la violation de l’article 2 exclusivement par l’octroi d’une indemnisation aux proches de la victime. Selon cet arrêt (précité, § 55), si les autorités n’étaient pas tenues de poursuivre et de punir comme il se doit les responsables d’une telle violation, elles pourraient s’« offrir » la violation commise par ceux-ci, ou encore « acheter » leur immunité. Dans l’arrêt Fadime et Turan Karabulut (précité), la Cour a exprimé la même idée, dans les termes suivants :

« 39. (...) Si les autorités pouvaient se borner à réagir à des atteintes à la vie par l’octroi d’une simple indemnité (...) les agents de l’État pourraient dans certains cas enfreindre les droits des personnes soumises à leur contrôle pratiquement en toute impunité (...)

44. (...) [L]’article 2 impose à l’état le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (...). Le respect par l’État des obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 2 de la Convention exige que l’ordre juridique interne montre sa capacité à faire appliquer la loi pénale contre les auteurs d’un meurtre (...)

45. S’il n’existe pas d’obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les juridictions nationales ne sauraient en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux, ou de collusion dans leur perpétration (...) »

Ce point a aussi été souligné, de manière concise, dans l’arrêt Beganović c. Croatie (no 46423/06, § 56, 25 juin 2009), où étaient en cause des griefs tirés de l’article 3 :

« (...) Dans des affaires telles que la présente espèce, les recours civils invoqués par le Gouvernement ne sont pas suffisants pour qu’un État contractant puisse passer pour avoir satisfait à ses obligations au titre de l’article 3 de la Convention, car ils visent à l’octroi de dommages et intérêts et non à l’identification et à la punition des responsables (...) »

Par conséquent, un grief tiré de l’article 2 et relatif à la protection procédurale que l’ordre juridique interne doit assurer en cas d’homicide par des agents de l’état subsistera même lorsqu’il a été reconnu au niveau interne que le comportement incriminé était constitutif d’une violation matérielle et que celle-ci a déjà donné lieu à une réparation suffisante, ou qu’un recours interne effectif susceptible de conduire à une telle reconnaissance et à une telle réparation est disponible. La possibilité, pour les proches des victimes, de solliciter et d’obtenir réparation ne représente qu’une partie des mesures que l’article 2 exige du système juridique national en cas de décès résultant d’actes commis par des agents de l’état, en particulier lorsqu’il s’agit de mauvais traitements volontaires.

En résumé, l’article 2 met à la charge des états une obligation procédurale qui leur impose de mener une enquête adéquate – et, le cas échéant, de poursuivre les responsables – et qui demeure soumise à un contrôle strict de la part de la Cour même lorsque l’existence d’une violation matérielle a été reconnue au niveau interne et qu’une réparation suffisante a été accordée ou qu’un recours interne susceptible de conduire à une telle reconnaissance et à une telle réparation est disponible. En d’autres termes, le fait que cette obligation subsiste implique, sur le plan international, qu’une requête dénonçant une violation d’ordre procédural doit être examinée au fond par la Cour même lorsque la violation matérielle a été reconnue et redressée ou peut l’être au niveau interne.

Cependant, ces conclusions interdépendantes n’ont pas en elles-mêmes et par elles-mêmes pour effet de dispenser les requérants de l’obligation que leur impose l’article 35 § 1 d’épuiser les recours internes adéquats, par exemple en exerçant une action civile tendant au redressement de la violation matérielle, dès lors qu’un tel recours est disponible et que l’absence d’enquête adéquate n’a pas compromis son effectivité. Les obligations distinctes découlant des articles 2 (ou 3) et 35 § 1, qui pèsent respectivement sur les états et sur les requérants potentiels, ne doivent pas être confondues et amalgamées.

La Cour l’a d’ailleurs précisé dans un arrêt rendu par la Grande Chambre en 1996 dans l’affaire Akdivar et autres c. Turquie (16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV), l’un des premiers à avoir énoncé que la Convention impose à l’état un devoir d’enquête (voir, pour un raisonnement similaire suivi dans des « affaires turques », Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, Recueil 1996‑VI, et Menteş et autres c. Turquie, 28 novembre 1997, Recueil 1997-VIII ; par la suite, la Cour a développé la jurisprudence « turque » ainsi établie en déduisant l’obligation d’enquête directement de l’article 2 dans l’affaire Kaya c. Turquie (19 février 1998, §§ 86-87, Recueil 1998-I,), qui s’appuie sur l’affaire britannique antérieure dite de « la mort sur le Rocher », McCann et autres c. Royaume-Uni (27 septembre 1995, §§ 161-163, série A no 324). Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Akdivar et autres, la répartition de la charge de la preuve s’oppose à ce qu’un grief puisse être rejeté au seul motif qu’il existe un recours civil théoriquement adéquat dès lors que le requérant parvient à établir que, pour une raison quelconque, le recours en question n’était ni adéquat ni effectif eu égard aux faits de l’espèce, ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de l’obligation d’épuiser ce recours. L’une de ces raisons peut être le manquement des autorités nationales à mener des investigations face à des allégations sérieuses selon lesquelles des agents de l’État ont commis des fautes ou causé un préjudice (§ 68). La Cour a reconnu que, eu égard à la situation que connaissait le Sud-Est de la Turquie à l’époque pertinente,

« (...) les difficultés que présent[ait] la recherche de preuves concluantes aux fins de la procédure judiciaire interne, inévitables en cas de troubles, p[ouvaient] rendre vain l’emploi de recours en justice et empêcher la tenue des enquêtes administratives dont dépend[ai]ent ces recours. » (§ 70)

Les conclusions de la Cour tirées des faits de l’espèce se lisent ainsi :

« (...) Dans ces conditions [qui se caractérisaient par de graves troubles civils ainsi que par l’insécurité et la vulnérabilité dans lesquelles se trouvaient les requérants depuis la destruction de leurs maisons], les perspectives de succès d’une procédure civile fondée sur des allégations contre les forces de sécurité ne peuvent qu’être jugées négligeables en l’absence de toute enquête officielle sur ces allégations, même en supposant que les requérants aient pu s’assurer les services d’avocats prêts à défendre leur cause devant les tribunaux (...) » (§ 73)

Déduire du courant jurisprudentiel inauguré par l’arrêt Nikolova et Velitchkova une règle absolue selon laquelle l’absence d’enquête et de poursuites effectives requises par l’article 2 (ou 3) oblige nécessairement et automatiquement la Cour à examiner au fond un grief matériel tiré de cet article ne cadrerait guère avec l’aversion que la Cour manifeste à l’égard des restrictions totales et heurterait de front la jurisprudence Adkivar et autres. Comme la Cour a pris soin de le préciser dans l’arrêt Adkivar et autres :

« La Cour tient à souligner que sa décision se limite aux circonstances de l’espèce et ne doit pas s’interpréter comme une déclaration générale signifiant que les recours ne sont pas effectifs dans cette région de la Turquie ou que les requérants sont dispensés de l’obligation (...) de faire normalement usage des recours qui existent en droit comme en fait. Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles, comme celles dont la présence a été prouvée en l’espèce, que la Cour peut accepter que des requérants s’adressent directement aux institutions de Strasbourg pour faire redresser leurs griefs sans avoir auparavant fait la moindre tentative pour obtenir réparation devant les juridictions internes. » (§ 77)

En revanche, il découle nécessairement des arrêts Nikolova et Velitchkova et Akdivar et autres que, pour rejeter un grief matériel pour non-épuisement des voies de recours internes, la Cour doit examiner toutes les garanties procédurales disponibles – notamment la question de savoir si une enquête adéquate a été menée ou non – afin d’apprécier si le requérant disposait vraiment en pratique d’un recours effectif pour se plaindre de la violation matérielle alléguée. On admettra volontiers que, dans bien des cas, l’approche adoptée dans l’arrêt Nikolova et Velitchkova oblige effectivement la Cour à examiner au fond le grief matériel.

Du point de vue de la procédure suivie devant la Cour, il peut en résulter, comme dans l’affaire Akdivar et autres, que le constat de l’ineffectivité pratique du recours invoqué par le gouvernement défendeur s’impose d’emblée tant les déficiences de l’enquête sont flagrantes, ou que la question de l’épuisement des recours internes doive être jointe au fond en présence d’un grief plausible de nature procédurale tiré du caractère inadéquat d’une enquête. Mais on ne peut et ne doit pas exclure que, dans certains cas, les preuves établissent clairement que la capacité d’un recours interne disponible permettant l’examen d’un grief matériel dénonçant un homicide injustifié imputé à des agents de l’État n’est pas compromise au point de rendre ineffectif le recours en question. En pareils cas, on ne voit pas pourquoi i) le requérant devrait être dispensé de son obligation, normale au regard de l’article 35 § 1, d’épuiser un recours disponible et effectif se rapportant à ce grief précis, d’ordre matériel, ni pourquoi ii) la Cour ne devrait pas autoriser le système national à accomplir sa tâche subsidiaire.

Il y a lieu d’établir une distinction entre deux aspects du mécanisme de la Convention. Le premier impose à la Cour d’exercer systématiquement un contrôle strict sur les griefs tirés de l’article 2, au regard notamment des garanties procédurales relatives au caractère approprié de l’enquête et des poursuites, à la fois comme étant susceptibles en eux-mêmes de conduire à un constat de violation de cette disposition, et comme facteurs susceptibles de nuire à l’effectivité d’un recours judiciaire ou d’une autre nature ouvert aux proches des victimes. Le second impose au requérant, au titre de l’article 35 § 1, l’obligation – découlant du principe de « subsidiarité » – d’épuiser les recours internes, même si ceux-ci ne couvrent que l’un des volets de son grief tiré de l’article 2, c’est-à-dire le volet matériel. Ces deux aspects du mécanisme de la Convention se recoupent et sont liés, quoiqu’ils ne coïncident pas à 100 %. Comme l’arrêt Akdivar et autres le laisse entendre, le constat de l’insuffisance de l’enquête et des poursuites n’a pas pour effet automatique et absolu de rendre inopérante l’obligation du requérant d’épuiser un recours civil interne disponible et effectif tendant à la réparation d’une violation matérielle de l’article 2 ou de l’article 3 (selon le cas). Le constat éventuel de l’insuffisance de l’enquête et des poursuites peut être un indice convaincant de l’ineffectivité d’un recours interne indemnitaire dans certaines circonstances, mais il n’est pas déterminant en lui-même ou dans tous les cas.

En conclusion de cette question de principe d’ordre général, je dirais qu’il serait simpliste et faux d’interpréter la jurisprudence Nikolova et Velitchkova comme imposant systématiquement à la Cour, en l’absence d’enquête et de poursuites adéquates, l’obligation d’examiner l’intégralité des moyens de fond – matériels et procéduraux – soulevés dans les requêtes portant sur le droit à la vie.

Les recours civils en Irlande du Nord

Les juridictions d’Irlande du Nord disposent de plusieurs mécanismes procéduraux pour établir les faits. Elles peuvent notamment contraindre les témoins à comparaître, ordonner la divulgation et la communication de documents, et traiter les preuves jugées sensibles pour la sécurité nationale de manière à ménager un juste équilibre entre les exigences légitimes de la sûreté publique et l’intérêt légitime du plaignant à l’établissement des faits. Le niveau de preuve requis en droit civil pour établir la responsabilité est celui de la plus forte probabilité, et non le critère plus rigoureux de la preuve au-delà de tout doute raisonnable applicable en droit pénal ou dans le droit de la Convention. À mon sens, la logique sous-jacente aux arrêts antérieurs concernant l’Irlande du Nord – notamment l’arrêt Hugh Jordan c. Royaume-Uni (no 24746/94, 4 mai 2001) – postule que les voies de recours civiles disponibles en Irlande du Nord (comme d’ailleurs au Royaume-Uni de manière générale) présentent des capacités et une solidité suffisantes pour constituer, en principe, un moyen effectif pour établir les faits ainsi que les responsabilités et obtenir, le cas échéant, une réparation adéquate en cas d’homicides ou de sévices imputés à des agents de l’État. En conséquence – et conformément au raisonnement suivi dans l’arrêt Akdivar et autres –, les requérants qui formulent un grief matériel tiré de l’article 2 et dénonçant un homicide illégal doivent en principe épuiser les recours civils. Il faudrait démontrer, dans telle ou telle affaire portée devant la Cour, que les carences de l’enquête ou des poursuites dirigées contre les responsables de la violation sont d’une gravité telle que la voie civile s’en trouve compromise au point qu’il serait déraisonnable d’exiger que le requérant l’épuise. Tel pourrait être le cas, notamment, lorsque, en raison des retards pris, des preuves de première importance ont été perdues ou détruites, ou que des témoins clés sont décédés ou introuvables, etc.

On retrouve la même logique à l’œuvre dans d’autres affaires dirigées contre d’autres pays, quoiqu’elle ait conduit à une solution différente, la Cour ayant conclu que les recours civils disponibles n’offraient aucune chance réelle d’établir les circonstances des décès en cause ou les responsabilités des agents de l’État.

Les particularités de la présente affaire

La chambre constate, au paragraphe 122 de son arrêt, qu’ « il n’a pas été démontré que les juridictions civiles ne sont pas en mesure d’établir les faits et de déterminer (...) si les décès (...) sont survenus dans des circonstances légales ou non ». Il ressort des pièces du dossier que les requérants sont désormais bien informés de l’identité des autorités responsables de la planification de l’opération, ainsi que de celle des militaires et des agents de police qui ont pris part à cette opération et, par la suite, aux investigations. De très nombreuses informations portant sur les faits dénoncés par les requérants ont été divulguées et leur sont accessibles. À ce stade, on ne saurait dire que l’absence – alléguée par les requérants – d’investigations et de poursuites adéquates ait rendu ineffectif l’exercice d’une action civile. Comme le relève l’arrêt de la chambre, « [s]i le temps écoulé depuis les faits risque de compliquer pour les juridictions civiles la collecte des preuves, celle-ci doit en principe se faire sous l’égide des tribunaux internes et non d’une juridiction internationale ». L’action civile exercée par les requérants devant les juridictions internes peut aboutir au même constat que celui qu’ils cherchent à obtenir de la Cour – le constat du fait que certaines autorités publiques qu’ils tiennent pour responsables ont commis des homicides injustifiés –, et le même type de redressement, c’est-à-dire l’octroi d’une indemnisation. De manière générale, et sous réserve, le cas échéant, des particularités des garanties procédurales contenues dans l’article 2 de la Convention, c’est précisément le type de situation que vise la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1.

Dans l’affaire Nikolova et Velitchkova, comme dans d’autres affaires analogues, la Cour a jugé qu’un recours civil indemnitaire qui avait déjà été épuisé était incapable de fournir un redressement approprié à des mauvais traitements volontaires ayant entraîné la mort infligés par des agents de l’État, après avoir relevé de graves déficiences dans l’enquête et les poursuites pénales et/ou disciplinaires clôturées qui avaient été engagées contre les responsables. Elle avait en effet constaté que les poursuites en question s’étaient soldées par un résultat comportant « une disproportion manifeste entre la gravité de l’infraction [dont la commission avait été démontrée] et la sanction infligée » (voir, par exemple, Nikolova et Velitchkova, précité, §§ 62-63, et Fadime et Turan Karabulut, précité, § 47 ; voir aussi Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 123-125, CEDH 2010, pour des actes contraires à l’article 3). Loin d’assurer la protection procédurale exigée par l’article 2, l’issue de la procédure d’enquête et de poursuite a été jugée susceptible de favoriser un sentiment d’impunité chez les agents de l’État responsables de l’homicide (voir, par exemple, Nikolova et Velitchkova, précité, § 63 in fine).

De ce point de vue, les griefs formulés sur le terrain de la Convention en l’espèce sont prématurés, contrairement à ceux qui avaient été soulevés dans les affaires susmentionnées puisque, « en raison de la procédure de contrôle juridictionnel en instance, l’ouverture de nouvelles procédures d’enquête – notamment pénales et/ou disciplinaires – demeure possible » (paragraphe 121 de l’arrêt), et que les griefs portés par les intéressés devant la Cour, notamment leurs griefs procéduraux sur lesquels il n’a pas été statué, peuvent être examinés et, s’ils sont déclarés bien fondés, redressés au niveau interne dans le cadre de cette instance en cours de déroulement (paragraphes 123-127 de l’arrêt). En particulier, dès lors que « l’action en contrôle juridictionnel pendante donnera lieu à un examen de certains aspects fondamentaux de l’enquête au regard des garanties procédurales découlant de l’article 2 », « la Cour ne peut rechercher [avant de connaître l’issue de l’action en question] si des déficiences ou des retards constatés dans des investigations antérieures ont privé l’enquête judiciaire de sa capacité à établir les faits et à déterminer si les décès litigieux sont survenus dans des circonstances légales ou non » (paragraphe 127 in fine de l’arrêt).

Ainsi qu’il est indiqué dans l’arrêt (paragraphe 128 in fine), il serait loisible aux requérants de réintroduire devant la Cour leurs griefs matériels et leurs griefs procéduraux non résolus tirés de l’article 2 si l’évolution ou l’issue des diverses procédures internes non encore achevées devait se révéler insatisfaisante pour eux.

Observations finales

Il paraîtra sans doute anormal, vingt-trois ans après le décès des proches des requérants, que les griefs matériels formulés par ces derniers et la plupart de leurs griefs procéduraux dénonçant une violation de l’article de la Convention qui protège le droit à la vie puissent être qualifiés juridiquement de « prématurés ». Toutefois, il en va ainsi précisément parce que les retards innombrables et excessifs ayant marqué l’enquête judiciaire ont fait obstacle à une prompte ouverture et à un déroulement raisonnablement diligent des investigations. C’est pourquoi, avant même que ne se termine l’action civile et la dernière en date des procédures de contrôle juridictionnel engagées par les intéressés, la Cour ne peut que conclure à une violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention, le Royaume-Uni ayant, en raison du non-respect de cette exigence de promptitude et de diligence, manqué à son obligation de garantir aux requérants, par l’intermédiaire du système judiciaire d’Irlande du Nord, l’effectivité des investigations portant sur la mort infligée à leurs proches par les forces de sécurité.

* * *

[1]. La présente opinion porte sur les arrêts McCaughey et autres c. Royaume-uni (no 43098/09, CEDH 2013) et Collette et Michael Hemsworth c. Royaume-Uni (no 58559/09, 16 juillet 2013), adoptés le même jour.


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