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09/07/2013 | CEDH | N°001-122172

CEDH | CEDH, AFFAIRE BOBEŞ c. ROUMANIE, 2013, 001-122172


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BOBEŞ c. ROUMANIE

(Requête no 29752/05)

ARRÊT

STRASBOURG

9 juillet 2013

DÉFINITIF

09/10/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Bobeş c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Corneliu Bîrsan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra, r>Kristina Pardalos,
Johannes Silvis, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 juin 2013,

Re...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BOBEŞ c. ROUMANIE

(Requête no 29752/05)

ARRÊT

STRASBOURG

9 juillet 2013

DÉFINITIF

09/10/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bobeş c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Corneliu Bîrsan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 juin 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29752/05) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Florentina Bobeş (« la requérante »), a saisi la Cour le 10 août 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me M. Livescu, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.

3. La requérante allègue une violation du principe de l’égalité des armes dans le procès pénal, du fait qu’elle n’aurait pas été mise en mesure d’interroger la personne ayant déposé la plainte pénale qui a été à l’origine de sa condamnation.

4. Le 7 janvier 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1953 et réside à Orleşti.

6. Entre 1995 et 2001, la requérante a été la comptable d’une société commerciale dont l’administratrice et l’actionnaire principale était une dénommée G.V. A partir du mois de novembre 2000 et pendant une année, la requérante fut mandatée pour administrer la société en raison de l’état de santé de G.V., qui nécessitait des hospitalisations répétées.

7. En janvier 2002, G.V. porta plainte pénale devant le parquet pour escroquerie, faux en écritures et gestion frauduleuse contre la requérante. Elle l’accusait d’avoir soustrait plusieurs sommes d’argent de la comptabilité de la société, et causé ainsi à cette dernière un préjudice d’environ 33 millions de lei (ROL), soit l’équivalent d’environ 1 000 euros (EUR). Ultérieurement, G.V. fit deux nouvelles déclarations au parquet indiquant que la requérante avait falsifié plusieurs ordres de paiement et qu’elle avait soustrait l’argent ainsi obtenu. Elle demanda une expertise comptable pour établir l’étendue du préjudice.

8. La requérante nia devant le parquet l’ensemble des accusations. Elle affirma qu’elle avait remis l’argent provenant des ordres de paiement à G.V. au domicile de cette dernière. Elle précisa qu’en raison des liens de confiance et d’amitié qui la liaient à G.V. et compte tenu de son état de santé, elle ne lui avait pas demandé de signer ces ordres. Elle ajouta qu’une partie de l’argent avait été remise à G.I., l’époux de G.V. Enfin, elle demanda une nouvelle audition de G.V., une confrontation avec elle et l’audition des parents de G.V. qui, selon la requérante, avaient assisté plusieurs fois à la remise des sommes litigieuses.

9. L’expert-comptable conclut qu’en établissant et en signant à la place de G.V. des ordres de paiement, la requérante aurait causé à la société un préjudice d’environ 78 millions de ROL, soit l’équivalent d’environ 2 000 EUR.

10. Par un réquisitoire du 24 avril 2003, le parquet renvoya la requérante devant le tribunal de première instance de Vâlcea des chefs d’escroquerie, de faux en écritures et de gestion frauduleuse. Le parquet rejeta les demandes de la requérante, estimant qu’au regard des pièces du dossier et des déclarations des parties, la confrontation avec G.V., son audition et celle de ses parents étaient inutiles. Il proposa l’audition d’un seul témoin, G.I., l’époux de G.V.

11. A l’audience du 25 juin 2003, G.I. fut interrogé en présence de la requérante et de son avocat. Il confirma l’existence de relations d’amitié avec la requérante et le fait que pendant la maladie de son épouse, la requérante lui avait plusieurs fois remis des sommes d’argent provenant de la société. Il précisa que pour ces sommes, il avait signé les ordres de paiement établis par la requérante, laquelle s’était également rendue plusieurs fois à leur domicile pour remettre des sommes d’argent à son épouse. G.V. fut présente à l’audience en qualité de représentante de la société.

12. Sur demande de la requérante, une nouvelle expertise fut ordonnée. L’expert conclut que la gestion de la société pendant l’absence de G.V. n’avait provoqué aucun préjudice pour la société ni pour les associés.

13. Une troisième expertise ordonnée par le tribunal arriva à la conclusion que le préjudice s’élevait à environ 73 millions de ROL, soit environ 1 900 EUR. Un des experts opina que le préjudice était moindre, à savoir environ 30 millions de ROL, soit environ 750 EUR.

14. Le 9 juin 2004, la requérante demanda au tribunal l’audition de G.V. Elle exposa que les conclusions des trois expertises étaient contradictoires et estima que la convocation de G.V. était nécessaire afin d’éclaircir plusieurs éléments factuels concernant la gestion de la société, dont les circonstances dans lesquelles elle aurait porté au domicile de celle-ci l’argent manquant sur les comptes de la société. Elle fit également état de plusieurs critiques à l’égard des conclusions de la troisième expertise et demanda des explications quant à la méthode de calcul du préjudice.

15. Le tribunal rejeta la demande d’audition de G.V. sans fournir aucun motif. Il rejeta également la demande concernant la troisième expertise.

16. Par un jugement du 23 juin 2004, la requérante fut condamnée à des peines de prison avec sursis comprises entre 8 mois et 2 ans des chefs d’escroquerie, faux en écritures et gestion frauduleuse. Le tribunal confirma les accusations portées par G.V. contre la requérante et jugea que cette dernière avait rempli 19 ordres de paiement pour un montant total de 78 millions de ROL, somme qu’elle n’avait pas remise aux associés de la société et qu’elle s’était appropriée. La requérante fut condamnée à rembourser cette somme à titre de réparation du dommage matériel.

17. La requérante fit appel de ce jugement, alléguant en particulier qu’elle n’avait pas eu la possibilité d’interroger G.V. pour démontrer qu’elle lui avait bien remis les sommes litigieuses. Elle rappela que G.V. n’avait été entendue que par le parquet en cela son absence, sans que le principe du contradictoire soit respecté. Elle cita l’article 6 § 3 d) de la Convention européenne des Droits de l’Homme à l’appui de cette demande.

18. Le tribunal départemental de Vâlcea, compétent pour statuer en appel, accueillit la demande d’audition de G.V. Bien que régulièrement citée, celle-ci ne se présenta pas à l’audience du 10 novembre 2004. Elle versa au dossier un certificat médical et une lettre à l’attention du tribunal. Le certificat indiquait qu’elle suivait un traitement hormonal pour les suites d’un cancer du sein et qu’elle s’était vu recommander du repos. Dans la lettre, G.V. affirmait qu’elle était dans l’impossibilité de comparaître en raison de son état de santé et accusait la requérante d’avoir demandé son audition dans le seul but de nuire à sa santé et de chicaner. La requérante insista auprès du tribunal pour que G.V. soit entendue, en fournissant une déclaration extrajudiciaire d’une tierce personne dont il ressortait que G.V. avait été vue se déplaçant régulièrement à l’extérieur de son domicile. Le tribunal renonça à entendre G.V. au motif qu’elle était dans l’impossibilité de se présenter à l’audience.

19. Par un arrêt du 24 novembre 2004, le tribunal maintint la condamnation, mais diminua la durée de la peine appliquée à la requérante. Il rappela que l’audition de G.V. n’avait pas été possible en raison de son état de santé, mais estima que ses allégations devant le parquet étaient corroborées par les autres pièces du dossier et en particulier par la première expertise comptable.

20. La requérante forma un pourvoi en recours contre cet arrêt, invoquant à nouveau la méconnaissance du principe de l’égalité des armes garanti par l’article précité de la Convention du fait de l’impossibilité pour elle d’obtenir la convocation de G.V.

21. Par un arrêt définitif du 15 février 2005, la cour d’appel de Piteşti rejeta le pourvoi. Elle estima qu’au vu des pièces du dossier « il n’y avait aucun doute que la requérante avait commis les faits pour lesquels elle a été condamnée ». Aucune mention ne figurait dans les motifs de l’arrêt quant à l’argument soulevé par la requérante relatif à la méconnaissance alléguée de l’article 6 § 3 d) de la Convention.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

22. L’article 63 du code de procédure pénale (CPP) n’attribue aucune valeur probante particulière aux éléments de preuve versés au dossier d’une enquête. Les tribunaux apprécient librement la valeur de chacun des éléments de preuve selon leur intime conviction et leur conscience, à la lumière de l’ensemble des preuves du dossier.

23. Les articles 86 et 327 du CPP prévoient que le tribunal procède à l’audition des témoins après avoir entendu l’accusé et les autres participants à la procédure. Chaque témoin est invité à dire tout ce qu’il sait sur les faits qui font l’objet de l’affaire, ensuite le président et les autres membres de la formation de jugement, suivis par le procureur, peuvent lui poser des questions. Lorsqu’ils n’ont plus de questions à lui adresser, la partie qui a proposé de l’entendre et tous les autres participants à la procédure peuvent lui poser des questions. Si l’interrogatoire d’un témoin n’est pas possible, le tribunal ordonne que sa déclaration recueillie pendant les poursuites pénales soit lue en audience publique ; le tribunal peut en tenir compte pour déterminer l’issue de la cause.

24. L’article 74 du CPP prévoit que si le témoin ne peut pas comparaitre en personne à l’audience, le tribunal peut décider de l’interroger à son domicile. Les participants à la procédure ou leurs représentants ont droit d’y assister et de poser des questions.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 d) DE LA CONVENTION

25. La requérante dénonce une violation de son droit à un procès équitable, en invoquant l’impossibilité pour elle de faire interroger le témoin G.V., alors que la plainte et les déclarations de cette dernière étaient à la base de sa condamnation. Elle invoque l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, qui se lit ainsi dans sa partie pertinente :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

3. Tout accusé a droit notamment à :(...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;(...) »

26. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

27. Le Gouvernement exprime des doutes quant à la volonté de la requérante de saisir la Cour. Il expose que le formulaire de requête a été signé seulement par sa représentante.

28. La requérante répond qu’elle avait donné pouvoir à Me M. Livescu pour introduire sa requête devant la Cour.

29. La Cour note que la requérante l’a saisie le 10 août 2005 par l’intermédiaire de sa représentante, laquelle avait été mandatée à cette fin par deux pouvoirs datés des 7 et 10 août 2005.

30. Dans ces conditions, la Cour estime que la volonté de la requérante d’agir devant elle ne fait pas de doute. Elle constate également que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

31. La requérante soutient que la plainte de G.V. et ses déclarations faites lors des poursuites pénales – selon lesquelles la requérante aurait omis de lui remettre certaines sommes qu’elle aurait encaissées – auraient été prises en compte par les juridictions nationales et auraient été déterminantes pour fonder sa condamnation. Elle souligne qu’elle n’a jamais eu la possibilité de faire interroger de manière contradictoire ce témoin pour éclaircir les circonstances dans lesquelles la société était gérée en l’absence de G.V.

32. Elle fait observer qu’au début du procès, G.V. a été présente à une audience en qualité de représentante de la société, mais que par la suite elle aurait refusé de se rendre aux audiences. Or, l’audition de G.V. aurait été d’autant plus nécessaire que les conclusions des expertises comptables apparaissaient contradictoires quant à l’existence d’un préjudice et à la manière dont il aurait été causé. Affirmant d’une part qu’il n’a pas été prouvé que G.V. était dans l’impossibilité absolue de témoigner, la requérante critique en outre le fait que le tribunal n’ait pas envisagé de solutions alternatives, comme par exemple, le report de l’audience à une date qui aurait permis à G.V. d’être entendue.

33. Le Gouvernement souligne que le tribunal départemental a accueilli la demande de la requérante visant la convocation de G.V. et que c’est uniquement après avoir constaté l’impossibilité pour cette dernière de comparaître pour des raisons de santé qu’il aurait décidé de ne plus la faire interroger. En outre, le Gouvernement fait observer que la requérante n’avait pas demandé l’audition de G.V. à l’audience à laquelle celle-ci était présente.

34. En tout état de cause, le Gouvernement soutient que les déclarations de G.V. n’étaient pas déterminantes pour la condamnation de la requérante. Il estime que les juridictions internes ont procédé à un examen approfondi de l’ensemble des preuves, dont les déclarations des parties, les expertises et les écrits versés au dossier. Elles auraient dûment motivé leurs décisions en s’appuyant sur des preuves qui corroboraient la thèse de la culpabilité de la requérante.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes applicables

35. Dans le jugement rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Al‑Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni (nos [26766/05](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B.) et [22228/06](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2222228/06%22%5D%7D), § 118, CEDH 2011), la Cour a précisé les critères d’appréciation des griefs formulés sur le terrain de l’article 6 § 3 d) de la Convention en ce qui concerne l’absence des témoins à l’audience. Ainsi, elle a rappelé que les exigences du paragraphe 3 de l’article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1 de cette disposition, dont il faut tenir compte pour apprécier l’équité de la procédure. De plus, lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1, la Cour doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a revêtu, dans son ensemble, un caractère équitable (voir, parmi les arrêts récents, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 84, 16 novembre 2010, avec les références qui y sont citées). Pour ce faire, elle envisage la procédure dans son ensemble et vérifie le respect non seulement des droits de la défense mais aussi de l’intérêt du public et des victimes à ce que les auteurs de l’infraction soient dûment poursuivis (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 175, CEDH 2010) et, si nécessaire, des droits des témoins (voir, parmi bien d’autres arrêts, Doorson c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 70, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II). La Cour rappelle également dans ce contexte que la recevabilité des preuves relève des règles du droit interne et des juridictions nationales et que sa seule tâche consiste à déterminer si la procédure a été équitable (Gäfgen, précité, § 162, avec les références qui y sont citées).

36. L’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge doivent en principe être produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions, mais on ne peut les accepter que sous réserve des droits de la défense ; en règle générale, ceux‑ci commandent de donner à l’accusé une possibilité adéquate et suffisante de contester les témoignages à charge et d’en interroger les auteurs, soit au moment de leur déposition, soit à un stade ultérieur (voir les arrêts Lucà c. Italie, no 33354/96, § 39, CEDH 2001‑II et Solakov c. « l’ex‑République yougoslave de Macédoine », no 47023/99, § 57, CEDH 2001‑X).

37. De ce principe général découlent, selon la jurisprudence de la Cour, deux exigences : premièrement, l’absence d’un témoin doit être justifiée par un motif sérieux ; deuxièmement, lorsqu’une condamnation se fonde uniquement ou dans une mesure déterminante sur des dépositions faites par une personne que l’accusé n’a pu interroger ou faire interroger ni au stade de l’instruction ni pendant les débats, les droits de la défense peuvent se trouver restreints d’une manière incompatible avec les garanties de l’article 6 (règle de la preuve « unique ou déterminante ») (Al-Khawaja et Tahery [GC], précité § 119).

38. Dans chaque affaire où le problème de l’équité de la procédure se pose en rapport avec une déposition d’un témoin absent, il s’agit de savoir s’il existe des éléments suffisamment compensateurs des inconvénients liés à l’admission d’une telle preuve pour permettre une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de celle-ci. L’examen de cette question permet de ne prononcer une condamnation que si la déposition du témoin absent est suffisamment fiable compte tenu de son importance dans la cause (Al‑Khawaja et Tahery [GC], précité, § 147).

b) Application en l’espèce

39. La Cour constate que dans la présente affaire, G.V. avait porté plainte contre la requérante et qu’elle avait été interrogée par le parquet en l’absence de la requérante ou de son avocat. Bien que la requérante eût sollicité un nouvel interrogatoire, le parquet et les juridictions internes ont rejeté sa demande par des arguments lapidaires, alors que la requérante avait détaillé les raisons et l’utilité de cette mesure d’administration de la preuve. La Cour estime qu’il ne saurait être reproché à la requérante de ne pas avoir demandé l’audition de G.V. au cours de l’audience du 25 juin 2003, étant donné qu’à cette audience, G.V. était présente comme représentante de la société et non pas comme témoin. Le tribunal départemental, seule juridiction à avoir envisagé l’audition de G.V., est revenu sur sa décision en raison de l’état de santé du témoin. Eu égard au certificat médical fourni par l’intéressée la Cour est prête à admettre que l’état de santé du témoin constituait une justification suffisante pour son absence devant le tribunal et pour l’admission de ses dépositions.

40. La Cour note toutefois que les juridictions nationales n’ont nullement envisagé la possibilité d’interroger G.V. ailleurs que dans les locaux du tribunal. Or, le code de procédure pénale autorisait les magistrats à interroger G.V. à son domicile si elle était dans l’impossibilité de comparaitre devant le tribunal.

41. La Cour note ensuite que les juridictions nationales, pour fonder le constat de culpabilité de la requérante, se sont appuyées de manière déterminante sur les dépositions de G.V. devant les organes d’enquête accusant la requérante d’avoir falsifié plusieurs ordres de paiement et soustrait l’argent ainsi obtenu (voir paragraphes 16 et 19 ci-dessus).

42. Il convient donc d’examiner si l’admission de ces dépositions a été contrebalancée par des garanties procédurales solides pour assurer l’équité de la procédure.

43. La Cour observe que du fait du rejet de ses demandes, une partie déterminante de la défense de la requérante – qui reposait principalement sur l’interrogation contradictoire de G.V., aux fins de prouver qu’elle lui avait remis personnellement les sommes d’argent litigieuses et qu’elle avait simplement omis de lui réclamer la signature de ces ordres en raison de leurs liens d’amitié et de l’état de santé de G.V. – s’est trouvé compromise (voir, mutatis mutandis, Vaturi c. France, no 75699/01, § 58, 13 avril 2006). Le fait que la requérante ait réitéré tout au long de la procédure la demande d’audition de G.V. prouve l’importance qu’elle attachait à cet élément de sa défense.

44. S’il est vrai que la requérante a pu interroger G.I., l’époux de G.V., toujours est-il que ce témoin, qui du reste a bien confirmé que la requérante leur remettait régulièrement des sommes d’argent provenant de la société, ne s’est pas prononcé quant aux circonstances dans lesquelles une partie de ces sommes aurait été remise à son épouse.

45. En outre, la réalisation de trois expertises comptables ne pouvait pas suppléer l’absence d’audition de G.V. dès lors que leur objectif consistait seulement à chiffrer l’éventuel préjudice pour la société et non pas à se prononcer sur la responsabilité pénale de la requérante. Qui plus est, les conclusions de ces expertises étaient contradictoires et la requérante avait demandé l’audition de G.V. en expliquant que le témoignage de cette dernière était nécessaire pour éclaircir plusieurs aspects concernant la gestion de la société et l’origine du prétendu préjudice.

46. Enfin, la Cour constate que les juridictions internes ont accordé aux dépositions de G.V. le même poids qu’à une déclaration faite devant un tribunal sans s’y référer au risque qu’il y avait à se fier à un témoignage livré par une personne n’ayant pas été contre-interrogée (voir, a contrario Mariana Marinescu c. Roumanie, no 36110/03, § 79, 2 février 2010 et mutatis mutandis, Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 157 et 164)

47. En conséquence, au vu du caractère déterminant des dépositions de G.V. et en l’absence d’éléments aptes à les corroborer, la Cour estime que les autorités internes n’ont pas fourni à la requérante des éléments de nature à compenser les inconvénients liés à l’admission des dépositions de G.V. Partant, considérant l’équité du procès dans son ensemble, la Cour conclut il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention combiné avec l’article 6 § 3 d).

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

48. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

49. La requérante allègue avoir subi un dommage matériel qu’elle évalue à 4 577,36 euros (EUR), représentant les sommes qu’elle a été condamnée à verser à la société, ainsi que les frais de recouvrement. Elle affirme également avoir subi un préjudice moral considérable, avec des conséquences négatives sur sa santé et sa vie professionnelle, pour la réparation duquel elle demande 15 000 EUR.

50. Pour ce qui est du dommage matériel allégué, le Gouvernement soutient que celui-ci ne présente pas de lien de causalité avec la violation en cause. En ce qui concerne le dommage moral invoqué, le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas non plus de lien de causalité clair avec la violation alléguée, et que le montant sollicité est excessif. A titre subsidiaire, le Gouvernement estime que le constat d’une violation vaudrait en soi satisfaction équitable. Enfin, le Gouvernement considère que la réouverture du procès pénal en vertu de l’article 4081 du CPP représente un moyen approprié de redresser l’éventuelle violation constatée.

51. La Cour relève que le seul fondement à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans le fait que la requérante n’a pas bénéficié d’un procès équitable. La Cour ne saurait certes spéculer sur ce qu’eût été l’issue du procès dans le cas contraire, mais n’estime pas déraisonnable de penser que l’intéressée a subi une perte de chance réelle dans ledit procès (Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 80, CEDH 1999-II).

52. Dès lors, statuant en équité, comme le veut l’article 41, la Cour alloue au requérant la somme de 2 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

53. La requérante demande également 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 260 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Elle fournit des justificatifs pour les frais engagés pour la traduction de ses observations devant la Cour. La requérante ne réclame pas le remboursement des frais encourus par sa représentation devant la Cour et précise que l’assistance juridique a été assurée pro bono.

54. Le Gouvernement ne s’oppose pas au remboursement des frais encourus, à condition qu’ils soient prouvés, nécessaires et raisonnables.

55. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable de lui accorder la somme de 500 EUR au titre des frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

56. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ;

3. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i) 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-122172
Date de la décision : 09/07/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6+6-3-d - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable) (Article 6 - Droit à un procès équitable;Procédure pénale;Article 6-3-d - Interrogation des témoins)

Parties
Demandeurs : BOBEŞ
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : LIVESCU M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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