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16/07/2013 | CEDH | N°001-122369

CEDH | CEDH, AFFAIRE MATER c. TURQUIE, 2013, 001-122369


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MATER c. TURQUIE

(Requête no 54997/08)

ARRÊT

STRASBOURG

16 juillet 2013

DÉFINITIF

09/12/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mater c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paul

o Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 juin 2013,

Rend ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MATER c. TURQUIE

(Requête no 54997/08)

ARRÊT

STRASBOURG

16 juillet 2013

DÉFINITIF

09/12/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mater c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 juin 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 54997/08) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Nadire Mater (« la requérante »), a saisi la Cour le 5 novembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me O.M. Eyüboğlu, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. La requérante se plaint en particulier d’une atteinte à sa vie privée (article 8 de la Convention). Elle dénonce également une violation des articles 2, 6 et 10 de la Convention.

4. Le 15 mars 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1949 et réside à Istanbul.

6. Elle est journaliste et écrivain, auteur d’un livre intitulé Mehmedin Kitabı, Güneydoğuda savaşmış askerler anlatıyor (« Le livre de Mehmet[1] – Les soldats qui ont combattu dans le Sud-Est racontent »). Cet ouvrage rapporte le témoignage de quarante-deux anciens appelés ayant servi entre 1984 et 1998 dans cette région de la Turquie soumise à l’état d’urgence. Dans les premières pages de son livre, la requérante adresse des remerciements pour les soutiens qu’elle a reçus et qui ont rendu possible l’écriture de son livre, notamment à la Fondation John D. & Catherine T. Mac Arthur.

7. Au cours de l’année 1999, ce livre fit l’objet de quatre éditions successives, en mars, en avril, en mai et en juin 1999.

8. Par deux actes d’accusation datés du 9 août et du 6 septembre 1999, le procureur de la République de Beyoğlu inculpa la requérante et son éditeur, leur reprochant d’avoir, par voie de publication de cet ouvrage, insulté et déprécié les forces armées.

9. Par un jugement du 29 septembre 2000, la cour d’assises de Beyoğlu acquitta les accusés quant aux faits reprochés s’agissant des éditions des mois de mai et de juin 1999 de l’ouvrage litigieux, estimant que les éléments constitutifs de l’infraction n’étaient pas réunis. Elle prononça un sursis à statuer s’agissant des éditions des mois de mars et d’avril 1999, en application de la loi no 4454.

10. Les 24, 25, 26, 27, 28, 29 et 31 juillet 2001 ainsi que les 2, 5 et 7 août 2001, le journal national Hürriyet publia une dizaine d’éditoriaux à propos de l’ouvrage en question, tous écrits par Emin Çölaşan, journaliste au sein de la rédaction.

11. L’éditorial du 24 juillet, intitulé « Parlez, Madame Nadire ! » se lisait notamment ainsi :

« Elle a trouvé des soldats qui avaient participé à la lutte contre le PKK, elle a dialogué avec les soldats démobilisés. Tous les soldats avaient des remords, tous étaient des lâches ! Ils avaient été témoins d’une barbarie dans le Sud-Est, ils avaient tué d’innocents membres du PKK ! Tous maudissaient ! Il ne pouvait y avoir un tel scandale ! L’armée turque était cruelle et sans pitié et s’était servie d’eux ! Tous nos soldats étaient des malades, ils avaient perdu la raison ! Le livre a été préparé « habilement », et fait habilement la propagande du PKK ! Si vous étiez quelqu’un d’irréfléchi ou de perfide ou si vous aviez un penchant pour eux, à la fin de votre lecture vous diriez : « Bravo au PKK. Le PKK avait raison, il en a même fait [trop] peu. »

(...) Il existe en Amérique une fondation Mac Arthur ayant des liens avec la CIA. Un nom se trouve sur la liste des dotations financières pour l’année 1997 de cette fondation : « Nadire Mater, Istanbul, Turquie, 59 000 dollars pour son futur livre « Témoignages d’une guerre non déclarée ; les propos de l’armée [relatifs] à la lutte turque contre le PKK ». Oui, l’auteur du livre, Nadire Mater, a reçu de l’argent de l’Amérique deux ans avant ! [Elle a reçu] 59 000 dollars verts américains. A la valeur du jour, environ 80 milliards de livres turques. Mais pourquoi l’Amérique s’intéresse-t-elle à cela et donne-t-elle de l’argent comptant ? Une personne va écrire un livre, va dénigrer l’armée turque et la lutte menée (...) va donner raison au PKK, et « l’amie et alliée » Amérique va ouvrir les cordons de sa bourse et donner de l’argent comptant pour un tel livre ! Montrez-moi un brave qui en Turquie a gagné 80 milliards pour écrire son livre ! Ça n’existe pas. Dès lors, il y a trois possibilités :

1. De l’argent a été donné aux soldats avec lesquels des dialogues auraient été menés (si ces dialogues ne sont pas une invention) et c’est comme cela qu’on les a fait parler.

2. L’auteur a joué un tour à l’Amérique (...) Elle a reçu cet argent dans un autre but et a écrit un livre différent [de ce qui était attendu].

3. L’Amérique a voulu jouer un tour à la Turquie et, dans ce but, elle a ouvert les cordons de sa bourse, elle s’est servie de Nadire Mater (...)

Nadire Mater a certainement payé les impôts relatifs à ces 59 000 dollars ! Mais ce qui est plus important, c’est pourquoi elle a pris cet argent, à quel type de marchandage elle s’est livrée avec l’Amérique (...)

Que Madame Nadire Mater nous donne une explication, qu’on soit informé (...) Qu’on apprenne tous quels tours ont été joués à la Turquie, pour combien de dollars et comment (...) »

12. L’éditorial du 25 juillet, intitulé « Silence de la part de Madame Nadire ! » se lisait notamment comme suit :

« Comment Madame Mater a-t-elle obtenu 59 000 dollars d’une fondation étrangère ? Il n’y a pas de réponse à cette question. Dans l’avant-propos de son livre, elle dit : « Je n’aurais pu accomplir ce travail sans le soutien de la fondation Mac Arthur. » Toutefois, elle ne parle pas des dollars qu’elle a reçus (...) Comment est-ce possible, mes chers lecteurs ? Vous envisagez d’écrire un livre, vous allez faire comme si vous faisiez parler des personnes dont le nom, l’identité restent inconnus, cachés, vous allez traîner l’armée turque dans la boue, faire l’éloge du PKK, et une fondation étrangère va vous donner, par avance, 59 000 dollars pour ce travail (...) Une telle chose est-elle possible ? Puis, lors du procès de l’auteur du livre, des tas d’étrangers viennent de Turquie et du monde (...) pour suivre le procès et donner des conseils sur la « liberté d’opinion » ! Ces 59 000 dollars donnent une idée de ce qui se joue sur le dos de la Turquie ! Reçois la commande de l’Amérique, mets l’argent dans ta poche, écris le livre !

(...) Hier, j’ai une nouvelle fois ouvert ce livre. Il n’y a ni le nom ni l’identité d’un seul des soldats avec lesquels [l’auteur] prétend avoir discuté ! Fais parler comme tu veux les personnes sans nom, fais-les raconter ! Ou alors raconte toi-même par leur bouche (!) et empoche les 59 000 dollars ! Vous avez lu les propos de la dame de gauche parus hier dans notre journal. La fondation dont [cette dame] a reçu de l’argent ne serait pas en Amérique mais en Suisse ! Elle a perçu de l’argent de l’Amérique et toute la direction de la fondation Mac Arthur est liée à la CIA.

Ouvrons maintenant une parenthèse et passons à un autre sujet. La collaboration Nadire Mater-Ertuğrul Kürkçü[2] ne concerne pas seulement « Le livre de Mehmet » à 59 000 dollars (...) elle se poursuit dans d’autres domaines. Dans cette affaire, il y a également notre célèbre équipe des « droits de l’homme » ! Ces deux-là ont créé un site Internet nommé BIA... Et l’Union européenne, qui ne fait pas sentir l’odeur de cinq centimes à la Turquie, leur a donné exactement 770 000 euros (environ 670 000 dollars/800 milliards de livres turques) (...) Les anciens gauchistes qui prennent goût à travailler pour de l’argent avec les étrangers (...) à préparer des livres, font bien leur travail ! Les principes, les croyances, etc., sont caducs. Revenons-en au livre à 59 000 dollars qui fait l’éloge du PKK. Un soldat raconte : « Une nature sans pareille, beaucoup d’alcool. Il y a même des stupéfiants. Les médecins donnent même des cachets à ceux qui sont dépendants. Les membres du PKK ne prennent pas de stupéfiants. » Donc le soldat turc qui combat dans ces montagnes est alcoolique, a une dépendance aux stupéfiants !

(...) Mes chers lecteurs, hier j’ai posé quelques questions à cette dame. Elle n’a pu donner aucune réponse. Mais cette affaire est une affaire sérieuse. Nous avons pris le sujet en mains, nous [ne le lâcherons pas]. Qu’ils sachent bien qu’en restant silencieux ils vont couler. Lorsqu’on gratte le vernis, on voit ce qu’il en est, par qui et pour combien de dollars est faite la propagande du PKK. Les soupçons selon lesquels le livre est, selon la terminologie journalistique, un asparagas[3] s’intensifient. Je vais lui poser des questions claires et concrètes, et je vais attendre la réponse (...) »

13. Dans l’éditorial du 26 juillet, intitulé « Nadire Mater a disparu, elle ne répond pas », le journaliste interpellait directement la requérante en lui posant une série de questions, notamment quant à l’identité des soldats qui auraient témoigné dans son livre, quant à la question de savoir si elle les avait payés pour ce faire, quant aux conditions dans lesquelles elle aurait perçu de l’argent pour la rédaction de ce livre et quant au paiement des impôts y afférents. Il écrivait en outre ceci :

« Je vous ai présenté le livre. Le soldat turc qui lutte contre le PKK est lâche, infâme, drogué, avide, misérable, pitoyable, corrompu ! Les commandants acceptent les pots-de-vin ! Or aucun des soldats qu’elle prétend avoir fait parler dans le livre n’est [identifié]. Leurs noms restent inconnus. S’il ne s’agit pas d’une invention, Nadire doit le prouver.

(...) Nadire perçoit de l’argent comptant de l’Amérique et écrit un livre. Lorsque des poursuites sont engagées à propos de ce livre, c’est [le drame]. Pensez, l’ex-ministre des Affaires étrangères américaine, Madame Albright, déclare : « Vous ne pourrez rien faire à Nadire, je n’accepterai pas qu’elle soit punie. » Quel remarquable intérêt ! Les pressions s’exercent, l’acquittement est prononcé.

(...) Mes chers lecteurs, Nadire Mater n’a pas pu m’envoyer de réponse (...) Cependant, ses « avocats » dans la presse turque sont immédiatement entrés en action et ont commencé à écrire des [papiers] la défendant.

La seule chose que Nadire parvient à dire c’est que « la fondation Mac Arthur n’a pas de liens avec la CIA ». A supposer même, est-ce que cela changerait le fond du sujet ? N’a-t-elle pas reçu de l’argent de l’étranger ? (...)

(...) Depuis trois jours, je vous présente un sujet d’une grande importance avec documents [à l’appui]. Ce que je raconte est un exemple concret du genre de jeux qui se jouent sur le dos de la Turquie (...)

(...) Maintenant, j’attends une réponse concrète de Nadire Mater à mes questions concrètes. Mais elle va se taire, car même elle ne peut défendre ce qu’elle a fait (...)

(...) Tapez sur la Turquie, vous aussi, au nom du gauchisme et du PKK, pourvu que l’argent coule à flots vers vos semblables ! Dépensez (...) les devises pompées des Etats-Unis et de l’Union européenne ! (...) »

14. Dans l’éditorial « Pour de l’argent (...) » du 27 juillet, le journaliste s’exprimait comme suit :

« Dans le passé, les gauchistes comme Nadire Mater (...) critiquaient l’impérialisme américain (...) Mais les temps ont changé. Désormais, certains écrivent des livres sur commande avec les 59 000 dollars qu’ils ont reçus, ouvrent des sites Internet avec les 670 000 dollars donnés par l’Union européenne. C’est-à-dire que les camarades sont nourris par l’étranger (...)

C’est aujourd’hui le quatrième jour que j’écris sur le même sujet. Ils sont affolés, c’est pourquoi ils sont obligés de se taire. Personne autour d’eux ne savait qu’ils avaient fait ce travail en contrepartie d’une si grosse somme d’argent (...) J’ai déjà posé la question du traitement fiscal de cet argent. Le Trésor va certainement s’en occuper.

La fondation américaine qui a donné de l’argent à Mme Nadire pour l’écriture de ce livre est-elle ou non liée à la CIA ? Notre ami journaliste K.Ç. expliquait hier sur son site (...) quels étaient les liens de cette fondation avec la CIA. Cette information devrait aussi être sur les écrans aujourd’hui. Il vous est possible de la lire et de vous faire une opinion.

Regarder la liste des « auteurs » mentionnés sur le site internet que Madame Nadire a ouvert avec l’argent qu’elle a perçu de l’Union européenne. Les auteurs du journal du PKK publié en Allemagne y sont ! (...) Ertuğrul Kürkçü s’y trouve ! La fille et le mari de Nadire s’y trouvent !...

(...) Dans le livre de Madame Nadire il y a également une partie présentation [qui dit] (...) « assure la représentation de l’association Journalistes sans frontières en Turquie ». En 1996, le grand prix de cette association a été remis à un auteur du journal du PKK (...)

(...) Dans la profession de journaliste, les sources d’informations sont tenues secrètes. Tant que la source ne souhaite pas l’être, elle n’est pas dévoilée. Parfois, il est même possible d’avoir un dialogue sans dévoiler le nom. Mais toi, tu vas préparer un livre, tu vas dénigrer l’armée turque et faire l’éloge du PKK, tu vas prétendre que ces dialogues ont été menés avec des dizaines de personnes que tu aurais fait parler et tu ne vas donner le nom d’aucune d’entre elles ! Il va en résulter un livre sans l’indication d’une seule identité ! Dans ce cas, il peut être [dit] que le livre est un « faux », que tu l’as écrit à ta table avec de l’argent venu de l’étranger et, tant que tu n’auras pas démontré le contraire, tu ne pourras te sortir de cette affaire. Surtout si, un jour, il est établi, documents à l’appui, que tu as perçu 59 000 dollars de l’Amérique pour ce livre. Dans ce cas, tu ne pourras pas ouvrir la bouche. Tout comme maintenant.

(...) En Turquie, désormais, les différences entre gauche/droite, croyants/laïcs disparaissent. La différence fondamentale se place entre honorables et non honorables (...) Nous voyons l’équipe sans honneur parmi les gens de droite, les croyants, les laïcs... Ils sucent le sang de la Turquie (...) »

15. Le 28 juillet, l’éditorial intitulé « Les jeux sur le dos de la Turquie » exposait ce qui suit :

« L’Amérique donne 59 000 dollars et fait écrire un livre. Dans ce livre, le PKK est porté aux nues tandis que d’incroyables insultes pleuvent sur l’armée turque et ses soldats. L’Union européenne donne près de 800 milliards de livres turques à la même personne et lui fait ouvrir un site Internet.

(...) Je résume très simplement. En Turquie, derrière chaque évènement sale, ensanglanté, vécu, quel qu’il soit, il y avait l’argent étranger et les traîtres (...) Aujourd’hui encore, le PKK et les organisations pro-charia ne sont-ils pas nourris par l’Europe ? (...)

(...) Nadire Mater et (...) ses semblables sont une goutte d’eau dans l’océan. L’Amérique et l’Europe leur tendent de l’argent et se servent d’eux. C’est toujours la même [rengaine], « démocratie, droits de l’homme, liberté d’opinion ». Les commissaires d’Amérique et d’Europe viennent et donnent des conseils. (...) le point de savoir comment faire du tort à la Turquie se décide dans les salons de l’Union européenne (...) des liens sont noués au sein du réseau des traîtres qui se trouvent parmi nous (...) ils sont engraissés par de l’argent (...)

Regardez bien et sachez quels jeux se jouent sur notre dos (...) L’argent étranger est très beau, très attrayant, très grand. Les temps changent mais les règles du jeu restent les mêmes : « paye [et] détruis de l’intérieur ». Mais qu’ils n’oublient pas et qu’ils sachent bien qu’il y a en Turquie des millions de personnes pouvant s’opposer à cette saleté. Elles n’ont pas perdu leur honneur et elles ne sont pas encore mortes. »

16. Dans l’éditorial « Ankara, ville européenne !!! » du 29 juillet, le journaliste critiquait les conditions d’attribution d’un prix à la municipalité d’Ankara et faisait référence à la réponse d’une journaliste, N.I., dont il avait écrit que son nom figurait dans la liste des auteurs mentionnés sur le site Internet qu’il avait cité dans ses écrits précédents. Rendant compte des dénégations de cette dernière sur ce point, il écrivait notamment : « Il y a une situation controversée. Si N. ment, je ne peux le savoir. Si (...) Nadire, dans son site, recourt au mensonge, je ne peux pas non plus le savoir. »

17. Le 31 juillet, il publia, sous le titre « Lettre de la Fondation des soixante-huitards », une télécopie adressée par le président de cette fondation au journal, qui se lit notamment comme suit :

« Nous suivons avec attention et intérêt vos écrits débutés le 24 juillet et publiés depuis cinq jours. Nous vous félicitons d’avoir mis en lumière un sujet très important et d’avoir éclairé l’opinion publique. (...) Il ne faut pas mélanger deux choses. (...) Critiquer les personnes comme Nadire Mater est une chose, c’en est une autre de la faire appartenir à la gauche. Nous sommes d’accord avec ce que vous dites à propos de Nadire Mater (...) Nous disons ces choses depuis des années (...) Est-ce que qualifier Nadire Mater – qui a écrit un livre sur commande en échange de 59 000 dollars d’une fondation américaine ayant des liens avec la CIA – et Ertuğrul Kürkçü – qui a créé un site Internet contre 770 000 euros de l’Union européenne – de gauchistes, de marxistes, reflète la réalité ? N’est-ce pas injuste envers la gauche et le marxisme ? Dans le passé, ils critiquaient l’impérialisme américain (...) Maintenant, vous dites que les gauchistes les plus empressés se nourrissent des USA et de l’Europe. Dans ces lignes, ce n’est pas le gauchisme qui est décrit, mais l’inconstance (...) »

L’article s’achevait par le commentaire suivant du journaliste :

« (...) J’attire votre attention sur un point : des écrits défendant Nadire sont publiés dans le journal du PKK (...) »

18. L’éditorial du 2 août présentait, sous le titre « Les explications », le résumé d’une déclaration de la requérante envoyée au journal Hürriyet. Selon ce résumé, l’intéressée exposait qu’elle avait été acquittée de l’accusation d’insultes et de dépréciation de l’armée turque, qu’elle s’était bornée à jouer le rôle de relais dans son livre, qu’elle avait eu le soutien d’organisations de presse et de défense de la liberté d’expression nationales et internationales, et que, même durant le procès intenté contre elle, personne ne lui avait demandé les noms des soldats dont elle parlait dans le livre et ni pensé qu’elle les avait inventés. Elle aurait également dit que les médias turcs avaient qualifié son livre de travail objectif. Elle aurait précisé avoir soumis un projet à la fondation Mac Arthur, s’être vu octroyer par celle-ci une bourse de 59 000 dollars correspondant à ses revenus si elle avait travaillé pendant cette année, avec pour seule contrepartie de remercier la fondation en préface du livre. Elle aurait précisé que la fiscalité afférente à sa bourse était la même que celle appliquée aux autres bourses. Elle aurait également apporté des informations quant à la fondation Mac Arthur, précisant qu’elle se serait bornée à s’informer sur les projets financés par celle-ci et non sur d’hypothétiques liens qu’aurait eus cette fondation avec un service de renseignement. Enfin, elle aurait dit avoir quitté l’association Journalistes sans frontières le 30 septembre 2000 et n’être par conséquent aucunement responsable des décisions de cette association. Dans cet éditorial, le journaliste publia également le résumé d’une déclaration de Ertuğrul Kürkçü relative au site Internet BIA, d’après laquelle était notamment précisé que ce site Internet n’était pas dirigé selon le bon vouloir de Nadire Mater ou le sien mais contrôlé par un organe décisionnel composé de seize personnes et que le budget de fonctionnement de ce site s’élevait à 777 000 euros, dont 621 000 euros seraient pris en charge par l’Union européenne. Il précisait également que N.I. figurait sur la liste des auteurs du site Internet en question, mais qu’elle n’était pas employée par lui. Fut également publié un résumé d’une déclaration de la représentante de l’Union européenne en Turquie, de même qu’un résumé d’une déclaration du président de la fondation Mac Arthur selon laquelle la fondation n’avait aucune relation avec la CIA.

19. Le 5 août, l’éditorial « Les si belles relations ! » faisait notamment état d’articles de presse parus dans le journal du PKK et prenant la défense de la requérante et des écrits d’une journaliste du Chicago Tribune. Il mentionnait notamment :

« Mater perçoit 59 000 dollars (environ 76 milliards de livres) de l’Amérique pour écrire un livre qui dénigre l’armée turque et ses soldats (...) Le couple Mater-Kürkçü reçoit 770 000 euros (environs 905 milliards de livres) de l’Union européenne pour leur site internet (...) Ils ne peuvent donner aucune réponse à mes questions (...) Et leur défense est assuré, d’une part, par le PKK et d’autre part, par certains américains et canadiens (...) »

20. Le 7 août, l’éditorialiste écrivait :

« (...) je traite de l’affaire Nadire Mater (...) depuis des jours. Aucune réponse crédible ne me parvient (...) Ils ne disent qu’une chose, que la fondation Mac Arthur, laquelle a donné 59 000 dollars pour l’écriture d’un livre qui dénigre l’armée turque et fait l’éloge du PKK, n’aurait pas de relations avec la CIA. Très bien, pas [de relations] ! Cette fondation financerait des recherches scientifiques. Très bien, mais ce livre est-il scientifique ? Y a-t-il les noms des soldats que [Nadire Mater] prétend avoir fait parler ? Quelle était la nature de leur accord ? La fondation américaine savait-elle que Madame Nadire allait écrire un livre comme celui-ci, savait-elle quel serait le contenu de ce livre ? Les impôts relatifs à ces 59 000 dollars ont-ils été payés en Turquie ? Aucune réponse concrète n’a été donnée à ces questions (...)

[Assez], [assez] !... Une organisation terroriste a entrepris de diviser la Turquie, a semé la terreur (...) a tué des milliers de personnes innocentes. Dans cette région de la Turquie, en quinze ans, 35 000 concitoyens ont perdu la vie. La Turquie a dépensé 100 milliards de dollars dans cette lutte contre le terrorisme, les villages ont été évacués (...) Là-bas, des dizaines de milliers de nos soldats ont servi glorieusement, avec honneur, (...) ont perdu des dizaines, des milliers de leurs camarades (...) Et toi, tu vas les dénigrer, tu vas faire l’éloge du PKK. De surcroît, tu vas toucher 59 000 dollars comptants d’une fondation américaine. (...)

(...) la fondation n’aurait pas de lien avec la CIA ! Ils amènent toujours le sujet sur ce point et essayent par ce biais d’en faire oublier le caractère honteux (...)

Certains diront que j’ai beaucoup écrit sur le sujet. C’est juste. Mais si nous ne leur barrons pas la route maintenant, des jeux plus importants se joueront sur notre dos et nous serons écrasés. »

21. Le 24 octobre 2001, la requérante saisit le tribunal de grande instance d’Istanbul (« le TGI ») d’une action en indemnisation du préjudice moral qu’elle alléguait avoir subi du fait de la publication de ces articles, contre le journal Hürriyet, son rédacteur en chef et l’auteur des articles. Elle réclamait 20 milliards de livres turques et la publication du jugement dans deux journaux à grand tirage. Elle soutenait que les articles litigieux avaient porté atteinte à ses droits de la personnalité et qu’ils l’avaient désignée comme cible à la population. Elle exposait que, pendant dix jours, elle avait été systématiquement et délibérément accusée d’être une sympathisante du PKK, d’avoir dénigré les soldats et l’armée turque, d’avoir fait de la propagande en faveur du PKK et d’avoir accepté de l’argent d’une fondation ayant des liens avec la CIA, ce qui était à ses yeux de nature à susciter l’hostilité de la population. Elle soutenait que le contenu de ces éditoriaux était infondé, que ceux-ci avaient été publiés au mépris de toute éthique, qu’ils dépassaient les limites de la critique admissible et qu’ils ne pouvaient pas bénéficier de la protection de la liberté de la presse. Elle concluait que, dès lors que les écrits en question n’étaient pas conformes à la vérité, ils étaient contraires à la loi et qu’elle-même devait bénéficier de la protection de ses droits de la personnalité. Dans son mémoire introductif d’instance, l’avocat de la requérante précisa de surcroît que sa cliente avait, à la suite des articles litigieux, rédigé une déclaration qu’elle avait transmise à tous les organes de presse, y compris au journal Hürriyet mis en cause. L’avocat ajoutait que sa cliente avait, par ce biais, répondu à toutes les allégations portées contre elle mais que le journaliste mis en cause n’avait aucunement tenu compte de sa déclaration, laquelle était citée comme suit :

« Les académiciens, les journalistes et les écrivains reçoivent des soutiens de toutes parts pour des travaux qu’ils ont définis. Des demandes de bourse sont accompagnées d’un budget définissant la contrepartie au travail fourni, d’un résumé du projet, de l’indication du temps nécessaire pour la réalisation des travaux et des frais occasionnés par ces travaux (transport, logement, traduction, etc.). Si le projet vaut d’être soutenu, une bourse est attribuée. Moi aussi j’ai postulé, en février 1997, avec mon projet qui allait par la suite devenir « Le livre de Mehmet – Les soldats ayant combattu dans le Sud-Est racontent », à la Fondation John D. & Catherine T. Mac Arthur. Le projet d’une année englobe en sus des frais de recherche, de documentation, de déplacements (...) de logement, de retranscription de cassettes, etc., les revenus que j’aurais gagnés si j’avais travaillé pendant douze mois, parce que, durant toute la période pendant laquelle je me consacrerais au projet, je ne pourrais travailler à rien d’autre. Cela équivalait pour l’année 1997-1998 à 59 000 dollars. Après avoir franchi deux étapes de sélection, le projet a été considéré comme méritant d’être soutenu et j’ai obtenu la bourse. Il ne s’agit pas d’une commande. La seule condition liée à la bourse était de faire figurer le nom de la fondation dans les remerciements (...) lors de la publication des travaux. A cet égard, je suggère de regarder la partie « remerciements » de tous les ouvrages de recherche. Je ne me souviens d’aucun exemple dans lequel le montant de la contribution serait mentionné (...) La Fondation John D. & Catherine T. Mac Arthur a été créée en 1978, elle a son siège à Chicago, elle est privée et indépendante. Il s’agit de l’une des dix plus importantes fondations des Etats-Unis. Son but : « soutenir les travaux individuels et collectifs visant au développement de l’humanité » (...) La fondation a en outre un programme général destiné à soutenir l’excellence et la diversité dans la presse et un programme de bourse Mac Arthur visant à soutenir les individus de premier plan qui se distinguent par leur créativité. (...) « Le livre de Mehmet » a été publié en avril 1999 (...) Les divers médias turcs (...) ont beaucoup écrit sur ce livre. Les articles se sont accordés sur une phrase : « Ce livre est un travail objectif, à lire absolument ». « Le livre de Mehmet » a été interdit à son deuxième mois [de parution]. Nous avons été poursuivis (...) Nous avons été acquittés en septembre 2000 par le tribunal de première instance et en avril 2001 par la Cour de cassation. « Le livre de Mehmet » est maintenant libre. Moi aussi. En raison des poursuites, le livre a reçu le soutien de l’opinion publique nationale et étrangère. Faut-il expliquer que ce soutien est en partie un soutien à « la liberté d’expression » ? Outre les Etats-Unis, de nombreux fonctionnaires de consulats occidentaux ont suivi le procès parce qu’ils le considéraient comme un [moyen d’] évaluer la liberté d’expression. « Le livre de Mehmet » n’est pas non plus la première affaire qu’ils suivent (...) L’affirmation selon laquelle la fondation agirait en tant que caisse de la CIA (...) est maintenant présentée. En fait, si quelqu’un est à même d’établir qu’une fondation ou une autre organisation agit pour le compte d’une agence du renseignement, ce ne peut être qu’un agent du renseignement lui-même. Je me sens incompétente dans ce domaine (...) »

22. Dans leur défense, les intimés nièrent les faits reprochés et exposèrent que la requérante avait perçu 59 000 dollars de la fondation Mac Arthur, liée selon eux à la CIA, et que les écrits attaqués ne comportaient pas de mots ou de phrases qui fussent injurieux.

23. Le 17 juin 2004, le TGI rejeta la demande de la requérante. Dans sa motivation, il relevait que le livre de la requérante comportait, aussi bien dans sa préface que dans son contenu, des expressions de nature à heurter les forces armées et les forces de sécurité turques, pour lesquelles la requérante avait été acquittée. Il soulignait toutefois que, en vertu du dernier alinéa de l’article 53 § 1 de la loi sur les obligations, les jugements d’acquittement rendus en matière pénale ne liaient pas les juridictions civiles. Il estimait qu’il ressortait de l’examen du livre litigieux, des pièces du dossier et des articles publiés que la requérante avait bien perçu 59 000 dollars de la fondation Mac Arthur et qu’elle les avait utilisés pour écrire cet ouvrage, ce que critiquait l’auteur des articles litigieux. Il considérait que le langage utilisé dans les articles litigieux était lourd mais que, tout en étant blessants, les propos en cause restaient dans les limites de la critique.

24. La requérante se pourvut en cassation contre ce jugement.

25. Le 1er novembre 2005, la Cour de cassation infirma le jugement de première instance. Dans sa motivation, après avoir rappelé l’importance de la liberté de presse et de la protection constitutionnelle et légale dont cette liberté jouissait, elle rappelait également les limites de celle-ci lorsque les droits de la personnalité d’autrui étaient en cause. Elle procédait à une mise en balance des différents intérêts en présence au regard de l’intérêt public. Examinant le contenu des éditoriaux litigieux, elle relevait les extraits suivants : « Nadire Mater a certainement payé les impôts relatifs à ces 59 000 dollars ! Mais ce qui est plus important, c’est pourquoi elle a pris cet argent, à quel type de marchandage elle s’est livrée avec l’Amérique (...) », « Fais parler comme tu veux les personnes sans nom, fais-les raconter ! Ou alors raconte toi-même par leur bouche (!) et empoche les 59 000 dollars ! », « Les anciens gauchistes qui prennent goût à travailler pour de l’argent avec les étrangers (...) à préparer des livres, font bien leur travail ! Les principes, les croyances, etc., sont caducs », « Revenons-en au livre à 59 000 dollars qui fait l’éloge du PKK », « Madame Nadire, vous en prendrez-vous aussi à la Turquie au nom du gauchisme et du PKK, pourvu que l’argent coule à flots vers vos semblables ? Dépensez (...) les devises pompées des Etats-Unis et de l’Union européenne ! », « En Turquie, désormais, les différences entre gauche/droite, croyants/laïcs disparaissent. La différence fondamentale se place entre honorables et non honorables (...) Nous voyons l’équipe sans honneur parmi [les gens] de droite, les croyants, les laïcs (...) Ils sucent le sang de la Turquie », « Dans le livre, le PKK est porté aux nues tandis que d’incroyables insultes pleuvent sur l’armée turque et ses soldats », « Nadire Mater et (...) ses semblables sont une goutte d’eau dans l’océan. L’Amérique et l’Europe leur tendent de l’argent et se servent d’eux », « Nadire, dans son site, recourt au mensonge », « Mater perçoit 59 000 dollars (environ 76 milliards de livres) de l’Amérique pour écrire un livre qui dénigre l’armée turque et ses soldats ». La Cour de cassation estima que ces passages portaient atteinte aux droits de la personnalité de la requérante. Elle infirma en conséquence le jugement de première instance, estimant que la requérante aurait dû se voir accorder une indemnité pour préjudice moral.

26. Le 19 juillet 2006, elle rejeta le recours en rectification formé contre cet arrêt.

27. Le 23 novembre 2006, le TGI, saisi sur renvoi, persista, pour les mêmes motifs, dans son jugement initial de rejet de la demande de la requérante. Il estima notamment que, même si le style de l’auteur des écrits litigieux était dur et blessant, ces écrits, considérés dans leur ensemble, relevaient du champ de la critique.

28. La requérante se pourvut en cassation.

29. Le 4 juillet 2007, l’assemblée plénière des chambres civiles de la Cour de cassation infirma le jugement de première instance au motif procédural que le dispositif de ce jugement n’était pas conforme à l’article 388 du code de procédure civile en ce qu’il se serait contenté de renvoyer à son précédent jugement par la mention « persiste dans le jugement antérieur ».

30. Le 27 novembre 2007, saisi sur renvoi, le TGI rejeta à nouveau la demande de la requérante, pour les mêmes motifs, par un jugement dont le dispositif était rédigé conformément aux exigences mentionnées dans l’arrêt de l’assemblée plénière des chambres civiles.

31. La requérante se pourvut à nouveau en cassation.

32. Par un jugement du 19 mars 2008, l’assemblée plénière des chambres civiles de la Cour de cassation confirma le jugement de première instance. Dans sa motivation, la Cour de cassation rappelait l’importance de la liberté de la presse et ses limites au regard des droits de la personnalité d’autrui. Elle procédait à une mise en balance des intérêts concurrents en présence en examinant le contenu des éditoriaux litigieux. Elle concluait notamment comme suit :

« L’article 28 de la Constitution et l’article 1 de la loi no 5680 sur la presse mentionnent le principe de la liberté d’expression. Lorsque le droit à la liberté d’expression et les droits de la personnalité sont mis en concurrence, il convient d’accorder une importance prédominante à l’un des droits en cause, en fonction des faits de l’espèce. Le critère [permettant de trancher] est l’intérêt public. Une publication ne doit se faire qu’une fois l’intérêt de la société pris en compte. En outre, une publication [faite] dans la presse doit rester dans des limites objectives. Elle doit être véridique, prendre en compte l’intérêt de la société et l’actualité, et préserver l’équilibre entre la forme et le fond. La contrariété à la loi est levée et, partant, la presse ne peut être tenue pour responsable lorsque la publication de l’information en cause revêt un intérêt pour la société, lorsque l’information est véridique et d’actualité ou lorsque les critiques y sont formulées de façon à ce que l’équilibre entre la forme et le fond soit préservé.

Dans le cas d’espèce, (...) le litige porte sur la question de savoir si, lorsqu’il a porté à la connaissance du public le livre écrit par la plaignante (...) l’auteur intimé a ou non dépassé les limites de la critique admissible, s’il y a eu ou non atteinte aux droits de la personnalité de la plaignante (...)

L’auteur des éditoriaux a, tout en portant le livre à la connaissance du public, en éclairant le public, critiqué le contenu de l’ouvrage. Il a exprimé sa critique dans un style incisif. Dans la mesure où la plaignante est l’auteur du livre, l’interprétation des faits racontés dans le livre et l’expression de points de vue opposés montrent que les limites de la critique n’ont pas été dépassées. Les [articles en cause] sont d’actualité et véridiques. L’équilibre entre le fond et la forme a été réalisé et respecté. Il y a un intérêt du public à la publication et à l’information. On ne saurait donc parler de contrariété à la loi. En prenant en compte tous ces éléments, il est conclu que les articles litigieux ne constituent pas une atteinte aux droits de la personnalité de la plaignante. »

33. Sur l’avis de notification de cet arrêt est écrite la date du 5 mai 2008. Selon la fiche de suivi postal relative à cette notification, obtenue sur le site Internet des services postaux turcs par l’avocat de la requérante, la notification a été remise à un proche du destinataire le 6 mai 2008.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

34. La requérante allègue que les articles litigieux contiennent des insultes, attaquent gravement son intégrité professionnelle et portent atteinte à son droit au respect de sa vie privée. Elle se plaint aussi d’avoir été victime d’une campagne de presse qui l’aurait désignée comme cible et lui ferait craindre pour sa vie. Elle ajoute qu’il existe de nombreux exemples de journalistes ayant été poignardés en pleine rue en raison de leurs déclarations, de leurs idées politiques ou de leurs écrits. Elle invoque les articles 2, 6, 8 et 10 de la Convention à l’appui de ses allégations.

Eu égard aux circonstances dénoncées par la requérante et à la formulation de ses griefs, la Cour examinera ces derniers sous l’angle de l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »

35. Le Gouvernement combat la thèse de la requérante.

A. Sur la recevabilité

36. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la présente requête pour incompatibilité ratione materiae. Il soutient que les propos dénoncés par la requérante ne sont pas de nature à affecter sa vie privée. A cet égard, il indique que l’intéressée est l’auteur d’un livre ayant suscité un large débat public et que c’est dans ce contexte qu’il convient de considérer les articles litigieux. Il précise, comme l’aurait reconnu la juridiction de première instance, que ces articles pouvaient heurter sans pour autant être de nature à constituer une atteinte au respect de la vie privée de la requérante et que, dans la mesure où ils ne concernaient pas des aspects liés à sa vie privée, ils ne pouvaient lui porter préjudice.

37. Le Gouvernement excipe en outre de la tardiveté de la requête. Il soutient que la décision interne définitive à prendre en compte est la décision de la Cour de cassation du 19 mars 2008, déposée au greffe de la juridiction de première instance le 28 avril 2008. Or la présente requête aurait été introduite le 5 novembre 2008, soit plus de six mois plus tard.

38. La requérante combat les dires du Gouvernement et soutient que le délai de six mois court à compter de la date de la notification de l’arrêt de la Cour de cassation du 19 mars 2008, à savoir le 6 mai 2008. Elle fournit, à titre de justificatif, une fiche de suivi postal obtenue sur le site Internet des services postaux turcs.

39. La Cour estime que l’examen de l’applicabilité de l’article 8 de la Convention pose de sérieuses questions de fait et de droit qui sont liées au fond du grief tiré de cet article et qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête. Partant, elle décide de le joindre au fond.

40. Elle souligne par ailleurs que, selon sa jurisprudence, lorsque le requérant est en droit de se voir signifier d’office une copie de la décision interne définitive, il est plus conforme à l’objet et au but de l’article 35 § 1 de la Convention de considérer que le délai de six mois commence à courir à la date de la signification de la copie de la décision (Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1997‑V). En l’espèce, elle observe, au vu des pièces du dossier, que l’avis de notification de l’arrêt de la Cour de cassation du 19 mars 2008 mentionne la date du 5 mai 2008, mais que, selon la fiche de suivi postal relative à cette notification, obtenue sur un site Internet des services postaux par l’avocat de la requérante, la notification a été délivrée le 6 mai 2008.

41. La Cour observe cependant que cette dernière circonstance demeure sans incidence sur le respect du délai de six mois. En effet, à supposer même que l’avocat de la requérante ait obtenu notification de l’arrêt en question le 5 mai 2008 et non le 6 mai 2008, la présente requête doit être considérée comme introduite dans le respect du délai fixé par l’article 35 § 1 de la Convention. En effet, dans ce cas, le délai a commencé à courir le 6 mai 2008 et a expiré normalement le 5 novembre 2008, à minuit. La présente requête a été introduite à cette dernière date, dans le respect du délai de six mois (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, §§ 44‑45, 29 juin 2012). Partant, il convient de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement sur ce point.

42. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

43. Le Gouvernement soutient que la juridiction de première instance a rejeté la demande de la requérante au motif que les articles litigieux, bien que de nature à blesser l’intéressée, restaient dans les limites de la critique. Dès lors, selon lui, une éventuelle condamnation des personnes attaquées à cause de ces articles aurait été contraire à l’article 10 de la Convention. A cet égard, le Gouvernement se réfère à la jurisprudence de la Cour selon laquelle la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Il ajoute que, pour la Cour, cette liberté vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou qui ne suscitent pas de réaction particulière, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent, et qu’ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il ne serait pas de « société démocratique ».

44. Faisant ensuite référence à l’affaire Von Hannover c. Allemagne (no 59320/00, CEDH 2004‑VI), le Gouvernement expose que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation. En l’espèce, le tribunal de première instance aurait rejeté la demande de la requérante en considérant que les articles en question, même s’ils étaient de nature à blesser l’intéressée, relevaient de la critique. En concluant en ces termes, il aurait rendu une décision conforme à la jurisprudence de la Cour relative à la liberté d’expression.

45. Le Gouvernement ajoute que les articles dénoncés par la requérante comme étant diffamatoires à son égard ne concernaient pas sa vie privée. Ils auraient porté sur un livre dans lequel, par le biais d’interviews menées auprès de quarante-deux anciens appelés, l’intéressée aurait fait passer un message sur l’armée et sur le rôle de celle-ci dans la lutte contre le terrorisme, et qui aurait suscité un débat public. Les articles publiés dans le contexte de ce débat n’auraient donc pas porté préjudice au droit de la requérante au respect de sa vie privée.

46. Selon le Gouvernement, le tribunal – en rejetant la demande d’indemnisation de la requérante au motif que les articles en cause relevaient de la critique même s’ils étaient de nature à blesser l’intéressée – n’a pas outrepassé sa marge d’appréciation. Toujours selon le Gouvernement, ces articles auraient accusé la requérante d’avoir publié des interviews fictives, d’avoir reçu de l’argent illicite d’une fondation américaine et de faire de la propagande en faveur du PKK. De tels propos n’auraient pas été de nature à porter atteinte au droit de la requérante au respect de sa vie privée, mais s’inscriraient dans un débat public provoqué par la publication du livre de la requérante concernant les forces armées et leur rôle dans la lutte contre le terrorisme.

47. La requérante précise qu’elle exerce le métier de journaliste depuis trente ans et que son nom compte au nombre de ceux qui sont connus et respectés du public. Elle dit avoir effectué un travail sur un sujet – la question kurde – à propos duquel il est encore difficile aujourd’hui de parler et d’écrire en Turquie, ce qui est, à ses yeux, la raison pour laquelle elle a fait l’objet de poursuites pénales. Cette procédure aurait été suivie par de nombreux organes de presse, des défenseurs des droits, des journalistes, des écrivains et des lecteurs à l’échelle tant nationale qu’internationale. La requérante soutient que sa famille, ses proches et elle-même auraient vécu de ce fait une période particulièrement stressante et inquiétante durant laquelle elle aurait été sujette à des attaques graves – qu’elle qualifie de lynchage médiatique – de la part d’une partie de la presse et de l’opinion publique. Elle aurait alors sérieusement craint pour ses proches et aurait vécu des périodes où elle avait peur de sortir dans la rue.

48. Elle soutient en outre que les articles litigieux, qui auraient comporté des insultes et des attaques graves contre elle, ont eu une place et une importance particulières du fait d’avoir été publiés durant dix jours, du 24 juillet 2001 au 7 août 2001, dans Hürriyet qui est, à ses yeux, le journal le plus ancien, le plus réputé et au tirage le plus important de Turquie. Or la procédure qu’elle a intentée de ce fait aurait été rejetée après plus de sept ans.

2. Appréciation de la Cour

49. La présente espèce porte sur des articles dont la requérante allègue qu’ils ont, par leur contenu, porté atteinte à sa vie privée et à son intégrité professionnelle. A cet égard, la Cour rappelle que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI). Elle réitère que la réputation d’une personne, même si cette personne est critiquée dans le cadre d’un débat public, fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale et qu’elle relève dès lors aussi de sa « vie privée » (Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007). L’article 8 trouve donc à s’appliquer en l’espèce. Il convient dès lors de rejeter l’exception préliminaire que le Gouvernement a soulevée pour incompatibilité ratione materiae de la requête avec la Convention.

50. La Cour observe ensuite que la requérante ne se plaint pas d’une action de l’Etat mais du manquement de celui-ci à protéger sa vie privée contre l’ingérence de tiers. Il lui incombe donc de déterminer si l’Etat, dans le contexte des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit de la requérante à la protection de sa réputation, qui constitue un élément de sa « vie privée », et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention (Pfeifer, précité, § 38, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 99, CEDH 2012).

51. Si la mise en balance entre ces deux droits s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011).

52. A cet égard, la Cour rappelle que, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque contre la réputation personnelle doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009). Elle rappelle en outre qu’on ne saurait invoquer l’article 8 de la Convention pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions (Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, § 49, CEDH 2004-VIII).

53. La Cour rappelle par ailleurs le rôle essentiel de la presse dans une société démocratique. Si elle ne doit pas franchir certaines limites tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui, il incombe néanmoins à la presse de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997‑I). En outre, bien que la liberté journalistique comprenne aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313), elle est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999‑III, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I).

54. En effet, la Cour reconnaît qu’une distorsion de la réalité, opérée de mauvaise foi, peut parfois transgresser les limites de la critique acceptable : une affirmation véridique peut se doubler de remarques supplémentaires, de jugements de valeur, de suppositions, voire d’insinuations, susceptibles de créer une image erronée aux yeux du public (voir, par exemple, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 45, 27 mai 2004).

55. Ainsi, la mission d’information comporte nécessairement des devoirs et des responsabilités ainsi que des limites que les organes de presse doivent s’imposer spontanément. C’est particulièrement le cas lorsque le récit médiatique tend à imputer des faits d’une particulière gravité à des personnes nommément citées, une telle imputation comportant le risque de désigner ces personnes à la vindicte publique (Falakaoğlu et Saygılı c. Turquie, no 11461/03, § 27, 19 décembre 2006).

56. Dans les circonstances de l’espèce, il appartient à la Cour de rechercher si les juridictions nationales ont manqué à protéger la requérante contre une critique excessive. A cet égard, elle observe que le différend entre les parties dans la présente affaire porte pour une large part sur la qualification – déclaration de fait ou jugement de valeur – à donner aux articles litigieux. Elle réitère sur ce point qu’il y a lieu de distinguer entre faits et jugements de valeur et que, si la matérialité des faits peut se prouver, les jugements de valeur ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 103).

57. Il n’en demeure pas moins que la mise en cause directe de personnes déterminées implique l’obligation de fournir une base factuelle, et que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 99, CEDH 2004‑XI).

58. Dans la présente affaire, la Cour procédera à une appréciation des circonstances litigieuses à la lumière des critères pertinents se dégageant de sa jurisprudence (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-112). A cet égard, elle estime que pour apprécier l’existence d’une atteinte au droit à la vie privée de la requérante, elle doit analyser les articles litigieux en tenant compte de leur teneur mais aussi de l’ensemble des circonstances dans lesquelles ils s’insèrent. A cet égard, elle observe tout d’abord que la requérante est une personnalité publique dont la notoriété s’est encore accrue avec la publication du « Livre de Mehmet ». Les poursuites pénales dont elle a fait l’objet en raison de cet ouvrage ont par ailleurs fait l’objet d’une publicité importante. En ce sens, les articles incriminés portaient sur des thèmes d’intérêt général et d’actualité puisqu’ils se rapportaient au contenu d’un livre dont le sujet – les agissements de l’armée dans le Sud-Est de la Turquie dans le cadre de la lutte contre le PKK – avait, d’après la requérante, suscité lors de sa parution une vive polémique, relayée par les médias (paragraphe 47 ci-dessus).

59. Procédant ensuite à un examen scrupuleux du contenu des écrits litigieux, la Cour observe que ceux-ci – par le style employé tant dans les titres que dans les articles eux-mêmes – interpellaient directement le lecteur au sujet des faits qui y étaient énoncés. Le ton des articles litigieux était incisif et ironique, les allusions négatives y étaient nombreuses et le journaliste exprimait clairement son scepticisme quant à la véracité des interviews constituant l’ouvrage de la requérante. Ces articles interpellaient en outre directement la requérante l’enjoignant, à maintes reprises, à répondre aux diverses sollicitations et questions du journaliste portant sur son livre. Ils renfermaient également des imputations factuelles relatives notamment à l’octroi, par une fondation américaine présentée tout d’abord comme ayant des liens avec la CIA, d’une somme d’argent à la requérante pour la rédaction de son livre et étaient assortis d’interprétations subjectives de celles-ci. Certains passages étaient particulièrement acerbes à l’endroit de la requérante, l’éditorialiste se livrant à des conjectures quant aux motivations idéologiques et financières qui auraient poussé l’intéressée à écrire cet ouvrage.

60. La Cour reconnaît donc que le langage utilisé peut passer pour provocateur. Elle réitère à cet égard que, s’il est vrai que tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites, notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est cependant permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, § 54, 19 juin 2012), c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos (Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006‑XIII).

61. Par ailleurs, que les allégations du journaliste mis en cause s’analysent en des imputations de faits ou en des jugements de valeur, la Cour observe qu’elles n’étaient pas dépourvues de bases factuelles s’agissant notamment de la somme perçue par la requérante de la fondation Mac Arthur pour écrire cet ouvrage. Elle souligne de plus que, dans les éditoriaux litigieux, les conjectures et interprétations diverses du journaliste mis en cause quant aux motivations de la requérante pour écrire ce livre étaient reconnaissables en tant que commentaires personnels et expression d’opinions, et aisément perceptibles comme tels par le lecteur.

62. La Cour accorde en outre de l’importance au fait qu’un résumé d’une déclaration de la requérante, exposant en quoi avait consisté le financement que lui avait accordé la fondation Mac Arthur et comment elle avait obtenu un tel financement, a été publié dans le quotidien Hürriyet. Elle observe qu’ont également été publiés un résumé d’une déclaration du président de la fondation en cause par laquelle il contestait tout lien de la fondation avec la CIA, ainsi qu’un résumé des explications relatives au financement du site Internet BIA par l’Union européenne (paragraphes 18 ci-dessus).

63. La Cour n’ignore pas que la publication de ces explications était elle-même assortie de commentaires de la part du journaliste mis en cause. Il n’en demeure pas moins que les propos de la requérante par lesquels elle rappelait avoir été acquittée des chefs d’insultes et de dépréciation de l’armée turque ont été portés à la connaissance du public.

64. Certes, la requérante a fait, pendant une dizaine de jours, l’objet d’articles constitutifs d’une critique virulente à son endroit. Cela étant, ces articles consistaient en des éditoriaux qui, s’ils se caractérisaient par une grande liberté de ton, ne contenaient pas d’insultes personnelles à l’endroit de la requérante ni d’appel à la violence à son encontre. Leur contenu ne permet pas en ce sens d’établir qu’ils aient pu être en soi, de nature à menacer l’intégrité physique de la requérante ou celle de ses proches.

65. Enfin, examinant les critères mis en œuvre par les juridictions internes pour juger des articles litigieux, la Cour observe que les tribunaux nationaux ont souligné à la fois l’importance de la liberté de la presse et ses limites au regard des droits de la personnalité d’autrui. L’affaire a ainsi été examinée trois fois par la Cour de cassation avant que son assemblée plénière des chambres civiles conclût, après avoir soupesé les différents intérêts en jeu, que les écrits litigieux s’inscrivaient dans les limites de la critique admissible (paragraphe 30 ci-dessus).

66. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent et dans la mesure où les articles mis en cause par la requérante n’ont pas franchi les limites de la critique acceptable, la Cour conclut à la non-violation de l’article 8 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour incompatibilité ratione materiae de la requête à la Convention et la rejette ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

* * *

[1]1. Mehmet est le nom par lequel on désigne un soldat turc.

[2]. Remercié dans la préface du livre de la requérante.

[3]. Information fausse, en langage journalistique.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-122369
Date de la décision : 16/07/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Exception préliminaire jointe au fond et rejetée (Article 35-3 - Ratione materiae);Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : MATER
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : EYUBOGLU O.M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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