La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

18/06/2013 | CEDH | N°001-122059

CEDH | CEDH, AFFAIRE GÜN ET AUTRES c. TURQUIE, 2013, 001-122059


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GÜN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 8029/07)

ARRÊT

STRASBOURG

18 juin 2013

DÉFINITIF

18/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Gün et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,


Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mai 2013,

Rend l’ar...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GÜN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 8029/07)

ARRÊT

STRASBOURG

18 juin 2013

DÉFINITIF

18/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gün et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mai 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 8029/07) dirigée contre la République de Turquie et dont neuf ressortissants de cet Etat, Mmes Ravşan Gün, Özlem Güven et Behice Tanrıverdi ainsi que MM. Abdurrazzak Tül, Bahaeddin Yağarcık, Ali Güven, Sabri Dal, Seyfeddin Didmin et Hüseyin Afşar (« les requérants »), ont saisi la Cour le 27 janvier 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me T. Elçi, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants alléguaient en particulier la violation de l’article 11 de la Convention.

4. Le 11 janvier 2011, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, elle a en outre décidé de se prononcer en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1986, 1982, 1964, 1980, 1944, 1978, 1982, 1979 et 1945, et ils résident à Cizre. Il ressort du dossier de l’affaire qu’à l’époque des faits Abdurrazzak Tül était président de la section locale du DEHAP (Demokratik Halk Partisi – Parti démocratique du peuple), Özlem Güven membre de la section locale des femmes de ce parti, Sabri Dal membre de la section locale des jeunes, et que les autres requérants étaient membres de la direction de la section locale.

A. Le déroulement de la manifestation

6. Le 14 février 2005, la direction de la sûreté de Cizre informa le sous-préfet de Cizre qu’elle avait reçu des renseignements selon lesquels, le 15 février, à l’occasion de la date anniversaire de l’arrestation du chef de l’organisation terroriste PKK, Abdullah Öcalan, des manifestations illégales allaient se dérouler à Cizre. Elle indiqua que, par le passé, à l’occasion de telles manifestations ou de déclarations à la presse ayant eu lieu dans des lieux fermés ou en plein air, des provocateurs avaient mené des actions en faveur de l’organisation terroriste ou de son chef. Considérant que de telles actions pouvaient se reproduire et s’appuyant sur la circulaire du ministère de l’Intérieur du 11 juin 2004, la direction de la sûreté demanda au sous-préfet d’autoriser les forces de sécurité à identifier les auteurs de tels actes en utilisant des appareils photo et des caméscopes les 14, 15 et 16 février 2005.

7. Par une décision du 14 février 2005, à la demande du sous-préfet et sur la base des informations communiquées par la direction de la sûreté le 14 février 2005, le tribunal correctionnel de Cizre autorisa, les 14, 15 et 16 février 2005, la perquisition des véhicules privés ou publics à l’entrée et à la sortie de la ville, sur les voies publiques et dans les lieux ouverts au public ainsi que la fouille des personnes.

8. Le 14 février 2005, à la demande du sous-préfet et sur le fondement de l’article 19 de la loi no 2911, la municipalité de Cizre annonça par haut-parleurs que les événements et manifestations dont la tenue était prévue entre le 14 et le 20 février 2005 étaient ajournés.

9. Le procès-verbal établi par la police le 15 février 2005 à 11 heures indique que les requérants, membres du DEHAP[1] et un groupe de deux cents personnes environ s’étaient réunis devant la section locale du DTP[2] (Demokratik Toplum Partisi – Parti pour une société démocratique, mouvement pro-kurde de gauche) en vue de défiler vers la section locale de l’« AKP » (Parti de la justice et du développement, au pouvoir à l’époque des faits) pour y faire une déclaration à la presse et à l’opinion publique intitulée « Non à la guerre » (Savaşa geçit vermeyeceğiz).

10. Le même jour à 12 heures, la police établit un procès-verbal indiquant qu’elle avait averti le groupe de manifestants que toute manifestation avait été ajournée par décret préfectoral entre le 14 et le 20 février 2005 dans la ville de Cizre.

11. Toujours le 15 février 2005 à 12 heures, Seyfeddin Didmin lut devant la section locale de l’« AKP » de Cizre la déclaration suivante :

« Il y six ans maintenant, le 15 février 1999, le dirigeant du peuple kurde sayın[3] [l’estimé] Abdullah Öcalan a été enlevé à la suite d’un complot international digne de pirates (korsanvari) et a été remis à la Turquie.

Au cours des affrontements qui durent depuis quinze ans dans notre région, des milliers de personnes ont perdu la vie et des milliers ont disparu, des dizaines de milliers de villages ont été évacués, des centaines de personnes ont dû quitter leurs lieux de résidence et leurs foyers. Le complot est intervenu, fait notable, à un moment où tous ces affrontements allaient trouver une fin, alors que le problème kurde allait trouver une solution pacifique à la suite de la déclaration d’un cessez-le-feu unilatéral qui allait constituer un terrain et une occasion propices à cet effet. Ceux qui avaient fondé leurs vies sur le sang et les larmes, les Etats-Unis en tête et certaines autres puissances qui avaient placé leurs intérêts dans l’affrontement kurde-turque qui devait durer des années, se sont trompés. Sayın Öcalan avait vu tous les pièges qui avaient été tendus aux peuples kurde et turc, et sa vision pacifique fondée sur la fraternité des peuples kurde et turc avait été vidée de tout son sens. Il est détenu à İmralı dans une cellule individuelle dans des conditions d’isolement qui n’ont pas leurs pareilles dans le monde ; malgré l’oppression, la violence et le déni subis par les Kurdes depuis six ans, il est connu qu’Öcalan fait des concessions extraordinaires pour maintenir un climat de paix et trouver une solution démocratique et pacifique au problème kurde.

Or le gouvernement AKP qui ne veut pas voir les efforts déployés pour une résolution pacifique du problème kurde a développé une politique de déni. En riposte aux sacrifices des kurdes, le gouvernement AKP a fait tirer 13 balles sur Uğur, qui était âgé de 12 ans. A Şemdinli, le berger Feyzi Can, âgé de 19 ans, a été tué. A Şırnak, cinq jeunes non armés ont été massacrés. Le gouvernement ne s’est pas contenté de cela ; il a également confisqué les dépouilles de ces jeunes. Il a monopolisé tous ses efforts à l’occasion du tsunami qui a eu lieu en Asie du sud ; en revanche, à Hakkari, il a considéré la demande d’aide de ses citoyens se trouvant sur son propre territoire comme une manifestation illégale et les a placés en détention. Les attaques [contre le peuple kurde] ont augmenté ces derniers temps. Les meurtres et les exécutions extrajudiciaires ont recommencé.

En tant que représentants de la section locale du DEHAP d’İdil, nous condamnons pour la sixième année le complot international mené contre le dirigeant du peuple kurde, sayın Abdullah Öcalan, et nous en appelons à tous pour éviter la reprise des affrontements. »

12. Toujours le même jour, à 15 heures, la police établit un procès-verbal indiquant que des affiches du PKK et des photographies du chef du PKK avaient été saisies sur les lieux – le parc de la République (« Cumhuriyet ») – où la déclaration à la presse avait été faite.

13. Le 15 février 2005, à 22 heures, la police établit un rapport relatant ce rassemblement. Il y était précisé que, d’après les informations recueillies, le 15 février 2005, à l’occasion de la date anniversaire de l’arrestation d’Abdullah Öcalan, chef de l’organisation terroriste PKK, des manifestations illégales allaient se dérouler. En vue du maintien de l’ordre public et de la prévention de tout crime, toute manifestation prévue entre le 14 et le 20 février 2005 dans la ville de Cizre avait été ajournée par un décret préfectoral pris en application de l’article 17 de la loi no 2911. En vertu de ce décret, le 15 février 2005, des mesures de sécurité avaient été prises à partir de 8 heures dans toute la ville et notamment aux environs du bâtiment de la section locale du DEHAP de Cizre. Le rapport indiquait en outre que vers 11 heures le groupe de manifestants avait voulu défiler jusque devant l’immeuble de l’AKP pour y faire une déclaration. La police avait informé les manifestants du décret préfectoral ajournant toute manifestation dans la ville de Cizre. Bien que le groupe de manifestants eût été sommé à trois reprises de se disperser, Seyfeddin Didmin avait lu la déclaration intitulée « Non à la guerre ». Vers 11 h 30, le groupe de manifestants avait été empêché de défiler jusque devant le bâtiment de l’AKP et il avait été sommé de se disperser. Certains manifestants avaient scandé des slogans illégaux puis s’étaient dispersés par petits groupes sans que la force eût été utilisée à leur encontre. Vers 12 heures, un groupe d’une dizaine de manifestants avait incendié un pneu sur la route d’İdil en scandant des slogans illégaux et en perturbant le trafic. Les pompiers avaient été envoyés sur place avec l’aide d’un véhicule blindé, mais on les avait empêchés d’éteindre le feu. Le groupe de manifestants avait jeté des pierres sur les policiers venus en renfort. Le policier M.S.T. avait été blessé à la tête et le policier M.R.E. aux pieds ; tous deux avaient été transférés à l’hôpital pour y être soignés. Des véhicules de particuliers et des magasins avaient été endommagés par les jets de pierre. Les manifestants ayant pris la fuite, aucun n’avait pu être arrêté.

14. Toujours le 15 février 2005, l’enregistrement vidéo fut retranscrit par la police. Les passages pertinents en l’espèce de cette retranscription se lisent comme suit :

« Ali Güven et Hüseyin Afşar marchaient avec le groupe de manifestants. La foule scandait les slogans « Biji Serok Apo » [vive le président Apo (Öcalan)], « Öcalan Öcalan », « Öcalan’sız dünyayı başınıza yıkarız » [Nous briserons sur votre tête le monde sans Öcalan], « AKP şaşırma bizi dağa taşırma » [AKP, ne t’égares pas, ne nous fais pas partir dans les montagnes], « Katil Erdoğan » [Erdoğan criminel]. Des fanions de l’organisation terroriste PKK étaient brandis. Ravşan Gün et Behice Tanrıverdi brandissaient une affiche sur laquelle était inscrit : « Kahrolsun 15 Şubat komplosu, Gençlik inisiyatifi » [A bas le complot du 15 février. Initiative de la jeunesse]. Sur une autre affiche on pouvait lire : «Öcalan’a Özgürlük – Kahrolsun 15 Şubat komplosu » [Liberté à Öcalan – A bas le complot du 15 février]. Puis Seyfeddin Didmin a commencé à lire la déclaration au moyen d’un mégaphone. La foule a scandé les slogans « Baskılar bizi yıldıramaz – Selam Selam İmralı’ya bin selam – Öcalan’sız dünyayı başınıza yıkarız » [L’oppression ne nous découragera pas – Salut, salut, mille saluts à İmralı – Nous briserons sur votre tête le monde sans Öcalan]. »

15. Le procès-verbal établi par la police le 16 février 2005 à 10 h 30 indique que le blindé de la police avait été endommagé au cours de la manifestation tenue le 15 février 2005.

16. D’après le procès-verbal établi par la police le 15 février 2005 à 23 h 30, un autre véhicule de la police avait été endommagé par des jets de pierres des manifestants.

B. L’audition des policiers blessés au cours de la manifestation

17. Le policier C.B. fut entendu le 15 février 2005 à 21 h 45. Il indiqua avoir été blessé à la jambe par des jets de pierres provenant des manifestants qui se trouvaient sur la route d’İdil. Il déclara porter plainte contre les organisateurs de cette manifestation, à savoir les dirigeants de la section locale du DEHAP de Cizre. D’après un certificat médical, le policier se vit prescrire une incapacité de travail de sept jours.

18. Le policier S.T. fut entendu le 16 février 2005 à 16 heures. Il indiqua avoir été blessé à l’arcade sourcilière droite par un jet de pierres provenant des manifestants qui se trouvaient sur la route d’İdil. Il déclara porter plainte contre les organisateurs de cette manifestation, à savoir les dirigeants de la section locale du DEHAP de Cizre. Il avait été emmené à l’hôpital où le médecin lui avait fait cinq points de suture. D’après le certificat médical établi à cette occasion, il se vit prescrire une incapacité de travail de dix jours.

19. Le policier R.A. fut entendu le 16 février 2005 à 10 h 45. Il déclara qu’il faisait partie des forces de police appelées en renfort le jour de l’incident. Il avait été blessé à la main droite par un jet de pierres provenant du groupe de manifestants qui avait brûlé le pneu. Il avait été emmené à l’hôpital de Cizre pour y être soigné. On lui avait prescrit une incapacité de travail de sept jours. Il déclara porter plainte contre les organisateurs de cette manifestation, à savoir les dirigeants de la section locale du DEHAP de Cizre.

C. L’action pénale engagée contre les requérants

1. L’arrestation et l’audition des requérants

20. Le 11 mars 2005 à 11 heures, Abdurrazzak Tül, Ali Güven, Hüseyin Afşar, Ravşan Gün et Özlem Güven furent placés en garde à vue.

21. Le 12 mars 2005, Sabri Dal fut entendu par la police. Il indiqua qu’il était membre de la section locale des jeunes du DEHAP de Cizre et que le 15 février 2005 il avait vu un rassemblement et y avait participé. Il avait entendu scander les slogans et vu les pancartes.

22. Le 25 mars 2005 à 10 heures, Seyfeddin Didmin fut placé en garde à vue.

23. Le 26 mars 2005, il fut entendu par le procureur de la République de Cizre. Il déclara avoir vu un rassemblement de personnes alors qu’il se promenait en ville et y avoir participé. Un participant était en train de lire une déclaration à la presse, puis il lui avait donné le texte en lui demandant de lire la suite. Il affirma que la déclaration ne faisait pas l’apologie du chef de l’organisation terroriste. Il n’avait pas entendu que les personnes rassemblées avaient été sommées de se disperser. Il n’avait pas participé à l’incendie du pneu et il n’avait pas non plus jeté de pierres à la police.

24. Le 4 avril 2005, le procureur de la République entendit Ravşan Gün. Elle déclara qu’elle avait vu un rassemblement près du parc Cumhuriyet et s’y était jointe sans savoir pour quelle raison cet attroupement s’était formé. Elle n’avait pas entendu la sommation de la police aux fins de la dispersion de la manifestation. Elle ne savait pas si une autorisation avait été demandée aux fins de ce rassemblement. Elle n’avait pas scandé de slogans ni brandi de drapeaux, de pancartes ou de photographies.

25. Toujours le 4 avril 2005, le procureur de la République entendit Özlem Güven. L’intéressée déclara qu’elle était membre de la section locale des femmes du DEHAP. Le jour de l’incident litigieux, elle s’était rendue avec Ravşan Gün à la section locale du DEHAP de Cizre. Elle avait vu un rassemblement spontané de personnes et s’y était jointe sans savoir pour quelle raison il y avait un tel rassemblement. Elle n’avait pas entendu de sommation aux fins de la dispersion de la foule. Elle ne savait pas si ce rassemblement avait été autorisé. Elle n’avait pas scandé de slogans ni brandi de drapeaux, de pancartes ou de photographies.

26. Le 5 avril 2005, le procureur de la République de Cizre entendit Behice Tanrıverdi. Celui-ci déclara qu’il avait participé à la manifestation mais il ne savait pas qui l’avait organisée.

27. Toujours le 5 avril 2005, le procureur de la République entendit Hüseyin Afşar, qui déclara qu’il avait participé à la manifestation mais qu’il ne savait pas qui en étaient les organisateurs. Il n’avait pas entendu que la police avait sommé les manifestants de se disperser.

2. La procédure pénale engagée contre les requérants

28. Par un acte d’accusation du 3 mai 2005, le procureur de la République de Cizre intenta une action pénale contre les requérants sur le fondement de l’article 28 § 1 de la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations et du décret préfectoral du 14 février 2005 ajournant toute manifestation prévue entre le 14 et le 20 février 2005.

29. Dans leurs mémoires en défense, les requérants plaidèrent qu’ils n’étaient pas les organisateurs de la manifestation litigieuse mais qu’ils avaient uniquement participé à cette manifestation, organisée spontanément. Ils ne savaient donc pas si une autorisation avait été demandée aux autorités compétentes.

30. Par un jugement du 10 juin 2005, se fondant sur l’article 28 § 1 de la loi no 2911, le tribunal correctionnel de Cizre condamna chacun des requérants à un an et six mois d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 489 livres turques. Tenant compte de l’attitude des requérants à l’audience, de leur passé et de leur tendance à commission de l’infraction reprochée, le tribunal estima qu’il n’y avait pas lieu de faire bénéficier les intéressés d’une réduction de peine. Dans ses attendus, le tribunal précisa qu’il ressortait notamment ce qui suit des éléments de preuve figurant dans le dossier :

« A l’occasion de la date anniversaire de l’arrestation du chef de l’organisation terroriste illégale PKK (Kadek-Kongra-gel), les accusés Seyfeddin Didmin, Behice Tanriverdi, Özlem Güven, Ravşan Gün, Ali Güven, Abdurrazzak Tül, Hüseyin Afşar, Bahaeddin Yağarcık et Sabri Dal ont dirigé un groupe de 200 personnes environ à Cizre vers le parc Cumhuriyet, situé près du nouveau quartier des quatre routes, bien que l’arrêté du sous-préfet [de Cizre] du 14 février 2005 (numéro 349) ajournant pour une durée d’une semaine toutes manifestations et réunions prévues entre le 14 et le 20 février 2005 dans la sous-préfecture ait été lu aux accusés et au groupe [de personnes] qu’ils avaient réunis, et bien qu’ils aient été sommés [de se disperser], les intéressés n’avaient pas dispersé le groupe ainsi rassemblé et, en continuant à mener ce groupe, ils ont commis l’infraction qui leur est reprochée (...) »

31. Par un arrêt du 27 novembre 2006, la Cour de cassation confirma le jugement du 10 juin 2005 et ramena l’amende à 450 livres turques.

32. Le 19 janvier 2007, les requérants commencèrent à purger leur peine.

D. Autres documents produits par le Gouvernement

33. Le Gouvernement a en particulier soumis les éléments suivants :

– des statistiques concernant les périodes du 10 au 17 décembre, du 10 au 17 janvier et du 10 au 17 février pour les années 2004 à 2011. Il ressort de la comparaison de ces différentes périodes de référence que pour la période du 10 au 17 février de chaque année concernée les actions menées sont plus intenses en ce qui concerne, notamment, le nombre de manifestations, de participants, de jets de pierres, d’explosions, d’incendies, de jets de cocktails « Molotov » et de réunions illégales. Le nombre d’actions relevées varie d’une année à l’autre ;

– une note d’information résumant ces événements ;

– des statistiques concernant les mêmes années de référence et indiquant, entre autres, le nombre de personnes placées en garde à vue, le nombre de personnes blessées (membres et non-membres des forces de l’ordre) et le nombre de manifestations où la police est intervenue.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution

34. L’article 25 de la Constitution est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à la liberté de pensée et d’opinion.

Nul ne peut être contraint de divulguer ses pensées et opinions ni être blâmé ou inculpé pour quelque motif que ce soit du fait de ses pensées et opinions. »

35. L’article 26 du même texte se lit ainsi:

« Chacun est libre d’exprimer et de divulguer, individuellement ou collectivement, sa pensée et ses convictions par la parole, l’écrit, l’image ou d’autres moyens. Cette liberté comprend celle de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence des autorités publiques. Les dispositions du présent alinéa n’empêchent pas de soumettre la radiodiffusion, le cinéma, la télévision ou les médias analogues à un régime d’autorisation.

L’exercice de ces libertés peut être restreint dans le but de prévenir ou réprimer les infractions, d’empêcher la divulgation de renseignements légalement protégés par le secret d’Etat, de protéger la réputation, les droits, la vie privée et familiale d’autrui ou ses secrets professionnels protégés par la loi ou de permettre au pouvoir judiciaire de mener à bien sa tâche.

(...)

Les dispositions légales qui régissent l’utilisation des moyens de diffusion des informations et des idées ne peuvent être considérées comme restrictives des libertés d’expression et de diffusion de la pensée aussi longtemps qu’elles ne font pas obstacle à cette diffusion. »

B. La loi no 2991 relative aux réunions et manifestations

36. L’article 3 de la loi relative aux réunions et manifestations précise que toute personne peut, sans autorisation préalable, organiser une réunion ou une manifestation où aucun recours ne sera fait aux armes ou à la violence (...).

37. L’article 6 énonce que le préfet ou le sous-préfet sont compétents pour réglementer le lieu et l’itinéraire que doivent emprunter les participants à une réunion ou manifestation.

38. L’article 10 dispose que le préfet ou le sous-préfet doivent être informés du déroulement d’une manifestation au moins quarante-huit heures avant celle-ci. Le préavis doit indiquer, en particulier, le but, le lieu, le jour ainsi que l’heure de début et de fin de la manifestation.

39. L’article 17 (concernant l’ajournement ou l’interdiction de la tenue de réunions dans certaines situations, modifié le 26 mars 2002) dispose que le préfet de région, le préfet ou le sous-préfet peuvent ajourner une réunion pour une durée ne pouvant dépasser un mois pour des raisons de sécurité nationale, d’ordre public, de prévention des infractions, pour la santé ou la morale publiques et pour protéger la liberté et le droit d’autrui, ou peuvent interdire une réunion lorsqu’il y a un danger clair et imminent (açık ve yakın tehlike mevcut olması hâlinde).

40. L’article 19 (concernant l’ajournement ou l’interdiction de réunions dans les villes et sous-préfectures, modifié le 26 mars 2002 et le 30 juillet 2003) confère aux préfets de région le pouvoir d’ajourner, pour des raisons de sécurité nationale, d’ordre public, de prévention des infractions, pour la santé ou la morale publiques et pour protéger la liberté et le droit d’autrui, une réunion pour une durée ne pouvant dépasser un mois dans une ou plusieurs villes de sa région ou bien dans une ou plusieurs sous-préfectures de sa région. Pour les mêmes motifs, les préfets peuvent interdire pour une durée ne pouvant dépasser un mois toutes les manifestations dans une ou plusieurs villes ou sous-préfectures lorsqu’il existe un danger clair et imminent qu’une infraction sera commise. La décision d’interdiction doit être motivée et un résumé doit être publié par les voies habituelles dans les lieux concernés. Par ailleurs, le ministère de l’Intérieur doit en être informé.

41. L’article 22 précise qu’il est interdit de manifester sur les routes et autoroutes, dans les parcs publics, devant les édifices religieux, devant les bâtiments et les infrastructures affectés à un service public ainsi que devant leurs dépendances. Il est également interdit de manifester à une distance de moins d’un kilomètre de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Les manifestants doivent se conformer aux mesures prises par le préfet ou le sous-préfet pour assurer le bon déroulement de la circulation des personnes et des véhicules de transport.

42. L’article 28 § 1 (concernant les actions contraires à une interdiction, modifié le 23 janvier 2008) dispose que les organisateurs ou les dirigeants de manifestations ou de réunions organisées en violation de la loi ou ceux qui y participent seront punis d’une peine d’emprisonnement pouvant aller d’un an et six mois à trois ans, sous réserve que leurs actes ne soient pas constitutifs d’une autre infraction.

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

43. La Cour estime que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. En conséquence, elle la déclare recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6, 10, 11 ET 18 DE LA CONVENTION

44. Les requérants allèguent la violation de leurs droits à la liberté d’expression et à la liberté de manifester. Ils estiment que leur condamnation à une peine d’emprisonnement est disproportionnée, lourde et injustifiée. Ils se plaignent en outre du défaut d’équité de la procédure. Ils invoquent les articles 6, 10 et 11 de la Convention. A ces égards, ils soutiennent également que l’article 18 de la Convention a été méconnu.

45. Eu égard à la formulation des griefs des requérants, la Cour décide de les examiner uniquement sous l’angle de l’article 11 de la Convention (Çelik c. Turquie (no 3), no 36487/07, § 78, 15 novembre 2012), dont la partie pertinente en l’espèce est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (...).

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...). »

46. Le Gouvernement repousse les griefs des requérants.

A. Sur l’applicabilité de l’article 11

47. Le Gouvernement soutient que la jurisprudence de la Cour relative à l’article 11 ne protège pas une manifestation dont les organisateurs et les participants ont des intentions violentes. Il attire l’attention de la Cour sur le fait que le PKK est une organisation terroriste qui a pour objectif de détruire l’ordre constitutionnel de la République de Turquie en utilisant les armes. Cette organisation figure sur la liste des organisations terroristes, reconnue par les Etats-Unis, les Nations unies et l’OTAN. Depuis mai 2002, elle fait partie de la liste des organisations terroristes retenue par l’Union européenne (Aydın c. Allemagne, no 16637/07, § 61, 27 janvier 2011). D’après le Gouvernement, l’article 11 ne devrait pas s’appliquer à la présente affaire.

48. Les requérants ne se prononcent pas.

49. La Cour rappelle que l’article 11 de la Convention ne protège que le droit à la liberté de « réunion pacifique ». C’est de plus une liberté qui peut être exercée non seulement par les individus participant à pareille manifestation mais aussi par les organisateurs (Christians Against Racism and Fascism c. Royaume-Uni, no 8440/78, décision de la Commission du 16 juillet 1980, Décisions et rapports (DR) 21, p. 162). La notion de « réunion pacifique » ne couvre pas les manifestations dont les organisateurs et participants ont des intentions violentes (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 77, CEDH 2001‑IX et les références qui y sont citées, et Organisation macédonienne unie Ilinden et Ivanov c. Bulgarie, no 44079/98, § 99, 20 octobre 2005).

50. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont participé à une manifestation pacifique non autorisée. A la fin de la manifestation, un groupe de manifestants a commis des actes violents alors que les requérants n’avaient pas appelé à la violence ou au désordre. Cela étant, une interdiction générale des manifestations ne peut se justifier que s’il existe un risque réel qu’elles aboutissent à des troubles qu’on ne peut empêcher par d’autres mesures moins rigoureuses. « Ce n’est que si l’inconvénient dû au fait que pareils défilés soient touchés par l’interdiction est manifestement dépassé par les considérations de sécurité justifiant cette interdiction et que s’il n’existe aucune possibilité d’éviter de tels effets secondaires indésirables de l’interdiction en circonscrivant étroitement sa portée, du point de vue de son application territoriale et de sa durée, que l’interdiction peut être considérée comme nécessaire au sens de l’article 11 paragraphe 2 de la Convention » (Christians Against Racism and Fascism, précitée, p. 164 et, dans le même sens, Piermont c. France, 27 avril 1995, §§ 77 et 85, série A no 314, et Ezelin c. France, 26 avril 1991, §§ 52 et 53, série A no 202).

51. Cela posé, la Cour estime que les requérants, membres du DEHAP, qui ont été poursuivis au pénal pour avoir participé ou organisé la manifestation du 15 février 2005 au mépris du décret préfectoral ajournant toutes manifestations et réunions prévues entre le 14 et le 20 février 2005, n’avaient pas d’intentions violentes (paragraphes 9, 11, 14, 21, 23, 24, 25, 26, 27 et 29 ci-dessus). A cet égard, la Cour note que ni le procureur de la République dans son acte d’accusation ni le tribunal correctionnel dans ses motivations n’ont démontrés par des éléments de preuve concrets et intangibles que les requérants avaient eu de telles intentions. En effet, les requérants ont assisté à la manifestation litigieuse au cours de laquelle la déclaration à la presse a été lue sans que des actes violents aient été commis. D’ailleurs, le Gouvernement reconnaît aussi dans ses observations qu’après lecture de la déclaration à la presse le groupe de manifestants s’est dispersé sans que la police ait été contrainte d’utiliser la force. Cela étant, le fait que des extrémistes ou des « casseurs » aux intentions violentes, non identifiés comme étant membres du DEHAP, se joignent à la manifestation ou profitent de cette occasion pour commettre des actes violents, comme en l’espèce (paragraphe 13 ci-dessus), en marge ou à la fin de la manifestation, ne peut justifier la suppression du droit de manifester. Même s’il existe un risque réel qu’une manifestation publique soit à l’origine de troubles en raison d’événements échappant au contrôle des organisateurs, cette manifestation ne sort pas pour cette seule raison du champ d’application du paragraphe 1 de l’article 11, et toute restriction imposée à pareille réunion doit être conforme aux termes du paragraphe 2 de cette disposition (Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, § 92, CEDH 2011).

52. Par conséquent, l’article 11 de la Convention trouve à s’appliquer.

B. Sur l’existence d’une ingérence

53. Les requérants soutiennent que l’action pénale litigieuse intentée contre eux s’analyse en une ingérence des autorités nationales dans l’exercice de leur droit à la liberté de réunion, au sens de l’article 11 de la Convention. Le Gouvernement estime quant à lui qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion dans la mesure où la manifestation litigieuse n’a pas respecté la loi no 2991.

54. Pour la Cour, il apparaît clairement que la condamnation des requérants à une peine d’un an et six mois d’emprisonnement et à une amende de 450 livres turques, en application de l’article 28 § 1 de la loi no 2911, s’analyse en une ingérence dans le droit des intéressés à la liberté de réunion.

55. La Cour rappelle que pareille ingérence enfreint l’article 11 de la Convention, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts.

C. Sur la justification de l’ingérence

1. Prévue par la loi

56. Selon le Gouvernement, l’ingérence en cause est fondée sur les articles 17 et 28 § 1 de la loi no 2911 (paragraphes 39 et 42 ci-dessus). Les requérants soutiennent, quant à eux, que le droit de faire une déclaration à la presse n’est pas subordonné à l’octroi d’une autorisation par les autorités nationales compétentes.

57. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord une base en droit interne de la mesure incriminée, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (Faruk Temel, précité, § 47).

58. En l’espèce, la Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties que les requérants ont été condamnés sur le fondement de l’article 28 § 1 de la loi no 2911 pour avoir méconnu le décret préfectoral pris en application de l’article 17 de cette loi. Toutefois, bien que cet article dispose, entre autres, que « le sous-préfet [peut] ajourner une réunion déterminée pour une durée ne pouvant dépasser un mois (...) », la Cour constate que le décret préfectoral ajournait toutes les manifestations et tous les événements prévus entre le 14 et le 20 février 2005 (paragraphe 8 ci-dessus). Eu égard au libellé de l’article 17 de la loi susmentionnée et à la manière dont le sous-préfet a interprété cette disposition, motif pour lequel les requérants ont été condamnés par le tribunal correctionnel, la Cour estime que de sérieux doutes se posent dans la mesure où le sous-préfet n’a pas ajourné une manifestation déterminée ou isolée mais a ajourné de manière générale toute manifestation prévue entre le 14 et le 20 février 2005. Toutefois, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 87 ci-dessous), elle juge inutile d’examiner cette question.

2. But légitime

59. De l’avis de la Cour, l’ingérence litigeuse visait plusieurs buts légitimes, à savoir la défense de l’ordre et la prévention du crime ainsi que la sûreté publique. Les parties ne le contestent pas.

3. Nécessaire dans une société démocratique

a) Les arguments des parties

i. Le Gouvernement

60. Se référant aux faits de l’espèce, le Gouvernement indique qu’après la lecture de la déclaration à la presse, l’ensemble des manifestants se sont dispersés en petits groupes sans que la police ait eu besoin d’utiliser la force. Après la déclaration à la presse, un groupe d’une dizaine de personnes se serait réuni sur l’autoroute et aurait bloqué le trafic en brûlant un pneu près de la station-service « Dalmış », sur la route d’İdil, et aurait empêché les pompiers d’éteindre le feu. Ce groupe s’en serait également pris violemment aux policiers en leur jetant des pierres et en scandant des slogans en faveur du chef terroriste, blessant ainsi des policiers et endommageant des véhicules appartenant à la police. Trois officiers de police auraient été blessés et auraient fait l’objet d’incapacités temporaires de travail allant de sept à dix jours. Par ailleurs, des bâtiments publics, des banques, des magasins et quarante-cinq véhicules particuliers et officiels auraient été endommagés. Le rassemblement se serait transformé en manifestation en faveur de l’organisation terroriste et aurait dégénéré. Après l’arrivée des renforts, ce groupe de manifestants aurait pris la fuite. Le Gouvernement explique que, se fondant sur les dépositions des policiers S.T., R.E. et C.B., blessés lors de l’incident litigieux, le procureur de la République a engagé une action pénale contre les dirigeants du DEHAP, responsables de ces violences.

61. Le Gouvernement indique qu’Abdullah Öcalan, chef de l’organisation terroriste PKK, a été arrêté par les forces de sécurité turques le 15 février 1999 et que chaque année, le 15 février, les membres de l’organisation terroriste organisent des manifestations dans différentes régions de la Turquie pour protester contre cette arrestation et pour mobiliser les sympathisants du PKK. Malgré les efforts déployés par les forces de sécurité et les autorités administratives pour éviter que les manifestations ne dégénèrent, les agitateurs du PKK inciteraient les gens à attaquer les forces de sécurité, les lieux publics, les banques et les magasins. Ces manifestations violentes irriteraient et indigneraient la population. A cet égard, le Gouvernement présente différentes statistiques (paragraphe 33 ci‑dessus).

62. Le Gouvernement explique que dans la présente affaire le sous-préfet de Cizre a reçu des informations selon lesquelles le PKK prévoyait d’organiser une manifestation illégale le 15 février 2005 à l’occasion de la date anniversaire de l’arrestation de son chef. C’est pourquoi, se fondant sur l’article 17 de la loi no 2911, le sous-préfet aurait décidé d’ajourner toute manifestation à Cizre entre le 14 et le 20 février 2005 pour des raisons de sécurité et de maintien de l’ordre. Cela étant, aucune demande d’autorisation pour l’organisation d’une manifestation n’aurait été déposée pour ces dates. Aussi, l’arrêté préfectoral n’aurait pas été notifié mais une annonce par haut-parleurs aurait été faite par la municipalité de Cizre et des mesures préventives auraient été prises par le sous-préfet.

63. Le Gouvernement soutient qu’en dépit des mesures mises en œuvre par le sous-préfet un groupe de deux cents personnes s’est réuni le 15 février 2005 dans le parc Cumhuriyet en vue de se rendre au bâtiment abritant la section locale de l’AKP. Les forces de l’ordre auraient informé à trois reprises les manifestants de l’arrêté préfectoral. Elles les auraient sommés, sans recourir à la force, de se disperser et les auraient avertis qu’ils commettraient une infraction au sens de la loi no 2911 s’ils n’obtempéraient pas. Au lieu de se disperser, le groupe de manifestants aurait lu une déclaration à la presse. Lors de la manifestation illégale, il y aurait eu une tension perceptible en raison des slogans scandés en faveur du chef terroriste du PKK. Certains éléments auraient permis de percevoir que la manifestation allait dégénérer et déboucher sur des actes violents.

64. Le Gouvernement soutient que si les requérants avaient eu pour but d’organiser une manifestation pacifique, ils auraient pu le faire cinq jours plus tard ou ils auraient pu demander une autorisation au sous-préfet en ce sens. Les slogans scandés par les manifestants et la déclaration faite à la presse en faveur du chef terroriste confirmaient, d’après le Gouvernement, l’information selon laquelle une manifestation illégale allait se tenir le 15 février. Il ressortirait de la dernière phrase de la déclaration que celle-ci avait été faite au nom de la section locale du DEHAP d’Idil. La déclaration aurait critiqué la politique menée par l’AKP et aurait insisté sur l’importance de résoudre le problème kurde par le dialogue dans une démocratie. Elle se serait terminée par la condamnation de l’arrestation du chef terroriste et par une menace directe proférée contre la République de Turquie. Le but principal de la déclaration aurait été davantage de menacer les autorités nationales et de dénoncer l’arrestation du chef terroriste que de critiquer la politique menée par l’AKP.

65. Le Gouvernement soutient, à la lumière de ces considérations, que les requérants ont ignoré les avertissements de la police et ont agi en méconnaissance de la loi en incitant activement le groupe à scander des slogans, en brandissant des banderoles et en lisant une déclaration à la presse. Il met en avant la contradiction entre les dépositions faites par les requérants devant les autorités nationales et les allégations qu’ils formulent devant la Cour de Strasbourg. Devant les juridictions nationales, les requérants auraient, d’une part, accepté qu’ils avaient participé à une manifestation illégale et, d’autre part, affirmé qu’ils ne savaient pas qui avait organisé cette manifestation. Seyfeddin Didmin aurait été identifié comme celui qui avait lu la déclaration à la presse. Il aurait déclaré que le jour de l’incident il se promenait dans le parc et, ayant vu une foule, s’en était approché. Il aurait indiqué ensuite avoir lu la fin de la déclaration à la presse à la demande d’une personne qu’il ne connaissait pas.

66. Le Gouvernement indique que les requérants ont été poursuivis au pénal au motif que leurs actions étaient constitutives d’une infraction en vertu de l’article 28 § 1 de la loi no 2911 et non, comme le soutiennent les intéressés, parce qu’ils avaient lu la déclaration à la presse et n’avaient pas aidé la police à disperser le groupe de manifestants. Le Gouvernement explique aussi que l’arrêté préfectoral, pris conformément à la loi no 2911 pour des raisons liées à la sécurité publique, à l’ordre public et à la prévention du crime, est soumis au contrôle du juge administratif. La loi no 2911 ne donnerait pas carte blanche aux autorités nationales pour agir de manière arbitraire sans contrôle judiciaire.

ii. Les requérants

67. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement et réitèrent leurs allégations. Ils soutiennent avoir participé pendant quelques minutes à la déclaration à la presse organisée par un groupe de citoyens. Aucun d’eux n’aurait eu une attitude violente ni fait l’apologie d’une action violente. La déclaration à la presse aurait dénoncé les conditions de détention d’Abdullah Öcalan et la recrudescence des actions violentes dans la région et aurait mis l’accent sur l’importance de la paix et le besoin de la réaliser. Il n’y aurait eu aucune action violente ou altercation entre les requérants et les forces de l’ordre entre le moment où la déclaration à la presse avait été lue et le moment où ce groupe de manifestants s’était dispersé. Les requérants mettent en avant le caractère pacifique de cette réunion.

68. D’après les requérants, l’adoption du décret préfectoral litigieux a limité durant une semaine le droit à la liberté de réunion et de manifestation au point de vider ce droit de son contenu. Les intéressés n’auraient commis aucun acte constitutif d’une infraction dans la mesure où, en vertu de la législation nationale, le droit de faire une déclaration à la presse ne serait pas subordonné à l’octroi d’une autorisation des autorités internes compétentes. A cet égard, ils contestent le fondement légal du décret préfectoral. Enfin, ils estiment que les peines d’emprisonnement et les amendes pénales auxquelles ils ont été condamnés étaient excessivement lourdes. Sur ce point, ils se plaignent de l’absence de proportionnalité entre leur condamnation et les actions qu’ils auraient commises.

b) L’appréciation de la Cour

i. Principes généraux pertinents

69. La Cour se réfère d’abord aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 11 (Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, 21 juin 1988, § 32, série A no 139 ; Djavit An c. Turquie, no 20652/92, §§ 56‑57, CEDH 2003‑III , Piermont c. France, 27 avril 1995, §§ 76‑77, série A no 314 ; Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, §§ 77-78 et 97, Makhmoudov c. Russie, no 35082/04, §§ 63-65, 26 juillet 2007, et Schwabe et M.G., précité, §§ 110-113). Il ressort de cette jurisprudence que les autorités ont le devoir de prendre les mesures nécessaires pour garantir le bon déroulement de toute manifestation légale et la sécurité de tous les citoyens (Makhmoudov, précité, §§ 63-65).

70. La liberté de réunion et le droit d’exprimer ses vues à travers cette liberté font partie des valeurs fondamentales d’une société démocratique. L’essence de la démocratie tient à sa capacité à résoudre des problèmes par un débat ouvert. Des mesures radicales de nature préventive visant à supprimer la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques – aussi choquants et inacceptables que peuvent sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités, et aussi illégitimes les exigences en question puissent-elles être – desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril. Dans une société démocratique fondée sur la prééminence du droit, les idées politiques qui contestent l’ordre établi et dont la réalisation est défendue par des moyens pacifiques doivent se voir offrir une possibilité convenable de s’exprimer à travers l’exercice de la liberté de réunion ainsi que par d’autres moyens légaux (Güneri et autres c. Turquie, nos 42853/98, 43609/98 et 44291/98, § 76, 12 juillet 2005).

71. Il ne fait aucun doute que les Etats contractants peuvent prendre des mesures efficaces pour prévenir le terrorisme et pour faire face, en particulier, à la provocation publique que représentent les infractions terroristes. En effet, eu égard au caractère sensible de la situation régnant dans telle ou telle partie d’un pays et à la nécessité pour l’Etat d’exercer sa vigilance face à des actes pouvant accroître la violence, les autorités compétentes peuvent prendre des mesures en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme. A cet égard, la Cour doit, en tenant compte des circonstances de chaque affaire et de la marge d’appréciation dont dispose l’Etat, rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental d’un individu à la liberté d’expression ou d’association et le droit légitime d’une société démocratique de se protéger contre les agissements d’organisations terroristes (Faruk Temel, précité, § 57).

72. Cela étant, les Etats doivent non seulement protéger le droit de réunion pacifique mais également s’abstenir d’apporter des restrictions indirectes abusives à ce droit. La Cour réaffirme par ailleurs que, si l’article 11 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice de ses droits protégés, il peut engendrer de surcroît des obligations positives afin d’assurer la jouissance effective de ces droits (Djavit An, précité, § 57).

73. La Cour réitère que ces principes sont également applicables aux manifestations et défilés organisés dans les lieux publics (Djavit An, précité, § 56). Toutefois, le fait pour une Haute Partie contractante de soumettre à autorisation préalable la tenue de réunions et de réglementer les activités des associations pour des raisons d’ordre public et de sécurité nationale n’est pas contraire à l’esprit de l’article 11 (Karatepe et autres c. Turquie, nos 33112/04, 36110/04, 40190/04, 41469/04 et 41471/04, § 46, 7 avril 2009, et Çelik (no 3), précité, § 90).

74. La Cour reconnaît que toute manifestation dans un lieu public est susceptible de causer un certain désordre dans le déroulement de la vie quotidienne et de susciter des réactions hostiles ; elle estime que cette circonstance ne justifie pas en soi une atteinte à la liberté de réunion (Achouguian c. Arménie, no 33268/03, § 90, 17 juillet 2008, Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, §§ 38-43, 10 juillet 2012, et Disk et Kesk c. Turquie, no 38676/08, § 29, 27 novembre 2012).

75. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).

76. Enfin, la Cour a déjà noté que la protection des opinions et de la liberté de les exprimer au sens de l’article 10 de la Convention constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11. Il en va d’autant plus ainsi dans le cas de partis politiques, eu égard à leur rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 88, CEDH 2003‑II). Elle rappelle également à cet égard que la protection des opinions personnelles, garantie par l’article 10, compte parmi les objectifs de la liberté de réunion et d’association telle que la consacre l’article 11 (Ezelin, précité, § 37).

ii. Application des principes précités à la présente espèce

77. En l’espèce, la Cour note avec le Gouvernement que la manifestation n’avait pas été annoncée aux autorités compétentes, à savoir le sous-préfet de Cizre, contrairement à ce qu’exige le droit interne. En tout état de cause, toutes les manifestations ou réunions dont la tenue était prévue entre le 14 et le 20 février 2005 avaient été ajournées par un décret préfectoral du 14 février 2005. Cela étant, le droit d’organiser des manifestations spontanées ne peut passer outre l’obligation de préavis que dans des circonstances particulières. La Cour constate que le jour de la manifestation litigieuse, bien avant la tenue de celle-ci, les autorités de police et administratives ont pu s’organiser pour prendre les mesures nécessaires au maintien de la sécurité et de l’ordre publics (paragraphes 6, 7 et 8 ci‑dessus). Ainsi, dès 8 heures du matin, la direction de la sûreté de Cizre a pris des mesures préventives afin de maintenir l’ordre public dans la ville, en particulier aux alentours du bâtiment de la section locale du DEHAP de Cizre. De plus, la police n’a pas empêché la lecture de la déclaration à la presse et n’a pas dispersé la foule jusqu’à ce que la déclaration ait été lue. Aussi la Cour en déduit-elle que la manifestation à laquelle les requérants ont participé a été sinon tacitement tolérée ou, du moins, n’avait pas été de facto interdite et que les requérants étaient animés d’une intention pacifique (Barraco c. France, no 31684/05, § 45, 5 mars 2009).

78. La Cour note qu’un groupe de deux cents personnes s’est réuni et que, après la lecture de la déclaration de presse, il s’est dispersé sans que la police ait eu besoin d’intervenir en utilisant la force. Il ressort des éléments du dossier et des dépositions des requérants que des pancartes ont été brandies et des slogans scandés sans que la police mît un terme de manière prématurée à la manifestation. A la lumière de ces considérations, la Cour estime que les intéressés ont donc pu exercer leur droit à la liberté de réunion pacifique, étant donné qu’ils ont pu assister à la manifestation litigieuse au cours de laquelle la déclaration à la presse à été lue. De plus, les autorités nationales compétentes ont fait preuve de la tolérance nécessaire qu’il convient d’adopter envers un tel rassemblement (Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 43, 7 octobre 2008 et, a contrario, Balçık et autres c. Turquie, no 25/02, § 51, 29 novembre 2007).

79. La Cour constate qu’à la fin de la manifestation et, après que les manifestants se furent dispersés, un groupe d’une dizaine de personnes a incendié un pneu sur une des artères principales de Cizre. Ce groupe de manifestants a empêché les pompiers d’éteindre le feu et a jeté des pierres sur les forces de l’ordre venues en renfort. Il ressort de l’acte d’accusation du procureur de la République que les requérants ont été poursuivis au pénal car les policiers, blessés par les jets de pierres provenant de ce groupe d’extrémistes, les ont désignés comme étant les organisateurs de la manifestation litigieuse. Les requérants n’ont pas été condamnés pour avoir jeté des pierres sur les policiers ou pour avoir incité les participants à la manifestation à recourir à la violence à l’égard, par exemple, des forces de l’ordre. Ils ont été condamnés pour avoir mené la manifestation en tant que telle, organisée en violation de l’article 28 § 1 de la loi, et non en raison de l’adoption, lors de la manifestation qui s’était terminée de manière pacifique, d’un comportement précis qui aurait été constitutif d’une infraction pénalement condamnable (voir, a contrario, Barraco, précité, § 46).

80. La Cour note les arguments du Gouvernement selon lesquels des manifestations peuvent dégénérer et les agitateurs du PKK inciter les participants à commettre des actions violentes ainsi que les données statistiques relatives aux actes de violence commis à l’occasion de la date anniversaire de l’arrestation d’Abdullah Öcalan. A cet égard, la Cour estime qu’il est légitime, pour des raisons d’ordre public et de sécurité nationale, qu’une Haute Partie contractante puisse soumettre à autorisation la tenue de réunions et réglementer la circulation des personnes lors de réunions pacifiques (Rune Andersson c. Suède, requête no 12781/87, décision de la Commission du 13 décembre 1998, Décisions et rapports (DR) 59, p. 171, §§ 2-3). Toutefois, pour ce qui est du cas d’espèce, la Cour relève que le Gouvernement se contente de fournir des données statistiques, de caractère général, concernant des manifestations qui se sont déroulées sur tout le territoire national et faisant état d’incidents ou d’actes illégaux survenus notamment au mois de février des années 2004 à 2011. Ces statistiques ne fournissent aucune donnée précise et ne font pas état d’antécédents d’incidents survenus dans la région, en particulier, à Cizre à l’occasion du 15 février entre 2004 et 2011. C’est pourquoi, en l’absence d’explication pertinente de la part du Gouvernement, la Cour n’est pas en mesure de dire si la situation qui prévalait à l’époque des faits à Cizre se caractérisait par une atmosphère tendue pouvant engendrer une série d’émeutes ou de troubles, occasionnés par de telles manifestations (voir, a contrario, Christians Against Racism and Fascism, précitée, p. 164). De plus, elle considère que les dommages causés aux personnes ou aux biens après la manifestation en question par un groupe indéterminé de personnes ne constituent pas un élément décisif justifiant l’ajournement par le préfet de tout événement ou manifestation pendant une semaine. De plus, il ressort des éléments du dossier et des informations communiquées par les parties que les requérants avaient des intentions totalement pacifiques.

81. Par ailleurs, la Cour relève que la police n’a jamais arrêté les auteurs de ces actes. Il semble qu’il n’y ait pas non plus eu d’enquête de police qui aurait permis d’identifier ces auteurs et de les arrêter. Il ressort de la déposition des policiers blessés (paragraphes 17-19 ci-dessus) que les requérants ne faisaient pas partie de ce groupe d’extrémistes et qu’ils n’ont pas non plus été identifiés comme étant les personnes qui avaient jeté des pierres sur les policiers. Cela étant, le Gouvernement ne fournit aucune explication quant à l’absence d’ouverture d’une enquête visant à l’identification des membres du groupe de personnes qui ont incendié le pneu et jeté des pierres sur les forces de l’ordre. Ce n’est qu’à la suite de la plainte déposée par les policiers que le procureur de la République a engagé une action pénale contre les requérants sur le fondement de l’article 28 § 1 de la loi no 2991 pour organisation ou participation à une manifestation en violation de la loi. Or il incombe aux autorités nationales compétentes de prendre des mesures d’enquête efficaces sur de tels actes illégaux accompagnés de violence (Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 45, CEDH 2000‑III et Ouranio Toxo et autres c. Grèce, no 74989/01, § 43, CEDH 2005‑X).

82. En l’espèce, la Cour souligne la sévérité de la peine infligée aux requérants, qui ont été condamnés à une peine d’emprisonnement et à une amende pénale (paragraphe 30 ci-dessus). Elle note que les intéressés ont déjà purgé leur peine d’emprisonnement (paragraphe 32 ci-dessus). A cet égard, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence. Pour la Cour, la peine infligée est excessive dans la mesure où elle est de nature à décourager toute personne membre d’une association ou d’un parti politique d’exercer, par peur de sanctions pénales, son droit de manifester garanti par l’article 11 de la Convention.

83. C’est pourquoi elle souligne qu’une manifestation pacifique ne devrait pas, en principe, être soumise à la menace d’une sanction pénale (Akgöl et Göl c. Turquie, nos 28495/06 et 28516/06, § 43, 17 mai 2011), en particulier une privation de liberté. Dans ce contexte, la Cour relève qu’à sa 1164e réunion (mars 2013), le Comité des Ministres était saisi de 33 affaires concernant le recours excessif à la force pour la dispersion de manifestations illégales mais pacifiques. Elle note que neuf affaires avaient été examinées par elle uniquement sous l’angle de l’article 3 de la Convention et une uniquement sous l’angle de l’article 10. Pour les vingt-trois affaires restantes, la Cour a examiné un grief des requérants sur le terrain de l’article 11 ; dans les vingt et une autres affaires sur les vingt-trois qu’elle avait examinées, une action pénale avait été engagée contre les requérants qui avaient participé à une manifestation illégale mais pacifique. Il est vrai que dans la plupart des cas l’action pénale engagée contre les requérants pour participation à une manifestation contraire à la loi no 2991 s’était terminée par l’acquittement des intéressés (voir, par exemple, Çelik (no 3), précité, § 17 ; dans cette affaire, le tribunal correctionnel avait acquitté le requérant, en sa qualité de président de l’association des juristes contemporains, et les autres membres, avocats de profession, à raison d’une déclaration faite à la presse au motif que le déroulement d’une telle manifestation, conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation, ne constituait pas une infraction et que le fait d’avoir manifesté n’était que l’exercice d’un droit constitutionnel qui avait été empêché par la police). Toutefois il convient de souligner que des requérants ont été également condamnés à une peine d’emprisonnement (voir, par exemple, Uzunget et autres c. Turquie, no 21831/03, § 54, 13 octobre 2009, le tribunal correctionnel ayant condamné trois requérants sur les dix poursuivis à une peine d’un an et trois mois d’emprisonnement pour participation à une manifestation qui s’était déroulée sans l’autorisation des autorités nationales compétentes, au mépris de la loi no 2991). La Cour estime que la liberté d’organiser une réunion pacifique ou d’y participer revêt une telle importance qu’elle ne peut subir une quelconque limitation, même pour des dirigeants ou membres d’un parti politique légal, dans la mesure où les intéressés ne commettaient eux‑mêmes, à cette occasion, aucun acte répréhensible (Ezelin, précité, § 53, et Urcan et autres c. Turquie, nos 23018/04, 23034/04, 23042/04, 23071/04, 23073/04, 23081/04, 23086/04, 23091/04, 23094/04, 23444/04 et 23676/04, § 34, 17 juillet 2008).

84. Partant, à la lumière de ces considérations, la Cour conclut que l’ingérence à laquelle l’article 28 § 1 de la loi no 2991 a donné lieu ne peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 11 de la Convention. En effet, elle estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre, d’une part, l’intérêt général commandant la défense de la sécurité publique, et, d’autre part, la liberté des requérants de manifester. La condamnation pénale des requérants ne peut raisonnablement être considérée comme répondant à un « besoin social impérieux ».

85. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

86. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

87. Eu égard à leur condamnation à une peine d’emprisonnement et à une amende pénale ainsi qu’au fait qu’ils n’ont pas pu exercer leurs activités professionnelles, les requérants réclament 5 000 euros (EUR) pour préjudice matériel. Pour les mêmes motifs, ils sollicitent chacun 15 000 EUR pour le préjudice moral qu’ils auraient subi.

88. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

89. La Cour constate que les requérants n’étayent aucunement le dommage matériel allégué. Par conséquent, elle rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 7 500 EUR pour préjudice moral.

B. Frais et dépens

90. Les requérants demandent également 9 900 livres turques (TRL) conjointement pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes. Pour les frais exposés devant la Cour, ils réclament 5 500 EUR qu’ils ventilent ainsi :

– vingt heures de travail de leur représentant pour la préparation et la présentation des requêtes ainsi que pour le suivi des requêtes au taux horaire de 100 EUR.

91. Le Gouvernement conteste les prétentions des requérants.

92. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale ; elle estime en revanche raisonnable la somme de 2 000 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde aux requérants conjointement.

C. Intérêts moratoires

93. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 2 000 EUR (deux mille euros) conjointement à l’ensemble des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par eux, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 juin 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Keller.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE KELLER

1. J’ai voté en faveur d’un constat de violation dans cette affaire, mais je voudrais clarifier ma position concernant le libellé du paragraphe 83 de l’arrêt. Se référant à l’affaire Akgöl et Göl c. Turquie (nos 28495/06 et 28516/06, § 43, 17 mai 2011), la Cour reprend ici le principe bien établi selon lequel une manifestation pacifique ne devrait pas, en principe, être soumise à la menace d’une sanction pénale. Je souscris entièrement à ce principe déjà évoqué dans Ezelin c. France (26 avril 1991, §§ 52-53, série A no 202) et répété maintes fois (voir, par exemple, Hyde Park et autres c. Moldova (nos 5 et 6), nos 6991/08 et 15084/08, § 43, 14 septembre 2010, Urcan c. Turquie, nos 23018/04 et autres, §§ 34-35, 17 juillet 2008, et Rosca, Secareanu et autres c. Moldova, nos 25230/02, 25203/02 et 25234/02, §§ 37 et 40-41, 27 mars 2008).

2. Cependant, dans la présente affaire, à la première phrase du paragraphe 83, la Cour rajoute les termes « en particulier une privation de liberté » à la formulation bien établie jusqu’ici. J’aurais préféré que la Cour se fût arrêtée après la citation de l’arrêt Akgöl et Göl (précité). Je comprends bien qu’il faut lire la phrase dans son ensemble et qu’ainsi la privation de liberté ne figure que comme exemple de sanction pénale incompatible avec les exigences de l’article 11. Il me semble néanmoins important de souligner que le terme « privation de liberté » doit être interprété dans un sens strict, lequel ne concerne que la procédure pénale répondant aux exigences des articles 5 et 6 de la Convention. A mon avis, il serait donc faux de raccourcir la première phrase du paragraphe 83 de la manière suivante : « [La Cour] souligne qu’une manifestation pacifique ne devrait pas, en principe, être soumise à une privation de liberté ». Une telle formulation serait non seulement trop large, mais également problématique au regard de l’affaire Austin et autres c. Royaume-Uni (nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09 [GC], §§ 52-69, particulièrement § 55, 15 mars 2012).

3. Certes, l’affaire Austin (précitée) concerne l’article 5 de la Convention alors qu’en l’espèce la Cour se prononce à l’égard de l’article 11. Comme les termes « privé de liberté » sont utilisés à l’article 5 § 1 de la Convention, il y a cependant un rapport évident avec une privation de liberté survenant à l’occasion d’une manifestation.

4. La Cour a rappelé dans l’arrêt Austin (précité, § 55) que des atteintes à la liberté de réunion sont en principe justifiées pour défendre l’ordre public, prévenir le crime ou protéger les droits et les libertés d’autrui et que, dans certaines circonstances bien définies, la police a même l’obligation positive de prendre des mesures préventives afin de protéger les personnes dont les droits au titre des articles 2 et 3 pourraient être en péril. Cependant, lorsqu’elle recherche si les autorités se sont conformées aux obligations qui leur incombent, la Cour doit toujours tenir compte de « la difficulté de la mission de la police dans les sociétés contemporaines » de « l’imprévisibilité du comportement humain » et de « l’inévitabilité de choix opérationnels en termes de priorités et de ressources » (ibidem). La police a une tâche particulièrement difficile lorsque des personnes prêtes à recourir à la violence se servent d’une manifestation pacifique comme bouclier. Dans de telles situations, il est difficile de distinguer les personnes potentiellement violentes des manifestants pacifiques. Pour ces raisons, la Cour a estimé que la police disposait d’une certaine marge d’appréciation dans le choix des mesures tendant à protéger les intérêts légitimes énoncés à l’article 5 § 1 et que, dans certaines situations, les citoyens devaient supporter, dans l’intérêt du bien commun, des restrictions à leur liberté, y compris à leur libre circulation (voir, par exemple, dans le contexte du transport public ou des évènements sportifs, Austin, précité, § 59).

5. Dans l’affaire Austin, la Cour a également précisé que, « sous réserve qu’elles soient le résultat inévitable de circonstances échappant au contrôle des autorités, qu’elles soient nécessaires pour prévenir un risque réel d’atteintes graves aux personnes ou aux biens et qu’elles soient limitées au minimum requis à cette fin, des restrictions à la liberté aussi courantes ne peuvent à bon droit être regardées comme des « privations de liberté » au sens de l’article 5 § 1 ». Ainsi, l’article 5 ne saurait s’interpréter, par exemple, de manière à exclure le recours par la police au « kettling » (Austin, précité, § 56, se référant à P.F. et E.F. c. Royaume‑Uni (déc.), no 28326/09, § 41, 23 novembre 2010), technique qui consiste en la rétention d’un groupe de personnes pour des motifs d’ordre public (Austin, précité, § 52).

6. C’est à la lumière de ces considérations qu’il faut lire la première phrase du paragraphe 83 de l’arrêt.

* * *

[1]. Aux fins de la participation aux élections législatives du 3 novembre 2002, trois partis politiques ancrés à gauche, à savoir le HADEP (Parti de la démocratie du peuple), l’EMEP (Parti du travail) et le SDP (Parti socialiste de la démocratie), décidèrent de former un « bloc du travail, de la paix et de la démocratie » et de créer un nouveau parti politique, le DEHAP (Yumak et Sadak c. Turquie [GC], no 10226/03, §§ 13-14, CEDH 2008). En 2005, le DEHAP fusionna avec le DTP.

[2]. Fondé en 2005, le DTP fut dissout par une décision de la Cour constitutionnelle du 11 décembre 2009.

[3]. Le mot sayın a été traduit ici par « estimé ». Il peut se traduire aussi par « honoré », « cher/chère » ou bien « monsieur ». Dans le langage écrit et parlé, ce terme est placé avant le nom des personnes concernées en signe de respect. Selon le contexte, l’utilisation du mot sayın peut aussi être interprétée comme une manière de louer ou vanter une personne condamnée pour une infraction (Faruk Temel c. Turquie, n°16853/05, § 7, 1er février 2011).


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-122059
Date de la décision : 18/06/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique);Dommage matériel - demande rejetée;Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : GÜN ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ELCI T.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award