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16/04/2013 | CEDH | N°001-118577

CEDH | CEDH, AFFAIRE ROLIM COMERCIAL, S.A. c. PORTUGAL, 2013, 001-118577


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ROLIM COMERCIAL, S.A. c. PORTUGAL

(Requête no 16153/09)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

16 avril 2013

DÉFINITIF

16/07/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Rolim Comercial, S.A. c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

G. Raimondi, président,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
András

Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en cha...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ROLIM COMERCIAL, S.A. c. PORTUGAL

(Requête no 16153/09)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

16 avril 2013

DÉFINITIF

16/07/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Rolim Comercial, S.A. c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

G. Raimondi, président,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 mars 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 16153/09) dirigée contre la République portugaise et dont une société anonyme de droit portugais, Rolim Comercial, S.A. (« la requérante »), a saisi la Cour le 23 mars 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante est représentée par Me J. Brito Camacho, avocat à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme M.F. Carvalho, Procureur général adjoint.

3. La requérante allègue avoir été privée de sa propriété sans indemnisation.

4. Le 9 juillet 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est une société anonyme de droit portugais ayant son siège à Cascais (Portugal).

A. La genèse de l’affaire

6. Le 6 octobre 1976, la requérante acheta, dans le cadre d’une vente judiciaire, un terrain de 11 780 m² sis à Oeiras, qu’elle inscrivit au registre foncier le 23 novembre 1978.

7. En juin 1991, la mairie d’Oeiras fit construire sur une partie de ce terrain un viaduc routier, une voie d’accès et un passage piéton. Ces constructions occupaient une parcelle de 6 639 m² du terrain de la requérante ainsi qu’un terrain voisin, propriété de la mairie.

8. Ayant appris que son terrain venait d’être classé en zone urbaine par le plan d’urbanisme (plano director municipal) d’Oeiras, le 26 avril 1994, la requérante adressa une lettre à la mairie d’Oeiras, demandant des renseignements sur les possibilités de construction qu’offrait son terrain. Elle n’obtint cependant aucune réponse. Elle prit alors connaissance que des travaux avaient été effectués par la mairie d’Oeiras sur le terrain.

9. La requérante allègue avoir entrepris, entre 1994 et 1998, des démarches en vue d’un règlement amiable de l’affaire auprès de la mairie, sans succès, la mairie soutenant être la propriétaire du terrain en question.

B. La procédure devant les juridictions administratives

10. Le 10 juillet 1998, la requérante saisit le tribunal administratif de Lisbonne d’une action visant la reconnaissance de ses droits contre la mairie d’Oeiras. Elle allégua que, sans qu’elle en ait eu connaissance, cette dernière avait, notamment, érigé un viaduc routier sur son terrain alors qu’aucune procédure d’expropriation n’avait été entamée. La requérante réclama la reconnaissance de son droit de propriété sur ledit terrain et demanda au tribunal d’ordonner à la mairie d’Oeiras de détruire le viaduc routier.

11. Le 2 décembre 1998, la mairie contesta le droit de propriété de la requérante sur la partie du terrain en cause.

12. Le 20 septembre 1999, elle présenta ses conclusions, excipant de l’incompétence ratione materiae du tribunal.

13. Par un jugement du 12 mai 2000, le tribunal administratif de Lisbonne fit droit à l’exception soulevée, s’estimant incompétent ratione materiae. A l’appui de sa décision, il releva ce qui suit :

« (...)

Dans le cas d’espèce, (...) la demanderesse demande aussi, du moins de façon implicite, que soit reconnu son droit de propriété sur la partie du terrain où la mairie d’Oeiras a entrepris la construction d’un viaduc.

(...) contrairement à ce qu’allègue la demanderesse, le droit de propriété de la requérante n’est pas incontesté.

(...) Il n’est pas établi qu’elle est propriétaire de la partie du terrain où a été construit le viaduc à l’initiative de la mairie défenderesse. C’est précisément ce qui se discute ici : si cette partie de terrain fait partie ou non de la propriété de la demanderesse.

(...) la demande de reconnaissance de son droit à obtenir la démolition du viaduc aux frais de la défenderesse n’est pas (...) substantiellement distincte de la demande visant la reconnaissance du droit de propriété.

(...)

La compétence des tribunaux administratifs et fiscaux se limite au champ des relations juridiques administratives et fiscales, tel qu’il est indiqué à l’article 3 du statut des tribunaux administratifs et fiscaux.

En accord avec ce principe, l’article 4 § 1 f) du statut des tribunaux administratifs et fiscaux stipule que toutes les questions de droit privé sont exclues de cette juridiction, même si l’une des parties est une personne de droit public.

La question qui se pose est donc de savoir si nous sommes en l’espèce devant une relation juridique privée ou devant une relation juridique administrative.

Or, la situation exposée par la demanderesse ne se distingue pas d’une relation entre personnes de droit privé, même si elle implique ici une personne de droit public : l’une invoque le droit de propriété sur un immeuble déterminé et l’autre, supposément, en violation de ce droit, entreprend une construction que, la première, en invoquant son droit de propriété, veut voir démolie.

En réalité, l’autorité demandée n’a pas pratiqué un acte d’autorité publique, comme ce serait le cas s’il elle avait procédé à l’expropriation du terrain.

Elle s’est limitée, en ce qui concerne la partie du terrain litigieux, à construire sur celui-ci, en partant du principe qu’il lui appartenait.

L’exception d’incompétence matérielle est donc recevable.

(...) »

14. La requérante ne fit pas appel de cette décision.

C. La procédure devant les juridictions civiles

15. Le 7 février 2003, la requérante introduisit devant le tribunal d’Oeiras une action civile contre la mairie d’Oeiras. Elle demanda la reconnaissance de son droit de propriété sur le terrain en cause, la restitution du terrain dans l’état où il se trouvait avant les travaux et une indemnisation pour les préjudices subis en raison de l’invasion et l’occupation de son terrain. Elle allégua également n’avoir pu vendre ledit terrain en 1994 en raison de cette occupation et, avoir, en conséquence, perdu un profit dont le montant actuel resterait à déterminer lors d’une procédure ultérieure d’exécution.

16. La mairie d’Oeiras présenta son mémoire en défense. Elle allégua être propriétaire du terrain litigieux en vertu d’une donation par acte notarié du 26 août 1975. Elle fit également valoir qu’elle occupait celui-ci de façon pacifique et en toute bonne foi en relevant que la requérante n’avait jamais agi comme propriétaire pendant vingt ans et qu’elle n’avait, en l’occurrence, pris connaissance des travaux qu’en 1994.

17. Par un jugement du 29 juin 2006, le tribunal d’Oeiras fit partiellement droit à la demande de la requérante. Il reconnut son droit de propriété sur le terrain de 11 780 m² situé à Oeiras, ordonnant à la mairie d’Oeiras de rendre une parcelle correspondant à 6 639 m² dans l’état où elle se trouvait avant les travaux. Le tribunal condamna également la mairie à verser à la requérante une indemnisation correspondant à la valeur de ce terrain, mise à jour de 1994 à 2002, pour réparer les préjudices subis, renvoyant la fixation de l’indemnisation à une procédure ultérieure d’exécution.

18. La mairie d’Oeiras interjeta appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne. Contestant l’appréciation des preuves faite par le tribunal d’Oeiras, elle réitéra être propriétaire et en possession du terrain sur lequel avait été construit le viaduc routier depuis 1975. Elle fit également valoir que la requérante n’avait jamais manifesté d’opposition à cet égard, même après le lancement des travaux en 1986. Elle en déduisit que les conditions de la prescription acquisitive étaient remplies.

19. Par un arrêt du 24 janvier 2008, la cour d’appel rejeta le recours et confirma le jugement attaqué en toutes ces dispositions. Elle considéra que les faits avaient été correctement établis en tenant compte des moyens de preuves qui avaient été présentés par les parties. Elle releva ainsi que le terrain donné à la mairie d’Oeiras en 1975 était distinct de celui que la requérante avait acquis en 1976 et que le viaduc litigieux avait été construit sur une partie du terrain de la requérante, occupant 6 639 m² de celui-ci. La cour d’appel rejeta également l’argument portant sur l’acquisition prescriptive du terrain sur lequel avait été construit le viaduc.

20. La mairie d’Oeiras se pourvut en cassation devant la Cour suprême. Elle réitéra qu’elle occupait de façon continue le terrain litigieux depuis 1975 sans que la requérante n’ait manifesté la moindre opposition à cet égard, ni même après la construction en 1986 du viaduc, les conditions de la prescription acquisitive étant donc remplies.

21. Par un arrêt du 24 juin 2008, la Cour suprême annula les décisions des instances a quo et rejeta les demandes de la requérante, sans pour autant faire droit aux moyens de la mairie. La haute juridiction considéra d’abord qu’il y avait eu en l’espèce une expropriation de fait et que la partie du terrain de la requérante en cause appartenait dorénavant au domaine public. Elle estima que, si un tel acte ouvrait un droit à une indemnisation dans le chef de la requérante, il n’était toutefois plus possible de restituer le terrain en l’état initial à la requérante car la privation de propriété en cause poursuivait un objectif social. En l’occurrence, la Cour suprême s’exprima ainsi :

« (...) devant une situation de fait accompli comme celle du cas d’espèce, où le terrain a été intégré dans le domaine public (...) nous ne voyons pas comment il serait possible de le soustraire de celui-ci par la voie d’une action en revendication de propriété.

Aussi, la solution à l’affaire doit passer par la reconnaissance de cette réalité, ce qui veut dire qu’il faut avoir recours à la responsabilité civile pour acte illicites, en tirant de là toutes les conséquences.

(...)

Il est établi que la requérante a été privée définitivement d’une partie de sa propriété en raison d’un acte de l’administration de la mairie d’Oeiras.

Si nous acceptons la conversion de l’acte de la municipalité en un simple acte d’expropriation, bien qu’à la marge des propres règles, nous devons aussi admettre, sous peine de grave injustice et de consécration de la confiscation, que la demanderesse a droit à une indemnisation.

Celle-ci, toutefois, devra reposer sur les hypothèses qui déterminent l’expropriation (Cf. Article 23 du code des expropriations) et non, comme en l’espèce, partant du principe que la partie du terrain occupée doit revenir à la demanderesse et que les préjudices subis dérivent à peine de « l’occupation illégitime ».

Une juste indemnisation ne pourra être obtenue en suivant le mode proposé de simple calcul basé sur une occupation injustifiée mais, en revanche, sur la base de la perte définitive du bien et en tenant compte des critères prévus aux articles 23 et suivants du code des expropriations.

(...) »

22. Le 10 juillet 2008, la requérante déposa une demande en éclaircissement de l’arrêt de la Cour suprême concernant la légalité de l’acquisition, par la mairie, du droit de propriété sur le terrain en cause et la nature du dédommagement auquel elle aurait droit.

23. Par un arrêt du 23 septembre 2008, porté à la connaissance de la requérante le 29 septembre 2008, la Cour suprême précisa avoir considéré que la mairie avait pris possession du terrain litigieux suite à une situation de fait et non en vertu d’une disposition légale. S’agissant du droit à l’indemnisation de la requérante, la Cour suprême s’exprima ainsi :

« Concernant les conditions de dédommagement, on peut dire que l’indemnisation qui était réclamée en l’espèce partait du principe que le terrain litigieux serait restitué à la requérante. Ceci ne pouvant avoir lieu, la requérante devra donc, si elle considère avoir droit à une autre forme de dédommagement (effective ou complémentaire) que celle fixée conformément au code des expropriations, chercher à exercer ses droits éventuels. »

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La compétence des tribunaux administratifs et fiscaux

24. Au moment de l’introduction de l’action administrative, le statut des tribunaux administratifs et fiscaux était régi par le décret-loi no 129/84 du 27 avril 1984, lequel en ses parties pertinentes disposait :

Article 3

Fonction juridictionnelle

« Il appartient aux tribunaux administratifs et fiscaux, dans l’administration de la justice, d’assurer la défense des droits et intérêts légalement protégés, de réprimer la violation de la légalité et de trancher les conflits d’intérêts publics et privés dans le cadre des relations juridiques administratives et fiscales. »

Article 4

Limites de la juridiction

« 1. Sont exclus de la juridiction administrative et fiscale, les recours et actions ayant pour objet :

(...)

f) Des questions relevant du droit privé, même si l’une des parties est une personne de droit public ;

(...). »

25. Le décret-loi no 129/84 du 27 avril 1984 a été abrogé par la loi no 13/2002 du 19 février 2002, laquelle a approuvé le nouveau statut des tribunaux administratifs et fiscaux. Cette loi est entrée en vigueur le 19 février 2003. Elle a été amendée par la loi no 4-A/2003 du 19 février 2003, la loi no 107-D/2003 du 31 décembre 2003 et la loi no 52/2008 du 28 août 2008.

26. L’article 4 de la loi no 13/2002 du 19 février 2002 dispose :

« 1. Il appartient aux tribunaux de la juridiction administrative et fiscale d’apprécier les litiges ayant pour objet :

(...)

g) Des questions engageant, conformément à la loi, la responsabilité civile extracontractuelle des personnes morales de droit public, ce qui inclut celle découlant de l’exercice de la fonction juridictionnelle et de la fonction législative ;

(...). »

B. La responsabilité civile extracontractuelle de l’Etat

27. La responsabilité civile extracontractuelle de l’Etat a été successivement régie par le décret-loi no 48051 du 21 novembre 1967 et, depuis le 1er février 2008, par la loi no 67/2007 du 31 décembre 2007.

28. Tant ce dernier décret que l’antérieur disposaient qu’étaient réputés illicites les actes juridiques enfreignant les normes légales et réglementaires ou les principes généraux généralement applicables.

29. Les dispositions pertinentes de la loi no 67/2007 se lisent ainsi :

Article 1
Champ d’application

« 1. La responsabilité civile extracontractuelle de l’Etat et des autres personnes morales de droit public pour dommages découlant de l’exercice de la fonction législative, juridictionnelle et administrative est régie par les dispositions de la présente loi, à l’exception de ce qui est prévu dans une loi spéciale.

2. Aux fins des dispositions du paragraphe précédent, l’exercice de la fonction administrative correspond aux actions et omissions adoptées dans l’exercice de prérogatives de pouvoir public ou réglées par des dispositions ou principes de droit administratif. (...) »

Article 3
Obligation d’indemniser

« 1. Conformément aux dispositions de la présente loi, l’obligation de réparer un dommage détermine la reconstitution de la situation qui existerait si l’évènement qui oblige à la réparation ne s’était pas produit.

2. L’indemnisation est fixée en argent lorsque la reconstitution naturelle n’est pas possible, ne répare pas intégralement les dommages ou serait excessivement onéreuse.

3. La responsabilité prévue dans la présente loi comprend les dommages patrimoniaux et non patrimoniaux, les dommages déjà produits et les dommages futurs, conformément aux prévisions générales du droit. »

Article 5
Prescription

« Le droit à l’indemnisation pour responsabilité civile extracontractuelle de l’Etat, des autres personnes morales de droit public et des titulaires des organes respectifs, fonctionnaires et agents et le droit de retour prescrivent conformément à l’article 498 du code civil. Les dispositions du même code en matière de suspension et interruption de la prescription leur sont applicables. »

Article 7
Responsabilité exclusive de l’Etat et des autres personnes morales de droit public

« 1. L’Etat et les autres personnes morales de droit public sont exclusivement responsables des dommages qui découlent d’actions ou d’omissions illicites, commises en raison d’une faute légère, par les titulaires de ses organes, fonctionnaires ou agents dans l’exercice de la fonction administrative et à cause de cet exercice.

(...)

3. L’Etat et les autres personnes morales de droit public sont également responsables lorsque les dommages ne sont pas le résultat du comportement concret d’un titulaire d’un organe, fonctionnaire ou agent déterminé, ou lorsqu’il n’est pas possible de prouver qui a été l’auteur de l’action ou l’omission, mais doivent être attribués au fonctionnement anormal d’un service.

4. Un service fonctionne de façon anormale lorsque, en tenant compte des circonstances et des schémas de résultats moyens, il serait raisonnable d’exiger du service une forme d’action pouvant éviter les dommages produits. »

Article 9
Illicéité

« 1. Toute action ou omission des titulaires d’organes, fonctionnaires ou agents qui violent les dispositions ou principes constitutionnels, légaux ou réglementaires ou qui enfreignent les règles d’ordre technique ou les devoirs objectifs de précaution et dont il découle une atteinte des droits ou intérêts légalement protégés, est considérée illicite.

2. Il y a également illicéité quand l’atteinte aux droits ou intérêts légalement protégés découle du fonctionnement anormal du service, conformément à l’article 7 § 3. »

C. Le code des expropriations

30. Les articles 23 et 24 du code des expropriations portent sur le droit à l’indemnisation suite à une expropriation pour cause d’utilité publique. Ces dispositions ont subi plusieurs modifications tout au long de la période en cause en l’espèce. Dans leur version en vigueur actuellement (ainsi qu’au moment du prononcé de l’arrêt de la Cour suprême du 24 juin 2008), elles se lisent ainsi :

Article 23
Juste indemnisation

« 1. La juste indemnisation ne vise pas à compenser le bénéfice de l’entité expropriante mais à rembourser le dommage découlant de l’expropriation, lequel correspond à la valeur réelle et courante du bien, selon son affectation effective et possible dans un usage économique normal, à la date de publication de la déclaration d’utilité publique, compte tenu des conditions de fait existant à cette dernière date.

2. Dans la détermination de la valeur du bien, l’on ne saurait prendre en considération la plus value résultant :

a) de la déclaration d’utilité publique de l’expropriation elle-même ;

b) des travaux ou des travaux publics achevés il y a moins de cinq ans, si les charges entraînées par la plus value n’ont pas été liquidées et uniquement dans cette mesure ;

c) des impenses voluptuaires ou utiles ultérieures à la notification mentionnée au paragraphe 5 de l’article 10 [intention d’exproprier] ;

d) des informations de viabilité, des permis ou autorisations administratives demandées après la notification mentionnée au paragraphe 5 de l’article 10 [intention d’exproprier].

3. L’on ne saurait prendre en considération, dans la détermination de la juste indemnisation, aucun élément, circonstance ou situation créée dans le but d’augmenter le montant de la compensation.

(...) »

Article 24
Calcul du montant de l’indemnisation

« 1. Le montant de l’indemnisation se calcule par référence à la date de la déclaration d’utilité publique ; il est mis à jour à la date de la décision finale de la procédure d’expropriation selon l’indice des prix à la consommation hors habitation.

(...) »

D. Autres dispositions pertinentes

31. Les dispositions pertinentes du code civil se lisent ainsi :

Article 498
Prescription

« 1. Le droit à l’indemnisation prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle la personne lésée a eu connaissance du droit qui lui revient, même si elle ignore le responsable et l’étendue des dommages, sous réserve de la prescription ordinaire si le délai respectif à compter du fait dommageable a déjà découlé.

(...)

4. La prescription du droit à l’indemnisation n’emporte pas la prescription de l’action en revendication ni de l’action en restitution pour enrichissement sans cause, si l’une d’elles a lieu. »

Article 563
Principe général

« Quiconque est contraint de réparer un dommage doit reconstituer la situation qui existerait si l’évènement qui oblige à la réparation ne s’était pas produit. »

Article 566
Indemnisation en argent

« 1. L’indemnisation est fixée en argent si la reconstitution naturelle n’est pas possible, ne répare pas intégralement les dommages ou est excessivement onéreuse pour le débiteur.

2. Sous réserve d’autres dispositions, l’indemnisation en argent est le résultat de la différence entre la situation patrimoniale de la personne lésée, à la date la plus récente pouvant être considérée par le tribunal, et celle qu’elle aurait à cette date si les dommages n’existaient pas.

3. Si le tribunal n’est pas en mesure de vérifier le montant exact des dommages, il jugera équitablement dans les limites qu’il tient pour établies. »

32. L’article 62 de la Constitution portugaise se lit ainsi :

« 1. Toute personne dispose du droit de propriété et à sa transmission entre vifs ou à cause de mort, dans les conditions prévues par la loi.

2. Les actes ayant pour objet la réquisition ou l’expropriation pour cause d’utilité publique sont légalement fondés et entraînent le versement d’une juste indemnité. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

33. La requérante allègue avoir été victime d’une privation de propriété contraire à l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

34. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

1. Les arguments des parties

a. Le Gouvernement

35. Le Gouvernement soulève une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes basée sur deux volets.

36. D’une part, il fait valoir que la requérante aurait pu déposer un recours devant le Tribunal constitutionnel, en alléguant que la reconnaissance par la Cour suprême d’une expropriation de fait sans attribution d’une indemnisation est contraire à l’article 62 § 2 de la Constitution.

37. D’autre part, il considère qu’elle aurait pu engager, à la suite des arrêts du 24 juin et du 23 septembre 2008 de la Cour suprême, une action en responsabilité civile extracontractuelle contre l’Etat devant les juridictions administratives. Le Gouvernement affirme que le fait que les juridictions administratives aient décliné leur compétence lors de la procédure introduite par la requérante le 10 juillet 1998 ne tire pas à conséquence, cette dernière n’ayant pas demandé à l’époque des dommages et intérêts. A l’appui, il invoque un arrêt de la Cour suprême du 11 octobre 2005 ayant reconnu :

« (...) [la nouvelle loi sur le statut des tribunaux administratifs et fiscaux- loi no 13/02 du 19 février 2002- ne laisse aucun doute sur l’objectif prétendu par le législateur (...).

(...) Tous les litiges émergents de l’action de l’administration publique engageant la responsabilité extracontractuelle de personnes morales de droit public relèvent donc de la compétence des tribunaux administratifs. »

38. Pour le Gouvernement, les tribunaux administratifs se sont déclarés incompétents à l’issue de la première procédure en raison du type de demande formulée par la requérante, à savoir, la reconnaissance de son droit de propriété et la démolition des travaux entrepris par la mairie. Il souligne que la question qui se pose, aujourd’hui, concerne la fixation d’une indemnisation à qui de droit.

39. Le Gouvernement estime qu’une nouvelle demande de la requérante devant les juridictions administratives ne se heurterait en principe pas à la prescription ; à supposer même cependant que ce serait le cas, la requérante ne pourrait s’en prendre qu’à elle-même dans la mesure où elle aurait dû déjà avoir introduit une telle demande.

b. La requérante

40. La requérante conteste ces arguments.

41. Elle affirme n’avoir pris connaissance des constructions litigieuses qu’en 1994, ayant tenté une résolution amiable de l’affaire auprès de la mairie d’Oeiras jusqu’à l’introduction de la première procédure en juillet 1998.

42. Elle considère qu’il serait exagéré de lui demander de saisir, à nouveau, les tribunaux étant donné qu’elle a déjà introduit deux procédures au niveau interne.

43. Elle soutient que le recours devant le Tribunal constitutionnel n’était pas viable dans la mesure où elle n’avait pas soulevé d’inconstitutionnalité normative au cours de la procédure civile, la question de l’expropriation de fait n’ayant, en l’occurrence, surgi que dans la décision de la Cour suprême.

44. S’agissant de l’action en responsabilité civile extracontractuelle, la requérante indique que les juridictions administratives se sont déjà déclarées incompétentes en raison de la matière. En outre, elle estime qu’elle se heurterait à la prescription de son droit à l’indemnisation conformément à l’article 498 du code civil.

45. Pour finir, la requérante souligne que la Cour suprême aurait dû, conformément à l’article 566 du code civil, statuer concernant l’indemnisation à octroyer dans la mesure où elle a reconnu qu’il n’était plus possible de lui rendre le terrain litigieux. Elle estime que la Cour suprême aurait pu renvoyer l’affaire aux tribunaux inférieurs, à cette fin, si elle ne s’estimait pas en mesure de le faire.

2. L’appréciation de la Cour

46. Le Gouvernement estime que la requérante aurait pu contester les arrêts du 24 juin et du 23 septembre 2008 de la Cour suprême au moyen d’un recours en inconstitutionnalité devant le Tribunal constitutionnel, en alléguant que la reconnaissance d’une expropriation de fait sans attribution d’une indemnisation était contraire à l’article 62 § 2 de la Constitution. La Cour observe, néanmoins, qu’il est établi que le recours constitutionnel au Portugal ne peut concerner qu’une disposition « normative » et non pas une décision judiciaire (Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal (déc.), nos 11182/03 et 11319/03, 18 octobre 2005). Par conséquent, il n’était donc pas de nature à porter remède au grief soulevé par la requérante devant la Cour. Le premier volet de l’exception du Gouvernement se révèle donc sans fondement.

47. Le Gouvernement fait ensuite valoir que rien n’empêche la requérante de saisir à nouveau les tribunaux administratifs, en introduisant une action en responsabilité civile extracontractuelle contre l’Etat en vue d’obtenir une indemnisation pour expropriation illégale de son terrain, comme l’a entendu la Cour suprême. La Cour estime que le deuxième volet de l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement est étroitement lié à la substance du grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1, de sorte qu’il y a lieu de la joindre au fond (voir, mutatis mutandis, De Sciscio c. Italie, no 176/04, § 53, 20 avril 2006 et Burghelea c. Roumanie, no 26985/03, § 31, 27 janvier 2009).

48. La Cour constate, en outre, que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

49. La requérante se plaint d’avoir perdu la disponibilité totale de son terrain sans ordre d’expropriation ni indemnisation, si bien qu’en substance il y aurait eu une expropriation de fait, laquelle va à l’encontre des principes stipulés par l’article 1 du protocole no 1 à la Convention.

50. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention dans la mesure où la requérante a droit à une indemnisation en raison de l’expropriation de fait de son terrain, laquelle elle doit réclamer, devant les juridictions administratives, tel qu’indiqué par les arrêts de la Cour suprême du 24 juin et du 23 septembre 2008.

51. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes (voir, notamment, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98) : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Bruncrona c. Finlande, no 41673/98, §§ 65-69, 16 novembre 2004, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004-V et Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 77, CEDH 2010).

1) Sur l’existence d’une ingérence

52. La Cour rappelle que pour déterminer s’il y a eu privation de biens au sens de la deuxième « norme », il faut non seulement examiner s’il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser les réalités de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 76, CEDH 1999-VII ; Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 63 et 69-74, série A no 52).

53. En l’espèce, la Cour note que les parties s’accordent à dire qu’il y a eu « privation de propriété » en raison de l’existence d’une expropriation de fait. La Cour relève que la Cour suprême a également reconnu que la mairie d’Oeiras s’est appropriée le terrain de la requérante pour cause d’utilité publique, sans toutefois accorder d’indemnité.

54. L’existence d’une ingérence dans le droit au respect des biens de la requérante est donc incontestable.

2) Sur le respect du principe de légalité

55. Pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une telle ingérence doit être opérée « pour cause d’utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international » : elle doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, précité, § 69), étant entendu que la nécessité d’examiner la question du juste équilibre ne peut se faire sentir que « lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999‑II et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000‑I).

56. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, étant inhérente à l’ensemble de la Convention (Iatridis, précité, § 58), l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale.

57. En l’espèce, la Cour constate que la mairie d’Oeiras s’est appropriée le terrain de la requérante au mépris des règles régissant l’expropriation formelle et sans lui verser d’indemnité à ce titre.

58. La Cour relève que la requérante a engagé deux procédures au niveau interne, l’une, devant les juridictions administratives et l’autre, devant les tribunaux judiciaires, toutes deux visant la reconnaissance de son droit de propriété sur le terrain litigieux, la restitution de celui-ci dégagé de toute construction et l’octroi de dommages et intérêts pour les préjudices subis en raison de cette occupation illégale.

59. Elle observe que le recours devant le tribunal administratif de Lisbonne a été déclaré irrecevable pour incompétence ratione materiae du tribunal au motif que l’affaire concernait un litige privé, à savoir un droit de propriété, en application de l’article 4 § 1 f) décret-loi no 129/84 du 27 avril 1984 portant sur le statut des tribunaux administratifs et fiscaux.

60. S’agissant de la procédure devant le tribunal d’Oeiras, la Cour note que, dans ses arrêts du 24 juin et du 23 septembre 2008, la Cour suprême a reconnu que l’administration avait occupé le terrain de la requérante sans qu’une procédure d’expropriation n’ait été mise en œuvre dans les conditions prévues par la loi, estimant que cette dernière avait droit à une indemnisation en raison de l’expropriation de fait du terrain litigieux. En effet, la Cour suprême a jugé qu’il n’était plus possible de restituer le terrain à la requérante dans son état initial car la privation de propriété en cause poursuivait un objectif social (voir ci-dessus paragraphe 21).

61. La Cour en déduit que, par ses arrêts du 24 juin et du 23 septembre 2008, la Cour suprême a entériné l’existence d’une expropriation de fait, sans toutefois attribuer une indemnisation, infirmant ainsi les jugements qui avaient été prononcés par les juridictions inférieures (voir ci-dessus paragraphes 17 et 19). En l’occurrence, la Cour Suprême invita la requérante à saisir les juridictions administratives d’une action en responsabilité civile extracontractuelle contre l’Etat pour actes illicites.

62. Dans l’affaire Sarıca et Dilaver c. Turquie (no 11765/05, §§ 43-44, 27 mai 2010), la Cour a considéré que le constat d’une expropriation de fait suivi, à la différence toutefois du cas d’espèce, de l’octroi d’une indemnisation par les juridictions nationales, avait entériné juridiquement une situation irrégulière volontairement créée par l’administration et permis à celle-ci de tirer bénéfice de son comportement illégal. Elle a estimé que cette pratique obligeait les justiciables à entamer une action en indemnisation et, de ce fait, engager des frais de procédure pour faire valoir leurs droits, alors qu’en matière d’expropriation formelle, la procédure est déclenchée par l’administration expropriante, qui doit en principe supporter les frais de justice à défaut de règlement amiable. La Cour a jugé que ce procédé exposait les justiciables au risque d’un résultat imprévisible et arbitraire et qu’il n’était pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique et ne saurait constituer une alternative à une expropriation en bonne et due forme (Scordino c. Italie (no 3), no 43662/98, § 89, 17 mai 2005).

63. La Cour a également plusieurs fois jugé que la perte de toute disponibilité d’un terrain, combinée avec l’impossibilité de renverser la situation incriminée ou de la remédier, engendre des conséquences assez graves faisant subir aux requérants une expropriation de fait incompatible avec leur droit au respect de leurs biens et non conforme au principe de prééminence du droit (et Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, § 94, 8 décembre 2005 ; Lanteri c. Italie, no 56578/00, § 80, 15 novembre 2005 ; Preziosi c. Italie, no 67125/01, §§ 44-45, 5 octobre 2006 ; Matthias et autres c. Italie, no 35174/03, § 62, 2 novembre 2006 ; Immobiliare Podere Trieste S.r.l. c. Italie, no 19041/04, §§ 43-44, 16 novembre 2006).

64. En l’espèce, en renvoyant la requérante devant les juridictions administratives, la Cour suprême a renversé les arrêts des instances inferieures qui avaient fait droit à la prétention de la requérante en condamnant la mairie d’Oeiras à lui verser une réparation. à ce jour, la requérante n’a pas encore obtenu une juste indemnisation pour les préjudices subis en raison de l’acte illicite que trois instances nationales ont pourtant successivement reconnu. La Cour estime que l’argument, justifiant le renvoi devant les juridictions administratives, selon lequel une juste indemnisation ne pourrait être obtenue en suivant le mode de calcul proposé par la requérante relève d’un formalisme excessif. En outre, ceci obligerait la requérante à entamer une nouvelle action en indemnisation et, de ce fait, engager des frais de procédure accrus pour faire valoir son droit, sans aucune garantie quant aux chances de succès de l’action en responsabilité civile extracontractuelle (Sarıca et Dilaver, précité, § 44, Guillemin c. France, no 19632/92, § 50, 21 février 1997). Il convient aussi de prendre en compte les dispositions et la pratique internes en matière de prescription (paragraphes 29 et 31 ci-dessus), lesquelles rendent incertaine l’issue d’une telle action introduite plusieurs années après l’occupation du terrain. Vu que l’expropriation de fait eut lieu en 1991 et que la requérante a introduite la première procédure en 1998, il serait déraisonnable d’attendre l’issue d’une troisième procédure (Serrilli c. Italie (satisfaction équitable), no 77822/01, § 17, 17 juillet 2008 ; Matthias et autres c. Italie (satisfaction équitable), no 35174/03, § 14, 17 juillet 2012).

65. Enfin, le Gouvernement ne démontre pas dans quelle mesure un tel recours pourrait être efficace, suffisant et accessible, il ne fournit aucun exemple de jurisprudence concernant ce type de situation.

66. Compte tenu des observations susmentionnées concernant le défaut de « prévisibilité » dans lequel la requérante s’est trouvée du fait des autorités, la Cour ne saurait lui reprocher de n’avoir pas tenté, après une aussi longue période, une action en responsabilité civile extracontractuelle contre l’Etat afin d’obtenir un dédommagement.

67. En l’absence d’un acte formel de transfert de propriété, la Cour estime en outre que la situation de la requérante ne saurait être considérée comme « prévisible » et comme répondant à l’exigence de « sécurité juridique » (voir, mutatis mutandis, Burghelea, précité, § 39), l’ingérence litigieuse n’est pas compatible avec le principe de légalité et, par conséquent, elle a enfreint le droit de la requérante au respect de ses biens. Une telle conclusion dispense le Cour de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de sauvegarde des droits individuels.

68. Partant, la Cour rejette l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes et dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

69. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

70. La requérante réclame, au titre du dommage matériel qu’elle aurait subi, 3 733 811,14 euros (EUR), ce montant correspondant à la somme de la valeur du terrain en 2009, soit à la date de l’introduction de la requête, (2 739 801,89 EUR) et le préjudice pour l’occupation illégale du terrain entre 1994 et 2009 (994 009,25 EUR).

71. La requérante demande également 100 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions nationales et devant la Cour.

72. Le Gouvernement s’oppose à la demande de la requérante. Il estime que le préjudice matériel n’est pas démontré et que le montant réclamé est exagéré. Il considère aussi que les frais et dépens ne sont pas établis.

73. La Cour considère que, dans les circonstances de la cause, la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état. Vu la violation constatée de l’article 1 du Protocole no 1 et l’occupation irréversible du terrain, la Cour considère que la meilleure forme de réparation consiste dans l’octroi par l’Etat d’une indemnité pour le dommage matériel subi. Elle rappelle que dans l’affaire Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], nº 58858/00, 22 décembre 2009, la Grande Chambre a jugé opportun de revoir la jurisprudence Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, série A no 330‑B en adoptant une nouvelle approche concernant les critères d’indemnisation dans les affaires d’« expropriation indirecte ». Elle a ainsi considéré que l’indemnisation doit correspondre à la valeur pleine et entière du terrain au moment de la perte de la propriété, telle qu’établie par l’expertise ordonnée par la juridiction compétente au cours de la procédure interne. Ensuite, une fois déduite la somme éventuellement octroyée au niveau national, ce montant doit être actualisé pour compenser les effets de l’inflation. Il convient aussi de l’assortir d’intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s’est écoulé depuis la dépossession des terrains.

74. Cependant, les parties n’ayant pas fourni de renseignements précis sur la valeur du terrain en cause, il y a lieu de réserver la question et de fixer dans un délai de six mois à compter de la date du présent arrêt la procédure ultérieure en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’Etat défendeur et la requérante (article 75 § 1 du règlement).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception du Gouvernement relative à une action en responsabilité civile extracontractuelle contre l’Etat devant les juridictions administratives et la rejette ;

2.Déclare la requête recevable ;

3. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état, en conséquence,

a) la réserve ;

b) invite le Gouvernement et la requérante à lui adresser par écrit, dans un délai de six mois à compter de la date de notification du présent arrêt, leurs observations sur cette question, et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 avril 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-118577
Date de la décision : 16/04/2013
Type d'affaire : au principal
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Privation de propriété);Satisfaction équitable réservée

Parties
Demandeurs : ROLIM COMERCIAL, S.A.
Défendeurs : PORTUGAL

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BRITO CAMACHO J.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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