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26/03/2013 | CEDH | N°001-118290

CEDH | CEDH, AFFAIRE VALIULIENĖ c. LITUANIE, 2013, 001-118290


deuxième SECTION

AFFAIRE VALIULIENĖ c. LITUANIE

(Requête no 33234/07)

ARRÊT

STRASBOURG

26 mars 2013

DÉFINITIF

26/06/2013

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Valiulienė c. Lituanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,


Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du con...

deuxième SECTION

AFFAIRE VALIULIENĖ c. LITUANIE

(Requête no 33234/07)

ARRÊT

STRASBOURG

26 mars 2013

DÉFINITIF

26/06/2013

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Valiulienė c. Lituanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 février 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCéDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33234/07) dirigée contre la République de Lituanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Loreta Valiulienė (« la requérante »), a saisi la Cour le 11 juillet 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, la requérante a été représentée par M. H. Mickevičius, directeur d’une organisation non gouvernementale, l’Institut de surveillance des droits de l’homme. Le gouvernement lituanien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme E. Baltutytė.

3. La requérante soutenait que l’État ne l’avait pas protégée contre les actes de violence domestique. Elle estimait en outre que la procédure pénale qu’elle avait initiée s’était avérée vaine, l’agresseur n’ayant pas été puni.

4. Le 7 mars 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Il a en outre été décidé d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de la requête (article 29 § 1 de la Convention).

5. Le 1er septembre 2011, le Gouvernement a présenté à la Cour une déclaration unilatérale reconnaissant la violation de l’article 8 de la Convention. Le 5 juin 2012, la Cour a examiné cette déclaration unilatérale et décidé de ne pas l’accepter.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’Espèce

6. La requérante est née en 1976 et réside à Panevėžys.

7. Elle affirme qu’entre le 3 janvier et le 4 février 2001 son compagnon, J.H.L., un ressortissant belge, l’a battue à cinq reprises. Elle allègue avoir été étranglée, tirée par les cheveux, frappée au visage et avoir reçu des coups de pied dans le dos et dans d’autres parties du corps.

8. Les expertises médicolégales suivantes ont relevé comme suit les blessures de la requérante :

i) rapport du 5 janvier 2001 relatif à des blessures survenues les 3 et 4 janvier : ecchymoses sous-cutanées à la hanche et à la cuisse gauches ;

ii) rapport du 8 janvier concernant des lésions subies le 7 janvier : une éraflure sur la joue droite et le bras droit ;

iii) rapport du 30 janvier relatif à des blessures survenues le 29 janvier : ecchymoses à l’œil droit et à la joue droite, ainsi que sur la tempe gauche et le tibia ; éraflure sur le tibia gauche ;

iv) rapport du 7 février concernant des lésions subies le 4 février : ecchymoses sous-cutanées au visage.

Les experts ont conclu chaque fois que les lésions corporelles subies étaient légères et qu’elles n’avaient pas engendré de problèmes de santé à court terme (lengvi kūno sužalojimai, nesukėlę trumpalaikio sveikatos sutrikimo).

A. Enquête préliminaire sur les lésions alléguées

9. Le 14 février 2001, la requérante demanda au tribunal de district de Panevėžys l’autorisation d’ouvrir une procédure de poursuite privée. Soutenant que J.H.L. l’avait battue à cinq reprises, elle fit la déclaration circonstanciée suivante :

« Je vis avec J.H.L depuis 1996. Récemment, il a commencé à me harceler et à me battre.

Le 3 janvier 2001, vers 20 heures, je suis rentrée à la maison et j’ai trouvé J.H.L. ivre ; il était en train d’enlever des carreaux du sol. Je me suis plainte de son comportement et il a commencé à tirer mes habits. Je me suis accroupie et il m’a alors donné des coups de pied dans les côtes et dans les fesses. Il a aussi essayé de m’étrangler et de tirer mes cheveux. Une fois qu’il s’était calmé, je suis allée dans une autre pièce.

Le lendemain matin, le 4 janvier 2001, vers 9 heures, J.H.L m’a dit que, si je ne voulais plus vivre avec lui et si je ne me comportais pas comme il le souhaitait, il viderait tout l’appartement et me ferait payer pour ce que j’avais fait. Il s’est énervé lorsque je lui ai proposé de discuter pour mettre les choses au clair et il a recommencé à me donner des coups de pied et à me frapper. Il m’a donné plusieurs coups dans différentes parties du corps. Il est ensuite parti et je suis allée à l’appartement de mon amie G.V. Elle a vu que j’avais été battue et je lui ai raconté tout ce qui s’était passé.

Le 7 janvier 2001, vers 17 h 30, je suis rentrée à la maison et j’ai encore trouvé J.H.L. ivre. Il a commencé à me reprocher de vouloir faire examiner mes blessures par un expert médical et m’a dit qu’il voulait que je parte. Puis il a appelé la police. Par la suite, après que les policiers avaient quitté l’appartement sans faire quoi que ce soit (ils m’ont demandé de venir au commissariat le jour suivant), J.H.L. s’est emporté, m’a poussée hors de l’appartement, dans la cage d’escalier, et m’a frappée au visage. Alertés par le bruit, B. et J., des voisins des appartements nos 51 et 52, sont sortis de chez eux et sont venus sur le palier, et ils ont vu ce qui se passait.

Le 29 janvier 2001, vers 18 h 30, je suis rentrée de l’école et J.H.L. s’est énervé parce que notre relation était en train de se briser (à ce moment-là, je ne vivais plus dans l’appartement, car j’essayais d’éviter toute confrontation). Il a commencé à me frapper à nouveau : il m’a donné des coups de pieds dans le visage, au niveau de la taille et dans d’autres parties du corps ; il m’a aussi frappée à la tête. Lorsqu’il s’est finalement arrêté de me battre, je suis allée à l’appartement de mon amie J.V. Elle habite dans le même immeuble, dans l’appartement no 34.

Le 4 février 2001, vers 20 heures, alors que j’étais chez moi, J.H.L., qui était ivre, s’est emporté parce que je lui avais dit de ne pas gaspiller l’électricité (je paie pour l’électricité, puisque l’appartement et le contrat avec le fournisseur d’électricité sont à mon nom), puis il m’a frappée au visage. Ensuite, il a bloqué la porte pour m’empêcher de partir. J’avais tellement peur d’être encore plus battue que j’ai dû m’enfuir de l’appartement par la fenêtre. Ce que j’ai fait a dû être vu (ou au moins entendu) par une femme inconnue qui rendait visite à J.H.L. Après m’être enfuie de l’appartement, j’ai couru jusque chez mon voisin R., à l’appartement no 48, d’où j’ai appelé la police. Ma voisine de l’appartement no 47 a vu que j’avais été battue. Je ne connais pas son nom de famille.

J’ai demandé des soins à des médecins légistes pour mes blessures. Ils les ont qualifiées de lésions corporelles légères. »

10. Devant le tribunal interne, la requérante alléguait que les actes de violence commis à plusieurs reprises contre elle étaient constitutifs de l’infraction de coups et blessures légers, visée à l’article 116 § 3 du code pénal en vigueur à l’époque des faits (« l’ancien code pénal »). Elle demanda au tribunal d’ouvrir une procédure pénale contre J.H.L. et d’inculper et de sanctionner ce dernier sur le fondement de la disposition précitée. À l’appui de sa demande, elle fournit une liste comportant les noms et adresses de cinq voisins qu’elle souhaitait appeler comme témoins. De plus, la requérante présenta au tribunal une demande tendant à l’obtention, de la part de la police de Panevėžys, d’éléments de preuve relatifs aux actes de violence subis par elle. Enfin, elle produisit des rapports médicaux décrivant ses blessures.

11. En mai 2001, la police de Panevėžys indiqua à la requérante ce qui suit : « en réponse à votre plainte du 9 mars 2001, nous vous suggérons, en ce qui concerne votre mésentente personnelle avec J.H.L., d’engager une procédure de poursuite privée devant le tribunal de district de Panevėžys ».

12. Lorsque, le 8 mai 2001, elle fut interrogée au sujet de ses disputes avec J.H.L., la requérante informa l’enquêteur qu’elle avait vécu avec lui pendant trois ans en Belgique, de 1996 à 1999. En 2000, elle serait retournée en Lituanie, où J.H.L. lui aurait rendu visite. La même année, elle lui aurait vendu une demi-part de son appartement sis au 22-46, rue Statybininkų à Panevėžys. Au début de l’année 2001, la requérante n’aurait plus souhaité maintenir sa relation avec J.H.L., qui aurait alors commencé à l’insulter ainsi qu’à la menacer de « lui arranger le portrait » et de la blesser. Les menaces auraient continué à un rythme régulier. La requérante admit devant le tribunal interne qu’elle n’avait pas informé la police de ces menaces, mais elle expliqua que c’était parce qu’elle pensait que les policiers lui auraient dit d’engager une action civile contre J.H.L. Elle indiqua aussi clairement qu’elle avait pris les menaces au sérieux.

13. Le 21 janvier 2002, un juge du tribunal de district de Panevėžys transmit la plainte de la requérante au procureur de la même ville et lui ordonna de lancer sa propre enquête préliminaire afin de ne pas retarder l’examen de l’affaire. Pour justifier sa demande de déclenchement d’une action publique, le juge fit observer qu’à plusieurs reprises J.H.L. ne s’était pas présenté au tribunal.

14. Dans sa réponse aux observations du Gouvernement sur la recevabilité et le fond de l’affaire, la requérante a fourni à la Cour une copie d’un courriel daté du 12 juin 2001 (en néerlandais), qui avait été envoyé par un certain Y.L., apparemment le fils de J.H.L., à ce qui semble être l’adresse électronique de la requérante. Le courriel se lit comme suit :

« (...) Je viendrai te chercher et on verra alors ce qui va se passer. Je peux te dire une chose : tu peux oublier ta vie et celle de ton [petit] ami. Ça, je peux te le promettre. Tu peux déjà te commander un fauteuil roulant. Mes amis et moi on va t’attraper et tu vas voir ce que sont de vrais voyous, des comme tu n’en as jamais vus en Lituanie. Mon père a tout fait pour toi et maintenant regarde-toi. Tu crois qu’on va en rester là ? Tu n’es qu’une sale putain ».

15. Le 1er février 2002, l’agent en charge de l’enquête préliminaire décida de faire porter celle-ci sur J.H.L. pour coups et blessures légers commis systématiquement sur la requérante (article 116 § 3 de l’ancien code pénal).

16. Selon un rapport du 11 décembre 2002 rendu par D.D., enquêteur de police, des policiers avaient été appelés deux fois à l’appartement de la requérante et de J.H.L., le 7 janvier et le 4 février 2001. La requérante aurait dit à la police que J.H.L. l’avait insultée et avait essayé de la chasser de l’appartement. Les deux fois, J.H.L. aurait reçu des avertissements de la police. Selon l’enquêteur, à aucune de ces occasions la requérante n’aurait parlé de ses blessures à la police. Le 15 janvier 2001, elle aurait écrit à la police que J.H.L. l’avait injuriée et empêchée d’entrer dans l’appartement, mais elle n’aurait pas mentionné de blessures physiques.

17. En 2002, J.H.L. fut accusé d’avoir délibérément et systématiquement blessé la requérante et de lui avoir ainsi causé des lésions corporelles légères. L’enquête fut suspendue et rouverte plusieurs fois, du fait que J.H.L. ne s’était pas présenté à l’audience et s’était enfui. Chaque fois que l’enquête fut suspendue, la requérante forma un recours.

18. En décembre 2002, l’enquêteur de police D.D. conclut qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments pour prouver que J.H.L. avait battu la requérante. Sur recours de la requérante, le procureur considéra que l’enquête préliminaire n’avait pas été assez approfondie et annula les conclusions de l’enquêteur.

19. Le 21 janvier 2003, estimant qu’il n’y avait pas de preuve concluante que J.H.L. avait commis contre la requérante les infractions dont il était accusé, et considérant que tous les moyens de découvrir la vérité avaient déjà été utilisés, l’enquêteur de police D.D. décida à nouveau de mettre un terme à l’enquête préliminaire. Il observa que, pendant la période d’un mois durant laquelle les actes de violence en question étaient censés avoir été commis, la police n’avait été appelée à l’appartement que deux fois pour régler des « disputes familiales » et que, dans ses déclarations à la police, la requérante ne s’était pas plainte d’avoir été agressée physiquement par J.H.L. Il ajouta que la requérante avait seulement reproché à son compagnon d’avoir vociféré contre elle et d’avoir refusé de la laisser entrer dans l’appartement qu’ils partageaient comme copropriétaires. Il n’excluait pas que la requérante eût fait démarrer l’enquête pénale en raison de différends d’ordre financier l’opposant à son compagnon.

Le 10 février 2003, un procureur confirma la décision de l’enquêteur.

La requérante forma un recours contre ces deux décisions et, le 9 février 2004, un procureur de rang supérieur rouvrit la procédure au motif que « l’enquête pénale n’avait pas été [suffisamment] approfondie ».

20. Le 17 mars 2004, le parquet de Panevėžys fit droit à la demande de la requérante tendant à ce que l’affaire fût retirée (nušalinti) à l’enquêteur D.D. pour cause de soupçons concernant son impartialité. Le procureur constata également que l’enquête pénale avait été retardée (tyrimas buvo vilkinamas).

21. Le 10 juin 2005, le procureur déclara qu’« il avait été établi » lors de l’enquête préliminaire qu’à cinq reprises en janvier et février 2001, dans l’appartement sis au 22-46, rue Statybininkų à Panevėžys, la requérante avait été étranglée et frappée, et avait reçu des coups de pied, subissant ainsi des lésions corporelles légères. Il ajouta que « J.H.L. était soupçonné d’avoir commis les infractions en question ». Il décida toutefois de mettre fin à l’enquête préliminaire au motif que le droit applicable avait été modifié en 2003 et que des poursuites pour coups et blessures légers auraient dû être engagées par la victime à titre privé. Il considéra également qu’il n’y avait pas lieu d’entamer une action publique, l’affaire ne relevant pas selon lui du champ d’application de l’article 409 du nouveau code de procédure pénale (paragraphe 36 ci-dessous) ; autrement dit, il était d’avis que l’infraction en question ne soulevait pas une question d’« intérêt général ». Il conclut qu’il appartenait à la requérante d’agir et de demander à un tribunal l’autorisation d’engager des poursuites privées contre J.H.L.

22. La requérante forma un recours, soutenant que, quatre ans plus tôt, elle avait déjà informé les services répressifs au sujet de ses blessures et entamé des poursuites privées. Elle indiqua que le juge avait transmis sa plainte à un procureur, qui avait lancé l’enquête préliminaire, et que l’enquête s’était poursuivie après le 1er mai 2003, date de l’entrée en vigueur du nouveau code de procédure pénale. Elle déclara que dans ces circonstances elle avait cru pouvoir s’attendre à ce que le procureur menât les poursuites. Elle ajouta qu’elle avait du mal à comprendre pourquoi celui‑ci avait attendu deux ans pour l’informer qu’il ne poursuivrait pas J.H.L. Elle était d’avis que cette décision de classer l’affaire était contraire aux principes selon lesquels une enquête sur des infractions pénales devait être menée de manière rapide et leur auteur justement sanctionné. Elle arguait que, si le procureur pensait que l’affaire de la requérante devait suivre une procédure de poursuite privée, il aurait dû en informer la requérante immédiatement après l’entrée en vigueur de la réforme de la législation, le 1er mai 2003. Elle en déduisait qu’il était clair que la procédure pénale avait été retardée à son détriment, le coupable étant toujours impuni, sans qu’elle eût la possibilité de le faire traduire en justice. Enfin, elle soulignait que le délai de prescription applicable aux poursuites dirigées contre J.H.L. approchait (paragraphe 34 ci-dessous).

23. Le 19 juillet 2005, le procureur général adjoint près le tribunal de district de Panevėžys rejeta le recours de la requérante.

24. La requérante forma un autre recours devant le tribunal de district de Panevėžys, rappelant à nouveau que le délai légal de prescription applicable aux poursuites contre J.H.L. approchait et expliquant que, si elle était contrainte de reprendre la procédure pénale depuis le début, le prononcé d’une décision de justice serait retardé.

25. Le 15 septembre 2005, le tribunal de district de Panevėžys confirma la décision du procureur et rejeta le recours de la requérante. Il jugea que l’article 409 du nouveau code de procédure pénale donnait au procureur le pouvoir de lancer une enquête préliminaire, sans l’obliger à l’exercer. De plus, il considéra que le dossier ne comportait pas d’éléments indiquant que l’affaire soulevait une question d’intérêt général ou que la victime ne pouvait pas protéger ses propres droits par la voie de poursuites privées. Le jugement du tribunal était définitif et insusceptible d’appel.

B. La procédure de poursuite privée

26. Le 28 septembre 2005, la requérante déposa devant le tribunal de district de Panevėžys une plainte décrivant les cinq épisodes de violence survenus entre le 3 janvier et le 4 février 2001 et demandant le déclenchement de poursuites privées contre J.H.L. pour coups et blessures légers. Elle ne mentionna pas d’autres exemples de mauvais traitements physiques ou psychologiques.

27. Sur la base de rapports médicolégaux et du témoignage de la requérante à l’audience, le tribunal de district de Panevėžys conclut que les actes commis par J.H.L. étaient constitutifs de l’infraction de coups et blessures légers visée à l’article 140 § 1 du nouveau code pénal. Il considéra que le délai de prescription des poursuites pour cette infraction était d’un an. En conséquence, le 15 décembre 2005, le tribunal rejeta la demande de la requérante au motif que les poursuites étaient prescrites.

28. La requérante interjeta appel. Sans indiquer de disposition exacte, elle arguait que l’absence de sanction contre son agresseur violait les droits qu’elle détenait en vertu de la Convention.

29. Le 4 janvier 2006, le tribunal régional de Panevėžys modifia l’interprétation des règles de procédure pénale relatives au délai légal de prescription des poursuites de certaines infractions. Il considéra que la période de prescription applicable était de cinq ans et, partant, accueillit l’appel de la requérante.

30. Le 21 février 2006, le tribunal de district refusa encore de lancer une enquête préliminaire sur le fondement de poursuites privées au motif que les dernières blessures infligées par J.H.L. à la requérante dataient du 4 février 2001 et que, dès lors, le délai de prescription de cinq ans avait expiré.

31. La requérante fit appel. Elle souligna qu’immédiatement après avoir été battue elle avait déposé devant les tribunaux une plainte pénale par laquelle elle avait demandé l’ouverture de poursuites contre J.H.L et que la procédure pénale avait néanmoins duré des années en raison des erreurs et de l’inertie des procureurs et des tribunaux. Selon elle, c’était pour cela que le parquet n’avait pas poursuivi d’office son agresseur et que ses tentatives pour voir aboutir sa plainte pénale contre lui étaient restées vaines.

32. Le 8 février 2007, le tribunal régional de Panevėžys rendit une décision définitive rejetant l’appel de la requérante et constatant la prescription de tous les types de poursuites. Il releva qu’en 2001 la requérante avait entamé des poursuites privées et qu’en 2002 la juridiction saisie avait transmis l’affaire au procureur pour que celui-ci menât d’office une enquête sur les infractions reprochées à J.H.L. Il nota que la réforme législative de 2003 avait empêché le procureur de continuer l’enquête. Il observa également que, le 28 septembre 2005, la requérante avait ouvert une procédure de poursuite privée relative aux mêmes faits. Il conclut toutefois que le délai de prescription de cinq ans rendait les poursuites impossibles.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

33. L’article 140 § 1 du code pénal, entré en vigueur le 1er mai 2003 (« le nouveau code pénal »), établit l’infraction pénale de coups et blessures légers, punissable de travaux d’intérêt général ou d’une privation de liberté pouvant aller jusqu’à un an.

Avant le 1er mai 2003, l’infraction de coups et blessures légers volontaires était visée à l’article 116 § 1 de l’ancien code pénal. Si l’infraction était commise de manière systématique, elle était punissable d’une privation de liberté pouvant aller jusqu’à trois ans (article 116 § 3).

34. L’article 95 § 1 du code pénal en vigueur à l’époque des faits interdisait les poursuites pour toute infraction volontaire mineure (nesunkus) remontant à plus de cinq ans.

35. Depuis la réforme législative du 1er mai 2003, l’article 407 du nouveau code de procédure pénale prévoit qu’en cas d’infraction telle que celle de coups et blessures légers une procédure pénale ne peut être ouverte que sur plainte de la victime. La plainte est le point de départ de poursuites privées (article 408 § 1).

36. L’article 409 § 1 du nouveau code de procédure pénale dispose que le procureur peut ouvrir une enquête pénale sur une infraction pour laquelle l’enquête est normalement menée par la voie de poursuites privées, par exemple sur celle de coups et blessures légers, si l’infraction en question soulève une question d’intérêt général (c’est-à-dire que la résolution de l’affaire pénale est dans l’intérêt général) ou s’il existe des motifs sérieux expliquant que la victime n’est pas en mesure de protéger ses droits.

37. Le 26 mai 2011, le Parlement lituanien (Seimas) a adopté la loi contre les violences domestiques (Apsaugos nuo smurto artimoje aplinkoje įstatymas), qui est entrée en vigueur le 15 décembre 2011. Cette loi indique qu’elle a pour but de protéger les personnes contre les violences domestiques et expose que, eu égard au préjudice que pareilles violences causent à la société, il est dans l’intérêt général de répondre rapidement aux menaces de violences domestiques, d’adopter des mesures préventives, de mettre en œuvre des mesures de protection et de fournir une aide appropriée. Elle reconnaît aussi que la violence domestique constitue une violation des droits et libertés de l’individu (article 1). En ce qui concerne les mesures que la police doit prendre, la loi prévoit que, lorsqu’ils sont informés de faits de violence domestique, les policiers doivent rédiger un rapport les relatant et lancer une enquête préliminaire dès leur arrivée sur les lieux ou dès qu’ils sont témoins des faits en question. Ce n’est pas à la victime qu’il incombe de déposer une plainte (article 7 § 1).

38. Le code civil dispose que, lorsqu’une personne subit un dommage corporel, c’est-à-dire qu’elle est blessée ou qu’il est porté atteinte à sa santé d’une autre manière, la personne responsable du dommage doit le réparer dans son intégralité, notamment dans son aspect moral (article 6.283).

III. DROIT ET TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

39. En 1979, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (« la CEDAW »). La Lituanie l’a ratifiée le 18 janvier 1994. Elle a aussi ratifié le protocole facultatif à la CEDAW le 5 août 2004. Le 8 janvier 2008, le comité CEDAW a formulé des observations finales sur la Lituanie. Il a pris note des diverses mesures prises par la Lituanie pour lutter contre la violence à l’égard des femmes, notamment au sein des ménages, y compris l’adoption de la Stratégie nationale de lutte contre la violence à l’égard des femmes, les modifications introduites peu auparavant dans le code pénal, la mise en place d’un réseau de centres d’écoute et d’assistance apportant leur soutien aux victimes de la violence et le service spécial national d’assistance téléphonique aux femmes battues, accessible en continu (24 heures sur 24) depuis 2008. Le comité était toutefois préoccupé par la fréquence élevée des actes de violence à l’égard des femmes en Lituanie, particulièrement au sein des ménages, et par l’absence d’une loi spécifique sur la violence domestique. Il craignait qu’en l’absence d’une telle loi la violence ne fût considérée comme une question privée, la police, le personnel de santé, les autorités compétentes et la société en général n’ayant pas conscience des conséquences de la relation entre la victime et le coupable. Il a ainsi engagé la Lituanie à mettre en place un vaste ensemble de mesures de nature juridique et autre pour faire face à toutes les formes de violence à l’égard des femmes, y compris à la violence dans les ménages. Il a également recommandé à cet État d’élaborer et de présenter sans attendre une loi spécifique sur la violence dans les ménages à l’égard des femmes, qui assurerait immédiatement à celles-ci réparation et protection. Il a enfin recommandé à l’État d’arrêter un calendrier d’adoption de cette loi (paragraphes 74-75 des observations finales).

40. Une étude nationale menée sur 1 010 femmes en 1999 a conclu qu’au cours de leur vie 42 % des femmes lituaniennes mariées ou vivant avec un partenaire, âgées de 18 à 74 ans, avaient été battues ou menacées d’êtres battues par leur partenaire du moment (Rapport du Secrétaire général des Nations unies sur une étude approfondie de toutes les formes de violence à l’égard des femmes, 6 juillet 2006). De même, des statistiques tirées d’une étude de 2000 réalisée par « ONU Femmes », l’entité des Nations Unies pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes indiquaient qu’au cours de leur vie 32,7 % des femmes en Lituanie avaient subi des violences physiques infligées par leur partenaire.

41. Le 5 mai 2011, le Conseil de l’Europe a adopté la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. À ce jour, elle a été signée par vingt-huit États membres du Conseil de l’Europe et ratifiée par trois d’entre eux. Elle n’est pas encore entrée en vigueur et la Lituanie ne l’a pas encore signée. L’un des buts de cet instrument est de protéger les femmes contre toutes les formes de violence, et de prévenir, poursuivre et éliminer la violence à l’égard des femmes et la violence domestique.

EN DROIT

I. Sur lES violationS alléguéeS des articles 3 et 8 de la Convention

42. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, la requérante allègue que les autorités nationales n’ont pas enquêté sur les actes répétés de violence domestique dont elle a été victime et qu’elles n’ont pas obligé leur auteur à rendre des comptes. Elle estime aussi que la procédure pénale dirigée contre lui a été excessivement longue.

43. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour considère que les griefs énoncés ci-dessus sont à examiner sous le seul angle des articles 3 et 8 de la Convention, qui sont ainsi libellés :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...) »

A. Arguments des parties

1. La requérante

44. Devant la Cour, la requérante soutient que l’application des règles procédurales pertinentes par les autorités nationales et la manière dont celles-ci ont mis en œuvre en l’espèce les mécanismes de droit pénal pour traiter ses plaintes d’atteinte à son intégrité physique ont été défaillantes au point d’emporter violation de ses droits découlant des articles 6 et 13 de la Convention.

45. Une fois sa requête communiquée au Gouvernement, la requérante a complété ses griefs en alléguant des violations des articles 3 et 8 de la Convention.

46. Considérant que les mauvais traitements qu’elle a subis atteignaient le minimum de gravité requis par la jurisprudence de la Cour (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 161, CEDH 2009), la requérante argue que ses griefs doivent être examinés sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Sur ce point, elle soutient que la force physique concrètement exercée sur elle à plusieurs reprises n’était pas modérée. Elle allègue avoir reçu des coups de pied au visage, aux fesses et dans d’autres parties du corps. Elle dit aussi avoir été prise à la gorge, tirée par les cheveux et frappée au visage et à la tête. Elle estime que ces lésions corporelles sont suffisamment graves pour ne pas être tenues pour « seulement anodines », contrairement à ce que le Gouvernement affirme (paragraphe 55 ci-dessous). De plus, selon la requérante, le seul fait qu’elle n’ait pas souffert de lésions durables ou permanentes ne signifie pas que les mauvais traitements n’ont pas atteint le degré de gravité qui fait entrer en jeu l’article 3 ; elle indique à cet égard que dans l’arrêt Tyrer c. Royaume-Uni (25 avril 1978, § 33, série A no 26) la Cour a constaté une violation de l’article 3 quoique « le requérant n’[eût] pas subi de lésions physiques graves ou durables ».

47. La requérante note que le Gouvernement tente de contester l’exactitude des certificats médicaux qu’elle a produits à titre de preuve de ses blessures et soutient que sa situation est différente de celle dans l’affaire Bevacqua et S. c. Bulgarie (no 71127/01, § 77, 12 juin 2008), dans laquelle la Cour a jugé que des certificats délivrés six jours après les faits avaient une valeur probante inférieure. En l’espèce, la requérante aurait été examinée un à trois jours après chaque épisode de violence.

48. Du point de vue de la requérante, contrairement à la manière dont le Gouvernement décrit les faits, les mauvais traitements qu’elle a subis ne consistaient pas seulement en des atteintes à son intégrité physique. Ils auraient également inclus la souffrance psychique, l’humiliation, la peur, l’angoisse, la terreur constante, les menaces et les insultes. Elle indique à cet égard qu’à un moment donné J.H.L. l’a également menacée de « se débarrasser » d’elle si elle refusait de vivre avec lui, ou bien de réduire l’appartement en cendres avec elle à l’intérieur. Or, les traités des Nations unies et la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux auraient reconnu que non seulement les actes causant une douleur ou blessure physique, mais aussi ceux à l’origine d’une souffrance psychique, pouvaient constituer de la torture ou des traitements inhumains ou dégradants.

49. Quant à la durée des mauvais traitements subis, la requérante considère que, contrairement à ce que le Gouvernement laisse entendre (paragraphe 58 ci-dessous), les cinq épisodes de violence en question ne peuvent pas être tenus pour « distincts ». Observant qu’ils ont eu lieu sur une période d’un mois entre le 3 janvier et le 4 février 2001, elle est d’avis qu’ils ont constitué une situation continue. Elle ajoute que les mauvais traitements infligés par J.H.L. ne se sont pas limités à ces cinq épisodes et que la violence physique et psychologique exercée par celui-ci a duré jusqu’à la fin du mois de mars 2001. À cet égard, elle affirme avoir été encore agressée alors que la procédure juridictionnelle avait déjà commencé, au début du mois de mars 2001. Elle en aurait informé la police de Panevėžys le 9 mars et se serait vu répondre qu’elle devait saisir le tribunal au sujet de ses « différends d’ordre personnel ». De plus, le 12 juin 2001, J.H.L. lui aurait envoyé un courriel dans lequel il la menaçait de la mettre en fauteuil roulant. Il lui aurait encore écrit ultérieurement en des termes similaires.

50. La requérante se penche ensuite sur les voies de droit offrant une protection contre les violences domestiques en Lituanie. Sur cet aspect, elle critique l’argument du Gouvernement selon lequel elle « aurait pu utiliser des mécanismes de droit civil » contre son agresseur. Elle considère que cette possibilité n’était que théorique et qu’à travers cet argument le Gouvernement cherche tout simplement à atténuer la responsabilité pesant sur l’État du fait de son inaction en matière de violence domestique, en indiquant d’autres procédures qui n’étaient disponibles qu’en théorie pour la protection des droits des victimes. Elle ajoute que, si les autorités publiques n’ont ni établi ni mis en pratique un cadre juridique approprié ou des mécanismes de droit pénal offrant une protection contre des actes violents, on ne peut pas reprocher aux victimes de s’être abstenues d’utiliser d’autres moyens de punir les coupables et d’obtenir une satisfaction équitable. Pour la requérante, ce n’est pas à la victime mais à l’État qu’il incombe de veiller à ce que les personnes responsables répondent de leurs actes et à ce qu’il y ait des garanties contre l’impunité. De même, l’existence d’autres procédures qui auraient pu être ouvertes contre l’agresseur n’exonèrerait aucunement l’État de son obligation positive d’enquêter sur lui, de le poursuivre et de le sanctionner en vertu du code de procédure pénale.

51. Par ailleurs, la requérante soutient que, en tant que femme, elle a été victime d’actes de violence fondée sur le sexe et qu’elle fait donc partie d’un groupe d’« individus vulnérables » ayant droit à un degré plus élevé de protection de la part de l’État. Elle affirme (sans indiquer la source de ces statistiques) qu’en Lituanie les femmes sont les victimes les plus fréquentes de la violence domestique, plus précisément qu’elles sont les victimes dans plus de 95 % des cas. De plus, selon la requérante, la violence domestique tue chaque année une vingtaine de femmes. En 2006, 63,3 % des femmes auraient admis avoir été victime au moins une fois de violences domestiques commises par leur compagnons ou maris. En outre, plus de 40 000 appels téléphoniques adressés à la police et relatifs à des plaintes pour violence domestique seraient enregistrés chaque année. En conséquence, la Lituanie demeurerait « en tête » parmi les pays européens pour ce qui est du nombre d’actes violents fondés sur le sexe. Selon la requérante, eu égard à la vulnérabilité particulière des femmes affectées par la violence domestique, l’État devrait donc faire preuve d’une vigilance accrue.

52. La requérante considère que sa cause montre clairement que les autorités publiques tolèrent souvent la violence domestique, au point de laisser les agresseurs impunis. À cet égard, elle reproche au tribunal de district de Panevėžys d’être resté inactif pendant plus d’un an après qu’elle eut introduit devant celui-ci, en janvier 2001, une demande d’ouverture de poursuites pénales contre J.H.L. Elle observe qu’en janvier 2002 ce tribunal a transmis sa plainte pénale au procureur de Panevėžys, lui ordonnant d’entamer une action publique. Elle note aussi qu’en juin 2005, sur le fondement d’une réforme législative adoptée deux ans auparavant, le procureur a décidé de mettre un terme à l’enquête. Elle relève enfin que l’affaire a été classée pour prescription. De l’avis de la requérante, la façon dont la procédure a été conduite montre donc clairement que l’État n’a pas rempli ses obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention. À l’heure actuelle, de nombreuses femmes subiraient encore l’attitude des autorités publiques, qui ne prendraient pas au sérieux la violence domestique comme véritable menace pesant sur des vies et qui seraient réticentes à poursuivre et punir de manière adéquate les auteurs de tels actes.

53. À titre subsidiaire, la requérante soutient que la manière dont les mécanismes de droit pénal ont été mis en œuvre dans son cas ont été défaillants au point d’emporter violation des obligations positives incombant à l’État au titre de l’article 8 de la Convention.

2. Le Gouvernement

54. Le Gouvernement allègue tout d’abord que les traitements infligés par J.H.L. à la requérante n’ont pas atteint le minimum de gravité requis pour relever de l’article 3 de la Convention. En conséquence, selon le Gouvernement, toute obligation positive pesant sur l’État relativement aux griefs soulevés par la requérante doit être examinée sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Ses arguments sont les suivants.

55. Sur la question de la gravité des blessures subies par la requérante et sur celle des effets du traitement qui lui a été infligé, le Gouvernement note que, d’après les experts médicolégaux, la requérante a eu des lésions corporelles légères qui ne lui ont causé aucun problème de santé à court terme. De plus, contrairement à la situation en cause dans l’affaire A. c. Royaume-Uni (23 septembre 1998, § 21, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI), la requérante n’aurait pas été battue avec une force considérable et le traitement infligé n’aurait pas causé de lésions permanentes. Le Gouvernement estime en conséquence que l’« on peut dire que les lésions subies par la requérante étaient seulement anodines ».

56. Le Gouvernement exprime aussi des doutes quant à la valeur probante des rapports d’expertise ayant confirmé la présence de lésions sur le corps de la requérante. Il semble indiquer que la cause de l’intéressée est analogue à celle de l’affaire Bevacqua et S. (précitée, § 77), dans la mesure où en l’espèce les certificats médicaux ont selon lui été délivrés plusieurs jours après les faits. Il conteste aussi l’allégation de la requérante selon laquelle, au début du mois de mars 2001, elle a été agressée à plusieurs reprises par J.H.L., car il estime que cette déclaration n’établit clairement ni la réalité des violences que la requérante aurait subies à ce moment-là ni, le cas échéant, leur gravité. Il avance le même argument au sujet de la correspondance provenant de J.H.L, que la requérante a produite comme preuve et qui, par ailleurs, n’aurait pas été mentionnée dans les plaintes qu’elle a déposées auprès des autorités nationales.

57. Le Gouvernement attire l’attention sur les constats suivants effectués par l’enquêteur pénal dans sa décision du 21 janvier 2003 : la police n’a été appelée que deux fois pendant la période d’un mois couverte par les violences alléguées ; que ce soit dans ses déclarations à la police ou aux agents venus à son appartement à ces deux occasions, la requérante n’a pas déclaré avoir été agressée physiquement par J.H.L. La requérante ne se serait plainte que du refus de ce dernier de la laisser entrer dans l’appartement qu’ils partageaient tous les deux en tant que copropriétaires (paragraphe 16 ci‑dessus). Pourtant, à quatre reprises, elle aurait pris l’initiative de demander aux experts médicolégaux de rédiger des rapports sur les lésions alléguées. À cet égard, après avoir examiné les éléments de preuve, l’enquêteur aurait eu des doutes quant à la nature du conflit entre la requérante et J.H.L. et, dans sa décision du 21 janvier 2003, il aurait considéré comme possible que la requérante eût fait déclencher l’enquête pénale en raison de différends d’ordre financier non résolus entre elle et J.H.L. Cette décision de l’enquêteur révélerait en outre des incohérences dans les déclarations faites par J.H.L., la requérante et certains des témoins au sujet des actes de violences allégués. Pareilles divergences seraient importantes dans l’appréciation de l’applicabilité de l’article 3 de la Convention.

58. Quant à la durée des mauvais traitements infligés à la requérante, le Gouvernement déclare que, bien qu’elle ait affirmé avoir été blessée à cinq reprises, la requérante n’a pas informé la police du premier épisode de violences, et que, lorsque la police a été appelée à son appartement le 7 janvier et le 4 février 2001, l’intéressée n’a pas non plus parlé d’actes de violence physique. Le Gouvernement soutient en outre que, après l’ouverture de la procédure juridictionnelle le 14 février 2001, J.H.L. n’a plus causé de blessures à la requérante. En tout cas, selon le Gouvernement, les plaintes déposées par la requérante concerneraient cinq épisodes allégués de mauvais traitements, qui auraient eu lieu sur une période d’environ un mois, ce qui serait un intervalle court. En conséquence, à la différence des circonstances à l’origine de l’affaire Beganović c. Croatie (no 46423/06, § 67, 25 juin 2009), même si l’on supposait que les faits avancés par la requérante devant la Cour sont parfaitement incontestables, les mauvais traitements en question n’auraient pas été prémédités et n’auraient pas été infligés sur une période continue, mais auraient plutôt consisté en des « épisodes distincts de violence alléguée ».

59. Le Gouvernement considère aussi que, en plus des mécanismes de droit pénal, la requérante aurait pu envisager l’utilisation d’autres moyens ou mécanismes en réponse aux mauvais traitements qu’elle prétend avoir subis. Par exemple, selon le Gouvernement, elle aurait pu se prévaloir d’autres mesures de protection disponibles à l’époque des faits, destinées à fournir une assistance aux victimes de violences domestiques. Elle aurait pu ainsi s’adresser à un centre de crise pour les femmes, ou bien à un centre de soutien aux familles. En outre, elle aurait pu d’après le Gouvernement faire usage de mécanismes de droit civil contre l’agresseur présumé, en introduisant une demande de réparation, une voie de droit qui, selon les mots du Gouvernement, « pourrait encore être disponible ». Cette voie de droit serait aussi utile pour la réparation de la souffrance mentale que la requérante affirme avoir subie.

60. Observant qu’une situation de « violence domestique » n’implique pas nécessairement la responsabilité de l’État sous l’angle de l’article 3 de la Convention, le Gouvernement soutient que la requérante ne peut pas automatiquement être considérée comme une personne vulnérable sur le fondement de son âge (contrairement à ce qui se passerait dans le cas d’un enfant, par exemple), de son sexe ou de son statut social, les circonstances étant différentes de celle à l’origine de l’affaire Opuz (précitée). La requérante et J.H.L. ayant partagé la propriété d’un appartement et entretenu des liens de partenaires commerciaux, le Gouvernement estime que la situation des femmes en Lituanie peut être considérée comme étant vraiment différente de celle des femmes en Turquie. Ainsi, la requérante n’aurait pas été dépendante financièrement de J.H.L. et elle serait une femme éduquée, autonome et disposant de ses propres biens. En fin de compte, leurs rapports se seraient dégradés et la requérante aurait entamé une relation étroite avec un autre homme, son futur mari, qui par la suite aurait emménagé avec elle.

61. En ce qui concerne les obligations positives s’imposant à l’État en vertu des articles 3 et 8 de la Convention, le Gouvernement reconnaît que l’enquête sur les plaintes déposées par la requérante a duré trop longtemps et que cela a abouti au classement de l’affaire pour prescription. Il admet également que, malgré l’existence de motifs objectifs expliquant la prolongation de la procédure pénale, à savoir des aspects internationaux et une réforme législative, il est regrettable que l’affaire n’ait pas fait l’objet d’une enquête complète et efficace et que l’auteur de l’infraction alléguée n’ait pas été condamné.

62. Enfin, le Gouvernement observe qu’entre-temps la loi contre les violences domestiques a été adoptée en Lituanie. Bien qu’il doute que les circonstances de la présente affaire puissent être considérées comme des violences domestiques, il reconnaît qu’il faudra un certain temps pour que cette législation devienne vraiment efficace en la matière. Il indique toutefois qu’il est très important que tous les actes de violence domestique postérieurs à l’entrée en vigueur de la loi soient qualifiés d’infractions soulevant une question d’intérêt général et fassent l’objet d’une enquête conforme à la procédure générale de poursuites, plutôt qu’à celle applicable aux poursuites privées. Il estime que l’État a ainsi montré son intention de répondre de manière adéquate aux situations de violence domestique et de s’assurer que les victimes sont placées dans une position procédurale plus favorable.

63. Compte tenu des considérations qui précèdent, le Gouvernement soutient que les griefs soulevés par la requérante sur le terrain de l’article 3 de la Convention sont manifestement mal fondés.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

a) Applicabilité des articles 3 et 8 de la Convention aux circonstances de la présente affaire

64. La Cour se penche d’abord sur l’argument du Gouvernement selon lequel les griefs soulevés par la requérante ne relèvent pas de l’article 3 de la Convention en raison du « caractère anodin » des blessures qu’elle a subies.

65. La Cour rappelle qu’un mauvais traitement doit atteindre un seuil minimal de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3. L’appréciation de ce seuil est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la nature et du contexte du traitement, de sa durée et de ses conséquences physiques ou mentales ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Đorđević c. Croatie, no 41526/10, § 94, CEDH 2012).

66. La Cour a estimé un certain traitement « inhumain » notamment pour avoir été appliqué avec préméditation pendant des heures et avoir causé sinon de véritables lésions, du moins de vives souffrances physiques et morales (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000‑IV). Elle a par ailleurs considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir et à briser éventuellement leur résistance physique ou morale (Hurtado c. Suisse, 28 janvier 1994, § 67, série A no 280‑A, et Wieser c. Autriche, no 2293/03, § 36, 22 février 2007).

67. Pour en venir aux circonstances de la présente espèce, la Cour prend d’abord acte de la violence physique subie par la requérante. Des experts médicolégaux ont confirmé que les mauvais traitements dont elle avait fait l’objet lui avaient causé les lésions suivantes : des ecchymoses sous‑cutanées à la hanche et à la cuisse gauches, une éraflure sur la joue droite et le bras droit, des ecchymoses à l’œil droit et à la joue droite ainsi que sur la tempe gauche et le tibia, une éraflure sur le tibia gauche et des ecchymoses sous‑cutanées au visage. Le Gouvernement avance qu’une partie au moins des lésions n’ont pas été dûment établies. La Cour, toutefois, ne partage pas cet avis. Premièrement, à la différence des circonstances à l’origine de l’affaire Bevacqua et S. (précitée, § 77), les experts médicolégaux ont en l’espèce examiné la requérante entre un et trois jours après chaque épisode de violence (paragraphe 8 ci-dessus). Deuxièmement, dans sa décision de mettre un terme à l’enquête pénale, prise le 10 juin 2005, le procureur a estimé que ces lésions étaient « établies » (paragraphe 21 ci-dessus). Il apparaît que la juridiction pénale a confirmé cette conclusion (paragraphe 27 ci-dessus). Le Gouvernement argue que, dans sa décision du 21 janvier 2003, l’enquêteur a constaté certaines incohérences ; le procureur a cependant considéré que cette décision reposait sur une analyse superficielle et l’enquête a alors été rouverte (paragraphes 19 et 20 ci-dessus). Dans ces conditions, ne pouvant se fonder sur une décision définitive des juridictions lituaniennes sur le fond des allégations de mauvais traitements formulées par la requérante, la Cour ne peut que conclure que celle-ci a effectivement subi les lésions décrites ci‑dessus.

68. Par ailleurs, la Cour note que les cinq épisodes de violence en question ont eu lieu sur une période d’un mois, entre le 3 janvier et le 4 février 2001. Dans ses observations adressées à la Cour, la requérante affirme que les mauvais traitements se sont poursuivis après qu’elle avait entamé une procédure pénale le 14 février 2001 et, sur ce point, elle se réfère à sa plainte déposée le 9 mars 2001 auprès de la police de Panevėžys. Or la Cour ne peut pas considérer comme concluante la réponse donnée par la police, car elle ne sait pas quel était le contenu de la plainte de la requérante (paragraphe 11 ci-dessus). Elle n’est pas non plus en mesure de se prononcer sur la crédibilité des menaces proférées dans le courriel envoyé à la requérante (paragraphe 14 ci-dessus), car le contenu de ce courriel n’a jamais été porté à l’attention des autorités lituaniennes. À cet égard, la Cour relève néanmoins que, l’une des dernières fois que la requérante a critiqué ce qu’elle percevait comme une impunité, à savoir à l’occasion de la demande introduite le 28 septembre 2005 pour obtenir l’autorisation d’entamer des poursuites privées (paragraphe 26 ci-dessus), elle a mentionné les cinq épisodes de violence survenus en janvier et février 2001. Dès lors, la Cour estime que ces cinq épisodes de mauvais traitements se sont étendus sur une certaine période. En conséquence, elle examinera ces actes comme étant constitutifs d’une situation continue, ce qui pour elle est une circonstance aggravante.

69. Enfin, la Cour ne peut pas ignorer la dimension psychologique des mauvais traitements allégués. Elle note que la requérante a expliqué de manière crédible que, pendant une certaine période, elle avait été la cible de menaces contre son intégrité physique et avait été effectivement harcelée et agressée à cinq reprises. La Cour reconnaît que les conséquences psychologiques de la violence domestique constituent une dimension importante de celle-ci. En outre, si en l’espèce elle ne partage pas pleinement la position de la requérante selon laquelle celle-ci, en tant que femme, entre automatiquement dans la catégorie des personnes vulnérables (voir, cependant, Đorđević, précité, § 91), elle relève toutefois que, comme cela a été admis par le Gouvernement à la suite de l’adoption de la loi contre les violences domestiques, des infractions d’une telle nature font partie de celles qui soulèvent une question d’intérêt général.

70. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que les mauvais traitements infligés à la requérante, qui lui ont causé des blessures physiques à cinq reprises et qui, de surcroît, ont fait naître en elle des sentiments de crainte et d’impuissance, sont suffisamment sérieux pour atteindre le degré de gravité nécessaire pour relever de l’article 3 de la Convention et donc imposer à l’État défendeur une obligation positive en vertu de cette disposition (Milanović c. Serbie, no 44614/07, § 87, 14 décembre 2010).

b) Épuisement des voies de recours internes

71. Le Gouvernement avance que la requérante disposait d’une voie de droit civil pour formuler ses griefs tirés de l’impunité dont bénéficient selon elle les auteurs d’actes de violence domestique. La Cour considère toutefois que la requérante a pleinement fait usage de la voie de droit offerte par la procédure pénale. De plus, elle est d’avis que le cœur de l’affaire est la question de l’impunité des actes de violence domestique, problème qu’il incombe aux juridictions pénales de traiter. À cet égard, la Cour rappelle que, si une personne a plusieurs recours internes à sa disposition, elle est en droit d’en choisir un susceptible d’aboutir au redressement de son principal grief. En d’autres termes, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Jasinskis c. Lettonie, no 45744/08, § 50, 21 décembre 2010, et la jurisprudence citée).

c) Conclusion

72. La Cour conclut également que les griefs soulevés sur le terrain de l’article 3 ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il y a donc lieu de les déclarer recevables.

Enfin, constatant que la requérante fonde sur les mêmes faits le grief qu’elle tire de l’article 8, la Cour le déclare aussi recevable.

2. Sur le fond

73. Une fois que la Cour a constaté que la gravité des violences infligées par des particuliers justifie l’application de l’article 3 de la Convention, il est de jurisprudence constante et claire que cette disposition exige la mise en œuvre de mécanismes appropriés de droit pénal (Beganović, précité, § 69, et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 151, CEDH 2003‑XII). La portée des obligations positives pesant sur l’État peut toutefois varier selon que le traitement contraire à l’article 3 de la Convention a été infligé avec la participation d’agents de l’État ou qu’il l’a été par des particuliers. La Cour observe tout d’abord que l’on ne saurait, au regard de la Convention, imputer une responsabilité directe à la Lituanie pour des actes commis par les particuliers en cause.

74. La Cour considère toutefois que, même en l’absence de responsabilité directe découlant de l’article 3 de la Convention pour les actes commis par un particulier, l’État peut tout de même voir engager sa responsabilité au titre de l’obligation que lui impose l’article 1 de la Convention. À cet égard, la Cour rappelle que l’obligation que l’article 1 de la Convention fait aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande, en combinaison avec l’article 3, de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, précité, § 22).

75. En outre, l’article 3 impose à l’État de mettre en place une législation pénale effective dissuadant les atteintes à l’intégrité personnelle et s’appuyant sur un mécanisme d’exécution conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Cette obligation s’étend aussi aux mauvais traitements infligés par des particuliers. Cependant, il est évident que l’obligation pesant sur l’État en vertu de l’article 1 de la Convention ne saurait être interprétée comme exigeant de lui qu’il garantisse, grâce à son système juridique, que jamais un particulier n’infligera à un autre des traitements inhumains ou dégradants ou que, en cas de pareils traitements, la procédure pénale conduira nécessairement à une sanction particulière. De l’avis de la Cour, pour qu’un État soit tenu pour responsable, il doit être démontré que le système juridique interne, notamment le droit pénal applicable aux circonstances de la cause, n’a pas offert une protection concrète et effective des droits garantis par l’article 3 (Beganović, précité, § 71).

76. Il convient de noter à ce stade qu’il n’appartient pas à la Cour de vérifier que le parquet et les tribunaux nationaux ont correctement appliqué le droit pénal interne ; ce qui est en jeu dans la présente affaire, ce n’est pas une responsabilité pénale individuelle mais la responsabilité de l’État au regard de la Convention. La Cour reconnaît le rôle des cours et tribunaux nationaux dans le choix des mesures à prendre, tout en conservant un certain pouvoir de contrôle ainsi que le pouvoir d’intervenir dans les cas où il existe une disproportion manifeste entre la gravité de l’acte et l’issue de la procédure interne (voir, mutatis mutandis, Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 62, 20 décembre 2007, et Atalay c. Turquie, no 1249/03, § 40, 18 septembre 2008).

77. Sur ce point, la Cour relève que l’obligation incombant à l’État de traduire en justice les auteurs d’actes contraires à l’article 3 de la Convention a pour but principal de garantir que les autorités compétentes ne ferment pas les yeux sur des actes de mauvais traitements et d’offrir une protection efficace contre de tels actes (Beganović, précité, § 79).

78. Quant aux mécanismes de droit pénal prévus en droit lituanien et découlant des obligations que l’article 3 de la Convention impose à l’État, la Cour constate d’emblée que l’article 116 de l’ancien code pénal et l’article 140 § 1 du nouveau code pénal établissent l’infraction spécifique de coups et blessures légers. De plus, elle observe que, jusqu’au 1er mai 2003, ce type d’infractions était susceptible de faire l’objet d’une enquête menée par un procureur. Depuis cette date, des actes constitutifs de coups et blessures légers ne peuvent être poursuivis que sur plainte de la victime, celle-ci engageant des poursuites privées. Même dans ce cas, un procureur conserve le pouvoir d’ouvrir une enquête pénale sur des actes de coups et blessures légers si l’infraction soulève une question d’intérêt général ou si la victime n’est pas en mesure de protéger ses intérêts (paragraphes 33, 35 et 36 ci‑dessus). La Cour conclut donc qu’à l’époque pertinente pour la présente affaire le droit lituanien offrait un cadre réglementaire approprié à la poursuite des infractions dont la requérante accusait J.H.L.

79. La Cour recherchera ensuite si les règles et pratiques litigieuses – en particulier le respect par les autorités nationales des règles procédurales pertinentes et la manière dont les mécanismes de droit pénal ont été mis en œuvre en l’espèce – ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives s’imposant à l’État défendeur en vertu de l’article 3 de la Convention.

80. La Cour constate qu’en l’espèce, dès le 14 février 2001, la requérante a demandé au tribunal de district de Panevėžys l’autorisation de lancer des poursuites privées. Sur la base de rapports médicolégaux produits peu après chaque épisode de violence, elle a décrit en détail la manière dont J.H.L. l’avait maltraitée à cinq reprises. Elle a communiqué les noms et adresses de cinq témoins qu’elle voulait faire entendre. Elle soutenait que les actes de violence qu’elle avait subis constituaient une infraction prévue à l’article 116 de l’ancien code pénal, à savoir celle de coups et blessures légers. À l’appui de ses allégations, elle a fourni au tribunal interne des documents médicaux pertinents. La Cour en conclut que la requérante a fourni aux autorités lituaniennes suffisamment d’éléments susceptibles de fonder le soupçon qu’une infraction avait été commise. Elle considère qu’à partir de ce moment-là les autorités avaient l’obligation d’agir en réponse à la plainte pénale déposée par la requérante.

81. D’ailleurs, comme il ressort de sa décision rendue le 21 janvier 2002, le tribunal de district de Panevėžys a immédiatement pris des mesures pour traduire J.H.L. en justice. Cependant, après plusieurs défauts de comparution de ce dernier, le tribunal a décidé de transmettre le dossier à un procureur. La Cour en conclut que, jusqu’à ce stade de la procédure interne, les autorités lituaniennes ont agi sans retard injustifié.

82. Cela dit, la Cour observe que, une fois l’affaire transmise au parquet à des fins de poursuite, l’enquête a été suspendue deux fois pour défaut de preuve. Chaque fois, la requérante avait montré un grand intérêt pour son dossier et fait de sérieux efforts pour que J.H.L. fût poursuivi. À l’issue des recours formés avec persévérance par la requérante, le parquet a annulé les décisions prises par l’enquêteur, les qualifiant d’insuffisamment approfondies (paragraphes 18 et 19 ci-dessus). La Cour estime donc que les constatations qui précèdent révèlent une grave défaillance de la part de l’État.

83. La Cour ajoute que, alors que le code lituanien de procédure pénale avait changé en mai 2003, le parquet n’a décidé de renvoyer l’affaire à la requérante pour que celle-ci lance des poursuites privées qu’en juin 2005, c’est-à-dire deux ans après la réforme législative. Les autorités de poursuite ont ainsi ramené la requérante au point de départ, c’est-à-dire à la situation dans laquelle elle s’était trouvée quatre ans plus tôt, lorsqu’elle s’était adressée pour la première fois au tribunal de district de Panevėžys en février 2001. À cet égard, la Cour note que la décision du procureur a été confirmée par un procureur de rang supérieur puis par une juridiction, en dépit des arguments de la requérante qui avait expliqué qu’il y avait un risque d’impunité au profit de J.H.L. du fait que le délai de prescription applicable à des poursuites contre lui approchait. À la lumière du libellé de l’article 409 § 1 du code de procédure pénale, la Cour attire aussi l’attention sur la possibilité qui subsistait pour un procureur, même après la réforme du 1er mai 2003, d’enquêter sur des actes de coups et blessures légers, à condition que de telles poursuites fussent dans l’intérêt général. Dans ce contexte, elle relève que le Gouvernement a déclaré que la nouvelle loi contre les violences domestiques avait pour but de reconnaître que de telles infractions soulevaient une question d’intérêt général et devaient être poursuivies par la voie de l’action publique plutôt qu’au moyen d’une action engagée à titre privé.

84. Effectivement, une fois que la procédure pénale ouverte par le procureur a été close, les choses se sont passées exactement comme la requérante l’avait prévu. Celle-ci a demandé sans retard à la même juridiction, c’est-à-dire au tribunal de district de Panevėžys, l’autorisation d’entamer des poursuites privées ; or sa demande a été rejetée précisément pour le motif qu’elle craignait de voir appliquer, à savoir la prescription des poursuites. Enfin, le tribunal régional de Panevėžys a confirmé la prescription légale de la procédure pénale, laissant ainsi la requérante dans une situation juridique incertaine. En conséquence, tous les efforts de la requérante visant à ce que son agresseur soit poursuivi ont été vains.

85. Sur la question de la responsabilité de l’État au regard de l’article 3 de la Convention, la Cour rappelle d’abord que, dans les limites fixées par la Convention, le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 3 dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des autorités nationales, à condition que des mécanismes de droit pénal soient à la disposition de la victime (Beganović, précité, § 85). Ainsi, dans les circonstances de la présente affaire, il n’appartient pas à la Cour de spéculer sur le point de savoir si la plainte pénale déposée par la requérante aurait dû conduire à des poursuites menées par le procureur ou à des poursuites privées, même si l’argument avancé par le Gouvernement semble indiquer le premier type de procédure (paragraphe 62 ci-dessus). Cela étant, il n’en demeure pas moins que les circonstances de l’affaire n’ont jamais été établies par une juridiction. Sur ce point, la Cour rappelle que l’un des buts de la sanction pénale est de maîtriser l’auteur des faits et de le dissuader de causer un autre dommage. Ces buts ne peuvent toutefois que difficilement être atteints si les faits ne sont pas établis par une juridiction pénale. En conséquence, la Cour considère que le but d’une protection efficace contre les mauvais traitements ne saurait être tenu pour atteint lorsqu’une procédure pénale a été close au motif que les poursuites étaient prescrites, cette issue étant due, comme cela a été démontré ci‑dessus, aux défaillances des autorités étatiques (Beganović, précité, § 85).

86. La Cour est d’avis que les pratiques en cause dans la présente affaire, combinées avec la manière dont les mécanismes de droit pénal ont été mis en œuvre, n’ont pas offert une protection adéquate à la requérante contre les actes de violence. Il y a donc lieu de conclure à la violation de l’article 3 de la Convention.

87. Compte tenu de ce qui précède, la Cour décide qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ce grief séparément sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

88. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

89. La requérante sollicite 20 000 euros (EUR) pour dommage moral.

90. Le Gouvernement conteste cette demande, qu’il estime déraisonnable.

91. La Cour considère que la souffrance et la frustration de la requérante ne peuvent être réparées par le simple constat d’une violation. Le montant sollicité apparaît toutefois excessif. Statuant en équité, la Cour alloue à la requérante 5 000 EUR pour préjudice moral.

B. Frais et dépens

92. La requérante demande également 4 000 EUR pour les frais et dépens exposés devant la Cour. Elle ventile cette somme comme suit : 3 000 EUR (30 heures de travail, facturées 100 EUR par heure) pour la préparation de sa réponse aux observations du Gouvernement et pour celle de ses arguments alléguant une violation de la Convention ; 1 000 EUR (10 heures de travail, facturées 100 EUR par heure) pour la préparation de sa demande de satisfaction équitable.

93. Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas produit d’éléments de nature à prouver qu’elle a réellement engagé le montant sollicité. Il ajoute que la requérante n’a pas fourni de copie du contrat de services juridiques qui démontrerait son obligation contractuelle de paiement. Il en déduit que le montant sollicité ne saurait être considéré comme réellement exposé.

94. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, étant donné que la Cour ne dispose d’aucun document, si ce n’est le pouvoir signé par M. H. Mickevičius, et compte tenu des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande présentée par la requérante au titre des frais et dépens engagés devant elle.

C. Intérêts moratoires

95. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 8 de la Convention ;

4. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir en litai lituaniens au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 26 mars 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

a) opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque ;

b) opinion dissidente de la juge Jočienė.

G.R.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE
DU JUDGE PINTO DE ALBUQUERQUE

Dans l’affaire Valiulienė, la Cour est encore une fois confrontée à l’atroce question des violences domestiques. L’appréhension juridique des violences moins importantes telles que les violences verbales et autres blessures corporelles mineures, le manque de considération de l’intérêt public des poursuites contre ce type de mauvais traitement et le rejet final de l’affaire sur le fondement de la prescription confèrent à celle-ci tous les ingrédients d’une affaire de principe, soulevant des problématiques juridiques fondamentales qui n’ont pas été convenablement traitées par la majorité. Avec tout le respect qui lui est dû, la majorité en a trop dit à propos de certains aspects, et trop peu pour d’autres. C’est pourquoi j’ai voté en faveur du dispositif de l’arrêt, mais ne peux souscrire à sa motivation.

Les violences domestiques comme violation des droits de l’homme

La Convention de 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination envers les femmes (CEDAW) visait à interdire la discrimination envers les femmes dans la sphère publique comme privée, mais pas les violences commises contre les femmes[1]. En 1984, le Conseil économique et social des Nations Unies a adopté la résolution 1984/14 sur les violences domestiques. À partir de cette résolution, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la résolution 40/36 un an plus tard, invitant les États parties à adopter urgemment des mesures spécifiques pour prévenir les violences domestiques et fournir une assistance appropriée aux victimes. En 1990, l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) a adopté la résolution 40/36 sur les violences domestiques, s’intéressant à la question de la réponse publique et si nécessaire pénale à la violence domestique. En 1993, la Déclaration sur l’élimination de la violence envers les femmes[2] a défini ce type de violences comme « tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée », et a enjoint les États à « agir avec la diligence voulue pour prévenir les actes de violence à l’égard des femmes, enquêter sur ces actes et les punir (...), qu’ils soient perpétrés par l’État ou par des personnes privées ». Pour la toute première fois, un instrument international se réfère à la violence envers les femmes en tant que violation des droits de l’homme et inscrit formellement l’obligation de due diligence comme standard applicable à la prévention et la protection du droit des femmes à l’intégrité physique et au bien-être psychologique. La même année, l’Assemblée générale de l’OAS a adopté la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence envers les femmes (Convention de Belém do Para), qui établit des obligations étatiques en matière d’éradication des violences basées sur le genre[3]. En 1995, la quatrième conférence mondiale sur les femmes a fait de l’élimination des violences l’un de ses douze objectifs stratégiques, et a suggéré des actions concrètes à mettre en œuvre par les acteurs étatiques et non étatiques. En 2000, l’Observation générale no28 du Comité des droits de l’homme sur l’égalité des droits entre hommes et femmes a interprété l’article 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques comme exigeant une action proactive de l’État pour assurer l’égalité des hommes et des femmes dans la jouissance de leurs droits protégés par le Pacte, tant dans le secteur public que privé et, pour garantir le respect des articles 7 et 24 du Pacte, a enjoint les États parties à fournir des informations sur les lois et pratiques nationales relatives aux violences domestiques et aux autres types de violence à l’égard des femmes[4]. La même année, le Comité sur l’élimination des discriminations raciales a émis la recommandation générale no25 sur la dimension genrée des discriminations raciales, admettant que certaines formes de discrimination raciale affectent les femmes de manière plus intense que les hommes. En 2002, dans son premier rapport mondial sur la violence et la santé, l’Organisation mondiale de la santé a discuté des conséquences économiques et sanitaires et des réponses aux violences domestiques en tant que violation des droits de l’Homme. En 2003, le Protocole additionnel à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples sur les droits des femmes a été adopté, incluant de nouvelles formes de violences structurelles ou économiques envers les femmes, telles que l’inégalité de droits dans le mariage, la polygamie, les campagnes médiatiques négatives et les pratiques traditionnelles et religieuses qui traitent les femmes comme des citoyens de seconde classe. En 2005, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, a adopté l’Observation générale no16 sur l’égalité des droits des hommes et des femmes dans la jouissance de tous les droits économiques, sociaux et culturels, énonçant que « la violence sexiste est une forme de discrimination qui empêche l’exercice des droits et libertés, notamment des droits économiques, sociaux et culturels, dans des conditions d’égalité. Les États parties doivent prendre les mesures nécessaires pour éradiquer la violence à l’égard des hommes et des femmes et intervenir avec la diligence due afin de prévenir les actes de violence commis par des particuliers, enquêter sur ces actes, mettre en œuvre une médiation, punir les auteurs et accorder réparation aux victimes ». Ils doivent également, « garantir aux victimes de la violence domestique, qui sont principalement des femmes, l’accès à un logement sûr et à des voies de recours et de réparation pour préjudices physiques, psychologiques et émotionnels ». Dans son troisième rapport du 20 janvier 2006, le rapporteur spécial sur les violences envers les femmes, Yakin Erturk, a considéré qu’il existe une règle coutumière en droit international « qui fait obligation aux États d’agir avec la diligence voulue pour prévenir et poursuivre les actes de violence à l’égard des femmes »[5]. En 2008, le Conseil de l’Union européenne a adopté les « Lignes directrices de l’UE sur les violences contre les femmes et la lutte contre toutes les formes de discrimination à leur encontre ». Dans son premier rapport, en avril 2003, le rapporteur spécial sur la violence contre les femmes, Raschida Manjoo, a estimé que l’obligation de fournir une réparation adéquate aux victimes implique d’assurer aux femmes un droit d’accès aux recours civils et pénaux et d’établir des services effectifs de soutien et de réhabilitation pour les survivants de ces violences[6]. Finalement, en 2011, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, qui ne distingue pas seulement les deux concepts, mais inclut parmi les victimes de violences domestiques toute personne physique soumise à une conduite violente[7]. Le devoir de due diligence est conçu comme une obligation de moyen, et non de résultat[8].

En arrière-plan de ces développements en droit international, encouragés par les avancées de la psychologie moderne[9], il peut être conclu que les violences domestiques ont émergé comme une violation autonome des droits de l’homme consistant en la commission d’une atteinte physique, sexuelle ou psychologique, ou la menace ou la tentative d’une telle atteinte, dans la sphère publique ou privée, par un partenaire intime, un ex-partenaire, un membre du foyer, ou un ex-membre du foyer[10]. Pourtant, une approche contentieuse des violences domestiques fait face à trois obstacles conceptuels solides, tous trois bien enracinés dans l’histoire des sociétés démocratiques : le respect pour la vie privée, la tolérance vis-à-vis d’autres cultures et le maintien des droits des défendeurs. L’approche classique des droits de l’homme se concentre sur les violations survenant dans la sphère publique, ce qui désavantage clairement les victimes de violences domestiques qui se déroulent souvent dans le secret de la sphère privée de la famille ou des autres formes de relations intimes[11]. À propos de certains groupes, ce désavantage est aggravé par un relativisme culturel prétentieux, selon lequel certaines pratiques traditionnelles devraient être tolérées au nom du respect des différentes cultures, même si ces pratiques constituent une forme de discrimination voire de mauvais traitement[12]. De plus, les juridictions comme la doctrine sont traditionnellement plus attentives à assurer l’effectivité des droits du défendeur plutôt qu’à la protection de ceux de la victime, la croyance commune étant que la première devrait toujours être prioritaire sur la seconde[13]. Ces obstacles peuvent seulement être surmontés en abolissant la distinction classique entre public et privé et en reconnaissant l’obligation positive de l’État d’agir contre les violences domestiques. Les États ont l’obligation non seulement de traduire en justice les présumés coupables et de conférer aux victimes un rôle actif dans les procédures pénales, mais aussi de prévenir la commission de tels actes par des acteurs privés et de fournir des mesures de soutien social élémentaire aux victimes, telles que des soins et un accueil post-traumatique. Une telle obligation positive internationale doit être reconnue, au regard du consensus ancien et étendu mentionné ci-dessus, en tant que principe de droit coutumier international, obligatoire à l’égard de tous les États. Cela à plus forte raison dans les cas de violences envers les femmes. Les violences domestiques sont essentiellement des violences envers les femmes[14]. Toutes les données disponibles montrent que les violences domestiques sont majoritairement des cas de violences commises par des hommes sur des femmes à l’échelle mondiale, et que les violences commises par des femmes sur des hommes ne représentent qu’un très faible pourcentage de ces violences domestiques[15].

Ainsi, le plein effet utile de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») ne peut être atteint qu’avec une interprétation et une application genrées, prenant en considération les inégalités factuelles entre hommes et femmes et la manière dont elles se répercutent sur la vie des femmes[16]. En ce sens, il est évident que les actes de violence domestique ont un caractère intrinsèquement humiliant et rabaissant pour la victime, qui est précisément le but de leur auteur. La souffrance physique n’est que l’un des effets escomptés. Un coup, une gifle ou un crachat vise également à diminuer la dignité du partenaire et porte un message d’humiliation et de dégradation[17]. Ce sont précisément les éléments inhérents à l’humiliation qui attirent l’applicabilité de l’article 3 de la Convention[18]. L’imputation d’une violation de l’article 8 manquerait la réalité et la véritable signification des violences dans le contexte domestique et ne pourrait donc être qualifiée de « compréhension genrée de la violence »[19].

La révision du « test Osman » en matière de violences domestiques

L’un des aspects les plus problématiques des obligations positives de l’État est la définition exacte de l’étendue de son devoir de prévenir et protéger. La Cour a développé le « test Osman », qui permet de vérifier si les autorités avaient connaissance ou auraient dû avoir connaissance d’un risque réel et immédiat pour la vie d’une personne du fait d’un acte criminel commis par un tiers, et n’ont pas pris les mesures raisonnables en leur pouvoir pour éviter ce risque. Plus simplement, il vise à évaluer la réponse de l’État face aux actes répréhensibles commis par des acteurs non étatiques lorsque leur conduite pouvait être anticipée et évitée par l’exercice des pouvoirs étatiques[20]. Le cœur de la discussion en l’espèce réside dans l’adéquation de ce standard à la situation spécifique des violences domestiques. D’un point de vue réaliste, au stade d’un « risque immédiat » pour la victime, il est souvent trop tard pour que l’État intervienne. En outre, la récurrence et l’aggravation inhérente à la plupart de ces cas rendent presque artificielle, voire délétère, l’exigence d’immédiateté du risque. Quand bien même le risque ne serait pas imminent, un risque sérieux est déjà caractérisé lorsqu’il est présent. Un standard plus rigoureux de diligence est nécessaire dans le contexte de certaines sociétés, telles que la société lituanienne, qui font face à des problèmes de violences domestiques sérieux, récurrents et généralisés. Ainsi, le standard émergeant de due diligence dans les cas de violences domestiques est plus strict que le « test Osman » classique, dans la mesure où le devoir de l’État existe dès lors que le risque est présent, bien que non imminent[21]. Si un État avait connaissance ou aurait dû avoir connaissance qu’une partie de sa population, telle que les femmes, est soumise à des violences répétées, et qu’il s’abstient de prévenir la survenue de ce type d’atteinte lorsque les membres du groupe font face à un risque présent (mais non imminent), il peut être reconnu responsable par omission des violations qui en résultent. La construction d’un devoir de prévenir et de protéger en amont est la conséquence d’un contexte généralisé d’abus et de violence connu des autorités nationales.

L’intérêt public des poursuites contre les violences domestiques

Le second problème majeur soulevé par la présente affaire est le défaut, sous les régimes de poursuite successifs de l’ancien et du nouveau code de procédure pénale (2003), de reconnaissance de l’intérêt public des poursuites contre cette forme de mauvais traitement, entraînant le rejet de l’affaire en raison du délai de prescription. La Cour a déjà rejeté la suggestion selon laquelle le droit à l’intégrité physique protégé par la Convention ne pouvait qu’être assuré par des poursuites publiques dans tous les cas de violences domestiques, mais elle n’avait pas non plus été satisfaite d’une loi bulgare qui n’autorisait les poursuites contre ce type de violence que dans des « cas exceptionnels »[22]. En réalité, la nouvelle Convention du Conseil de l’Europe sur les violences domestiques, en son article 55, et l’ancienne Recommandation Rec(2002), en ses paragraphes 38 et 39, tout comme la Recommandation générale no 28 du CEDAW sur les obligations des États parties au titre de l’article 2 de la Convention, en son paragraphe 34, établissent une préférence pour l’établissement d’un délit passible de poursuites qui ne dépendrait pas uniquement de la volonté de la victime pour le déclenchement des poursuites ou le retrait de la plainte. La raison en est évidente : dans la plupart des cas, placer la victime de violences domestiques dans une situation dans laquelle elle doit décider elle-même de porter atteinte à la famille ou à la relation intime est insupportable – puisqu’elle n’est évidemment pas dans une position de liberté de choix compte tenu de sa dépendance envers l’auteur des violences[23] – et perpétue la subordination de la victime et donc la violence elle-même. En d’autres termes, l’exigence selon laquelle la victime doit agir comme un procureur privé, qui reflète une mauvaise compréhension des violences au sein de la famille ou dans la sphère intime comme étant des « affaires privées », n’est pas compatible avec l’obligation internationale de protection mentionnée ci-dessus.

L’application du standard de la Convention au cas d’espèce

La requérante et JHL ont vécu ensemble en tant que couple depuis 1996. En 2001, la requérante s’est plainte d’avoir été battue par JHL dans son appartement. En 2005, le Procureur a considéré comme « établi » le fait que la requérante a été étranglée et frappée en cinq occasions différentes entre janvier et février 2001, bien qu’aucun de ces cas n’ait entraîné de blessures à long terme ou d’incapacité de travail. À toutes ces reprises, elle a également été agressée verbalement par des insultes et menaces. Ces faits, qui constituent sans nul doute une violation des droits de la requérante à l’intégrité physique et au bien-être psychologique, ont atteint per se le niveau de sérieux requis par l’article 3 de la Convention, puisque les épisodes endurés par la requérante ont violé non seulement son droit à la vie privée mais également son droit conventionnel à ne pas être maltraitée, agressée et humiliée.

La question de la responsabilité de l’État pour ces actes doit être évaluée dans le contexte de violence généralisée envers les femmes dans la société lituanienne[24]. Dans la mesure où la violation a été commise par une personne privée, et que les autorités publiques avaient connaissance du risque auquel elle faisait face, l’État défendeur avait l’obligation positive de protéger la requérante. En effet, au moins les 7 janvier, 15 janvier et 4 février la requérante a informé la police qu’elle avait été verbalement agressée par son partenaire et avait été empêchée d’entrer dans son appartement[25]. Des agressions verbales répétées telles que des insultes et des menaces sont suffisantes pour déclencher l’obligation positive de protéger l’intégrité physique et psychologique de la requérante au titre de l’article 3. Le défaut de réaction adéquate des autorités de police, qui se sont contentées de prendre note des incidents, laisse beaucoup à accomplir et est encore loin de l’exigence d’intervenir « de manière proactive, afin de rassembler les preuves » des violences (paragraphe 280 du rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique).

Il y a également eu une violation procédurale puisque les procédures internes n’ont pas seulement été excessivement retardées, mais pire encore, sévèrement viciées. L’enquête de police a été considérée comme insuffisante à deux reprises, et a dû être recommencée suivant une décision du procureur compétent. Cette perte de temps inadmissible a été aggravée par un nouveau report de deux ans, qui correspond au moment où le procureur a décidé d’interrompre l’enquête, non pas par manque de preuves des infractions alléguées, mais pour défaut de motif des poursuites publiques. En réalité, la décision d’interruption a été prise le 10 juin 2005, en dépit du fait que ses fondements étaient déjà apparents lorsque le nouveau code pénal est entré en vigueur en 2003. Bien que la requérante ait entamé des poursuites privées immédiatement après que la Cour de district a confirmé la décision d’interruption du procureur, l’affaire a été de nouveau rejetée sur la base du délai de prescription applicable[26]. Au regard du risque évident de prescription, l’intérêt public commandait au minimum que le procureur poursuive les procédures en juin 2005. La décision arbitraire du procureur public de ne pas poursuivre les faits, conjuguée au délai de prescription des poursuites privées, a fait obstacle à la pleine responsabilité de JHL pour les infractions alléguées[27].

Conclusion

Pauvre Loreta, qui a dû endurer les attaques répétées de son partenaire agressif et intempérant, sans que justice soit faite[28] ! La nouvelle loi sur la protection contre les violences domestiques est intervenue trop tard pour elle. Il est à présent temps d’affirmer ses droits de l’homme. En tenant compte de l’obligation internationale de prévenir et de protéger des violences domestiques, du test Osman révisé et de l’intérêt public des poursuites dans l’affaire de la requérante, ainsi que du manquement de l’État à respecter ses obligations, je conclus à une violation substantielle et procédurale de l’article 3.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE JOČIENĖ

(Traduction)

1. La violence exercée contre les femmes, en particulier la violence domestique, peut être décrite comme un phénomène qui soulève une question d’intérêt général et qui est répandu non seulement en Lituanie mais dans le monde entier. De nombreuses mesures importantes ont été prises par des organisations internationales (dans le cadre des Nations unies et du Conseil de l’Europe) pour lutter contre la violence visant les femmes, notamment la violence domestique, pour répondre rapidement aux menaces de violence domestique, pour prendre des mesures de prévention dans ce domaine et pour fournir une aide efficace et appropriée aux victimes d’infractions de ce type (paragraphes 38-41 de l’arrêt ; voir aussi le résumé des textes internationaux pertinents dans Opuz c. Turquie, no 33401/02, §§ 72-86, CEDH 2009, notamment la Recommandation Rec(2002)5 sur la protection des femmes contre la violence, adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 30 avril 2002).

2. Dans sa recommandation, le Comité des Ministres a notamment déclaré ce qui suit : les États devraient introduire, développer et/ou améliorer, le cas échéant, des politiques nationales de lutte contre la violence fondées sur la sécurité maximale et la protection des victimes, le soutien et l’assistance, l’ajustement du droit pénal et civil, la sensibilisation du public, la formation des professionnels confrontés à la violence à l’égard des femmes, et la prévention. Plus particulièrement, le Comité des Ministres a aussi recommandé aux États membres : d’incriminer les violences graves commises à l’égard des femmes ; de qualifier comme infraction pénale toute violence perpétrée au sein de la famille ; d’envisager la possibilité de prendre des mesures afin notamment de permettre aux autorités judiciaires d’adopter des mesures intérimaires en vue de protéger les victimes, visant à empêcher l’auteur de violences d’entrer en contact avec la victime, de communiquer avec elle ou de s’approcher d’elle, de résider dans certains endroits déterminés ou de fréquenter de tels endroits ; d’incriminer toute infraction aux mesures que les autorités ont imposées à l’agresseur ; d’établir un protocole obligatoire afin que la police et les services médicaux et sociaux suivent des procédures d’intervention définies.

3. Aux termes de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, que le Conseil de l’Europe a adoptée le 7 avril 2011 (mais que la Lituanie n’a pas encore ratifiée), les États prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour ériger en infraction pénale le fait, lorsqu’il est commis intentionnellement, de commettre des actes de violence physique à l’égard d’une autre personne, pour que des enquêtes effectives et les procédures judiciaires relatives à toutes les formes de violence soient traitées sans retard injustifié et pour que les auteurs des faits soient sanctionnés (articles 1er, 3, 5 et 35 ainsi que le chapitre VI de la Convention de 2011).

4. Dans son arrêt Bevacqua et S. c. Bulgarie (no 71127/01, §§ 53, 66, 77‑84, 12 juin 2008), la Cour s’est aussi fondée sur un rapport présenté à la Commission des droits de l’homme du Conseil économique et social des Nations unies par la rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes (E/CN.4/2006/61, 20 janvier 2006), dans lequel celle-ci a considéré qu’il existait une règle de droit international coutumier « qui fait obligation aux États d’agir avec la diligence voulue pour prévenir et poursuivre les actes de violence à l’égard des femmes ». La rapporteuse spéciale est parvenue à cette conclusion principalement en examinant les évolutions qui se dessinaient dans les décisions de plusieurs organes internationaux, notamment la Cour (la rapporteuse spéciale s’est référée à Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII), la Cour interaméricaine des droits de l’homme (référence à Velăsquez Rodriguez c. Honduras, 29 juillet 1988, série C, no 04), la Commission interaméricaine des droits de l’homme (référence au rapport no 54/01, affaire 12.051, Maria da Penha Maia Fernandes (Brésil)) et le comité chargé du suivi de l’application de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (référence à A.T. c. Hongrie, 2005).

5. La violence domestique est un problème répandu et très sensible dans la société lituanienne (paragraphe 40 de l’arrêt). Dans ses observations finales sur la Lituanie (8 juillet 2008), le Comité sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a pris note des diverses mesures prises par l’État partie pour lutter contre la violence à l’égard des femmes, notamment au sein des ménages, y compris l’adoption de la Stratégie nationale de lutte contre la violence à l’égard des femmes, les modifications introduites peu auparavant dans le code pénal, la mise en place d’un réseau de centres d’écoute et d’assistance et le service spécial national d’assistance téléphonique offerte aux femmes battues, accessible 24 heures sur 24 depuis 2008.

6. Le Comité était toutefois préoccupé par le fait que la Lituanie n’avait adopté aucune loi spécifique pour lutter contre la violence à l’égard des femmes et assurer une protection pleine et effective aux victimes. Il s’inquiétait aussi de la fréquence des actes de violence à l’égard des femmes en Lituanie, particulièrement au sein des ménages (paragraphe 39 de l’arrêt).

7. En conséquence, l’adoption par le Parlement lituanien (Seimas), le 26 mai 2011, de la loi contre les violences domestiques (Apsaugos nuo smurto artimoje aplinkoje įstatymas), qui est entrée en vigueur le 15 décembre 2011, peut être considérée comme un pas important dans le sens d’une protection effective des personnes contre la violence domestique (paragraphe 62 de l’arrêt). Cette loi reconnaît que la violence domestique constitue une violation des droits et libertés de l’individu (article 1). De plus, elle établit une base légale permettant à la police de répondre efficacement aux situations de violence domestique. Elle précise aussi que ce n’est pas à la victime qu’il incombe de déposer une plainte (article 7 § 1).

8. En adoptant cette loi, la Lituanie a totalement fait sienne la recommandation formulée par le Comité sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, relativement à l’adoption d’une loi spécifique contre la violence domestique (paragraphe 39 de l’arrêt).

9. Cependant, si l’adoption de la loi contre les violences domestiques représente un pas important, elle ne suffit pas à elle seule pour affronter un problème aussi délicat et répandu dans la société lituanienne[29]. À tous les niveaux, les autorités lituaniennes compétentes doivent prendre toutes les mesures nécessaires et appropriées pour faire appliquer efficacement la nouvelle loi contre les violences domestiques. J’espère que la Lituanie prendra toutes les mesures nécessaires pour condamner et éliminer toutes les formes de violence à l’égard des femmes, notamment la violence domestique, en vue de « créer une Europe libre de violence à l’égard des femmes et de violence domestique », selon les termes employés dans le préambule de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, que le Conseil de l’Europe a adoptée en 2011.

10. Je vais à présent me pencher sur la principale question juridique soulevée par la présente affaire, celle de savoir si l’État défendeur a rempli l’obligation positive qui lui incombait en vertu de la Convention de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la requérante contre les violences domestiques qu’elle allègue avoir subies. À mon avis, en l’espèce, la Cour s’est fondée à tort sur l’article 3. Sa jurisprudence contredit le choix de cette disposition par la chambre, car, le plus souvent, les affaires de violence domestique sont examinées sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

11. En conséquence, à la lumière de la jurisprudence de la Cour dans ce domaine, je pense que le grief de la requérante tiré des agressions physiques qu’elle allègue avoir subies aurait dû être examiné sous l’angle de l’article 8 de la Convention et du point de vue du droit de la requérante au respect de sa vie privée (Bevacqua et S. c. Bulgarie, précité, §§ 66, 77-84, Sandra Janković c. Croatie, no 38478/05, §§ 31, 44 et 45, 5 mars 2009, Hajduová c. Slovaquie, no 2660/03, §§ 45-46, 30 novembre 2010, et, plus récemment, Kalucza c. Hongrie, no 57693/10, §§ 13, 14, 16, 23 et 42, 24 avril 2012), car, comme la Cour l’a jugé dans divers contextes, cette notion comprend aussi l’intégrité physique et morale de l’individu (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, §§ 22 et 23, série A no 91, Costello-Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, § 36, série A no 247‑C, et Sandra Janković, précité, § 45).

12. Je peux évidemment accepter que les obligations positives incombant aux autorités en vertu de la Convention varient selon les circonstances particulières de certaines affaires et qu’elles fassent entrer en jeu l’application de l’article 2 ou de l’article 3, tandis que dans d’autres affaires la Cour peut se fonder sur l’article 8 pris isolément ou combiné avec l’article 3 (voir l’arrêt Bevacqua et S. v. Bulgarie, précité, § 65, 12 juin 2008, dans lequel la Cour s’est fondée sur l’article 8 de la Convention concernant l’obligation positive de l’État de protéger la requérante et son fils contre le comportement agressif de l’ex-mari, l’arrêt Opuz, précité, §§ 72-86, dans lequel la Cour s’est basée sur les articles 2, 3 et même 14 de la Convention relativement à l’obligation positive de l’État de protéger les personnes contre la violence domestique, ou l’arrêt Osman, précité, §§ 128‑130, dans lequel la Cour a appliqué les articles 2 et 8 de la Convention concernant l’obligation positive de l’État de prendre des mesures adaptées et appropriées pour protéger la vie du deuxième requérant et de son père contre le danger réel et connu qu’ils alléguaient).

13. En l’espèce, dans son formulaire de requête, la requérante n’a invoqué que les articles 6 et 13 de la Convention. Comme je l’ai déjà dit, je peux accepter que, dans certaines circonstances particulières, il puisse être nécessaire d’appliquer l’article 3 de la Convention à une situation où l’État n’a pas mené d’enquête sur des actes de violence commis par des particuliers et/ou n’a pas adopté de dispositions pénales efficaces pour décourager les infractions portant atteinte à l’intégrité de la personne (Beganović c. Croatie, no 46423/06, §§ 64-71, 86-87, 25 juin 2009). L’article 3 peut aussi trouver à s’appliquer à des cas de mauvais traitements infligés par des particuliers (Šečić c. Croatie, no 40116/02, §§ 49-60, 31 mai 2007). Parfois, même l’article 2 peut entrer en jeu si des actes de violence, ou de violence domestique, auxquels les autorités compétentes ne mettent pas fin, aboutissent à la mort de la victime (voir l’arrêt Opuz, précité, §§ 136 et 145-149, dans lequel la Cour a appliqué l’article 2 et conclu à sa violation, et, mutatis mutandis, l’arrêt Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, §§ 95-97, CEDH 2005-VII).

14. En l’espèce, je ne pense pas que les agressions ayant visé la requérante ont atteint le minimum de gravité requis pour relever de l’article 3 (voir, sur ce point, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV, Selmouni c. France, [GC], no 25803/94, § 100, CEDH 1999-V ; voir, cependant, Beganović, précité, §§ 64-66, 68, et Opuz, précité, §§ 9, 10, 13, 20, 23 et 161). En particulier, dans la présente affaire, s’il est vrai que la requérante a été battue par son compagnon à cinq reprises, ses blessures ont chaque fois été légères et n’ont pas entraîné de problèmes de santé à court terme (paragraphes 7 et 8 de l’arrêt). Les lésions subies par la requérante n’ont pas eu de conséquences durables ni causé d’incapacité de travail (comparer avec l’arrêt Iljina et Sarulienė c. Lituanie, no 32293/05, §§ 11 et 47, 15 mars 2011, dans lequel la Cour a conclu à la violation de l’article 3 en tenant particulièrement compte du fait qu’un expert médicolégal avait considéré que la requérante était dans l’incapacité de travailler pendant neuf jours).

15. En conséquence, dans les circonstances particulières de la cause (les blessures ayant été très légères), je ne puis admettre que la requérante a fait l’objet de mauvais traitements suffisamment graves pour être vus comme inhumains ou dégradants et, ainsi, entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention (voir, pour un exemple récent, Kalucza, précité, §§ 13, 14, 16, 23, 61 et 62, ainsi que Bevacqua et S., précité, §§ 66, 77-84). À mon avis, les circonstances particulières de la présente affaire auraient justifié que celle-ci fût examinée sous le seul angle de l’article 8 de la Convention et la déclaration unilatérale du Gouvernement, présentée sur le terrain de cette disposition (paragraphe 5 de l’arrêt), aurait dû être acceptée.

16. La chambre a toutefois décidé d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Dès lors, selon moi, le montant de l’indemnité allouée au titre de l’article 41 pour dommage moral aurait dû être plus élevé.

* * *

[1]. Le Comité pour l’élimination de la discrimination envers les femmes (Comité CEDAW) n’a inclus les violences envers les femmes dans son mandat qu’en 1989. La Recommandation Générale n° 12 considérait que les États parties devaient protéger les femmes des violences commises au sein de la famille, au travail, et dans tous les lieux de vie sociale et devaient inclure des informations sur divers sujets liés à cette problématique dans leurs rapports périodiques. Trois ans plus tard, la Recommandation Générale n° 19 confirmait que les violences basées sur le genre violaient l’égalité des sexes et que « pour appliquer intégralement la Convention, les États doivent prendre des mesures constructives visant à éliminer toutes les formes de violence à l'égard des femmes ». Dans l’affaire A.T. c. Hongrie, Communication n° 2/2003, 26 janvier 2005, le Comité CEDAW a considéré que les droits de l’auteur au titre des articles 5 a) et 16 de la Convention de 1979 avaient été violés du fait qu’elle n’avait pas été en mesure, après avoir été battue par son concubin, d’obtenir, par des procédures civiles ou pénales, son éloignement de l’appartement qu’elle et ses enfants continuaient d’occuper. Le Comité basait son raisonnement sur l’obligation positive de l’État d’assurer une égalité effective entre les sexes. Cette approche a été confirmée dans Goecke c. Autriche, Communication n° 5/2005, 6 août 2007 ; Fatma Yıldırım c. Autriche, Communication n° 6/2005, 1er octobre 2007 ; V.K. c. Bulgarie, Communication n° 20/2008, 17 août 2011; Cecilia Kell c. Canada, Communication n° 19/2008, 26 avril 2012 ; et Isatou Jallow c. Bulgaria, Communication n° 32/2011, 28 août 2012. La question des violences domestiques a été traitée dans plusieurs observations finales du Comité (par exemple, sur la Nouvelle Zélande, 2012, paragraphes 22-24, Mexique, 2012, paragraphes 11-12, Maurice, 2011, paragraphes 20-23, et Australie, 2010, paragraphes 28‑29).

[2]. AGNU. Rés. 48/104, A/48/49.

[3]. Dans l’affaire Maria da Penha Maia Fernandes c. Brésil, 12.051, Rapport n° 54/01, 16 avril 2001, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a considéré que le Brésil avait manqué à son devoir de due diligence dans la prévention et l’investigation des plaintes de violences domestiques, ce manquement justifiant sa responsabilité au regard de la Convention américaine et de la Convention de Belém do Pará. Plus récemment, dans l’affaire Jessica Lenahan (Gonzales) et al. c. États-Unis, 12.626, Rapport n° 80/11, 21 juillet 2011, la Commission a considéré que les États-Unis étaient responsables de violations systématiques de leurs obligations internationales de protection des individus contre les violences domestiques. La Cour interaméricaine a également considéré, dans l’affaire Gonzales et al. (“Cotton Field”) c. Mexique, 16 novembre 2009, que les autorités mexicaines avaient manqué à leur obligation de prévention et d’enquête au sujet du viol et du meurtre d’environ 600 femmes à Ciudad Juarez.

[4]. Ainsi, selon le Comité, les violences domestiques pourraient constituer une violation du droit de ne pas être maltraité au titre de l’article 7. Les violences domestiques sont l’une des préoccupations principales du Comité, ainsi qu’en témoignent de nombreuses observations finales, telles que celle concernant la Fédération russe, 2010, para. 10, Moldova, 2009, para. 16, Danemark, 2008, para. 8, Maurice, 2005, para. 10, Ouzbékistan, 2005, para. 23, Islande, 2005, para. 12, Bénin, 2005, para. 9, Albanie, 2004, para. 10, Pologne, 2004, para. 11, Maroc, 2004, para. 28, et Yémen, 2002, para. 6.

[5]. Le critère de la due diligence en tant que moyen de mettre un terme à la violence contre les femmes, rapport du rapporteur spécial sur la violence contre les femmes, E/CN.4/2006/61, para. 29, citant la Recommandation Générale du Comité CEDAW n° 19, para. 9 ; la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, article 4 c) ; le Programme d’Action de Beijing de 1995, paragraphe 125 b) ; et la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme, article 7 b). D’après le rapporteur spécial, la due diligence impose aux États d’employer le même degré d’engagement dans la prévention, l’investigation, la sanction et la mise à disposition de recours pour les actes de violences envers les femmes que celui qu’ils fournissent pour d’autres formes de violences (para. 35).

[6]. Réparations accordées aux femmes ayant été victimes de violences, rapport de la rapporteure spéciale sur la violence contre les femmes, A/HRC/14/22 (2010). Cette position correspond au consensus général de la Communauté internationale, tel qu’il résulte de la Recommandation générale du CEDAW n° 19 citée ci-dessus, para. 23 t), iii)) ; de la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, Article 4 g) ; du Programme d’Action de Beijing de 1995, paragraphe 125 a) ; du rapport du rapporteur spécial sur la violence contre les femmes, Yakin Ertürk, para. 8 ; de la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme, Article 7 f) et g) ; du Protocole additionnel à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples sur les droits de la femme, Article 4 2) f) ; des Lignes directrices de l’UE sur les violences contre les femmes, para. 3.2.7.1. ; de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, articles 20 et 23 ; WAVE, « More than a roof over your head : A survey of quality standards in European women’s refuges », 2002 ; des Observations finales du Comité des droits de l’Homme concernant la Russie, 2009, para. 10 ; Moldova, 2009, para. 16 ; et la Croatie, 2009, para. 8; et des critiques du manque de place en abri pour les victimes dans les affaires A. T. c. Hongrie et Goecke c. Autriche.

[7]. ETS. n° 210. Ce nouvel instrument de droit international est crucial dans l’interprétation des obligations étatiques au titre de la Convention européenne des droits de l’homme, bien qu’il n’ait été ratifié que par trois des parties jusqu’ici, à l’exclusion de l’État défendeur (pour une justification de cette méthode d’interprétation, voir mon opinion séparée dans les affaires De Souza Ribeiro c. France (GC), note 10, et Tautkus c. Lituanie, note 16). Ceci est particulièrement évident dans la mesure où cet instrument a été approuvé à la suite d’un appel de la Task Force du Conseil de l’Europe pour combattre la violence à l’égard des femmes par une convention contraignante sur, entre autres, les violences domestiques (rapport final d’activité, 2008) et l’adoption de plusieurs recommandations du Comité des Ministres, telles que la Recommandation n° R (85) 4 sur la violence au sein de la famille, la Recommandation n° R(90)2 sur les mesures sociales concernant la violence au sein de la famille, et la Recommandation Rec(2002)5 du 30 avril 2002 sur la protection des femmes contre la violence. Enfin, le nouvel instrument a également pris en compte la jurisprudence de la Cour sur une obligation positive exécutoire et justiciable de protéger les femmes des violences domestiques, établie dans les affaires Kontrova c. Slovaquie, n° 7510/04, 24 septembre 2007; Bevacqua et S c. Bulgarie, n° 71127/01, 12 septembre 2008 ; Branko Tomasic et autres c. Croatie, n° 46598/08, 14 octobre 2010 ; Opuz c. Turquie, n° 33401/02, 9 septembre 2009; E.S. et autres c. slovaquie, n° 8227/04, 15 décembre 2009 ; A. c. Croatie, n° 55164/08, 14 octobre 2010; et Hajduova c. Slovaquie, n° 2660/03, 30 novembre 2010.

[8]. Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, Article 5 2) et Rapport explicatif, para. 59.

[9]. À propos des causes et des effets des violences domestiques, ainsi que des programmes de prévention, d’aide sociale et de réparation disponibles voir, entre autres, Judd, « Domestic violence sourcebook », Detroit, Omnigraphics, 2012 ; Prévenir la violence exercée par des partenaires intimes et la violence sexuelle contre les femmes : intervenir et produire des données, Genève, Organisation mondiale de la santé, 2010 ; Walker, « The battered woman syndrome », New York, Springer, 2009 ; « Estimating the costs and impacts of intimate partner violence in developing countries: a methodological resource guide », Washington, International Center for Research on Women, 2009 ; McCue, « Domestic Violence : A Reference Handbook », Santa Barbara, ABC-CLIO, 2008 ; Shipway, « Domestic violence: a handbook for health professionals », London, Routledge, 2004 ; « Violence against women: impact of violence on women’s health », Ottawa, Health Canada, 2002 ; Tjaden and Thoennes, « Extent, nature and consequences of intimate partner violence : Findings from the national violence against women survey », US Department of Justice, 2000 ; Jacobson and Gottman, « When Men Batter Women, New Insights into Ending Abusive Relationships », New York, Simon & Schuster, 1998 ; and Jasinski and Williams (éds.), « Partner Violence : A Comprehensive Review of 20 Years of Research », Thousand Oaks, CA, Sage, 1998. La Cour a utilisé les résultats de la psychologie moderne pour soutenir un standard européen, par exemple, dans l’affaire M.C c. Bulgarie, n° 39272/98, § 164, 4 décembre 2003. J’ai également suivi cette approche dans mon opinion séparée dans l’affaire Konstantin Markin (GC), note 21.

[10]. Le concept de « violences domestiques » est plus large que celui de « violence exercée par un partenaire intime », puisqu’il inclut les maltraitances subies par les enfants ou les aînés, ou les maltraitances infligées par n’importe quel membre du foyer. Il englobe également les violences survenant au sein de relations officialisées ou non, incluant les relations entre personnes de même sexe, et après la fin de la relation (voir Kalucza c. Hongrie, n° 57693/10, § 67, 24 avril 2012). Les violences peuvent former un continuum ou un incident unique. La violence envers les femmes peut évidemment survenir au sein ou à l’extérieur du contexte de violence domestique. La présente affaire se situe à l’intersection de ces deux formes de violences, i.e. des violences domestiques envers les femmes.

[11]. Voir, par exemple, le rapport de Yakin Ertürk cité ci-dessus, para. 59.

[12]. Ici encore, le rapport de Yakin Ertürk cité ci-dessus, para. 66, et le rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, para. 216.

[13]. Pour la position opposée, voir Opuz, cité ci-dessus, § 147 : « les droits de l’agresseur ne peuvent l’emporter sur les droits des victimes à la vie et à l’intégrité physique et mentale ». Cette affirmation peut également être trouvée dans Fatma Yildirim, cité ci‑dessus, para. 12.1.5.

[14]. Ainsi que le rapporteur spécial sur la violence envers les femmes le formule, « bien que toutes les femmes encourent le risque de subir des violences, toutes les femmes ne sont pas susceptibles de commettre des actes de violence » (Rapport de Rashida Manjoo sur les formes multiples et par intersection de discrimination et de violences envers les femmes A/HRC/17/26 (2011)). Bien que les femmes enceintes, handicapées, mineures, âgées, déplacées, migrantes, réfugiées ou illettrées soient particulièrement vulnérables (voir une liste non exhaustive au paragraphe 87 du rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique), toute femme peut être également vulnérable si elle est confrontée à un partenaire agressif et violent. En outre, la Cour a souligné, en des termes généraux, la vulnérabilité particulière des victimes de violences domestiques, depuis ses tout premiers arrêts relatifs aux violences domestiques (voir Bevacqua et S., cité ci-dessus, § 65, et Opuz, cité ci-dessus, § 132). Ainsi, je ne peux accepter le raisonnement présenté au paragraphe 69 de ce jugement.

[15]. Depuis la Recommandation n° 19 du Comité CEDAW, il a été largement reconnu que les violences entre proches affectent les femmes de manière disproportionnée, les démarquant en tant que groupe nécessitant une protection proactive de l’État. La même conclusion a été retenue, par exemple, par l’étude approfondie de toutes les formes de violences à l’égard des femmes du Secrétaire général des Nations Unies, 2006, et le rapport de l’UNICEF sur les violences domestiques contre les femmes et les filles, Innocenti Digest, volume 6, 2000.

[16]. Ainsi que l’énonce le rapport des Nations Unies sur la violence contre les femmes dans la famille de 1989, et que le Plan D’action de Beijing, para. 118, le répète, la violence contre les femmes est une manifestation des relations de pouvoir historiquement inégales entre hommes et femmes. Cette inégalité est nourrie par des préjugés d’un autre temps à propos du rôle des femmes dans la société, ainsi que cela a été plusieurs fois noté (par exemple, Recommandation générale n° 19 du Comité CEDAW, para.11, et Commission interaméricaine des droits de l’homme, Accès à la justice pour les femmes victimes de violences dans les Amériques OEA/Ser.l/V/II, Doc. 68, 20 janvier, para. 147). Puisqu’elle vise à contrer ces véritables inégalités factuelles, l’interprétation genrée mentionnée ne peut être accusée de condescendance envers les femmes comme groupe stéréotypé de personnes incapables de se protéger elles-mêmes et nécessitant une protection publique. Ce traitement différencié a en effet une « justification objective » au sens affirmé dans l’affaire linguistique belge (« certaines inégalités de droit ne tendent d'ailleurs qu'à corriger des inégalités de fait » ; voir la même idée sous-jacente à l’article 4 4) de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, l’Observation générale du Comité des droits de l’Homme n° 18 sur la non-discrimination, para.10, et l’Observation générale du Comité des droits économiques sociaux et culturels n° 16, paras. 7 et 8). À l’inverse, une interprétation indifférente au genre de la Convention ne ferait que renforcer les inégalités préexistantes qui affectent les femmes.

[17]. Ainsi que le confirment certaines des recherches listées à la note 9.

[18]. La majorité a raté l’opportunité d’établir un raisonnement de principe pour imputer une violation de l’article 3, et non de l’article 8, à l’État défendeur, en préférant une fois encore rester attachée aux spécificités particulières du cas d’espèce. Pourtant, ce raisonnement était hautement nécessaire au regard de la jurisprudence disparate à l’heure actuelle. Dans les affaires Bevacqua, Sandra Jankovic, et A. s. Croatie, la Cour a conclu à la violation de l’article 8 (blessures corporelles), ainsi que dans l’affaire Hadjuova (menaces), mais dans l’affaire Opuz elle a conclu à une violation du droit issu de l’article 2 de la mère de la requérante (meurtre) et du droit issu de l’article 3 de la requérante (blessures corporelles) ainsi que de l’article 14 en conjonction avec les articles 2 et 3, et dans l’affaire Kontrova à une violation des articles 2 et 13 (meurtre). Dans l’affaire E.S. et autres c. Slovaquie, elle a conclu à la violation des articles 3 et 8 (violences physiques) ! Enfin, l’affaire Kalucza apparaît comme un cas de violation spéciale de l’article 8, puisqu’elle concernait des blessures corporelles et des violences verbales mutuelles. Ces différentes interprétations de la Convention ne sont évidemment pas hors de propos concernant la satisfaction et d’autres objectifs. En outre, du fait du rejet de la déclaration unilatérale du gouvernement défendeur par laquelle il reconnaissait la violation de l’article 8, la Cour a l’obligation de fournir un raisonnement détaillé du raisonnement la conduisant à conclure à la violation de l’article 3.

[19]. L’expression est utilisée à l’article 18 3) de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Il est important de noter que la Cour protège les victimes de violences domestiques et les victimes féminines de violences sans considération pour l’intention discriminatoire de leur auteur. C’est la raison pour laquelle normalement aucune violation supplémentaire de l’article 14 ne doit être relevée dans les cas de victimes féminines. Néanmoins, il peut y avoir des situations dans lesquelles les violences domestiques et les violences contre les femmes sont perpétrées avec une intention discriminatoire spécifique à l’égard de la victime, par exemple en dénigrant son origine raciale ou ethnique. Dans ces cas, il y aura une violation à la fois de l’article 3 et de l’article 14.

[20]. Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Reports 1998-VIII. La Cour a appliqué ce critère dans des cas de violences domestiques (voir, par exemple, Opuz, cité ci‑dessus, § 130, et Hajduova, cité ci-dessus, § 50). Le même critère a été adopté de l’autre côté de l’Atlantique par la Cour interaméricaine (voir l’affaire Cotton field, citée ci-dessus, para. 282, et Case of the Massacre of Pueblo Bello jugement, 31 janvier 2006, para. 152).

[21]. L’argument selon lequel les autorités nationales devraient exercer un plus grand degré de vigilance au regard de la vulnérabilité particulière des victimes de violences domestiques, utilisé dans l’affaire Hajduova, citée ci-dessus, § 50, correspond en substance à ce critère plus strict.

[22]. Bevacqua, cité ci-dessus, § 82, et Sandra Jankovic c. Croatie, n° 38478/05, § 50, 5 mars 2009. Dans la même veine, la CJUE a conclu, dans son jugement dans les affaires jointes Magette Gueye et Valentin Salmeron Sanchez (C-483/09 and C-1/10), que l’obligation d’imposer des injonctions d’éloignement d’une durée minimum aux personnes ayant commis des actes de violence au sein de la famille ne viole pas la Décision cadre 2001/220/JHA sur le statut des victimes dans les procédures pénales, même lorsqu’elles sont contestées par les victimes.

[23]. La Cour a déjà considéré qu’il était dans l’intérêt public de poursuivre même dans un cas où la victime avait retiré sa plainte (Opuz, cité ci-dessus, § 139).

[24]. D’après les données émanant du département statistique du gouvernement de la République de Lituanie, 408 femmes et 69 hommes ont souffert de violences de la part de leurs époux ou concubins en 2007, et 359 femmes et 60 hommes ont souffert de violences de la part de leurs époux ou concubins en 2008. Ces données montrent que les femmes sont six fois plus souvent victimes de violences collectives que les hommes (Violences domestiques dans la région baltique sud, Kaliningrad, Lituanie, Pologne et Suède, rapport du projet Baltique Sud - Zone sans violence, septembre 2010, p. 20). Sur la valeur probatoire des statistiques, voir Hoogendijk c. Pays-Bas (déc.), n° 58461/00, 6 janvier 2005, et Zarb Adami c. Malte, n° 17209/02, §§ 77-78, CEDH 2006-I. Voir également les Observations finales du Comité CEDAW sur la Lituanie, 2008, qui a exprimé ses préoccupations quant à la fréquence importante des violences contre les femmes – particulièrement des violences domestiques – et l’insuffisance de centres de crise.

[25]. Une autre plainte a été déposée auprès de la police le 9 mars 2001. La majorité déclare, au paragraphe 66, qu’elle ne peut la prendre en considération, mais elle admet au paragraphe suivant que la requérante a fait des déclarations crédibles selon lesquelles elle avait été exposée à des menaces visant son intégrité physique.

[26]. La décision de la Cour de district du 15 décembre 2005 était erronée. Bien qu’elle ait été révoquée par la Cour régionale, l’erreur a causé un délai supplémentaire dans les procédures, qui sont finalement devenues prescrites.

[27]. La majorité s’est abstenue, au paragraphe 83, de considérer que la plainte pénale de la requérante aurait dû faire l’objet de poursuites par le procureur public. Pourtant, la majorité a accepté l’argument du gouvernement selon lequel la nouvelle loi sur les violences domestiques du 15 décembre 2011, qui a converti les violences domestiques en infraction susceptible de faire l’objet de poursuites publiques, visait à reconnaître l’« importance publique » des crimes affectés par la décision du procureur de 2005. En d’autres termes, la majorité est prête à appliquer rétroactivement la nouvelle loi contre les violences domestiques au détriment de la requérante, mais n’est pas prête à en tirer la conclusion selon laquelle c’est du fait de la faute du procureur que l’affaire a été close à tort.

[28]. Je m’inspire, une fois encore, du Juge Blackmun, qui a fait entendre sa voix pour le « Poor Joshua! Victim of repeated attacks by an irresponsible, bullying, cowardly, and intemperate father » dans sa fameuse opinion dissidente jointe à l’odieuse affaire de manquement de l’État face aux violences domestiques DeShaney v. Winnebago Cty. DSS, 489 U.S. 189 (1989).

[29]. La Cour a communiqué une autre affaire de violence domestique au gouvernement lituanien (D.P. c. Lituanie, no 27920/08 ; voir la page Internet du ministère de la Justice : [http://www.tm.lt/eztt/naujiena/154](http://www.tm.lt/eztt/naujiena/154)).


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 001-118290
Date de la décision : 26/03/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Obligations positives) (Volet matériel);Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : VALIULIENĖ
Défendeurs : LITUANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MICKEVICIUS H.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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