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18/04/2013 | CEDH | N°001-118597

CEDH | CEDH, AFFAIRE M.K. c. FRANCE, 2013, 001-118597


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE M. K. c. FRANCE

(Requête no 19522/09)

ARRÊT

STRASBOURG

18 avril 2013

DÉFINITIF

18/07/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire M. K. c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jä

derblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 mars 2013,

Rend l’arrê...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE M. K. c. FRANCE

(Requête no 19522/09)

ARRÊT

STRASBOURG

18 avril 2013

DÉFINITIF

18/07/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire M. K. c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 mars 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19522/09) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. M. K. (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 février 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me C. Meyer, avocat à Strasbourg. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant allègue en particulier une violation de l’article 8 de la Convention, en raison de la conservation de données le concernant au fichier automatisé des empreintes digitales.

4. Le 8 mars 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1972 et réside à Paris.

6. Le 10 février 2004, une enquête fut ouverte à l’encontre du requérant pour vol de livres. Les services d’enquête prélevèrent ses empreintes digitales.

7. Par un arrêt du 15 février 2005, sur appel d’un jugement rendu le 28 avril 2004 par le tribunal correctionnel de Paris, la cour d’appel de Paris relaxa le requérant.

8. Le 28 septembre 2005, le requérant fut placé en garde à vue dans le cadre d’une enquête de flagrance, également pour vol de livres. Il fit à nouveau l’objet d’un prélèvement d’empreintes digitales.

9. Le 2 février 2006, cette procédure fut classée sans suite par le procureur de la République de Paris.

10. Les empreintes relevées lors de ces procédures furent enregistrées au fichier automatisé des empreintes digitales (« FAED »).

11. Par une lettre du 21 avril 2006, le requérant demanda au procureur de la République de Paris que ses empreintes soient effacées du FAED.

12. Le 31 mai 2006, le procureur de la République fit procéder uniquement à l’effacement des prélèvements effectués lors de la première procédure. Il fit valoir que la conservation d’un exemplaire des empreintes du requérant se justifiait dans l’intérêt de celui-ci, en permettant d’exclure sa participation en cas de faits commis par un tiers usurpant son identité.

13. Le 26 juin 2006, le requérant forma un recours devant le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Paris.

14. Par une ordonnance du 25 août 2006, le juge des libertés et de la détention rejeta sa demande. Il estima que la conservation des empreintes était de l’intérêt des services d’enquête, leur permettant de disposer d’un fichier ayant le plus de références possibles. Le juge ajouta que cette mesure ne causait aucun grief au requérant, compte tenu de la confidentialité du fichier, qui excluait toute conséquence sur la vie sociale ou personnelle de l’intéressé.

15. Le 21 décembre 2006, le président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris confirma cette ordonnance.

16. Par un arrêt du 1er octobre 2008, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant en considérant, la procédure étant écrite, qu’il avait été mis en mesure de faire valoir son argumentation et de prendre connaissance de l’opposition motivée du ministère public. Elle ajouta que les pièces de la procédure lui permettaient de s’assurer que la demande avait été traitée conformément aux textes légaux et conventionnels invoqués par le requérant, parmi lesquels figurait l’article 8 de la Convention.

II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

A. Le droit interne pertinent

17. Les dispositions pertinentes du décret no 87-249 du 8 avril 1987 relatif au fichier automatisé des empreintes digitales géré par le ministère de l’Intérieur, dans leur version pertinente au moment des faits, se lisent comme suit :

Article 1

« Est autorisé, dans les conditions prévues au présent décret, le traitement automatisé de traces et empreintes digitales et palmaires en vue de faciliter la recherche et l’identification, par les services de la police nationale et de la gendarmerie nationale, des auteurs de crimes et de délits et de faciliter la poursuite, l’instruction et le jugement des affaires dont l’autorité judiciaire est saisie. »

Article 2

« Ce traitement est mis en œuvre par la direction centrale de la police judiciaire au ministère de l’intérieur. Il porte la dénomination de fichier automatisé des empreintes digitales. »

Article 3

« Peuvent être enregistrées :

1o Les traces relevées dans le cadre d’une enquête pour crime ou délit flagrant, d’une enquête préliminaire, d’une commission rogatoire, d’une enquête ou d’une instruction pour recherche des causes d’une disparition inquiétante ou suspecte prévue par les articles 74-1 ou 80-4 du code de procédure pénale ou de l’exécution d’un ordre de recherche délivré par une autorité judiciaire ;

2o Les empreintes digitales et palmaires relevées dans le cadre d’une enquête pour crime ou délit flagrant, d’une enquête préliminaire, d’une commission rogatoire ou de l’exécution d’un ordre de recherche délivré par une autorité judiciaire, lorsqu’elles concernent des personnes à l’encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elles aient pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission d’un crime ou d’un délit ou des personnes, mises en cause dans une procédure pénale, dont l’identification certaine s’avère nécessaire ;

3o Les empreintes digitales et palmaires relevées dans les établissements pénitentiaires, en application du code de procédure pénale, en vue de s’assurer de manière certaine de l’identité des détenus qui font l’objet d’une procédure pour crime ou délit et d’établir les cas de récidive ;

4o Les traces et les empreintes digitales et palmaires transmises par des organismes de coopération internationale en matière de police judiciaire ou des services de police étrangers en application d’engagements internationaux. »

Article 4

« Les empreintes digitales et palmaires enregistrées sont accompagnées des informations suivantes :

1o Les nom, prénoms, date et lieu de naissance, filiation et sexe ;

2o Le service ayant procédé à la signalisation ;

3o La date et le lieu d’établissement de la fiche signalétique ;

4o La nature de l’affaire et la référence de la procédure.

5o Les clichés anthropométriques ;

6o Pour les empreintes transmises dans le cas prévu au 4o de l’article 3, l’origine de l’information et la date de son enregistrement dans le traitement.

Les traces d’empreintes enregistrées sont accompagnées des informations suivantes:

1o Le lieu sur lequel elles ont été relevées, ainsi que la date du relevé ;

2o Le service ayant procédé au relevé des traces ;

3o La date et le lieu d’établissement de la fiche supportant la reproduction des traces papillaires ;

4o La nature de l’affaire et la référence de la procédure ;

5o L’origine de l’information et la date de son enregistrement dans le traitement. »

Article 5

« Les informations enregistrées sont conservées pendant une durée maximale de vingt-cinq ans à compter de l’établissement de la fiche signalétique, s’il n’a pas été préalablement procédé à leur effacement dans les conditions prévues aux articles 7 et 7-1 ou en raison de ce que le service gestionnaire du traitement a été informé du décès de la personne en cause ou de sa découverte, lorsqu’il s’agit d’une personne disparue.

(...) »

Article 7

« Le présent traitement est placé sous le contrôle du procureur général près la cour d’appel dans le ressort de laquelle est situé le service gestionnaire.

Il peut d’office et sans préjudice du contrôle effectué par la Commission nationale de l’informatique et des libertés en application de la loi du 6 janvier 1978 susvisée, ordonner l’effacement des informations dont la conservation ne paraîtrait manifestement plus utile compte tenu de la finalité du traitement.

L’autorité gestionnaire du fichier adresse à ce magistrat ainsi qu’à la Commission nationale de l’informatique et des libertés un rapport annuel d’activité mentionnant notamment les résultats des opérations de mise à jour et d’apurement du fichier. »

Article 7-1

« Les empreintes relevées dans les conditions mentionnées au 2o de l’article 3 peuvent être effacées à la demande de l’intéressé, lorsque leur conservation n’apparaît plus nécessaire compte tenu de la finalité du fichier. Le procureur de la République compétent pour ordonner l’effacement est celui de la juridiction dans le ressort de laquelle a été menée la procédure ayant donné lieu à cet enregistrement.

La demande d’effacement doit, à peine d’irrecevabilité, être adressée par lettre recommandée avec demande d’avis de réception ou par déclaration au greffe. Cette demande est directement adressée au procureur de la République compétent en vertu des dispositions de l’alinéa précédent. Elle peut également être adressée au procureur de la République du domicile de l’intéressé, qui la transmet au procureur de la République compétent.

Le magistrat compétent fait connaître sa décision à l’intéressé, par lettre recommandée, dans un délai de trois mois à compter de la réception de la demande soit par lui-même, soit par le procureur de la République du domicile de l’intéressé.

A défaut de réponse dans ce délai, ou si le magistrat n’ordonne pas l’effacement, l’intéressé peut saisir aux mêmes fins le juge des libertés et de la détention dans un délai de dix jours par lettre recommandée avec demande d’avis de réception ou par déclaration au greffe.

Après avoir sollicité les réquisitions écrites du procureur de la République, le juge des libertés et de la détention statue par ordonnance motivée dans un délai de deux mois. L’ordonnance est notifiée au procureur de la République et, par lettre recommandée, à l’intéressé.

Faute pour le juge des libertés et de la détention de statuer dans le délai de deux mois ou en cas d’ordonnance refusant l’effacement, l’intéressé peut, dans un délai de dix jours, saisir le président de la chambre de l’instruction, par lettre recommandée avec accusé de réception ou par déclaration au greffe. A peine d’irrecevabilité, sa contestation doit être motivée.

En cas d’ordonnance prescrivant l’effacement, le procureur de la République peut également, dans un délai de dix jours, contester cette décision devant le président de la chambre de l’instruction. Cette contestation suspend l’exécution de la décision.

Le président de la chambre de l’instruction statue, après avoir sollicité les réquisitions écrites du procureur général, par une ordonnance motivée, dans un délai de trois mois. Cette ordonnance est notifiée au procureur de la République et, par lettre recommandée, à l’intéressé. Elle ne peut faire l’objet d’un pourvoi en cassation que si elle ne satisfait pas, en la forme, aux conditions essentielles de son existence légale. »

Article 8

« Les fonctionnaires dûment habilités des services d’identité judiciaire du ministère de l’intérieur et des unités de recherches de la gendarmerie nationale pourront seuls avoir accès aux informations enregistrées et procéder aux opérations d’identification à la demande de l’autorité judiciaire ou des officiers de police judiciaire de la police nationale ou de la gendarmerie nationale. »

18. L’article 55-1 du code de procédure pénale prévoit ce qui suit :

Article 55-1

« L’officier de police judiciaire peut procéder, ou faire procéder sous son contrôle, sur toute personne susceptible de fournir des renseignements sur les faits en cause ou sur toute personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre l’infraction, aux opérations de prélèvements externes nécessaires à la réalisation d’examens techniques et scientifiques de comparaison avec les traces et indices prélevés pour les nécessités de l’enquête.

Il procède, ou fait procéder sous son contrôle, aux opérations de relevés signalétiques et notamment de prise d’empreintes digitales, palmaires ou de photographies nécessaires à l’alimentation et à la consultation des fichiers de police selon les règles propres à chacun de ces fichiers.

Le refus, par une personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction, de se soumettre aux opérations de prélèvement, mentionnées aux premier et deuxième alinéas ordonnées par l’officier de police judiciaire est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »

B. Le droit international pertinent

19. Les éléments internationaux pertinents sont exposés dans l’affaire S. et Marper c. Royaume-Uni [GC] (nos 30562/04 et 30566/04, §§ 41-42 et 50-53, CEDH 2008-...).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

20. Le requérant allègue une atteinte à son droit au respect de sa vie privée, en raison de la conservation de données le concernant au fichier automatisé des empreintes digitales. Il invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

21. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

22. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

23. Le requérant ne conteste pas la légalité de l’ingérence dans son droit au respect de sa vie privée, mais il l’estime injustifiée. Il dénonce tout d’abord un manque de proportionnalité des moyens employés pour atteindre son but. Il estime que les dispositions de l’article 1er du décret de 1987, relatives au but de la mesure, sont trop étendues dans leur objet et vagues dans leur définition. Partant, les autorités disposent d’une latitude excessive, avec un pouvoir de conservation général et indifférencié. Il dénonce un risque d’abus réel au regard de la déviance affectant d’autres fichiers.

24. Par ailleurs, le requérant estime que la durée de conservation a été fixée arbitrairement et qu’elle équivaut à une absence de limitation dans le temps. A ses yeux, la durée de vingt-cinq ans correspond en réalité non pas à un maximum, mais à une norme, ce dont atteste le rejet lapidaire de sa demande devant les juges internes. Quant à la motivation du refus d’effacement, elle n’est pas encadrée et peut refléter un préjugé à l’égard du demandeur, comme en l’espèce.

25. Le requérant critique en outre une absence de garanties procédurales effectives, en soutenant que les juges peuvent non seulement remettre en cause l’autorité de la chose jugée au pénal pour refuser l’effacement, comme ce fut le cas pour lui, mais qu’en outre l’existence même des données dans le fichier entraîne, en soi, des remises en cause de la présomption d’innocence.

26. Le Gouvernement ne conteste pas que la conservation des données concernant le requérant au fichier automatisé des empreintes digitales (« FAED ») constitue une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée.

27. Il estime cependant, d’une part, qu’elle était prévue par la loi, à savoir par l’article 55-1 du code de procédure pénale et le décret no 87-249 du 8 avril 1987 modifié, et, d’autre part, qu’elle poursuivait un but légitime de défense de l’ordre public, puisqu’elle a pour objet de déterminer les auteurs d’infractions pénales et de les poursuivre.

28. Le Gouvernement considère en outre que l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique. Tout en rappelant que la jurisprudence de la Cour n’interdit pas aux Etats de recueillir et de mémoriser des données personnelles, dès lors qu’il existe des garanties adéquates et suffisantes, il insiste sur trois points : les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation en la matière et celle-ci devrait être plus vaste s’agissant de simples empreintes digitales ; le FAED contribue grandement à la réussite des enquêtes et à la détection des usurpations d’identité ; de nombreuses garanties entourent la gestion du FAED. Concernant ces garanties, le Gouvernement précise que les données inscrites sont limitativement énumérées et que le fichier ne peut être consulté qu’à partir de la comparaison d’empreintes (et non à partir d’un nom ou d’une adresse). De plus, seuls des fonctionnaires de police et de gendarmerie habilités peuvent le consulter. Le traitement des données est placé sous le contrôle à la fois du procureur général près la cour d’appel et de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (« CNIL »), qui est une autorité administrative indépendante. Tout en limitant la durée de conservation des données à vingt-cinq ans, le décret prévoit que l’intéressé peut en demander l’effacement, une action judiciaire étant disponible en cas de refus opposé par le procureur de la République. En l’espèce, le Gouvernement note que le requérant a fait usage de ce recours, en saisissant le juge des libertés et de la détention, puis le premier président de la cour d’appel. Il soutient par ailleurs que la Cour de cassation a examiné le pourvoi du requérant au regard des droits de la défense, bien qu’elle l’ait déclaré irrecevable.

2. Appréciation de la Cour

a) L’existence d’une ingérence

29. La Cour rappelle que la conservation, dans un fichier des autorités nationales, des empreintes digitales d’un individu identifié ou identifiable constitue une ingérence dans le droit au respect de la vie privée (S. et Marper, précité, § 86).

b) Justification de l’ingérence

i. Base légale

30. Une telle ingérence doit donc être prévue par la loi, ce qui suppose l’existence d’une base en droit interne, qui soit compatible avec la prééminence du droit. La loi doit ainsi être suffisamment accessible et prévisible, c’est-à-dire énoncée avec assez de précision pour permettre à l’individu – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de régler sa conduite. Pour que l’on puisse la juger conforme à ces exigences, elle doit fournir une protection adéquate contre l’arbitraire et, en conséquence, définir avec une netteté suffisante l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir conféré aux autorités compétentes (voir, entre autres, Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, §§ 66-68, série A no 82, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 55, CEDH 2000-V, et S. et Marper, précité, § 95). Le niveau de précision requis de la législation interne – laquelle ne peut du reste parer à toute éventualité – dépend dans une large mesure du contenu du texte considéré, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et de la qualité de ses destinataires (voir, parmi d’autres, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 84, CEDH 2000-XI, et S. et Marper, précité, § 96).

31. En l’espèce, la Cour constate que l’ingérence est prévue par la loi, à savoir l’article 55-1 du code de procédure pénale et le décret no 87-249 du 8 avril 1987 modifié. Quant à la question de savoir si la législation en cause est suffisamment claire et précise s’agissant des conditions de mémorisation, d’utilisation et d’effacement des données personnelles, la Cour note que le requérant évoque ces problèmes dans le cadre de ses développements sur la proportionnalité de l’ingérence. En tout état de cause, elle estime que ces aspects sont en l’espèce étroitement liés à la question plus large de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique et qu’un tel contrôle de la « qualité » de la loi dans la présente affaire renvoie à l’analyse ci-après de la proportionnalité de l’ingérence litigieuse (S. et Marper, précité, § 99).

ii. But légitime

32. La Cour note ensuite que l’ingérence vise un but légitime : la détection et, par voie de conséquence, la prévention des infractions pénales (S. et Marper, précité, § 100).

iii. Nécessité de l’ingérence

α) Les principes généraux

33. Il reste donc à déterminer si l’ingérence litigieuse peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique », ce qui commande qu’elle réponde à un « besoin social impérieux » et, en particulier, qu’elle soit proportionnée au but légitime poursuivi et que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (S. et Marper, précité, § 101).

34. S’il appartient tout d’abord aux autorités nationales de juger si toutes ces conditions se trouvent remplies, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention (Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, et S. et Marper, précité). Une certaine marge d’appréciation, dont l’ampleur varie et dépend d’un certain nombre d’éléments, notamment de la nature des activités en jeu et des buts des restrictions (voir, notamment, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 88, CEDH 1999-VI ; Gardel c. France, no 16428/05, B.B. c. France, no 5335/06, et M.B. c. France, no 22115/06, 17 décembre 2009, respectivement §§ 60, 59 et 51), est donc laissée en principe aux Etats dans ce cadre (voir, parmi beaucoup d’autres, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 49, série A no 28). Cette marge est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre « intime » qui lui sont reconnus (Connors c. Royaume-Uni, no 66746/01, § 82, 27 mai 2004, et S. et Marper, précité, § 102). Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’Etat est restreinte (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007-I, S. et Marper, précité, et Gardel, B.B. et M.B., précités, respectivement §§ 61, 60 et 52). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007‑XIII).

35. La protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention. La législation interne doit donc ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues dans cet article (S. et Marper, précité, § 103, et Gardel, B.B. et M.B., précités, §§ 62, 61 et 53 respectivement). A l’instar de ce qu’elle a dit dans l’arrêt S. et Marper (précité), la Cour est d’avis que la nécessité de disposer de telles garanties se fait d’autant plus sentir lorsqu’il s’agit de protéger les données à caractère personnel soumises à un traitement automatique, en particulier lorsque ces données sont utilisées à des fins policières. Le droit interne doit notamment assurer que ces données soient pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées, et qu’elles soient conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées. Il doit aussi contenir des garanties de nature à protéger efficacement les données à caractère personnel enregistrées contre les usages impropres et abusifs (ibidem).

36. Enfin, il appartient à la Cour d’être particulièrement attentive au risque de stigmatisation de personnes qui, à l’instar du requérant, n’ont été reconnues coupables d’aucune infraction et sont en droit de bénéficier de la présomption d’innocence, alors que leur traitement est le même que celui de personnes condamnées. Si, de ce point de vue, la conservation de données privées n’équivaut pas à l’expression de soupçons, encore faut-il que les conditions de cette conservation ne leur donne pas l’impression de ne pas être considérés comme innocents (S. et Marper, précité, § 122).

β) L’application des principes susmentionnés au cas d’espèce

37. En l’espèce, la mesure litigieuse, qui n’emporte en elle-même aucune obligation à la charge du requérant, obéit à des modalités de consultation suffisamment encadrées, qu’il s’agisse des personnes habilitées à consulter le fichier ou du régime d’autorisation auxquelles sont soumises les opérations d’identification qui correspondent à la finalité du fichier (voir, a contrario, Khelili c. Suisse, no 16188/07, § 64, 18 octobre 2011).

38. La Cour observe qu’il en va différemment du régime de collecte et de conservation des données.

39. En effet, la Cour note d’emblée que la finalité du fichier, nonobstant le but légitime poursuivi, a nécessairement pour résultat l’ajout et la conservation du plus grand nombre de noms possibles, ce que confirme la motivation retenue par le juge des libertés et de la détention dans son ordonnance du 25 août 2006 (paragraphe 14 ci-dessus).

40. Elle relève par ailleurs que le refus du procureur de la République de faire procéder à l’effacement des prélèvements effectués lors de la seconde procédure était motivé par la nécessité de préserver les intérêts du requérant, en permettant d’exclure sa participation en cas d’usurpation de son identité par un tiers (paragraphe 12 ci-dessus). Or, outre le fait qu’un tel motif ne ressort pas expressément des dispositions de l’article 1er du décret litigieux, sauf à en faire une interprétation particulièrement extensive, la Cour estime que retenir l’argument tiré d’une prétendue garantie de protection contre les agissements des tiers susceptibles d’usurper une identité reviendrait, en pratique, à justifier le fichage de l’intégralité de la population présente sur le sol français, ce qui serait assurément excessif et non pertinent.

41. De plus, à la première fonction du fichier qui est de faciliter la recherche et l’identification des auteurs de crimes et de délits, le texte en ajoute une seconde, à savoir « faciliter la poursuite, l’instruction et le jugement des affaires dont l’autorité judiciaire est saisie » dont il n’est pas clairement indiqué qu’elle se limiterait aux crimes et délits. En visant également « les personnes, mises en cause dans une procédure pénale, dont l’identification s’avère nécessaire » (article 3, 2o du décret), il est susceptible d’englober de facto toutes les infractions, y compris les simples contraventions dans l’hypothèse où cela permettrait d’identifier des auteurs de crimes et de délits selon l’objet de l’article 1 du décret (paragraphe 17 ci‑dessus). En tout état de cause, les circonstances de l’espèce, relatives à des faits de vol de livres classés sans suite, témoignent de ce que le texte s’applique pour des infractions mineures. La présente affaire se distingue ainsi clairement de celles qui concernaient spécifiquement des infractions aussi graves que la criminalité organisée (S. et Marper, précité) ou des agressions sexuelles (Gardel, B.B. et M.B., précités).

42. En outre, la Cour note que le décret n’opère aucune distinction fondée sur l’existence ou non d’une condamnation par un tribunal, voire même d’une poursuite par le ministère public. Or, dans son arrêt S. et Marper, la Cour a souligné le risque de stigmatisation, qui découle du fait que les personnes qui avaient respectivement bénéficié d’un acquittement et d’une décision de classement sans suite - et étaient donc en droit de bénéficier de la présomption d’innocence - étaient traitées de la même manière que des condamnés (§ 22). La situation dans la présente affaire est similaire sur ce point, le requérant ayant bénéficié d’une relaxe dans le cadre d’une première procédure, avant de voir les faits reprochés par la suite classés sans suite.

43. Aux yeux de la Cour, les dispositions du décret litigieux relatives aux modalités de conservation des données n’offrent pas davantage une protection suffisante aux intéressés.

44. S’agissant tout d’abord de la possibilité d’effacement de ces données, elle considère que le droit de présenter à tout moment une demande en ce sens au juge risque de se heurter, pour reprendre les termes de l’ordonnance du 25 août 2006, à l’intérêt des services d’enquêtes qui doivent disposer d’un fichier ayant le plus de références possibles (paragraphe 14 ci-dessus). Partant, les intérêts en présence étant - ne serait‑ce que partiellement - contradictoires, l’effacement, qui n’est au demeurant pas un droit, constitue une garantie « théorique et illusoire » et non « concrète et effective ».

45. La Cour constate que si la conservation des informations insérées dans le fichier est limitée dans le temps, cette période d’archivage est de vingt-cinq ans. Compte tenu de son précédent constat selon lequel les chances de succès des demandes d’effacement sont pour le moins hypothétiques, une telle durée est en pratique assimilable à une conservation indéfinie ou du moins, comme le soutient le requérant, à une norme plutôt qu’à un maximum.

46. En conclusion, la Cour estime que l’Etat défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation en la matière, le régime de conservation dans le fichier litigieux des empreintes digitales de personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions mais non condamnées, tel qu’il a été appliqué au requérant en l’espèce, ne traduisant pas un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu. Dès lors, la conservation litigieuse s’analyse en une atteinte disproportionnée au droit du requérant au respect de sa vie privée et ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique.

47. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

48. Le requérant se plaint également de l’iniquité de la procédure en demande d’effacement. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes en l’espèce sont ainsi rédigées :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

49. Outre le fait que ce grief se confond en partie avec celui tiré de l’article 8 de la Convention, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle était compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles.

50. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

52. Le requérant, qui a bénéficié de l’aide judiciaire dans le cadre de la procédure devant la Cour, n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 8 et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 avril 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-118597
Date de la décision : 18/04/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : M.K.
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MEYER C.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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