La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

16/07/2013 | CEDH | N°001-122366

CEDH | CEDH, AFFAIRE ABİK c. TURQUIE, 2013, 001-122366


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ABİK c. TURQUIE

(Requête no 34783/07)

ARRÊT

STRASBOURG

16 juillet 2013

DÉFINITIF

16/10/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Abik c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša V

učinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 juin 2013,

Rend l’arrêt que voici...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ABİK c. TURQUIE

(Requête no 34783/07)

ARRÊT

STRASBOURG

16 juillet 2013

DÉFINITIF

16/10/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Abik c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 juin 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 34783/07) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Ercan Abik et Mme Nimet Abik (« les requérants »), ont saisi la Cour le 30 juillet 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me K. Derin, avocat à Adana. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants soutiennent en particulier que le décès de leur fils est dû à un usage excessif de la force. Ils invoquent à cet égard l’article 2 de la Convention. Ils se plaignent en outre que l’enquête relative au décès de leur fils n’ait pas été conduite conformément aux exigences procédurales découlant de l’article 6 de la Convention.

4. Le 23 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants, M. Ercan Abik et Mme Nimet Abik, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1969 et 1972 et résidant à Adana. Ils sont le père et la mère de Fevzi Abik (« F.A. »), né en 1990 et décédé le 16 août 2006.

6. La version des faits des requérants se présente comme suit. Le 12 août 2006, vers 21 heures, quatre policiers de la section antiterroriste d’Adana, en patrouille de nuit dans le quartier de Gülbahçe, ont vu leur fils, F.A., et C.K. distribuer des tracts illégaux en faveur de l’organisation illégale PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Ils ont sommé F.A. et C.K. de s’arrêter. Ceux-ci ont pris la fuite. Les policiers ont tiré sur eux, les blessant tous les deux. Par la suite, leur fils a succombé à ses blessures.

7. Indiquant se référer à un procès-verbal d’incident établi par les policiers le jour de l’incident, le Gouvernement rapporte les faits comme suit.

Le 12 août 2006, la police d’Adana avait été informée de l’organisation pour le lendemain de manifestations illégales par les partisans du PKK. Vers 21 h 20, alors qu’ils étaient à bord d’une voiture de patrouille banalisée, les policiers I.O., E.Y., R.G. et H.Y. avaient remarqué trois personnes qui se trouvaient à environ 15-20 mètres d’eux, au début de la rue no 142 du quartier de Gülbahçe. Ayant arrêté la voiture et éclairé la rue avec les phares, ils avaient vu trois suspects distribuer des tracts de maison en maison. Se présentant comme étant des policiers, ils les avaient sommés de s’arrêter. Nonobstant cet avertissement, les suspects avaient pris la fuite et les policiers les avaient poursuivis en courant. Le policier H.Y. suivait ses collègues en voiture en éclairant la direction dans laquelle les suspects s’étaient enfuis. Pendant la poursuite, quatre ou cinq coups de feu avaient été tirés derrière les policiers. L’un des suspects était tombé au sol et les autres s’étaient enfuis. Le phare arrière gauche du véhicule de la police avait été touché. Les policiers s’étaient mis à l’abri, R.G et E.Y. avaient tiré chacun un tir d’avertissement en l’air pour intimider les auteurs inconnus des coups de feu. Ils étaient restés à l’abri jusqu’à la cessation des tirs. Immédiatement après, l’officier de police I.O. avait fait une annonce d’urgence et signalé l’incident. A ce moment-là, H.Y. avait remarqué, sans pouvoir les identifier dans l’obscurité, deux personnes derrière le véhicule. Le suspect blessé avait été conduit à l’hôpital.

8. Le même jour, trois policiers se rendirent sur les lieux de l’incident aux environs de 22 h 15. Suivant les instructions du procureur, ils prirent des photographies et procédèrent à la recherche d’éléments de preuve. Ils recueillirent notamment quatre tracts, deux douilles de calibre 7.65 mm, deux douilles portant les numéros 38.75 et 10.62, et deux douilles de calibre 9 mm. Le même jour, ils procédèrent également à des prélèvements sur les mains de F.A., de C.K. et des quatre policiers.

9. Toujours le même soir, les policiers firent en outre trois croquis localisant les éléments de preuve recueillis sur les lieux. Selon ces croquis, entre une flaque de sang localisée à l’entrée de la rue et les tracts trouvés, il y avait six douilles. Les deux douilles de calibre 7.65 mm et les deux douilles portant les numéros 38.75 et 10.62 avaient été recueillies devant la maison portant le numéro 30. La distance séparant la flaque de sang et ces douilles était d’environ 30 mètres. Les deux autres douilles, de calibre 9 mm, se trouvaient entre la flaque de sang et ces quatre douilles. Sur un autre croquis, le véhicule appartenant aux policiers se trouvait également devant la maison portant le numéro 30.

10. Le 13 août 2006, aux environs de 9 heures, le procureur de garde arriva sur les lieux. Des photographies des lieux furent prises. Ensuite, le procureur se rendit au poste de police de Dağlıoğlu où le véhicule de police utilisé le jour de l’incident était garé. Il fit extraire la balle ayant touché le véhicule, et ordonna de relever les empreintes digitales des policiers impliqués dans les faits litigieux et de saisir leurs armes en vue d’un examen balistique.

11. Le 13 août 2006, C.K., qui avait reçu une balle dans la jambe, fut entendu par le procureur à l’hôpital civil d’Adana. Il déclara qu’il avait probablement été victime d’une balle perdue et qu’il n’avait pas vu l’auteur du tir.

12. Toujours le 13 août, le parquet recueillit le témoignage des policiers I.O., E.Y., R.G. et H.Y. impliqués dans l’incident. Tous les quatre confirmèrent le procès-verbal d’incident (paragraphe 7 ci-dessus). En particulier, H.Y., qui était au volant, déclara avoir vaguement remarqué, sans avoir pu les identifier, les ombres de deux personnes derrière le véhicule. R.G. et E.Y. déclarèrent notamment n’avoir pas remarqué la présence de qui que ce fût et avoir tiré en l’air.

13. Les 14 et 15 août 2006, les policiers procédèrent à l’audition de sept personnes. S.A., A.O., S.B., R.D., B.G. et P.B. déclarèrent ne pas avoir vu l’incident. Le témoin T.T. déclara que, le jour de l’incident, pendant le dîner en famille, il avait entendu des coups de feu aux environs de 21 h 30. Il aurait ensuite vu deux personnes prendre la fuite. Dans la rue, il aurait vu uniquement le véhicule des policiers et une personne allongée au sol, à 15 mètres de là. Le véhicule des policiers aurait ensuite fait demi-tour et aurait emporté la personne en question.

14. Le 16 août 2006, F.A. décéda à l’hôpital civil d’Adana.

15. Le même jour, les médecins légistes de l’institut médicolégal d’Adana procédèrent à une autopsie classique de la dépouille. Le rapport d’autopsie faisait état de la présence d’un orifice d’entrée de balle dans la tête du défunt. Il concluait que la mort était due à une hémorragie cérébrale causée par l’impact d’une balle tirée à longue distance avec un pistolet de calibre 7.65 mm.

16. Toujours le 16 août 2006, le laboratoire attaché au service criminel de la direction de la sûreté d’Adana établit un rapport d’expertise. Il en ressortait que deux douilles de type Parabellum, deux douilles de type Browning et deux douilles de types Makarov ainsi qu’une balle de calibre 7.65 mm – extraite de la jambe de C.K. – et une balle de calibre 9 mm – extraite du véhicule de police – avaient été soumis à des analyses. Le rapport concluait que les deux douilles de type Parabellum provenait des pistolets d’E.Y. et de R.G., et que les deux douilles de calibre 9 mm et les deux balles de calibre 7.65 mm et de calibre 9 mm ne provenaient pas des armes des policiers.

17. Selon un rapport d’expertise du 17 août 2006 dressé par le laboratoire criminalistique de la police d’Adana, la présence de résidus de tir dans tous les prélèvements faits sur les deux mains de R.G. et d’E.Y. avait été décelée. En outre, des résidus de tir avaient été retrouvés sur la paume et sur la partie extérieure de la main gauche de H.Y. et sur la paume de la main droite d’I.O.

18. Le 31 août 2006, l’avocat des requérants porta plainte contre les quatre policiers qui avaient été chargés de patrouiller le soir de l’incident dans le quartier de Gülbahçe. Il demanda notamment au parquet d’organiser une reconstitution des faits.

19. Les 6 et 20 septembre 2006, le parquet recueillit les dépositions des policiers I.O., E.Y., R.G. et H.Y. en qualité de suspects. Ceux-ci confirmèrent le procès-verbal d’incident et leurs dépositions initiales (paragraphe 12 ci-dessus).

20. Le 19 septembre 2006, l’institut médicolégal présenta un rapport d’expertise. Selon ce rapport, la balle extraite de la tête du défunt et celle extraite de la jambe de C.K. ne provenaient pas des quatre pistolets de calibre 9 mm appartenant aux policiers. Il en allait de même pour les deux douilles de type Thokareff de calibre 9 mm retrouvées sur les lieux de l’incident. S’agissant des deux autres douilles de calibre 9 mm, le rapport concluait qu’elles provenaient d’une seule et même arme, celle de R.G.

21. Le 8 novembre 2006, le procureur de la République entendit à nouveau R.G. et E.Y. sur la contradiction qu’il aurait vue entre leurs déclarations et les conclusions du rapport du 19 septembre 2006. Il indiqua à cet égard que, alors que les deux policiers précisaient n’avoir tiré chacun qu’une seule fois en l’air, selon le rapport précité les deux tirs avaient été effectués par le pistolet appartenant à R.G. Les deux suspects déclarèrent qu’il devait s’agir d’une erreur matérielle.

22. A la suite d’une demande des requérants, le procureur entendit les témoins A.D., H.A., A.C., B.C. et U.A. le 22 novembre 2006.

A.D. déclara notamment qu’elle n’avait pas vu l’incident.

H.A. affirma avoir entendu deux coups de feu et vu dans la rue quatre policiers et une personne allongée par terre. Elle déclara que, à son avis, les policiers avaient tiré sur cette personne car il n’y avait personne d’autre sur les lieux.

A.C. affirma avoir vu par la fenêtre trois enfants en fuite poursuivis par un minibus blanc. Il déclara avoir fermé la fenêtre et ne pas avoir vu la manière dont l’un des enfants avait été blessé.

B.C. déclara avoir entendu uniquement deux coups de feu. Une de ses voisines, A.D., lui aurait dit que les policiers avaient abattu une personne. Elle aurait ensuite appris qu’A.D. était revenue sur ses déclarations.

U.A. déclara ne pas avoir été témoin de la scène.

23. Le 1er février 2007, le procureur rendit un non-lieu pour absence de preuves suffisantes pour permettre de conclure que les agents de l’Etat avaient tiré sur le fils des requérants. Pour arriver à cette conclusion, il avait pris en compte notamment les résultats de l’enquête. A cet égard, il observait que, dans la lettre du 4 septembre 2006, la direction générale de la sûreté avait informé le parquet que les fonctionnaires de police en question utilisaient des pistolets de calibre 9 mm, alors que les balles ayant causé la mort du fils des requérants et blessé C.K. provenaient d’un pistolet de calibre 7.65 mm. Il observait également qu’au moment des faits une autre balle, d’un pistolet de calibre 7.65 mm, avait atteint le véhicule de police, et que, dans leurs dépositions, les policiers mis en cause avaient déclaré que, après avoir sommé les trois personnes qui distribuaient des tracts de s’arrêter, ils avaient entendu quatre ou cinq coups de feu et vu que l’une de ces personnes avait été touchée. Il ajoutait que, par la suite, deux de ces policiers avaient tiré deux coups de feu en l’air pour se protéger et que, dans leurs dépositions, les témoins A.D., O.A., H.A., B.C. et A.C. avaient déclaré ne pas avoir vu la scène. Le procureur indiquait que, selon le rapport d’expertise, les mains des quatre policiers présentaient des traces de poudre, ce qui signifiait à ses yeux soit qu’ils avaient fait usage d’armes à feu soit qu’ils avaient été en contact avec des personnes ayant utilisé des armes. Selon le procureur, deux policiers avaient probablement eu ces traces de poudre parce qu’ils avaient été en contact avec leurs deux collègues qui avaient tiré deux coups de feu en l’air.

Se fondant sur les éléments ci-dessus, le procureur exposait en outre ce qui suit :

« En conclusion : [F.A.] a été tué par un pistolet de calibre 7.65 mm ; les balles qui ont été extraites de la tête du défunt et de la jambe de [C.K.] étaient de calibre 7.65 mm ; la balle ayant touché le véhicule de la police était de calibre 7.65 mm. Or les armes appartenant aux policiers étaient de calibre 9 mm. Il n’existe aucune déclaration indiscutable selon laquelle les policiers auraient tiré sur le [fils des requérants] (...) Il convient donc de conclure qu’il n’y a pas lieu d’engager des poursuites contre les suspects (...) »

24. Le 16 février 2007, les requérants formèrent opposition contre le non-lieu. Ils soutinrent que le parquet, nonobstant leur demande, n’avait pas procédé à une reconstitution des faits sur les lieux de l’incident en leur présence et que l’enquête qu’il avait menée était dès lors lacunaire. Ils déclarèrent notamment :

« (...) Les déclarations des suspects ne coïncidaient pas avec le croquis de l’incident du 12 août 2006 et le rapport d’expertise du 17 août 2006 dressé par le laboratoire de la police criminalistique d’Adana.

Les suspects E.Y. et R.G. ont affirmé que, « lors de l’incident, [ils avaient] entendu quatre ou cinq coups de feu derrière eux, [qu’ils s’étaient] baissés le long du mur et [qu’ils avaient] tiré une fois en l’air ».

I.O. a déclaré que « suite au coup de feu, [il s’était] simplement baissé ».

H.Y. a déclaré que, suite au coup de feu, il s’était simplement baissé. Or les prélèvements sur les mains des quatre suspects ont permis de déceler des résidus de tir. Il n’a pas été recherché de quelle manière ces traces avaient pu être retrouvées sur les mains de personnes qui prétendaient ne pas avoir tiré. Il est clair que de telles traces sur les mains d’I.O. et de H.Y. ne pouvaient être expliquées par la simple présence de ceux-ci sur les lieux de l’incident.

Selon le croquis de l’incident, la distance qui séparait l’endroit où E.Y. et R.G. s’étaient baissés et celui où les coups de feu auraient été prétendument tirés [par des inconnus] était de moins de trois mètres. De même, la position du véhicule de la police par rapport à celles d’E.Y. et de R.G. et la position d’I.O. n’étaient pas indiquées dans ce croquis. Alors que ces éléments auraient dû être éclaircis par une reconstitution des faits sur les lieux, le parquet n’a pas procédé à un tel exercice.

En outre, il est étonnant de constater que les suspects, qui ont déclaré que des coups de feu avaient été tirés derrière eux, n’avaient pas riposté à ces tirs. Les suspects ont déclaré qu’ils avaient été visés par des tirs. Or seuls deux d’entre eux ont riposté en se bornant à tirer en l’air. Ces déclarations ne sont pas crédibles (...) Le parquet n’a pas suffisamment examiné ces points.

Un de nos témoins, H.A., dans sa déposition du 22 novembre 2006, a déclaré : « Le soir de l’incident, lorsque je suis sortie, j’ai vu des policiers armés en tenue civile (...) je n’ai vu personne d’autre que quatre policiers, l’enfant blessé, allongé par terre, et un autre enfant qui prenait la fuite (...) le soir de l’incident, j’ai entendu uniquement deux coups de feu (...) il n’y avait personne d’autre sur les lieux et je pense que l’enfant a été blessé par un tir des policiers (...) »

Le témoin A.C., dans sa déposition du 22 novembre 2006, a déclaré : « Il faisait sombre. J’ai entendu deux coups de feu (...) »

Le témoin B.C., dans sa déposition du 22 novembre 2006, a déclaré : « J’ai entendu deux tirs (...) Dans la rue, j’ai vu des personnes prendre la fuite et un minibus les poursuivre (...) J’ai demandé à [A.D.], une voisine, ce qui se passait. Elle m’a dit que les policiers avaient abattu une personne et qu’elle avait traîné le blessé de côté pour qu’il ne soit pas écrasé par le minibus, qu’ensuite les policiers étaient venus le chercher et qu’ils avaient demandé si elle connaissait cet enfant (...) »

25. Par une décision du 23 mars 2007, le président de la cour d’assises de Tarsus rejeta l’opposition des requérants et confirma le non-lieu attaqué.

26. Par un arrêt du 12 avril 2007, la cour d’assises d’Adana acquitta C.K. du chef de la propagande en faveur d’une organisation terroriste. Dans ses attendus, elle relevait notamment que, lors de son hospitalisation, C.K. avait déclaré que les policiers avaient tiré sur lui, mais qu’il était toutefois revenu sur ses déclarations lorsqu’il avait déposé devant le procureur.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 6 DE LA CONVENTION

27. Invoquant d’abord l’article 2 de la Convention, les requérants affirment que leur fils a été tué par les forces de l’ordre. En tout état de cause, ils soutiennent que, même dans le cas où il ne serait pas responsable du décès de F.A., l’Etat a néanmoins l’obligation d’identifier et de poursuivre le ou les auteurs éventuels de l’acte litigieux.

Invoquant ensuite l’article 6 de la Convention, les requérants soutiennent que les autorités judiciaires ont adopté un non-lieu sans examiner le fond de l’affaire ni effectuer une reconstitution des faits après le décès de leur fils, et ils leur reprochent dès lors d’avoir mené une enquête insuffisante.

28. La Cour estime qu’il convient d’examiner sous l’angle de l’article 2 de la Convention les griefs formulés par les requérants, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (voir Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998-I).

Cette disposition se lit ainsi :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

29. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.

A. Sur la recevabilité

30. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

31. Les requérants réaffirment que leur fils a été tué par les forces de l’ordre. Selon eux, même dans le cas où il ne serait pas responsable du décès de F.A., l’Etat a néanmoins l’obligation d’identifier et de poursuivre le ou les auteurs éventuels de l’acte litigieux.

32. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants. Il renvoie au non-lieu adopté par le parquet et il soutient qu’il ne peut être tenu pour responsable du décès de F.A., qui a, selon lui, été tué par un coup de feu tiré par des inconnus.

1. Sur le décès de F.A.

33. La Cour réaffirme que l’article 2 de la Convention se place parmi les articles primordiaux de la Convention et que, combiné avec l’article 3, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV, et Finucane c. Royaume-Uni, no 29178/95, §§ 67-71, CEDH 2003-VIII). Eu égard à l’importance de la protection octroyée par l’article 2, la Cour doit se former une opinion en examinant avec la plus grande attention les griefs portant sur le droit à la vie (voir Ekinci c. Turquie, no 25625/94, § 70, 18 juillet 2000, et A.A. et autres c. Turquie, no 30015/96, § 35, 27 juillet 2004).

34. En l’espèce, la Cour examinera les questions qui se posent à la lumière des documents versés au dossier de l’affaire et des observations présentées par les parties. Elle rappelle que, pour apprécier ces éléments, elle se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », et qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants ; en outre, le comportement des parties lors de la recherche des preuves peut être pris en compte (voir Seyhan c. Turquie, no 33384/96, § 77, 2 novembre 2004).

35. La Cour note que les requérants affirment que leur fils a été tué par un tir émanant des policiers. Pour étayer leur thèse, ils se réfèrent aux déclarations des témoins entendus lors de l’enquête. Ils considèrent que, en tout état de cause, même dans le cas où l’Etat ne serait pas responsable du décès de leur fils, il a néanmoins l’obligation d’identifier et de poursuivre le ou les auteurs éventuels de l’acte litigieux, ce qu’il n’aurait pas fait.

36. La Cour observe que, le 22 novembre 2006, le procureur de la République a entendu les témoins cités par les requérants. Ces témoins n’ont pas apporté d’éclaircissements sur les circonstances dans lesquelles les coups de feu litigieux avaient été tirés. Certes, H.A. a déclaré que c’était probablement les policiers qui avaient tiré sur F.A., car, selon elle, il n’y avait personne d’autre sur les lieux de l’incident. La Cour relève toutefois que ce témoignage ne porte pas sur le moment du tir lui-même.

37. Ayant examiné les éléments de preuve qui lui ont été soumis par les parties, la Cour constate que, même s’il est vrai que de nombreux témoins ont précisé n’avoir vu que les policiers et les victimes des tirs sur les lieux de l’incident (paragraphe 13 et 22 ci-dessus), elle n’est pas en mesure d’établir si F.A. a été ou non victime d’un coup de feu tiré par l’un des agents de police ayant tenté d’arrêter les personnes qui distribuaient des tracts le soir de l’incident. Cette incapacité est en partie le résultat du manquement des autorités nationales à leur obligation de prendre un certain nombre d’importantes mesures d’investigation qui sont présentées ci‑dessous (paragraphes 42-51 ci-dessous). La Cour estime donc qu’il est plus approprié de traiter les conséquences de ces manquements lors de l’examen du grief des requérants concernant l’effectivité de l’enquête (voir, dans le même sens, Bozkır et autres c. Turquie, no 24589/04, § 54, 26 février 2013) et de rechercher si les autorités nationales ont rempli leur obligation d’identifier et de poursuivre le ou les auteurs éventuels de l’acte litigieux.

38. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’allégation selon laquelle le fils des requérants a été tué par des agents de l’Etat n’est qu’une hypothèse et qu’elle ne s’appuie pas sur des éléments suffisamment crédibles. Dans ces conditions, elle estime qu’il n’est pas établi au-delà de tout doute raisonnable que la responsabilité du gouvernement défendeur ait été engagée dans le décès du F.A.

39. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.

2. Sur l’effectivité de l’enquête

40. La Cour rappelle que l’enquête officielle exigée par l’article 2 de la Convention doit être effective en ce sens qu’elle doit permettre d’établir la cause des blessures et d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit d’une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (voir McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 113, CEDH 2001‑III).

41. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent être basées sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Avoir omis de suivre une piste d’investigation qui s’imposait de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables (voir Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (voir Velcea et Mazǎre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009).

42. Dans la présente affaire, la Cour note que les autorités ont bien mené une enquête. En effet, la police d’Adana, sous l’autorité du parquet d’Adana, a ouvert une enquête immédiatement après le drame et plusieurs mesures ont été prises pour préserver les moyens de preuve sur les lieux de l’incident. Les preuves matérielles ont été recueillies, des croquis ont été dressés, des prélèvements sur les mains des victimes et de quatre policiers ont été réalisés, et des photographies des lieux ont également été prises. De plus, le 13 août 2006, le procureur s’est rendu sur les lieux de l’incident.

43. En outre, le lendemain de l’incident, les quatre policiers présents sur les lieux ont été d’abord interrogés par le procureur en qualité de témoins. Ils ont à nouveau été entendus les 6 et 20 septembre 2006 en tant que suspects. Les témoins des événements ont été interrogés par les policiers et par le parquet (paragraphes 12 et 21 ci-dessus). Une autopsie a été faite et deux rapports d’expertise ont été dressés.

44. La Cour note également que les requérants ont activement participé à l’enquête pénale, qu’ils ont demandé et obtenu l’interrogatoire de certains témoins et qu’ils ont formé opposition contre le non-lieu adopté par le parquet et réclamé la réalisation de certaines mesures d’instruction.

45. La Cour observe que, si les organes d’enquête ont certes effectué certaines mesures d’instruction, l’enquête présente des lacunes qui ont affaibli sa capacité à élucider les circonstances exactes du drame.

46. La Cour relève tout d’abord que, à la différence du procureur qui a précisé dans l’ordonnance de non-lieu que « la balle ayant touché le véhicule de la police était de calibre 7.65 mm » (paragraphe 23 ci-dessus), selon le rapport du 16 août 2006 établi par le laboratoire attaché au service criminel de la direction de la sûreté d’Adana, la balle extraite du véhicule était de calibre 9 mm (paragraphe 16 ci-dessus). Le calibre des deux balles extraites l’une de la tête de F.A. et l’autre de la jambe de C.K. (7.65 mm) n’était donc pas le même que celui de la balle ayant touché le véhicule.

47. Par ailleurs, selon leurs déclarations, R.G. et H.Y. avaient chacun tiré en l’air à titre d’avertissement (paragraphe 23 ci-dessus). Or, dans son rapport du 19 septembre 2006, l’institut médicolégal a précisé que deux des douilles de calibre 9 mm retrouvées sur les lieux provenaient d’une seule et même arme, celle de R.G. (paragraphe 20 ci-dessus). Certes, le procureur a entendu à nouveau R.G. et E.Y. sur la contradiction apparue entre leurs déclarations et les conclusions de ce rapport. Toutefois, dans son non-lieu, il n’a donné aucune explication quant à la discordance flagrante existant entre les conclusions de cette expertise et les déclarations des policiers.

48. En outre, selon les croquis des lieux de l’incident, les deux douilles de calibre 7.65 mm et les deux douilles portant les numéros 38.75 et 10.62 se trouvaient devant la maison portant le numéro 30 devant laquelle le véhicule des policiers s’était arrêté. Quant aux deux autres douilles de calibre 9 mm, elles avaient été retrouvées entre la flaque de sang et ces quatre douilles (paragraphe 9 ci-dessus).

49. Au vu des croquis des lieux et de la position du véhicule de police, la Cour estime qu’une reconstitution présentait une importance cruciale et aurait dû être réalisée en présence des policiers suspects et des avocats des requérants. Un tel acte d’investigation aurait pu permettre à l’enquêteur, en l’espèce le procureur, d’élaborer les scénarios possibles et d’apprécier la crédibilité des déclarations des suspects. En effet, c’est seulement de cette façon qu’il aurait pu éclaircir les contradictions susmentionnées (paragraphe 47 ci-dessus), et ce d’autant plus que la présence d’inconnus sur les lieux de l’incident n’a été confirmée par aucun témoin (paragraphes 13 et 22 ci-dessus), à l’exception de H.Y., le policier qui conduisait le véhicule, qui s’est contenté de déclarer avoir vaguement remarqué les ombres de deux personnes derrière la voiture. Par conséquent, le procureur aurait dû mener des investigations plus poussées pour être en mesure de confirmer ou d’infirmer cette déclaration et d’expliquer comment deux personnes armées avaient pu – sans même être vues – s’approcher à ce point des policiers dans une rue qui était le théâtre d’une opération. La Cour estime que l’absence de mise en œuvre d’une reconstitution des faits, nonobstant la demande des requérants dans ce sens, a nui sérieusement à la capacité du procureur à contribuer à l’établissement des faits.

50. En conclusion, la Cour estime que l’enquête menée sur l’incident du 12 août 2006 ne revêtait pas une effectivité suffisante au regard de l’article 2 de la Convention. Les autorités ont dès lors failli à leur obligation de prendre toutes les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits et elles n’ont pas mené les investigations avec la diligence nécessaire. Partant, il y eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

52. Les requérants réclament chacun 30 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 50 000 EUR pour préjudice moral. Ils demandent également 2 630 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

53. Le Gouvernement conteste ces montants.

54. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 5 000 EUR au titre du préjudice moral. Par ailleurs, elle rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour estime raisonnable la somme demandée pour la procédure devant la Cour et l’accorde aux requérants.

55. Par ailleurs, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i) 5 000 EUR (cinq mille euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 2 630 EUR (deux mille six cent trente euros) aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
Greffier Président


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-122366
Date de la décision : 16/07/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Vie) (Volet matériel);Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural);Dommage matériel - demande rejetée;Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : ABİK
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DERIN K.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award