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25/06/2013 | CEDH | N°001-121772

CEDH | CEDH, AFFAIRE GHEORGHE COBZARU c. ROUMANIE, 2013, 001-121772


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE GHEORGHE COBZARU c. ROUMANIE

(Requête no 6978/08)

ARRÊT

STRASBOURG

25 juin 2013

DÉFINITIF

25/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Gheorghe Cobzaru c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Kr

istina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du consei...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE GHEORGHE COBZARU c. ROUMANIE

(Requête no 6978/08)

ARRÊT

STRASBOURG

25 juin 2013

DÉFINITIF

25/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gheorghe Cobzaru c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juin 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 6978/08) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Gheorghe Cobzaru (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 août 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me I. Lazăr, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté successivement par M. Răzvan-Horaţiu Radu, puis par Mme Irina Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant dénonce en particulier le meurtre de son fils par un agent de police et l’ineffectivité de l’enquête pénale ouverte à la suite de cet événement.

4. Le 20 octobre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

5. À la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du Règlement de la Cour), le président de la chambre a désigné Mme Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1957 et réside à Bucarest.

A. Les circonstances du décès du fils du requérant

1. La version du requérant

7. Selon le requérant, la version des faits est la suivante.

Le 19 septembre 2006, à 3 h 30, son épouse et lui-même avaient entendu un coup de feu, étaient sortis dans la cour et y avaient découvert leur fils, Adrian Cobzaru, âgé de vingt-deux ans, gisant au sol à trois mètres de la porte d’entrée de la maison. Ils avaient vu qu’il était blessé au niveau du cou et que le policier A.S., qui tenait le bras gauche de leur fils, venait juste de ranger son arme. Le policier ne portait pas d’uniforme et sentait fortement l’alcool.

8. Le policier leur avait dit que Adrian Cobzaru avait volé une voiture. Pendant que le requérant et son épouse tentaient de porter secours à leur fils, le policier avait parlé par téléphone portable avec ses supérieurs hiérarchiques. Il leur avait dit : « Chef, je l’ai tué, vas-y, arrange tout. » Suivant les conseils du policier, l’épouse du requérant avait comprimé la blessure à l’aide d’un torchon pour réduire l’hémorragie.

9. Peu après, le policier avait prévenu les secours en se faisant passer pour un voisin. Pendant cet appel, le requérant et son épouse avaient porté leur fils jusqu’à la voiture de police. Onze voisins du requérant étaient présents. En arrivant à la voiture, leur fils était déjà décédé. Vingt minutes plus tard, alors que leur fils gisait toujours au sol, à côté de la voiture de police, une deuxième voiture de police était arrivée sur les lieux. Le policier B.L. en était descendu et il s’était dirigé vers le requérant. Le requérant et sa femme lui avaient demandé d’emmener leur fils aux urgences. Tant B.L. que A.S. avaient refusé de le transporter au motif que le sang s’écoulant des blessures risquait de salir leur voiture. Ils avaient demandé au requérant d’attendre l’arrivée de leur supérieur hiérarchique.

10. En réponse à l’insistance des membres de famille du requérant et des voisins présents sur place, les policiers avaient fini par accepter de transporter Adrian Cobzaru à l’hôpital. L’épouse du requérant les avait accompagnés. L’hôpital enregistra le décès d’Adrian Cobzaru.

11. Dans ses observations en réplique à celles du Gouvernement, le requérant a développé sa version des faits. Il a exposé que le policier avait attendu Adrian Cobzaru dans la cour de la maison, qu’il l’avait immobilisé dès son arrivée, avait pointé son arme sur son cou et tiré une balle à bout portant. Aux yeux du requérant, cela expliquait à la fois la découverte d’une douille par terre, entre l’entrée de la maison et un pot de fleurs posé près de cette entrée, et une trace de couleur rose sur le cou de son fils, causée à son avis par le contact de l’arme à température élevée. Ensuite, le policier, voulant déplacer le corps du jeune homme, l’aurait laissé trois mètres plus loin au moment de l’apparition du requérant et de son épouse.

2. La version du Gouvernement

12. La version des faits émanant du Gouvernement est la suivante.

La nuit du 19 septembre 2006, les policiers A.S. et L.B. avaient surpris le fils du requérant, Adrian Cobzaru, en train de voler de la marchandise à bord d’un camion. Quelques instants après, Adrian Cobzaru avait essayé de s’enfuir à l’aide d’une voiture. Le policier A.S. l’avait pris en chasse. À un moment donné, le fils du requérant avait abandonné son véhicule et s’était mis à courir.

13. Le policier A.S. l’avait poursuivi et avait tiré trois balles d’avertissement pour arrêter sa fuite. Adrian Cobzaru avait refusé d’obtempérer et s’était réfugié dans la cour intérieure de la maison de ses parents. Le policier avait aperçu la silhouette du fugitif, avait tiré une quatrième balle, depuis la rue, en essayant de viser au niveau des jambes, mais, en raison d’un mauvais éclairage, la balle l’avait touché au niveau du cou. Au même moment, le requérant et son épouse étaient sortis de la maison et avaient découvert leur fils, blessé au niveau du cou, gisant au sol. Le policier leur avait conseillé de se servir d’un torchon pour comprimer la blessure. À 3 h 23, il avait appelé les urgences. Sans attendre l’arrivée de l’ambulance, des policiers avaient finalement transporté le fils du requérant à l’hôpital. Celui-ci y avait été déposé à 3 h 38. Son décès y avait été enregistré à 3 h 50.

3. Les investigations menées par les autorités

14. Le 19 septembre 2006, une équipe d’experts en criminalistique, dirigée par un procureur, préleva des éléments de preuve sur les lieux des faits. Le même jour, des expertises technico-scientifiques et médicolégales furent ordonnées.

15. Une autopsie réalisée le 19 septembre 2006 par les médecins spécialistes de l’institut médicolégal Mina Minovici conclut que le décès du fils du requérant était survenu à 3 h 15 à la suite d’une hémorragie interne et externe provoquée par une balle qui avait traversé la veine jugulaire gauche et fracturé une vertèbre cervicale. Le même rapport faisait état d’un coup de feu tiré depuis une distance suffisamment courte pour laisser des traces supplémentaires, autres que celles de l’impact lui-même. Des radiographies furent également faites. Le rapport d’une expertise technico-scientifique réalisée le 15 décembre 2006 identifiait deux fragments de métal provenant d’une même balle qui aurait été tirée avec une arme semi-automatique.

16. Le 18 décembre 2006, le requérant déposa devant le parquet près le tribunal départemental de Bucarest une plainte pénale pour meurtre contre le policier A.S. (article 174 du code pénal).

17. Par un non-lieu du 11 octobre 2007, le parquet près le tribunal départemental de Bucarest rejeta la plainte du requérant. Il fonda sa décision sur les déclarations du policier A.S. Celui-ci aurait poursuivi le fils du requérant après l’avoir surpris en flagrant délit de vol de marchandises dans un camion. D’après les conclusions du parquet, la poursuite s’était effectuée jusque devant la maison du requérant. En raison de la faiblesse de l’éclairage, le policier ne serait pas entré dans la cour et aurait tiré en visant les jambes du suspect. Le fugitif aurait perdu l’équilibre en essayant d’escalader une palissade en construction et serait tombé au moment même du tir, qui l’aurait atteint au niveau du cou. Selon les procureurs, la trajectoire de la balle avait confirmé cette version.

18. Les procureurs constatèrent que le policier avait légitimement renoncé à une éventuelle poursuite à l’intérieur de la cour de la maison, car, selon eux, celle-ci aurait pu se révéler dangereuse du fait du mauvais éclairage des lieux. Ils retinrent que A.S. avait appelé les secours à 3 h 23 en se faisant passer pour un voisin. Ils estimèrent qu’il n’y avait pas de preuve attestant d’un refus par les policiers de porter secours au fils du requérant. Ils conclurent que le policier avait agi dans le respect des articles 34 et 35 de la loi no 295/2004 réglementant l’usage des armes à feu et des munitions, avec l’intention non pas de provoquer le décès d’Adrian Cobzaru, mais seulement de l’appréhender.

19. Le 22 décembre 2007, le procureur en chef du parquet près le tribunal départemental de Bucarest confirma le non-lieu initial en retenant « l’absence de tout doute quant au caractère légal de l’usage de son arme par le policier ». Le requérant forma un recours contre cette ordonnance. Il critiqua l’ordonnance du procureur en chef en s’appuyant sur les conclusions d’une expertise médicolégale réalisée à l’institut Mina Minovici qui contredisait les affirmations des policiers.

20. Par un jugement du 14 mars 2008, le tribunal départemental de Bucarest annula le non-lieu et renvoya l’affaire devant le parquet dans le but d’une reprise des poursuites pour meurtre. Le tribunal constatait que les représentants du parquet avaient adopté dans son intégralité la version donnée par le policier sans rechercher, avec objectivité, si elle était ou non confirmée par des éléments de preuve adéquats et suffisants. Il relevait que, d’après les premiers juges, les examens radiologiques décrits dans le certificat médicolégal avaient mis en évidence des traces supplémentaires du coup de feu et que le rapport d’expertise médicolégale suggérait une distance et une trajectoire de la balle tout à fait différentes de celles retenues dans les conclusions des représentants du parquet. Il reprochait également aux organes d’enquête d’avoir omis de vérifier la présence de traces du coup de feu sur les vêtements du défunt, preuve essentielle pour déterminer la distance séparant le policier d’Adrian Cobzaru au moment du tir. Enfin, il notait que, selon les premiers juges, aucune reconstitution des faits n’avait été organisée et que, contrairement aux mentions des procureurs dans leur conclusion, il n’y avait aucune palissade en construction dans la cour de la maison du requérant. Le procureur M.S., du parquet près le tribunal départemental de Bucarest, forma un recours contre ce jugement.

21. Par un arrêt du 3 juin 2008, la cour d’appel de Bucarest confirma le jugement du 14 mars 2008 et rejeta le recours du parquet. Elle jugea qu’une enquête pour meurtre s’imposait en l’espèce, surtout en raison des contradictions entre les preuves analysées et les conclusions des représentants du parquet. Selon la cour d’appel, il ressortait du rapport d’expertise médicolégale que la distance parcourue par la balle était inférieure à celle retenue par les représentants du parquet. La cour d’appel critiqua l’absence de radiographies dans le dossier pénal ainsi que l’absence d’une reconstitution des faits. En outre, selon les juges de la cour d’appel, une expertise balistique et tout autre moyen de preuve (témoignages, documents) étaient nécessaires pour permettre aux autorités judiciaires d’établir les circonstances réelles des faits et l’éventuelle culpabilité du policier.

4. Démarches en vue de la poursuite de l’enquête

22. Au bout de plusieurs mois, le requérant formula plusieurs plaintes devant le parquet près la cour d’appel de Bucarest et le Conseil supérieur de la magistrature pour dénoncer la passivité des autorités quant à l’enquête relative au décès de son fils.

23. Le 26 janvier 2009, le procureur A.B.G. du parquet près le tribunal départemental de Bucarest constata que le jugement définitif du 14 mars 2008 ordonnait aux parquets de continuer les poursuites pour meurtre. À son tour, il délégua à la police municipale de Bucarest le soin de continuer les poursuites pour homicide.

24. Le 10 février 2009, le procureur A.B.G. informa le policier A.S. que les poursuites pour homicide avaient débuté le 22 janvier 2009. À cette occasion, le policier fit une déclaration.

25. Le 16 mars 2009, le service d’inspection juridique des procureurs (Serviciul de inspecţie juridică pentru procurori) adressa au requérant une lettre qui, dans ses parties pertinentes en l’espèce, se lit comme suit :

« (...) le 28 juillet 2008, le dossier a été attribué à un procureur et le 22 janvier a débuté une enquête pour l’infraction prévue aux articles 174, 175 lettre i, 176 lettre g, du code pénal, visant A.S. Par une ordonnance du 26 janvier 2009, en vertu de l’article 217, alinéa 4, du code de procédure pénale, le procureur a délégué à la police municipale de Bucarest le soin de recueillir les preuves ordonnées par le tribunal et, le 10 février 2009, A.S. a été entendu en qualité d’inculpé.

Les vérifications effectuées ont permis d’établir que, entre juillet 2008 et janvier 2009, l’absence d’enquête pénale était due à des raisons objectives, justifiées autant par le volume important de travail, qui suppose l’analyse de plusieurs affaires complexes concernant des personnes en détention provisoire, que par les transferts des procureurs dans les conditions d’un organigramme incomplet et par des tâches supplémentaires.

Dans ces conditions, aucun élément de retard injustifié de la part des procureurs n’a été constaté, situation qui aurait pu engendrer des mesures disciplinaires en application de la loi no 303/2004 concernant le statut des juges et procureurs (...) »

26. Le 15 juillet 2009, trois policiers accompagnés par un procureur du parquet près le tribunal départemental de Bucarest effectuèrent des tirs dans un polygone de tir, depuis des distances différentes allant d’un mètre à douze mètres de la cible, avec l’arme du crime, dans le but de déterminer la distance réelle parcourue par la balle avant son impact.

27. En septembre 2009, les organes d’enquête entendirent quatre témoins (D.V., G.T., V.B. et O.I.) qui affirmaient avoir entendu, la nuit du 19 septembre 2006, des coups de feu tirés près de la maison du requérant. Ils déclarèrent également y avoir vu des voitures de police.

28. Le 27 janvier 2010, le commissaire de police B.I. ordonna une expertise technique afin de déceler des traces supplémentaires des coups de feu tirés le 15 juillet 2009 (cf. paragraphe 26 ci-dessus). Cette expertise, réalisée le 18 janvier 2011 par un expert chimiste du ministère de l’Intérieur, conclut que des traces supplémentaires du coup de feu étaient présentes dans le cas de distances allant de 1 mètre à 4,50 mètres.

29. Par une ordonnance du 20 juin 2012, le procureur B.E. du parquet près le tribunal départemental de Bucarest prononça la relaxe de A.S. Il s’appuya sur les témoignages de D.V., de G.T., de V.B. et d’O.I. confirmant que des coups de feu d’avertissement avaient été tirés, sur les déclarations du policier qui avait dit avoir visé le suspect seulement au niveau des jambes, et sur les déclarations des témoins N.C. et G.I. confirmant que le prévenu avait tiré une seule balle en direction du suspect lorsque celui-ci était dans la cour de la maison de ses parents. Selon le même procureur, l’action menée par le policier s’inscrivait dans les limites prévues par la loi no 17/1996 réglementant l’usage des armes à feu et des munitions et ne pouvait pas être considérée comme étant un meurtre. Le procureur ajouta que les affirmations du prévenu concernant la distance de tir étaient confirmées par une expertise technique, des traces supplémentaires du coup de feu ayant été décelées même à une distance de douze mètres. Enfin, d’après le procureur, en l’espèce les dispositions de l’article 35, troisième alinéa, de la loi no 218/2002 étaient applicables, l’action du policier n’ayant aucun caractère pénal. Le requérant forma opposition contre cette ordonnance. Le 10 septembre 2012, le procureur en chef du parquet près le tribunal départemental de Bucarest rejeta l’opposition du requérant et confirma l’ordonnance du 20 juin 2012. Le requérant forma un recours contre cette ordonnance.

30. Par un jugement du 28 novembre 2012, le tribunal départemental de Bucarest fit droit au recours du requérant, annula l’ordonnance du 20 juin 2012 et renvoya l’affaire devant le parquet près le tribunal départemental de Bucarest dans le but d’une réouverture des poursuites du chef de meurtre contre le policier A.S. Il rappela l’obligation procédurale prévue à l’article 2 de la Convention et fit référence à la jurisprudence de la Cour en matière d’enquête effective. À cet égard, il critiqua l’absence de preuves suffisantes dans le dossier d’enquête. Il jugea qu’il y avait suffisamment d’éléments permettant de s’interroger sur la date réelle du décès – la nuit du 17 au 18 septembre 2006 selon les ordonnances de non‑lieu et les déclarations du prévenu, et le 19 septembre 2006 selon le certificat médicolégal d’autopsie et le certificat de décès.

31. Le tribunal ordonna ensuite aux organes de poursuite d’effectuer des recherches afin d’établir la date exacte du décès en cause (solliciter tous les documents médicaux originaux établis par l’hôpital d’urgence de Bucarest le jour du décès du jeune homme, retrouver l’ordre de service du policier et recueillir un nouveau témoignage de celui-ci). Il leur ordonna aussi de procéder à une reconstitution des faits, une expertise balistique de l’arme utilisée par le prévenu, une expertise en vue de l’établissement du trajet réel de la balle fatale, une expertise technique recherchant d’éventuelles traces du coup de feu sur les vêtements du défunt et du policier, et de recueillir de nouveaux témoignages du requérant et du policier.

À ce jour, la procédure est toujours pendante devant les autorités internes.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. La loi no 17 du 11 avril 1996 réglementant l’usage des armes à feu et des munitions

32. Les articles pertinents en l’espèce, tels qu’ils étaient en vigueur à l’époque des faits, sont libellés comme suit :

Article 9

« Sont exclus [du champ d’application] de la présente loi – excepté en ce qui concerne l’usage des armes – les organes, les unités, les formations et les institutions militaires (...) ; »

Article 47

« Les personnes qui sont dotées d’une arme à feu peuvent en faire usage pour accomplir les attributions liées à leurs fonctions ou à des missions militaires dans les situations suivantes :

(...)

d) pour immobiliser les auteurs d’une infraction qui tentent de s’enfuir ;

(...)

f) pour immobiliser ou retenir des individus contre lesquels il existe des preuves ou des indices sérieux qu’ils ont commis une infraction et qui ripostent ou tentent de riposter avec une arme ou avec d’autres objets susceptibles de mettre en danger la vie ou l’intégrité physique d’une personne (...) »

Article 48

« Les personnes autorisées à détenir, à porter ou à utiliser des armes pour la garde ou pour l’autodéfense peuvent en faire usage en état de légitime défense ou en cas de nécessité, conformément à la loi. »

Article 49

« L’usage d’une arme contre un individu dans les situations prévues à l’article 47, lettres c), d), g), h) et i), doit être précédé des sommations prévues par la loi.

Le porteur de l’arme procède à la première sommation en énonçant : « Halte ! » En cas de refus de l’individu d’obtempérer, le porteur de l’arme procède à une deuxième sommation dans ces termes : « Halte ou je fais feu ! » En cas de nouveau refus d’obtempérer, le porteur de l’arme procède à une troisième sommation en tirant un coup de feu en l’air. »

2. La loi no 218/2002 sur l’organisation et le fonctionnement de la police roumaine

33. Les articles pertinents en l’espèce, tels qu’ils étaient en vigueur à l’époque des faits, sont libellés comme suit :

Article 35

« 1. En cas de nécessité, le policier peut faire usage, dans les situations et conditions prévues par la loi, d’armes blanches ou d’armes à feu. Il peut faire usage d’armes à feu après avoir procédé à une sommation en énonçant : « Halte ou je fais feu ! »

2. Le policier peut, sans sommation, faire usage de son arme à feu lorsqu’il se trouve en état de légitime défense.

3. L’usage d’une arme dans le cadre de l’accomplissement des attributions liées aux fonctions, dans les conditions et dans les situations prévues par la loi, ne revêt pas un caractère pénal. »

(...) »

Article 37

« 1. La police roumaine peut intervenir et utiliser la force, dans les conditions prévues par la loi, contre tout individu qui met en danger la vie, l’intégrité ou la santé des personnes ou des forces de l’ordre, ou qui menace de détruire des biens ou bâtiments publics ou privés.

2. Les moyens visant au rétablissement de l’ordre doivent être utilisés seulement après avoir procédé, par le biais d’une amplification du son, aux avertissements et sommation à l’adresse des fauteurs de troubles quant à la nécessité de respecter la loi et l’ordre public. Si, après avertissement, l’ordre public et la loi sont toujours méconnus, le policier qui est en charge de l’affaire ou ses supérieurs hiérarchiques énoncent la formule de sommation suivante : « Attention ! Veuillez quitter les lieux. Nous allons utiliser la force ! » (...). Après l’écoulement d’un certain laps de temps sans que les personnes visées aient obtempéré, une dernière sommation doit être énoncée : « Dernière sommation. Quittez les lieux ou nous utiliserons la force ! »

3. Si, dans de telles situations de même que dans les situations prévues à l’article 47 de la loi no 17/1996 réglementant l’usage des armes à feu et des munitions, l’usage des armes est nécessaire, une dernière sommation doit être énoncée : « Quittez les lieux, nous allons utiliser des armes à feu. »

4. Une fois l’ordre public rétabli, l’utilisation des moyens d’empêchement et de contrainte doit cesser. »

Article 38

« Chaque fois qu’il y a eu usage d’une arme à feu, un rapport doit être présenté au supérieur hiérarchique. Dès que possible, le rapport sera établi par écrit. Si, à la suite de l’utilisation d’une arme à feu, une personne décède ou est blessée, cela doit être communiqué dans les meilleurs délais au procureur compétent, conformément à la loi. »

Article 39

« Le policier est tenu de prendre les mesures nécessaires afin de protéger de toute menace l’ordre public et la sécurité des personnes, dans toutes les situations dont il a pris connaissance ou dont il a été informé. »

Article 40

« Le policier est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour la protection de la vie, de la santé et de l’intégrité physique des personnes dont il assure la garde et, notamment, de veiller à ce que des soins médicaux soient prodigués aux personnes qui en ont besoin. »

3. La loi no 295/2004 du 28 juin 2004 réglementant l’usage des armes et des munitions

34. Les articles pertinents en l’espèce de la loi no 295/2004 du 28 juin 2004 réglementant l’usage des armes et des munitions, tels qu’ils étaient en vigueur à l’époque des faits, sont libellés comme suit :

Article 34

Les limites de l’usage d’une arme

« 1. Les titulaires du permis de port et d’usage d’armes de défense peuvent les utiliser seulement dans les polygones de tir autorisés, conformément à la présente loi, ou en état de légitime défense ou en cas de nécessité.

2. L’utilisation des armes de défense dans les polygones autorisés devra se faire en conformité avec le règlement de ces lieux. »

Article 35

Les obligations en cas d’usage d’une arme

« 1. La personne ayant utilisé une arme est tenue de prêter secours dans les meilleurs délais et d’octroyer une assistance médicale aux personnes blessées.

2. La personne ayant utilisé une arme est tenue d’informer, dans les meilleurs délais, le commissariat de police le plus proche, y compris en l’absence de victimes humaines ou de dommages matériaux.

3. Dans le cas prévu au deuxième alinéa (...), l’organe de police saisi a le devoir d’effectuer une enquête. L’arme devra rester entre les mains de l’organe de police jusqu’à la fin de l’enquête.

4. Les dispositions des paragraphes 2 et 3 ne trouvent pas d’application en cas d’usage d’arme, dans les conditions prévues à l’article 34, deuxième paragraphe, excepté en cas de victimes humaines. »

4. La pratique en matière d’usage d’armes à feu

35. Le restant des dispositions pertinentes en matière d’usage des armes à feu sont résumées dans l’arrêt Soare et autres c. Roumanie (no 24329/02, §§ 94-95 et 105, 22 février 2011).

III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

36. Les dispositions internationales pertinentes en matière de recours à la force et d’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois, notamment l’article 6 § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, les observations du Comité des droits de l’homme des Nations unies, les Principes des Nations unies sur le recours à la force et le Code de conduite pour les responsables de l’application des lois sont décrites dans l’arrêt Soare et autres (précité, §§ 100-104).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

37. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant se plaint du meurtre de son fils par le policier A.S. et de l’absence d’une enquête effective visant à la sanction du responsable. Il affirme que le policier a tué son fils par balle et qu’il a refusé de lui donner les premiers secours et le transporter aux urgences. L’article 2 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

38. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

39. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, indiquant que le requérant a formulé sa requête devant la Cour onze mois après la prétendue violation, alors même que l’enquête pénale effectuée par les parquets aurait été pendante (Georgescu c. Roumanie, no 25230/03, § 99, 13 mai 2008).

40. Le requérant n’a présenté aucune observation à ce sujet.

41. La Cour constate que, en l’espèce, une enquête pénale a été ouverte par les autorités à la suite de la plainte formulée par le requérant. Cette enquête a pris fin le 11 octobre 2007, à la suite d’un non-lieu, pour être rouverte le 3 juin 2008, clôturée le 20 juin 2012 et rouverte une nouvelle fois le 28 novembre 2012.

42. Compte tenu de ces circonstances, la Cour estime que, dans la présente affaire, l’exception soulevée par le Gouvernement concerne des questions étroitement liées à celles posées par le grief que le requérant a formulé sur le terrain de l’article 2 de la Convention quant à l’effectivité de l’enquête pénale (Üçak et autres c. Turquie, nos 75527/01 et 11837/02, § 59, 26 avril 2007), à la différence de l’affaire évoquée par le Gouvernement. Partant, elle décide de la joindre au fond.

43. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention

a) Thèses des parties

44. Le requérant combat la version du Gouvernement quant aux circonstances dans lesquelles son fils a trouvé la mort. Selon lui, le policier A.S. a tué son fils d’une balle à bout portant à l’intérieur de la cour de leur maison et a attendu un long laps de temps avant de le transporter à l’hôpital.

45. Le Gouvernement considère que les autorités nationales n’ont pas manqué à leur obligation de protéger la vie du fils du requérant, que le recours à la force était nécessaire et proportionné, et que le décès est survenu à la suite de circonstances imprévues. Selon le Gouvernement, la législation interne permettait, aux fins d’appréhender une personne suspectée d’avoir commis un délit, l’usage d’une arme à feu, sans que cela ait des conséquences sur le plan pénal. Le policier aurait observé qu’une action illicite, à savoir un vol, était en train de se dérouler et se serait engagé, seul, la nuit, dans la poursuite d’un suspect qui essayait de s’enfuir en conduisant à une vitesse excessive et en mettant en danger la vie des passants, et dont il ne savait s’il était armé ou non. Pour le Gouvernement, ces circonstances constituaient une situation de danger justifiant le coup de feu tiré par le policier qui avait raisonnablement pu penser qu’il lui fallait faire usage de son arme pour immobiliser le suspect et mettre un terme à la menace (Makaratzis c. Grèce ([GC], no 50385/99, §§ 56‑59, CEDH 2004‑XI). C’est dans ce but que le policier aurait visé les jambes du fils du requérant afin de l’empêcher de prendre la fuite en escaladant une palissade. À la suite d’une chute imprévue que le suspect aurait faite la tête la première, la balle aurait touché le cou. Le policier aurait appelé une ambulance et essayé d’arrêter l’hémorragie, mais, en raison du retard des secours, il aurait décidé de transporter lui-même le fils du requérant à l’hôpital.

b) Appréciation de la Cour

46. Les principes généraux en matière d’obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention et de recours, par des agents de l’État, à la force meurtrière sont résumés dans l’arrêt Soare et autres (précité, §§ 126‑128 et 130).

47. La Cour rappelle de plus qu’il lui incombe d’examiner de façon extrêmement attentive les allégations de violation de cette disposition, en prenant en considération non seulement les actes des agents de l’État ayant effectivement eu recours à la force, mais également l’ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment leur préparation et le contrôle exercé sur eux (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 150, série A no 324). En ce qui concerne ce dernier point, la Cour rappelle que les policiers ne doivent pas être dans le flou lorsqu’ils exercent leurs fonctions, que ce soit dans le contexte d’une opération préparée ou dans celui de la prise en chasse spontanée d’une personne perçue comme dangereuse : un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu, compte tenu des normes internationales élaborées en la matière (Hamiyet Kaplan et autres c. Turquie, no 36749/97, § 49, 13 septembre 2005, et Makaratzis, précité, § 59 in fine).

48. À ce sujet, la Cour rappelle avoir jugé, dans une affaire concernant une opération de police qui s’était soldée par un coup de feu ayant entraîné de graves blessures et une infirmité physique et psychique permanente chez une personne suspectée d’avoir commis un délit, que le cadre législatif roumain réglementant l’usage des armes à feu et des munitions (la loi no 17/1996) ne semblait pas suffisant pour offrir « par la loi » le niveau de protection du droit à la vie requis dans les sociétés démocratiques contemporaines en Europe (Soare et autres, précité, § 132).

49. Dans la présente affaire, la Cour observe que la majorité des dispositions pertinentes de la loi no 17/1996, évoquées dans l’arrêt Soare et autres, étaient toujours en vigueur à l’époque des faits (paragraphe 32 ci‑dessus) et que les lois no 218/2002 (régissant l’organisation et le fonctionnement de la police) et no 295/2004 (réglementant l’usage des armes et des munitions) n’ont apporté aucune modification significative au cadre législatif déjà existant (paragraphes 33-34 ci-dessus).

50. La Cour en conclut que, tout comme dans l’arrêt Soare et autres, la législation nationale ne contenait, à l’époque des faits, aucune autre disposition réglementant l’usage des armes à feu dans le cadre des opérations de police, hormis l’obligation de sommation, et qu’elle ne comportait aucune recommandation concernant la préparation et le contrôle des opérations en question.

51. La Cour observe également qu’il s’agissait en l’espèce d’une opération policière pendant laquelle le policier a dû réagir sans préparation (voir, a contrario, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 71-72, CEDH 2000-XII) et que, dans ce cas, il convient d’interpréter l’étendue de l’obligation positive pesant sur les autorités internes de manière à ne pas imposer à celles-ci un fardeau insupportable (voir, mutatis mutandis, Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 86, CEDH 2000-III). Elle souligne cependant que les réactions spontanées du policier devaient être compatibles avec les instructions pertinentes en matière d’interventions policières.

52. La Cour considère que l’absence de règles claires (paragraphe 50 ci‑dessus) peut expliquer la réaction du policier A.S. qui a tiré un coup de feu dans la direction d’Adrian Cobzaru pour l’appréhender alors qu’il n’était visiblement pas armé. Le policier a ainsi agi de façon totalement autonome en prenant des initiatives inconsidérées, ce qui n’aurait probablement pas été le cas s’il avait bénéficié d’instructions adéquates (voir, mutatis mutandis, Makaratzis, précité, § 70).

53. A la lumière des éléments qui précèdent, la Cour estime que, en ce qui concerne l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif adéquat que leur imposait la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention, les autorités roumaines n’avaient, à l’époque, pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour offrir aux citoyens le niveau de protection requis, en particulier dans les situations – telle celle de la présente affaire – de recours à une force meurtrière, et pour parer aux risques réels et immédiats pour la vie que sont susceptibles d’entraîner, fût‑ce exceptionnellement, les opérations policières.

54. La Cour observe ensuite qu’elle se trouve confrontée à des versions divergentes des événements qui ont coûté la vie au fils du requérant. Toutefois, elle rappelle que, en règle générale, elle n’est pas liée par les constatations des juridictions internes et qu’elle demeure libre de se livrer à sa propre appréciation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose (Iambor c. Roumanie (no 1), no 64536/01, § 166, 24 juin 2008).

55. Pour apprécier les preuves, la Cour adopte en général le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Elle rappelle qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutés, suffisamment graves, précis et concordants. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, tout dommage corporel ou décès survenu pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante sur le déroulement des faits et exposer des éléments solides qui permettent de réfuter les allégations du requérant (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII, et Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, § 78, 26 février 2008).

56. Il s’ensuit que, lorsqu’il est reproché à ses agents d’avoir fait usage d’une force potentiellement meurtrière dans des circonstances sous leur contrôle en violation de l’article 2 § 2 de la Convention, il incombe au gouvernement défendeur d’établir que la force en question n’est pas allée au-delà de ce qui était « absolument nécessaire » et qu’elle était « strictement proportionnée » à l’un ou l’autre des buts autorisés par cette disposition.

57. En l’espèce, le requérant soutient dans un récit circonstancié et cohérent que le policier a tué son fils d’une balle à bout portant dans la cour de leur maison et a ensuite beaucoup tardé à le transporter à l’hôpital. Il affirme avoir vu son fils gisant au sol à trois mètres de la porte d’entrée de leur maison, blessé au niveau du cou, et le policier A.S. lui tenant le bras gauche et rangeant son arme. La Cour estime que le requérant a fait tout ce qui était en son pouvoir pour étayer prima facie son grief. Il n’était pas tenu ni, du reste, en mesure de soumettre des éléments de preuve plus tangibles, pareils éléments, s’il y en a, ne pouvant se trouver qu’entre les mains des autorités internes (voir, mutatis mutandis, Mansuroğlu, précité, § 84). Il appartenait donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur l’origine du décès d’Adrian Cobzaru survenu à la suite du coup de feu tiré par le policier A.S.

58. Selon le Gouvernement, le fils du requérant a été atteint, d’une manière accidentelle, d’une balle au niveau du cou, dans le cadre de l’action policière menée par le policier qui essayait de l’appréhender. Elle estime par conséquent que l’affaire doit être examinée sous l’angle de l’article 2 § 2 b) de la Convention.

59. Pour ce qui est du déroulement des faits, la Cour note que les parties s’accordent à dire que l’auteur du coup de feu était le policier. Leurs versions divergent quant aux circonstances dans lesquelles le policier a causé la mort du fils du requérant. À ce sujet, elle relève que les tribunaux internes n’ont établi ni la distance réelle du tir ni sa trajectoire (paragraphes 30-31 ci-dessus).

60. Elle observe que, dans la version du Gouvernement, il s’agit d’un acte involontaire du policier, ce qui contredit la thèse selon laquelle le policier, après avoir aperçu la silhouette du fils du requérant, aurait visé une zone non vitale du corps du jeune homme, ce qui suppose qu’il avait envisagé le risque de mettre la vie de celui-ci en danger. Cela n’est pas conciliable non plus avec les conclusions auxquelles le parquet est parvenu dans son ordonnance du 11 octobre 2007, où il est suggéré que le policier a agi en situation de légitime défense (paragraphes 17-19 ci-dessus).

61. Par ailleurs, le policier n’a pas allégué avoir eu des raisons de penser que le fils du requérant avait commis des crimes graves, qu’il était dangereux et que sa non-arrestation eût eu des conséquences néfastes irréversibles (voir, a contrario, Makaratzis, précité, §§ 64-66). La thèse du Gouvernement évoquant le danger que pouvaient constituer la conduite d’un véhicule à une vitesse excessive et la possibilité que le fils du requérant eût été armé repose sur les seules déclarations du policier en cause, que le parquet a acceptées sans réserve. D’ailleurs, cela a été sanctionné le 14 mars 2008 par le tribunal départemental de Bucarest qui a annulé le non‑lieu du 11 octobre 2007 en raison, entre autres, du manque d’objectivité des représentants du parquet, auxquels il a reproché d’avoir adopté dans son intégralité la version donnée par le policier en l’absence de preuves en ce sens (paragraphe 20 ci-dessus).

62. Toujours sur le terrain de la légitimité de l’acte du policier, la Cour note l’importance accordée par les tribunaux internes à la distance réelle et à la trajectoire de la balle – ces éléments semblaient d’autant plus importants à leurs yeux que le rapport d’expertise médicolégale suggérait une distance de tir inférieure à celle retenue par les représentants du parquet et une trajectoire différente de la balle (paragraphes 20-21 ci-dessus). Or, d’après les éléments dont la Cour dispose, à ce jour aucune autorité interne ne s’est encore prononcée d’une manière définitive sur ce sujet. À cela s’ajoutent, comme les tribunaux internes l’ont constaté, les zones d’ombre qui persistent toujours sur la date réelle du décès ou sur la nécessité de recueillir encore des preuves susceptibles de révéler les véritables circonstances du décès du fils du requérant (paragraphe 31 ci-dessus).

63. Dans ces conditions, les autorités ne sauraient passer pour avoir vraiment cherché à savoir si le décès d’Adrian Cobzaru était dû à des causes accidentelles. L’insuffisance des éléments factuels et des preuves empêche la Cour de porter sur les faits de la cause une appréciation qui serait fondée sur les seules constatations opérées par les autorités nationales.

64. En conséquence, les omissions imputables aux organes d’instruction décrites ci-dessus conduisent la Cour à rejeter la thèse du Gouvernement selon laquelle le décès du fils du requérant a été provoqué accidentellement par l’action d’un policier en état de légitime défense. Conclure autrement reviendrait à admettre que les autorités peuvent tirer bénéfice de leurs propres défaillances et à permettre aux auteurs d’actes potentiellement meurtriers d’échapper à leurs responsabilités.

65. En outre, la Cour considère que, au vu du déroulement des faits, en tirant un coup de feu dans la direction du fils du requérant afin de l’appréhender, en pleine nuit, le policier n’a pas pris toutes les précautions suffisantes pour préserver la vie de celui-ci (voir, mutatis mutandis, Alikaj et autres, no 47357/08, §§ 66‑77, 29 mars 2011), dans un contexte d’absence de réglementation précise sur l’usage des armes à feu par les forces de maintien de l’ordre.

66. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que, faute pour les autorités roumaines d’avoir démontré que la force potentiellement meurtrière utilisée contre le fils du requérant n’était pas allée au-delà de ce qui était « absolument nécessaire », qu’elle était strictement « proportionnée » et qu’elle poursuivait l’un des buts autorisés par l’article 2 § 2, la responsabilité de l’État se trouve engagée en l’espèce.

Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.

2. Sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention

a) Thèses des parties

67. S’agissant de l’enquête diligentée par les autorités, le requérant critique la tentative faite par les enquêteurs chargés de l’affaire d’innocenter le policier en cause, ainsi que l’absence de diligence du parquet, auquel il reproche de ne pas avoir effectué une enquête pénale effective et de ne pas avoir renvoyé devant les tribunaux l’auteur du meurtre de son fils.

68. Le Gouvernement est d’avis que les autorités nationales ont respecté leur obligation de mener une enquête effective et indépendante sur les circonstances du décès d’Adrian Cobzaru. Il expose qu’une enquête pénale a été ouverte d’office et que plusieurs actes ont été effectués : un prélèvement des éléments de preuve sur les lieux de l’incident, une expertise technico-scientifique des objets prélevés, un test d’alcoolémie, une expertise médicolégale, le recueil de témoignages, une expertise balistique et une expertise technico-scientifique ayant pour but de vérifier l’existence de traces supplémentaires du tir. D’après le Gouvernement, l’enquête effectuée en l’espèce inclut tous les actes de procédure nécessaires afin d’établir les circonstances réelles des faits. Il rappelle que la Convention ne garantit pas le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation (Mantog c. Roumanie no 2893/02, § 72, 11 octobre 2007). Il nie tout manque d’objectivité des autorités et considère que l’ensemble de la procédure est de nature à permettre d’établir la cause du décès de la victime, d’identifier et de sanctionner le coupable et d’accorder réparation à la famille de la victime (Cubanit c. Roumanie (déc.), no 31510/02, 4 janvier 2007).

b) Appréciation de la Cour

69. Les principes généraux qui régissent l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention sont résumés dans l’arrêt Soare et autres (précité, §§ 160-166).

70. En l’espèce, la Cour note qu’une enquête a bien eu lieu, que les représentants du parquet se sont saisis de l’affaire et qu’ils ont enquêté sur les circonstances du décès du fils du requérant. Elle relève que les parquets ont prononcé, dans un premier temps, un non-lieu au motif que l’intervention du policier avait été légitime et, par la suite, une relaxe à raison de l’absence de caractère pénal de cette même intervention. Elle doit maintenant porter une appréciation sur le caractère « effectif » de l’enquête et sur la diligence avec laquelle celle-ci a été menée (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007-II).

71. À ce sujet, la Cour observe que l’enquête pénale concernant les circonstances du décès d’Adrian Cobzaru a débuté le 19 septembre 2006 et se trouve à ce jour pendante devant le parquet près le tribunal départemental de Bucarest. Pendant cette période, les deux décisions du parquet ont été annulées par les tribunaux internes, qui ont renvoyé l’affaire devant le même parquet avec des instructions précises quant aux preuves à produire en vue de l’éclaircissement des circonstances du décès.

72. Bien que le parquet près le tribunal départemental de Bucarest se soit vu transmettre l’affaire le 14 mars 2008 en vue de la poursuite de l’enquête pour meurtre et de l’élucidation des contradictions entre certains éléments de preuve, il s’est borné, neuf mois après cette date, à entendre le policier en cause et quatre témoins et à déléguer à la police municipale le soin de continuer l’enquête. L’inspection juridique des procureurs a justifié ce retard dans la poursuite de l’enquête par une charge importante de travail et un manque de personnel. Par ailleurs, une expertise tendant à établir la distance réelle du tir mortel n’a été réalisée que trois ans après les faits et ce n’est que près de dix-sept mois après cette expertise qu’un expert a recherché des traces supplémentaires du coup de feu.

73. La Cour prend en outre en compte les constats faits par le tribunal départemental de Bucarest le 28 novembre 2012, selon lesquels l’enquête comportait plusieurs défaillances, notamment l’absence de preuves de nature à permettre d’élucider les circonstances du décès du fils du requérant. Elle en déduit que la plupart des éléments de preuve produits en l’espèce ne se sont pas révélés convaincants et que, pour que les circonstances du décès d’Adrian Cobzaru puissent être éclaircies, de nouvelles preuves devraient être réalisées par le parquet.

74. Pour ce qui est de l’association du requérant à la procédure, la Cour note que, bien que l’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités d’enquête l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par les proches de la victime, ces derniers doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, § 82, Recueil 1998‑IV). En l’espèce, il ne ressort pas du dossier que le requérant ait été impliqué d’une manière appropriée dans les actes de l’enquête, informé ou consulté quant aux preuves ou témoignages proposés par les autorités (voir, mutatis mutandis, Predica c. Roumanie, no 42344/07, § 71, 7 juin 2011).

75. Enfin, la Cour relève que, plus de six ans après les événements, l’enquête conduite par le parquet au sujet de l’opération policière menée par A.S. est toujours en cours. Elle estime qu’il s’agit d’une durée très longue qui risque de compliquer pour les autorités nationales la collecte des preuves et l’établissement des faits (voir, mutatis mutandis, Ismail Altun c. Turquie, no 22932/02, § 82, 21 septembre 2010). Par conséquent, elle rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

76. À la lumière des éléments ci-dessus, la Cour conclut que les procédures engagées relativement à l’opération policière du 19 septembre 2006 ne peuvent passer pour une enquête rapide et effective. En conséquence, elle estime que les autorités roumaines n’ont pas respecté l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition également sous son volet procédural.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

77. Le requérant se plaint d’une discrimination au motif que les autorités, qui ont selon lui refusé d’enquêter sur la mort de son fils, l’ont fait en raison de son origine rom. Il invoque l’article 14 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

78. Le Gouvernement combat cette thèse et soutient que le requérant ne fournit pas des faits précis ni des indices suffisants pour étayer son allégation.

79. En l’espèce, la Cour observe que le requérant n’a pas étayé son allégation. Ayant examiné tous les faits pertinents de l’espèce, la Cour ne décèle aucun indice pouvant l’amener à la conclusion que les responsables de l’enquête ont été guidés, dans leur enquête, par des préjugés à l’égard du groupe ethnoculturel du requérant et de son fils (Seidova et autres c. Bulgarie, no 310/04, §§ 67-68, 18 novembre 2010).

80. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

81. Le requérant se plaint enfin de la durée excessive de la procédure pénale engagée à la suite du décès de son fils et de l’absence d’un recours effectif visant à la sanction des responsables (articles 6 § 1 et 13 de la Convention).

82. Compte tenu des motifs à l’origine de son constat de violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose au regard des articles 6 § 1 et 13 de la Convention (Celniku c. Grèce, no 21449/04, § 71, 5 juillet 2007).

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

83. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

84. Le requérant allègue avoir subi un dommage moral résultant du décès de son fils et des déficiences de l’enquête à ce sujet. Il chiffre son préjudice à 900 000 euros (EUR).

85. Le Gouvernement estime que la somme demandée par le requérant est excessive et renvoie à la jurisprudence de la Cour dans des affaires similaires à ses yeux (Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, § 251, 15 décembre 2009 ; Trufin c. Roumanie, no 3990/04, § 57, 20 octobre 2009 ; Dvořáček et Dvořáčková c. Slovaquie, no 30754/04, § 100, 28 juillet 2009 ; Esat Bayram c. Turquie, no 75535/01, § 60, 26 mai 2009, et Şandru c. Roumanie, no 22465/03, § 89, 8 décembre 2009). Selon le Gouvernement, dans les arrêts qu’il vient d’évoquer, la Cour a alloué, en cas de constat de violation de l’article 2 de la Convention, des sommes comprises entre 5 000 et 10 000 EUR.

86. Compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour, statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 30 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

87. Le requérant n’a formulé aucune demande à ce titre.

C. Intérêts moratoires

88. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception de non-épuisement des voies de recours internes et la rejette ;

2. Déclare, la requête recevable dans sa partie relative aux griefs du requérant tirés de l’article 2 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit, qu’il y a eu violation du volet matériel et du volet procédural de l’article 2 de la Convention ;

4. Dit, qu’il n’y a pas lieu de se placer de surcroît sur le terrain des articles 6 § 1 et 13 de la Convention ;

5. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement.

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 juin 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-121772
Date de la décision : 25/06/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives) (Volet matériel);Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : GHEORGHE COBZARU
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : LAZAR I.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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