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09/01/2013 | CEDH | N°001-115959

CEDH | CEDH, AFFAIRE OLEKSANDR VOLKOV c. UKRAINE, 2013, 001-115959


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE OLEKSANDR VOLKOV c. UKRAINE

(Requête no 21722/11)

ARRÊT

La version originale anglaise de cet arrêt a été rectifiée le 9 avril 2013

en vertu de l’article 81 du règlement de la Cour

STRASBOURG

9 janvier 2013

DÉFINITIF

27/05/2013

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention.




En l’affaire Oleksandr Volkov c. Ukraine,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre

composée de :

Dean Spielmann, président,
Mark Villiger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
Ganna Yudkivska,
Angelika Nußberger,
André Po...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE OLEKSANDR VOLKOV c. UKRAINE

(Requête no 21722/11)

ARRÊT

La version originale anglaise de cet arrêt a été rectifiée le 9 avril 2013

en vertu de l’article 81 du règlement de la Cour

STRASBOURG

9 janvier 2013

DÉFINITIF

27/05/2013

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention.

En l’affaire Oleksandr Volkov c. Ukraine,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Mark Villiger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
Ganna Yudkivska,
Angelika Nußberger,
André Potocki, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 décembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 21722/11) dirigée contre l’Ukraine et dont un ressortissant de cet État, M. Oleksandr Fedorovych Volkov (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 mars 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes P. Leach et J. Gordon, avocats à l’European Human Rights Advocacy Centre à Londres. Le gouvernement ukrainien (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, Mme V. Lutkovska puis M. N. Kulchytskyy, du ministère de la Justice.

3. Dans sa requête, M. Volkov soutenait que la procédure à l’issue de laquelle il avait été révoqué de son poste de juge à la Cour suprême avait emporté violation de ses droits garantis par la Convention. En particulier, il se plaignait, sur le terrain de l’article 6 de la Convention : i. que son affaire n’ait pas été examinée par « un tribunal indépendant et impartial », ii. que la procédure menée devant le Conseil supérieur de la magistrature ait été inéquitable, en ce qu’elle n’aurait pas respecté des garanties procédurales importantes prévues par le droit interne, parmi lesquelles le délai de prescription pour les sanctions disciplinaires, iii. que le Parlement n’ait pas dûment examiné l’affaire avant d’adopter en séance plénière la décision concernant sa révocation et que des parlementaires aient, lors de l’adoption de cette décision, fait une utilisation irrégulière du système de vote électronique, iv. que sa cause n’ait pas été entendue par un « tribunal établi par la loi », v. que les décisions rendues dans son affaire aient été adoptées en l’absence d’une réelle appréciation des éléments du dossier et qu’il n’ait pas été répondu à d’importants arguments de la défense, vi. que la Cour administrative supérieure n’ait pas eu une compétence suffisante pour examiner les décisions adoptées par le Conseil supérieur de la magistrature, ce qui avait selon lui porté atteinte à son « droit d’accès à un tribunal », et vii. que le principe de l’égalité des armes n’ait pas été respecté. Il soutenait aussi que sa révocation avait emporté violation de l’article 8 de la Convention et, invoquant l’article 13 de la Convention, il se plaignait d’une absence de recours effectif à cet égard.

4. Le 18 octobre 2011, la requête a été déclarée partiellement irrecevable et les griefs exposés ci-dessus ont été communiqués au Gouvernement. Il a également été décidé de traiter l’affaire en priorité (article 41 du règlement de la Cour).

5. Tant le requérant que le gouvernement défendeur ont déposé des observations écrites (article 54 § 2 b) du règlement).

6. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 12 juin 2012 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.N. Kulchytskyy,agent,
MM.V. Nasad,
M. Bem,
V. Demchenko,
MmeN. Sukhova, conseillers ;

– pour le requérant
M.P. Leach,conseil,
MmesJ. Gordon,
O. Popova,conseillers.

Le requérant était également présent.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Kulchytskyy, M. Leach et Mme Gordon. Elle a également entendu M. Kulchytskyy et M. Leach en leurs réponses aux questions posées aux parties.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7. Le requérant est né en 1957 et réside à Kiev.

A. La genèse de l’affaire

8. En 1983, le requérant fut nommé juge dans un tribunal de district. À cette époque, le droit interne n’imposait pas aux juges de prêter serment lors de leur prise de fonctions.

9. Le 5 juin 2003, le requérant fut élu juge à la Cour suprême.

10. Le 2 décembre 2005, il fut aussi élu président adjoint du Conseil ukrainien de la magistrature (un organe d’auto-gouvernance judiciaire).

11. Le 30 mars 2007, il fut élu président de la chambre militaire de la Cour suprême.

12. Le 26 juin 2007, l’Assemblée des juges ukrainiens estima qu’une autre juge, V.P., ne pouvait plus siéger au Conseil supérieur de la magistrature et qu’il devait être mis fin à ses fonctions. V.P. contesta cette décision en justice. Elle saisit également la commission parlementaire des affaires judiciaires (Комітет Верховної Ради України з питань правосуддя[1]) (« la commission parlementaire »).

13. Le 7 décembre 2007, l’Assemblée des juges ukrainiens élut le requérant membre du Conseil supérieur de la magistrature et pria le Parlement de faire en sorte qu’il prête le serment lui permettant d’y prendre ses fonctions, comme l’exigeait l’article 17 de la loi de 1998 sur le Conseil supérieur de la magistrature (« la loi de 1998 »). Une proposition analogue fut formulée par le président du Conseil ukrainien de la magistrature.

14. En réponse, le président de la commission parlementaire, S.K., qui était lui-même membre du Conseil supérieur de la magistrature, informa le Conseil ukrainien de la magistrature que cette question devrait être examinée soigneusement et conjointement avec les déclarations de V.P. dans lesquelles l’intéressée soutenait que la décision de l’Assemblée des juges ukrainiens de mettre fin à ses fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature était irrégulière.

15. Le requérant ne devint finalement pas membre du Conseil supérieur de la magistrature.

B. La procédure dirigée contre le requérant

16. Entre-temps, S.K. et deux membres de la commission parlementaire prièrent le Conseil supérieur de la magistrature de mener des investigations préliminaires sur d’éventuelles fautes professionnelles du requérant, au vu notamment des déclarations de V.P.

17. Le 16 décembre 2008, après avoir mené des investigations préliminaires, R.K., un membre du Conseil supérieur de la magistrature, pria le conseil de déterminer si le requérant pouvait être démis de ses fonctions de juge pour « rupture de serment ». Il indiqua à cet égard qu’en plusieurs occasions, l’intéressé, statuant en qualité de juge de la Cour suprême, avait contrôlé des décisions rendues par le juge B., qui était un membre de sa famille, à savoir le frère de son épouse et, qu’en outre, lorsqu’il était intervenu en qualité de tiers à la procédure engagée par V.P. (relativement à la décision susmentionnée de l’Assemblée des juges ukrainiens de la démettre de ses fonctions), il avait manqué à demander le déport du juge en question, B., qui siégeait à la chambre de la cour examinant l’affaire. Le 24 décembre 2008, R.K. versa au dossier d’autres exemples d’affaires qui avaient été tranchées par le juge B. puis contrôlées par le requérant. Certains des actes du requérant visés dans les conclusions de R.K. dataient de novembre 2003.

18. Le 20 mars 2009, après avoir mené des investigations préliminaires, V.K., un autre membre du Conseil supérieur de la magistrature, pria à son tour le conseil de démettre le requérant de ses fonctions de juge pour « rupture de serment ». Il indiqua à cet égard que l’intéressé avait commis plusieurs violations procédurales graves dans le cadre de l’examen d’affaires concernant des litiges d’entreprise impliquant une société à responsabilité limitée. Certains des actes du requérant visés dans les conclusions de V. K. dataient de juillet 2006.

19. Le 19 décembre 2008 et le 3 avril 2009, ces conclusions furent communiquées au requérant.

20. Le 22 mars 2010, V.K. fut élu président du Conseil supérieur de la magistrature.

21. Le 19 mai 2010[2], le Conseil supérieur de la magistrature invita le requérant à se présenter le 25 mai 2010 à une audience sur sa révocation. Dans une réponse du 20 mai 2010[3], le requérant informa le conseil qu’il ne pourrait pas assister à l’audience car le président de la Cour suprême lui avait ordonné de se rendre à Sébastopol du 24 au 28 mai 2010 pour délivrer des conseils de bonnes pratiques à une juridiction locale, et le pria de reporter l’audience.

22. Le 21 mai 2010, le Conseil supérieur de la magistrature adressa au requérant une note l’informant que l’audience sur sa révocation avait été reportée au 26 mai 2010. Le requérant affirme n’avoir reçu cette note que le 28 mai 2010.

23. Le 26 mai 2010, le Conseil supérieur de la magistrature examina les conclusions de R.K. et V.K. et adopta deux décisions en vertu desquelles il priait le Parlement de démettre le requérant de son poste de juge pour « rupture de serment ». L’audience était présidée par V.K. ; R.K. et S.K. y participaient aussi en leur qualité de membres du conseil. Le requérant était absent.

24. Ces décisions firent l’objet d’un vote des seize membres du Conseil supérieur de la magistrature qui étaient présents, dont trois étaient des juges.

25. Le 31 mai 2010, en sa qualité de président du Conseil supérieur de la magistrature, V.K. soumit au Parlement deux motions visant à la révocation du requérant de son poste de juge.

26. Le 16 juin 2010, au cours d’une audience présidée par S.K., la commission parlementaire examina les motions du Conseil supérieur de la magistrature relatives au requérant et adopta une recommandation tendant à sa révocation. Les membres de la commission qui avaient prié le Conseil supérieur de la magistrature de mener des investigations préliminaires sur le requérant votèrent aussi cette recommandation. Outre S.K., un autre membre de la commission qui avait précédemment participé à l’examen de l’affaire du requérant en tant que membre du Conseil supérieur de la magistrature vota la recommandation en tant que membre de la commission. Il ressort du dossier tel qu’il se trouvait à la date des délibérations de la Cour que[4] le requérant n’était pas présent à l’audience de la commission.

27. Le 17 juin 2010, les motions du Conseil supérieur de la magistrature et la recommandation de la commission parlementaire furent examinées par le Parlement en séance plénière. S.K. et V.K. eurent la parole et exposèrent leurs conclusions sur l’affaire du requérant. Celui-ci était présent. Après en avoir délibéré, le Parlement vota pour la révocation du requérant de son poste de juge, pour « rupture de serment », et adopta une résolution à cet effet.

28. Le requérant affirme que, pendant le vote électronique, la majorité des parlementaires étaient absents, et que ceux qui étaient présents ont utilisé les cartes de vote de leurs collègues absents. Des déclarations des parlementaires relatives à l’usage irrégulier de cartes de vote ainsi qu’un enregistrement vidéo de la partie pertinente de la séance plénière ont été communiqués à la Cour.

29. Le requérant contesta sa révocation devant la Cour administrative supérieure. Son argumentaire était le suivant : le Conseil supérieur de la magistrature n’avait pas agi avec indépendance et impartialité ; il ne l’avait pas dûment informé des audiences tenues dans son affaire ; il n’avait pas appliqué la procédure de révocation des juges de la Cour suprême prévue au chapitre 4 de la loi de 1998, qui posait un ensemble de garanties procédurales (obligation d’avertir le juge concerné de la procédure disciplinaire engagée à son encontre et de garantir sa participation active à cette procédure, délais temporels, vote à bulletin secret, délai de prescription pour les sanctions disciplinaires) ; les conclusions du conseil étaient infondées et dépourvues de base légale ; lui‑même n’avait pas été entendu par la commission parlementaire, qui avait agi de manière irrégulière et partiale ; et le Parlement avait adopté une résolution sur sa révocation en l’absence de la majorité de ses membres, en violation des articles 84 de la Constitution, 24 de la loi de 1992 sur le statut des parlementaires et 47 du règlement intérieur du Parlement.

30. Le requérant priait la cour de déclarer irrégulières les décisions et conclusions du Conseil supérieur de la magistrature ainsi que la résolution parlementaire, et de les annuler.

31. Conformément à l’article 171-1 du code de la justice administrative, l’affaire fut attribuée à la chambre spéciale de la Cour administrative supérieure.

32. Le requérant demanda le déport de la chambre, soutenant qu’elle était partiale et que sa constitution était irrégulière. Cette demande fut rejetée pour défaut de fondement. Selon le requérant, plusieurs demandes introduites par lui aux fins de la collecte d’éléments de preuve ou de la convocation de témoins ont été rejetées.

33. Le 6 septembre 2010, le requérant versa au dossier des déclarations de parlementaires faisant état d’un usage irrégulier des cartes de vote pendant le vote sur sa révocation ainsi qu’un enregistrement vidéo de la partie pertinente de la séance plénière.

34. Le 19 octobre 2010, après avoir tenu plusieurs audiences, la Cour administrative supérieure examina le recours du requérant et rendit son arrêt. Elle observa que lorsque l’intéressé avait pris ses fonctions de juge, en 1983, le droit interne ne prévoyait pas que les juges prêtent serment ; mais elle considéra qu’il avait été révoqué pour violation des normes fondamentales de la déontologie judiciaire, qui étaient exposées aux articles 6 et 10 de la loi de 1992 sur le statut des juges et, dès lors, juridiquement contraignantes au moment où il avait commis les faits qui lui étaient reprochés.

35. Elle estima par ailleurs que la décision du Conseil supérieur de la magistrature et les conclusions qu’il avait adoptées sur recommandation de R.K. étaient irrégulières car, premièrement, le requérant et le juge B. n’étaient pas considérés comme parents en vertu de la législation en vigueur au moment des faits et, deuxièmement, en ce qui concernait la procédure en laquelle le requérant était intervenu en qualité de tiers, il n’avait nullement l’obligation de demander le déport du juge B. Pour autant, elle refusa d’annuler les actes pris par le Conseil supérieur de la magistrature à l’égard de la demande de R.K., au motif que l’article 171-1 du code de la justice administrative ne l’habilitait pas à prendre une telle mesure.

36. Elle jugea régulières et fondées la décision et les conclusions du Conseil supérieur de la magistrature à l’égard de la demande de V.K.

37. Relativement à l’argument du requérant consistant à dire qu’il eût fallu que le Conseil supérieur de la magistrature applique la procédure prévue au chapitre 4 de la loi de 1998, la cour nota qu’en vertu de l’article 37 § 2 de cette loi, cette procédure ne s’appliquait qu’aux affaires concernant des sanctions telles que les blâmes ou les rétrogradations. Observant que la révocation pour « rupture de serment » était prévue à l’article 126 § 5-5) de la Constitution, elle dit que la procédure à suivre n’était pas celle prévue au chapitre 4 mais celle décrite à l’article 32 du chapitre 2 de la loi de 1998. Elle ajouta que, la procédure citée par le requérant ne s’appliquant pas à la révocation d’un juge pour « rupture de serment », il n’y avait pas de motif d’appliquer le délai de prescription visé à l’article 36 de la loi de 1992 sur le statut des juges et à l’article 43 de la loi de 1998.

38. La Cour administrative supérieure considéra ensuite que le requérant avait manqué sans raison valable de se présenter à l’audience du Conseil supérieur de la magistrature. Elle estima par ailleurs qu’il n’y avait pas eu de violation procédurale dans la procédure menée devant la commission parlementaire. En ce qui concerne les allégations du requérant relatives à la commission de violations procédurales lors de la séance plénière, elle observa que la résolution parlementaire portant révocation de l’intéressé avait été votée par la majorité du Parlement et que cela était confirmé par les actes de la séance. Enfin, elle déclara ne pas être compétente pour contrôler la constitutionnalité des résolutions parlementaires, cette tâche incombant à la Cour constitutionnelle.

39. Les audiences tenues devant la Cour administrative supérieure eurent lieu en présence du requérant et des autres parties au litige.

C. Les faits liés à la nomination des présidents et des présidents adjoints des juridictions internes et, en particulier, à la nomination du président de la Cour administrative supérieure

40. Le 22 décembre 2004, en vertu de l’article 20 de la loi de 2002 sur le système judiciaire, le Président de l’Ukraine nomma le juge P. président de la Cour administrative supérieure.

41. Le 16 mai 2007, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnel l’article 20 § 5 de la loi de 2002 sur le système judiciaire, relatif à la procédure de nomination et de révocation des présidents et des présidents adjoints des tribunaux par le Président de l’Ukraine. Elle recommanda l’adoption par le Parlement des modifications législatives nécessaires pour encadrer correctement ce domaine.

42. Le 30 mai 2007, le Parlement adopta une résolution mettant en place une procédure temporaire pour la nomination des présidents et des présidents adjoints des tribunaux. Cette résolution confiait au Conseil supérieur de la magistrature la tâche de nommer les présidents et les présidents adjoints des tribunaux.

43. Le même jour, le requérant contesta cette résolution devant un tribunal, arguant notamment qu’elle était incompatible avec la loi de 1998 et avec d’autres lois du pays. Le tribunal rendit immédiatement une décision interlocutoire suspendant l’application de la résolution.

44. Le 31 mai 2007, eu égard au vide juridique qui résultait de la décision de la Cour constitutionnelle du 16 mai 2007, le Conseil ukrainien de la magistrature adopta une décision par laquelle il s’octroyait temporairement le pouvoir de nommer les présidents et les présidents adjoints des tribunaux.

45. Le 14 juin 2007, la gazette du parlement publia une opinion du président de la commission parlementaire, S.K., dans laquelle celui-ci déclarait que les juridictions locales n’étaient nullement compétentes pour contrôler la résolution susmentionnée du Parlement et que les juges qui le feraient seraient révoqués pour « rupture de serment ».

46. Le 26 juin 2007, l’Assemblée des juges ukrainiens approuva la décision adoptée par le Conseil ukrainien de la magistrature le 31 mai 2007.

47. Le 21 février 2008, le tribunal saisi de l’examen de la résolution parlementaire la déclara irrégulière et l’annula.

48. Le 21 décembre 2009, le présidium de la Cour administrative supérieure décida que le juge P. devait continuer d’exercer les fonctions de président de la Cour administrative supérieure après l’expiration de son mandat, dont la durée était, en vertu de l’article 20 de la loi de 2002 sur le système judiciaire, de cinq ans.

49. Le 22 décembre 2009, la Cour constitutionnelle adopta une décision interprétant les dispositions des articles 116 § 5-4) et 20 § 5 de la loi de 2002 sur le système judiciaire. Elle considéra que ces dispositions ne devaient être comprises que comme habilitant le Conseil ukrainien de la magistrature à donner des recommandations pour la nomination de juges à des postes administratifs par un autre organe (ou agent public) défini par la loi. Elle jugea en outre que le Parlement devait respecter immédiatement la décision du 16 mai 2007 et adopter les modifications législatives nécessaires.

50. Le 24 décembre 2009, la Conférence des juges de juridictions administratives décida que le juge P. devait continuer à exercer les fonctions de président de la Cour administrative supérieure.

51. Le 25 décembre 2009, le Conseil ukrainien de la magistrature annula la décision du 24 décembre 2009 et déclara que, en vertu de l’article 41 § 5 de la loi de 2002 sur le système judiciaire, les fonctions de président de la Cour administrative supérieure devaient être assumées par son premier président adjoint, le juge S.

52. Le 16 janvier 2010, le Parquet général émit un communiqué de presse dans lequel il déclarait que l’organe ou l’agent public habilité à nommer et révoquer les présidents de tribunaux n’avait pas encore été précisé dans les lois ukrainiennes, que le Conseil ukrainien de la magistrature n’était habilité qu’à formuler des recommandations sur ces points, et que, le juge P. n’ayant pas été révoqué du poste de président de la Cour administrative supérieure, il en demeurait le titulaire légitime.

53. Le juge P. continua d’exercer les fonctions de président de la Cour administrative supérieure.

54. Le 25 mars 2010, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la résolution parlementaire du 30 mai 2007.

55. En mai-juin 2010, la chambre de la Cour administrative supérieure compétente pour connaître des affaires visées à l’article 171-1 du code fut mise en place dans le cadre de la procédure prévue à l’article 41 de la loi de 2002 sur le système judiciaire.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La constitution du 28 juin 1996

56. L’article 6 de la Constitution proclame la séparation des trois branches du pouvoir en Ukraine (législatif, exécutif, judiciaire).

57. En vertu de l’article 76, les parlementaires sont élus par les citoyens ukrainiens qui ont atteint l’âge de vingt et un ans, qui ont le droit de voter et qui résident en Ukraine depuis au moins cinq ans.

58. En vertu de l’article 84, les parlementaires doivent voter en personne aux séances du Parlement.

59. L’article 126 § 5 est ainsi libellé :

« Le juge est révoqué par l’organe qui l’a élu ou nommé dans les cas suivants :

1) à l’expiration du mandat pour lequel il a été élu ou nommé ;

2) lorsqu’il atteint l’âge de soixante-cinq ans ;

3) s’il est incapable de continuer d’exercer ses fonctions pour des raisons médicales ;

4) s’il a violé les obligations relatives à l’exclusivité judiciaire ;

5) s’il a rompu son serment ;

6) à la prise d’effet d’une condamnation prononcée à son encontre ;

7) s’il perd la citoyenneté ;

8) s’il a été déclaré mort ou disparu ;

9) s’il démissionne. »

60. Les articles 128 et 131 de la Constitution sont ainsi libellés :

Article 128

« Les magistrats professionnels sont nommés par le Président de l’Ukraine, pour un mandat initial de cinq ans. Tous les autres juges, à l’exception des juges de la Cour constitutionnelle, sont élus par le Parlement pour une durée indéfinie conformément à la procédure prévue par la loi (...) »

Article 131

« Le Conseil supérieur de la magistrature exerce sa compétence sur le territoire ukrainien. Ses fonctions sont les suivantes :

1) établir des propositions de nomination ou de révocation des juges ;

2) adopter des décisions relatives à la violation par les juges et les procureurs des obligations relatives à l’exclusivité judiciaire ;

3) mener les procédures disciplinaires dirigées contre les juges de la Cour suprême et les juges des juridictions supérieures spécialisées et examiner les griefs formulés contre les décisions disciplinaires rendues à l’égard des juges des juridictions d’appel ou des juridictions locales et des procureurs.

Le Conseil supérieur de la magistrature est composé de vingt membres. Le Parlement ukrainien, le Président de l’Ukraine, l’Assemblée des juges ukrainiens, l’Assemblée des avocats ukrainiens, l’Assemblée des représentants des établissements supérieurs d’enseignement du droit et des instituts de recherche nomment chacun trois de ces membres, et la Conférence panukrainienne des procureurs en nomme deux.

Le président de la Cour suprême, le ministre de la Justice et le Procureur général sont membres de droit du Conseil supérieur de la magistrature. »

B. Le code pénal du 5 avril 200161.

61. L’article 375 de ce code est ainsi libellé :

« 1. L’adoption par un ou plusieurs juge(s) d’une décision, d’un arrêt ou d’une résolution qu’ils savent erronés est passible d’une peine privative de liberté d’une durée de deux à cinq ans.

2. S’ils ont eu de graves conséquences ou ont été commis pour un gain financier ou pour un autre intérêt personnel, les mêmes actes sont passibles d’une peine de prison de cinq à huit ans. »

C. Le code de la justice administrative du 6 juillet 2005

62. Les dispositions pertinentes de ce code sont ainsi libellées :

Article 161 – Questions que la juridiction qui statue sur l’affaire doit trancher

« 1. Lorsqu’elle statue sur une affaire, la juridiction détermine :

1) si les circonstances mentionnées dans les mémoires des parties sont réelles et quels sont les éléments qui les corroborent ;

2) s’il existe d’autres informations factuelles pertinentes pour l’affaire et d’autres éléments à l’appui de ces informations ;

3) quelle disposition de loi doit être appliquée aux relations juridiques en cause (...) »

Article 171-1 – Procédure dans les affaires relatives à des décisions, actions ou omissions du Parlement, du Président de l’Ukraine, du Conseil supérieur de la magistrature et de la Haute Commission de qualification des juges
[disposition en vigueur à compter du 15 mai 2010]

« 1. Les règles énoncées dans le présent article s’appliquent aux procédures menées dans les affaires administratives concernant :

1) la régularité (mais non la constitutionnalité) des résolutions du Parlement ainsi que des décrets et ordonnances du Président de l’Ukraine ;

2) les actes du Conseil supérieur de la magistrature ; (...)

2. Les décisions, actions et omissions du Parlement ukrainien, du Président de l’Ukraine, du Conseil supérieur de la magistrature et de la Haute Commission de qualification des juges peuvent être contestées devant la Cour administrative supérieure. Il y est créé à cette fin une chambre spéciale.

(...)

4. Les affaires administratives concernant des décisions, actions ou omissions du Parlement ukrainien, du Président de l’Ukraine, du Conseil supérieur de la magistrature et de la Haute Commission de qualification des juges sont examinées par une formation composée d’au moins cinq juges (...)

5. Après avoir examiné l’affaire, la Cour administrative supérieure peut :

1) déclarer la décision du Parlement, du Président, du Conseil supérieur de la magistrature ou de la Haute Commission de qualification des juges irrégulière en tout ou en partie ;

2) déclarer les actions ou omissions du Parlement, du Président, du Conseil supérieur de la magistrature ou de la Haute Commission de qualification des juges irrégulières et leur enjoindre de prendre certaines mesures (...) »

D. La loi du 7 février 2002 sur le système judiciaire telle que modifiée (« la loi de 2002 sur le système judiciaire ») (version en vigueur jusqu’au 30 juillet 2010)

63. Les dispositions pertinentes de cette loi sont ainsi libellées :

Article 20 – Procédure de constitution des tribunaux

« (...) 5. Le président et le président adjoint d’un tribunal sont des juges nommés à ces postes pour un mandat de cinq ans. Ils peuvent en être révoqués par le Président de l’Ukraine sur demande du président de la Cour suprême (et, pour les juridictions spécialisées, sur demande du président de la juridiction supérieure spécialisée compétente) ou sur recommandation du Conseil ukrainien de la magistrature (et, pour les juridictions spécialisées, sur recommandation du conseil de la magistrature compétent) (...) »

Par une décision du 16 mai 2007, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelle la disposition de l’article 20 § 5 de la loi de 2002 relative à la nomination par le Président de l’Ukraine des présidents et des présidents adjoints des tribunaux.

Article 41 – Les présidents des juridictions supérieures spécialisées

« 1. Les présidents des juridictions supérieures spécialisées :

(...)

(3) (...) forment les chambres de la juridiction et formulent des propositions relatives à leur composition qui sont soumises au présidium de la juridiction pour approbation ; (...)

5. En l’absence du président de la juridiction supérieure spécialisée, ses fonctions sont assumées par le premier président adjoint, ou, en l’absence de celui-ci, par l’un des présidents adjoints, selon la répartition des compétences administratives. »

Article 116 – Le Conseil ukrainien de la magistrature

« 1. Le Conseil ukrainien de la magistrature assume les fonctions d’instance supérieure d’autogouvernance judiciaire entre les sessions de l’Assemblée des juges ukrainiens.

(...)

5. Le Conseil ukrainien de la magistrature :

(...) 4) décide de la nomination des juges aux postes administratifs et de leur révocation de ces postes dans les cas et selon la procédure prévus par la présente loi ; (...)

6. Les décisions du Conseil ukrainien de la magistrature sont contraignantes pour tous les organes d’autogouvernance judiciaire. Elles peuvent être révoquées par l’Assemblée des juges ukrainiens. »

E. La loi du 15 décembre 1992 sur le statut des juges telle que modifiée (« la loi de 1992 sur le statut des juges ») (version en vigueur jusqu’au 30 juillet 2010)

64. Les dispositions pertinentes de cette loi étaient ainsi libellées :

Article 5 – Obligation d’exclusivité

« Un juge ne peut pas être membre d’un parti politique ou d’un syndicat, prendre part à une quelconque activité politique, être élu à quelque fonction de représentation que ce soit, ni exercer une autre activité lucrative ou rémunérée, à l’exception des activités scientifiques, pédagogiques ou artistiques. »

Article 6 – Devoirs des juges

« Les juges sont tenus :

– de respecter la Constitution et les lois ukrainiennes lorsqu’ils administrent la justice et d’assurer l’examen complet, exhaustif et objectif des affaires dans les délais fixés,

– de respecter les exigences de l’article 5 de la présente loi et du règlement interne,

– de s’abstenir de divulguer des informations relevant du secret d’État, du secret militaire, du secret commercial ou du secret bancaire (...)

– de s’abstenir de tout acte ou comportement qui déshonorerait la fonction judiciaire et qui serait de nature à faire peser un doute sur leur objectivité, leur impartialité et leur indépendance. »

Article 10 – Serment judiciaire

« À sa première nomination, le juge prête solennellement le serment suivant :

« Je déclare solennellement que j’exercerai avec honnêteté et rigueur les fonctions de juge, rendrai la justice dans le strict respect de la loi, et serai objectif et juste. »

Ce serment est prêté devant le Président de l’Ukraine. »

Article 31 – Motifs de sanction disciplinaire

« 1. Est passible d’une sanction disciplinaire le juge qui commet une faute disciplinaire, à savoir une violation :

– de la loi dans l’examen d’une affaire,

– des exigences de l’article 5 de la présente loi,

– des obligations énoncées à l’article 6 de la présente loi.

2. La révocation ou la réformation d’une décision de justice n’emporte pas nécessairement responsabilité disciplinaire des juges qui ont participé à son adoption, pour autant qu’ils n’aient pas eu l’intention de violer la loi ou les exigences de rigueur et que cette décision n’ait pas eu de conséquences graves. »

Article 32 – Types de sanctions disciplinaires

« 1. Peuvent être imposées aux juges les sanctions disciplinaires suivantes :

– blâme,

– rétrogradation.

2. Pour chacune des violations décrites à l’article 31 de la présente loi, une seule sanction disciplinaire peut être imposée (...) »

Article 36 – Délai d’imposition d’une sanction disciplinaire et de suppression de la sanction du dossier

« 1. La sanction disciplinaire est infligée au juge dans les six mois qui suivent la date à laquelle sa faute a été connue, à l’exclusion de toute période d’invalidité temporaire ou de congé.

2. Si, dans un délai d’un an à compter de la date à laquelle la mesure disciplinaire a été appliquée, le juge n’a pas fait l’objet d’une nouvelle sanction disciplinaire, il est réputé n’avoir aucun antécédent disciplinaire. (...) »

F. La loi du 15 janvier 1998 sur le Conseil supérieur de la magistrature (« la loi de 1998 »), telle qu’elle était libellée à l’époque

65. Dans sa version en vigueur jusqu’aux modifications du 7 juillet 2010, l’article 6 de cette loi était ainsi libellé :

« Peut être recommandé pour le poste de membre du [Conseil supérieur de la magistrature] tout citoyen ukrainien âgé de trente-cinq à soixante ans qui maîtrise bien la langue nationale, est titulaire d’un diplôme supérieur de droit, a au moins dix années d’expérience professionnelle dans le domaine juridique et réside en Ukraine depuis au moins dix ans.

Les exigences du premier alinéa du présent article ne s’appliquent pas aux individus qui sont membres de droit du [Conseil supérieur de la magistrature].

Toute tentative visant à influencer un membre du [Conseil supérieur de la magistrature] est interdite. »

66. Le 7 juillet 2010, il a été ajouté à l’article 6 le paragraphe suivant :

« Lorsque la présente loi impose qu’un membre du [Conseil supérieur de la magistrature] soit juge, ce membre est nommé parmi les juges élus pour une durée indéterminée. »

67. Les articles 8 à 13 traitent des procédures de nomination des membres du Conseil supérieur de la magistrature par les organes désignés à l’article 131 de la Constitution.

68. Le 7 juillet 2010, il a été ajouté à ces articles des dispositions prévoyant que dix des membres du Conseil supérieur de la magistrature seraient nommés parmi les juges, par les organes désignés à l’article 131 de la Constitution.

69. L’article 17 de la loi prévoit que, avant leur entrée en fonction, les membres du Conseil supérieur de la magistrature doivent prêter serment devant le Parlement.

70. En vertu de l’article 19, le Conseil supérieur de la magistrature comprend deux sections. Son activité est coordonnée par son président ou, en l’absence de celui-ci, par son président adjoint. Le président, le président adjoint et les chefs de section du Conseil supérieur de la magistrature exercent leurs fonctions à plein temps.

71. Les autres dispositions pertinentes de la loi sont ainsi libellées :

Article 24 – Audiences du Conseil supérieur de la magistrature

« (...) Les audiences du Conseil supérieur de la magistrature sont publiques. Il peut être tenu une audience à huis clos sur décision de la majorité des membres constitutionnels du Conseil supérieur de la magistrature (...) »

Article 26 – Déport d’un membre du Conseil supérieur de la magistrature

« Ne peut participer à l’examen de la cause et doit se déporter le membre du Conseil supérieur de la magistrature dont il est établi qu’il a un intérêt personnel direct ou indirect dans l’issue de l’affaire (...) Dans ces circonstances, le membre du Conseil supérieur de la magistrature se déporte de sa propre initiative. Dans les mêmes circonstances, la personne (...) dont l’affaire est examinée (...) peut demander le déport du membre du Conseil supérieur de la magistrature. (...) »

Article 27 – Actes du Conseil supérieur de la magistrature

« (...) Les actes du Conseil supérieur de la magistrature peuvent être contestés exclusivement devant la Cour administrative supérieure conformément à la procédure prévue par le code de la justice administrative. »

72. En ses parties pertinentes, le chapitre 2 de la loi sur l’examen des questions relatives à la révocation des juges prévoit ceci :

Article 32 – Demande de révocation d’un juge dans des circonstances particulières
[version en vigueur jusqu’au 15 mai 2010]

« Le Conseil supérieur de la magistrature examine la question de la révocation d’un juge pour les motifs prévus à l’article 126 § 5-4) à -6) de la Constitution soit sur réception de l’opinion correspondante de la commission de qualification soit de sa propre initiative. Il est envoyé au juge concerné une invitation écrite à assister à l’audience du Conseil supérieur de la magistrature.

Le Conseil supérieur de la magistrature prend les décisions de demande de révocation d’un juge en vertu de l’article 126 § 5-4) et -5) de la Constitution à la majorité des deux tiers de ses membres participant à l’audience et les décisions de demande de révocation d’un juge en vertu de l’article 126 § 5-6) de la Constitution à la majorité de ses membres constitutionnels. »

Article 32 – Demande de révocation d’un juge dans des circonstances particulières
[version en vigueur à compter du 15 mai 2010]

« Le Conseil supérieur de la magistrature examine la question de la révocation d’un juge pour les motifs prévus à l’article 126 § 5-4) à -6) de la Constitution (violation des obligations relatives à l’exclusivité judiciaire, rupture de serment, prise d’effet d’une condamnation prononcée contre le juge) soit sur réception de l’opinion correspondante de la commission de qualification soit de sa propre initiative.

Rompt son serment le juge qui :

i. commet des actes qui déshonorent la fonction judiciaire et qui peuvent remettre en question son objectivité, son impartialité et son indépendance, ainsi que l’équité et le caractère incorruptible de l’ordre judiciaire ;

ii. acquiert illégitimement des richesses ou réalise des dépenses qui dépassent le revenu de son ménage ;

iii. retarde délibérément l’examen d’une affaire au-delà des délais fixés ; [ou]

iv. viole les principes moraux et éthiques du code de déontologie judiciaire.

Le juge soupçonné d’avoir rompu son serment reçoit une invitation écrite à se présenter à l’audience du Conseil supérieur de la magistrature. Si, pour une raison valable, il ne peut pas y participer, il lui est loisible de présenter des observations écrites, qui seront versées au dossier et dont il sera donné lecture à l’audience. Un deuxième manquement du juge à se présenter à une audience justifie l’examen de l’affaire en son absence.

Le Conseil supérieur de la magistrature prend les décisions de demande de révocation d’un juge en vertu de l’article 126 § 5-4) à -6) de la Constitution à la majorité de ses membres constitutionnels. »

73. En ses parties pertinentes, le chapitre 4 de la loi sur les procédures disciplinaires contre les juges de la Cour suprême et des juridictions supérieures spécialisées est ainsi libellé :

Article 37 – Types de sanctions imposées par le Conseil supérieur de la magistrature
[version en vigueur jusqu’au 30 juillet 2010]

« Le Conseil supérieur de la magistrature impose des sanctions disciplinaires (...) aux juges de la Cour suprême (...) pour les motifs prévus à l’article 126 § 5-5) de la Constitution et de la loi sur le statut des juges.

Le Conseil supérieur de la magistrature peut imposer les sanctions disciplinaires suivantes :

1) blâme,

2) rétrogradation.

Le Conseil supérieur de la magistrature peut décider qu’un juge n’est pas compatible avec le poste qu’il occupe ou demander sa révocation auprès de l’organe qui l’a nommé. »

Article 39 – Stades des procédures disciplinaires

« Les procédures disciplinaires comprennent les stades suivants :

1) vérification des informations relatives à la faute disciplinaire,

2) ouverture de la procédure disciplinaire,

3) examen disciplinaire de l’affaire,

4) adoption d’une décision (...) »

Article 40 – Vérification des informations relatives à une faute disciplinaire

« La vérification des informations relatives à une faute disciplinaire doit être réalisée par (...) l’un des membres du Conseil supérieur de la magistrature. Celui-ci reçoit des explications écrites du juge et d’autres personnes, demande et examine des documents et reçoit d’autres informations d’organes de l’État, d’organisations, d’institutions, d’associations et de citoyens.

À l’issue de la vérification des informations, il est établi un exposé des faits accompagné de conclusions et de propositions, qui est communiqué, avec les autres documents, au juge concerné (...) »

Article 41 – Ouverture d’une procédure disciplinaire

« S’il y a des motifs de diriger une procédure disciplinaire contre (...) un juge de la Cour suprême (...) cette procédure est ouverte par décision du Conseil supérieur de la magistrature dans un délai de dix jours à compter de la date de réception des informations relatives à la faute disciplinaire ou, s’il est nécessaire de vérifier ces informations, dans un délai de dix jours à compter de la date d’achèvement de la vérification. »

Article 42 – Examen des affaires disciplinaires
[version en vigueur jusqu’au 30 juillet 2010]

« Le Conseil supérieur de la magistrature examine les affaires disciplinaires à son audience suivant la réception d’une conclusion et des documents résultant de la vérification.

Dans les affaires disciplinaires, les décisions sont prises par un vote à bulletin secret et en l’absence du juge concerné (...)

Le Conseil supérieur de la magistrature entend le juge avant de statuer sur sa responsabilité disciplinaire. Si, pour une raison valable, le juge ne peut pas participer à l’audience, il lui est loisible de présenter des observations écrites, qui seront versées au dossier et dont il sera donné lecture à l’audience. Un deuxième manquement du juge à se présenter à une audience justifie l’examen de l’affaire en son absence. »

Article 43 – Délai d’imposition d’une sanction disciplinaire

« La sanction disciplinaire est infligée au juge dans les six mois qui suivent la date à laquelle sa faute a été connue, à l’exclusion de toute période d’invalidité temporaire ou de congé, mais en tout état de cause un an au plus tard à compter de la faute. »

Article 44 – Effacement du dossier disciplinaire

« Si, dans un délai d’un an à compter de la date à laquelle la mesure disciplinaire a été appliquée, le juge n’a pas fait l’objet d’une nouvelle sanction disciplinaire, il est réputé n’avoir aucun antécédent disciplinaire (...) »

G. La loi du 18 mars 2004 sur la procédure d’élection et de révocation des juges par le Parlement (« la loi de 2004 sur les juges (élection et révocation) ») (en vigueur jusqu’au 30 juillet 2010)

74. Les dispositions pertinentes de cette loi sont ainsi libellées :

Article 19 – Procédure d’examen par la commission parlementaire des motions de révocation de juges élus pour une durée indéterminée

« La commission parlementaire examine les motions de révocation des juges élus pour une durée indéterminée [soumises par le Conseil supérieur de la magistrature] dans un délai d’un mois à compter de la date de leur réception (...)

Lorsqu’elle reçoit des demandes de citoyens ou d’autres dénonciations d’activités illégitimes d’un juge, elle enquête sur les allégations correspondantes.

Elle peut demander à la Cour suprême, au Conseil supérieur de la magistrature, à la juridiction supérieure spécialisée concernée, à l’administration judiciaire de l’État, au Conseil ukrainien de la magistrature ou à la commission de qualification des juges concernée de procéder à des investigations supplémentaires.

Les autorités concernées communiquent par écrit les résultats des investigations supplémentaires à la commission parlementaire dans les délais fixés par elle mais en tout état de cause quinze jours au plus tard après la demande d’investigations.

Le juge concerné est averti du lieu et de l’heure de l’audience de la commission parlementaire. »

Article 20 – Procédure d’examen par la commission parlementaire de la question de la révocation d’un juge élu pour une durée indéterminée

« Peuvent assister à l’audience de la commission parlementaire relative à la révocation d’un juge élu pour une durée indéterminée des parlementaires ainsi que des représentants de la Cour suprême, des juridictions supérieures spécialisées, du Conseil supérieur de la magistrature, de l’administration judiciaire de l’État, d’autres autorités de l’État, d’organe locaux d’auto-administration et d’institutions publiques.

Le juge concerné est présent à l’audience, sauf dans les affaires de révocation ouvertes en vertu de l’article 126 § 5-2), -3), -6), -7), -8) et -9) de la Constitution.

Un deuxième manquement du juge concerné à se présenter à une audience sans raison valable justifie l’examen de l’affaire en son absence après que la commission parlementaire a vérifié qu’il avait été averti du lieu et de l’heure de l’audience. La commission parlementaire apprécie la validité des raisons éventuellement avancées à l’appui d’un défaut de comparution (...)

L’audience de la commission parlementaire relative à la révocation du juge s’ouvre par un rapport du président.

Les membres de la commission parlementaire ainsi que d’autres membres du Parlement peuvent poser des questions au juge sur les éléments résultant des investigations menées et, le cas échéant, sur les faits mentionnés dans les demandes déposées par des citoyens.

Le juge a le droit d’étudier les documents, les exposés des faits et la conclusion de la commission parlementaire concernant sa révocation. »

Article 21 – Dépôt d’une proposition relative à la révocation du juge (...) devant le Parlement réuni en séance plénière

« La commission parlementaire dépose devant le Parlement réuni en séance plénière une proposition recommandant ou non la révocation du juge élu pour une durée indéterminée. Le représentant a la parole [pour présenter la proposition]. »

Article 22 – Invitation à assister à la séance plénière concernant la révocation d’un juge élu pour une durée indéterminée

« (...) Le juge concerné est présent à la séance plénière du Parlement si sa révocation est demandée en vertu de l’article 126 § 5-1), -4) et -5) de la Constitution. Le fait qu’il ne se présente pas ne fait pas obstacle à l’examen au fond de l’affaire. »

Article 23 – Procédure d’examen par le Parlement réuni en séance plénière de la question de la révocation d’un juge élu pour une durée indéterminée

« À la séance plénière du Parlement, le représentant de la commission parlementaire présente le cas de chaque juge dont la révocation est demandée.

Si un juge conteste sa révocation, ses explications sont entendues.

Les parlementaires ont le droit de poser des questions au juge.

Si pendant les délibérations du Parlement en séance plénière il apparaît qu’il est nécessaire de mener des investigations supplémentaires relativement à des demandes déposées par des citoyens ou de recueillir des informations supplémentaires, le Parlement donne à la commission parlementaire les instructions nécessaires. »

Article 24 – Décision du Parlement quant à la révocation d’un juge élu pour une durée indéterminée

« La révocation du juge demandée pour les motifs définis à l’article 126 § 5 de la Constitution fait l’objet d’une décision du Parlement.

La décision est prise par la majorité des membres constitutionnels du Parlement, à vote ouvert.

La décision de révocation du juge est adoptée sous forme de résolution. »

H. La loi du 4 avril 1995 sur les commissions parlementaires (« la loi de 1995 sur les commissions parlementaires »)

75. En vertu de l’article 1 de cette loi, une commission parlementaire est un organe du Parlement composé de parlementaires chargés de rédiger des lois dans un domaine particulier, de procéder à des examens préliminaires de questions qui relèvent de la compétence du Parlement et d’exercer des fonctions de supervision.

I. La loi du 17 novembre 1992 sur le statut des parlementaires (« la loi de 1992 sur le statut des parlementaires »)

76. L’article 24 de cette loi dispose que les parlementaires doivent être présents et participer en personne aux séances du Parlement. Ils sont tenus de voter eux-mêmes les questions examinées par le Parlement et ses organes.

J. La loi du 10 février 2010 sur le règlement intérieur du Parlement (« le règlement du Parlement »)

77. L’article 47 du règlement du Parlement prévoit que lorsque le Parlement prend des décisions, ses membres votent en personne dans la chambre des débats en utilisant un système de vote électronique ou, en cas de vote à bulletin secret, dans une salle de vote proche de la chambre des débats.

III. DOCUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

A. La Charte européenne sur le statut des juges (Direction des affaires juridiques du Conseil de l’Europe, 8-10 juillet 1998, DAJ/DOC (98)23)

78. En ses extraits pertinents, le chapitre 5 de la Charte, intitulé « Responsabilité », est ainsi libellé :

« 5.1. Le manquement par un juge ou une juge à l’un des devoirs expressément définis par le statut ne peut donner lieu à une sanction que sur la décision, suivant la proposition, la recommandation ou avec l’accord d’une juridiction ou d’une instance comprenant au moins pour moitié des juges élus, dans le cadre d’une procédure à caractère contradictoire où le ou la juge poursuivis peuvent se faire assister pour leur défense. L’échelle des sanctions susceptibles d’être infligées est précisée par le statut et son application est soumise au principe de proportionnalité. La décision d’une autorité exécutive, d’une juridiction ou d’une instance visée au présent point prononçant une sanction est susceptible d’un recours devant une instance supérieure à caractère juridictionnel. »

B. L’avis de la Commission de Venise

79. Les extraits pertinents de l’Avis conjoint sur la loi modifiant certains textes législatifs de l’Ukraine relatifs à la prévention de l’abus de droit d’appel par la Commission de Venise et la Direction de la coopération de la Direction générale des droits de l’homme et des affaires juridiques du Conseil de l’Europe adopté par la Commission de Venise lors de sa 84e séance plénière (Venise, 15-16 octobre 2010, document CDL‑AD(2010)029), sont ainsi libellés :

« 28. Apparemment, dans un effort bienvenu visant à résoudre le problème du faible nombre de juges siégeant au [Conseil supérieur de la magistrature], les dispositions finales de la section XII. 3 (amendements des textes juridiques de l’Ukraine) de la loi relative au système judiciaire et au statut des juges et les amendements 3.11 de la loi sur le [Conseil supérieur de la magistrature] énoncent désormais que deux des trois membres du [Conseil supérieur de la magistrature] respectivement désignés par la Verkhovna Rada (article 8.1) et le Président d’Ukraine (article 9.1), un des trois membres désignés par le Congrès des juges (article 11.1), et un des trois membres désignés par le Congrès des représentants des établissements d’enseignement juridique supérieur et des instituts de recherche (article 12.1) sont nommés parmi les juges. La Conférence panukrainienne des procureurs désigne deux membres du [Conseil supérieur de la magistrature], dont un est issu des rangs des juges (article 13.1).

29. Néanmoins, la composition du [Conseil supérieur de la magistrature] d’Ukraine ne correspond pas aux normes européennes parce que sur vingt membres, trois seulement sont élus par leurs pairs. Les dispositions finales reconnaissent en effet que l’élément judiciaire du [Conseil supérieur de la magistrature] devrait être plus important, mais la solution choisie consiste à demander au Parlement, au Président, aux établissements d’enseignement et aux procureurs d’élire ou de nommer les juges. (...) Dans l’actuelle composition, un juge est un membre d’office (le président de la Cour suprême) et certains des membres nommés par le Président et le Parlement sont des juges de facto ou d’anciens juges, mais il n’y a aucune condition légale pour que cela soit le cas jusqu’à ce que les mandats des membres actuels prennent fin. Comme le ministre de la Justice et le Procureur général, cinquante pour cent des membres appartiennent aux pouvoirs exécutif ou législatif. On ne peut donc pas dire que le [Conseil supérieur de la magistrature] est composé d’une majorité de juges. Dans des démocraties plus anciennes, il peut arriver que le pouvoir exécutif exerce une influence décisive et, dans certains pays, de tels systèmes peuvent être acceptables dans la pratique. Les autorités ukrainiennes elles-mêmes, au cours des réunions de Kiev, ont indiqué que l’Ukraine était une démocratie en transition qui utilisait volontiers l’expérience d’autres pays. Comme il a été déclaré dans un précédent avis : « En revanche, les nouvelles démocraties n’ont pas encore eu la possibilité de développer de telles traditions, qui peuvent empêcher les abus. En conséquence, au moins dans ces pays, des dispositions constitutionnelles et juridiques explicites sont nécessaires en tant que garantie pour empêcher les abus politiques dans la nomination des juges. »

30. La composition actuelle du [Conseil supérieur de la magistrature] traduit peut‑être un jeu de compromis entre l’influence des majorités parlementaires et la pression de l’exécutif, mais cela ne règle pas pour autant la question de sa déficience structurelle. Cet organe peut faire l’objet d’une tentative de sujétion par le pouvoir politique et ne présente pas suffisamment de garanties quant à sa capacité à préserver les valeurs et les principes fondamentaux de la justice. Sa composition étant définie dans la Constitution, il conviendrait d’élaborer un amendement constitutionnel. Le fait que le Procureur général soit un membre d’office est particulièrement préoccupant car sa présence peut avoir un effet dissuasif sur les juges et être perçue comme une menace potentielle. Le Procureur général est partie à de nombreuses affaires dont les juges sont saisis, et sa présence dans un organe concerné par la nomination, la discipline et la révocation des juges est un facteur de risque. En effet, les juges peuvent manquer d’impartialité dans ces affaires ou le Procureur peut manquer d’impartialité envers les juges dont il désapprouve les décisions. En conséquence, la composition du [Conseil supérieur de la magistrature] d’Ukraine ne correspond pas aux normes européennes. Or la modifier exige un amendement à la Constitution, ce qui semble difficile. La loi doit donc inclure, pour contrebalancer la composition déficiente du [Conseil supérieur de la magistrature], une réglementation plus rigoureuse des incompatibilités. Compte tenu des pouvoirs qui lui sont conférés, le [Conseil supérieur de la magistrature] doit être un organe à temps plein et les membres élus, contrairement aux membres d’office, ne devraient pas exercer d’autres activités publiques ou privées tant qu’ils siègent au [Conseil supérieur de la magistrature]. (...)

42. (...) Sachant que le ministre de la Justice et le Procureur général d’Ukraine sont membres d’office du [Conseil supérieur de la magistrature] (article 131 de la Constitution) et que la Constitution ukrainienne ne garantit pas que le [Conseil supérieur de la magistrature] sera composé d’une majorité ou d’un nombre important de juges élus par leurs pairs, le fait que des membres de l’exécutif puisse[nt] soumettre des propositions de révocation pourrait affaiblir l’indépendance des juges (...) Quoi qu’il en soit, le membre du [Conseil supérieur de la magistrature] qui a soumis la proposition ne devrait pas être autorisé à prendre part à la décision de révoquer le juge concerné, car cela serait contraire à la garantie d’impartialité (...)

45. (...) La précision et la prévisibilité des motifs de la responsabilité disciplinaire sont souhaitables pour la sécurité juridique et notamment pour garantir l’indépendance des juges ; il faudrait donc s’efforcer d’éviter les motifs vagues et les définitions larges. Cependant, la nouvelle définition comprend des concepts très généraux, notamment « commettre des actions qui déshonorent une fonction judiciaire ou pourraient mettre en doute l’impartialité, l’objectivité, l’indépendance [du juge ou] l’intégrité et l’incorruptibilité du système judiciaire » et « la violation des principes éthiques et moraux du comportement humain ». Ces généralités sont particulièrement dangereuses parce que les termes sont vagues et qu’il est possible de les utiliser comme arme politique contre les juges (...) Les motifs de la responsabilité disciplinaire sont donc définis d’une manière trop vague et une réglementation plus précise est nécessaire pour garantir l’indépendance judiciaire.

46. Enfin, l’article 32, dans son dernier paragraphe, exige que toute décision concernant la soumission au [Conseil supérieur de la magistrature] d’une proposition de révocation d’un juge soit adoptée à une majorité simple et non à une majorité des deux tiers. À la lumière de la composition défaillante du [Conseil supérieur de la magistrature], ce point est regrettable et pourrait menacer l’indépendance des juges (...)

51. Enfin, la composition de la (...) très influente « cinquième chambre » de la [Cour administrative supérieure] devrait être précisément déterminée par la loi afin d’être conforme aux exigences découlant du droit fondamental d’accès à un tribunal préétabli par la loi (...) »

C. Le rapport établi par Thomas Hammarberg, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, à l’issue de sa visite en Ukraine (19-26 novembre 2011) (CommDH(2012)10, 23 février 2012)

80. Les extraits pertinents de ce rapport sont ainsi libellés (traduction du greffe) :

« II. Questions relatives à l’indépendance et à l’impartialité des juges

L’indépendance du système judiciaire – qui implique aussi celle de chaque juge individuellement – doit être protégée en droit et en fait. Le Commissaire note avec préoccupation que, selon la perception du public en Ukraine, les juges ne sont pas protégés des pressions extérieures, y compris politiques. Il est nécessaire de prendre des mesures nettes sur plusieurs fronts pour supprimer les facteurs qui rendent les juges vulnérables et affaiblissent leur indépendance. Les autorités devraient examiner soigneusement toute allégation d’ingérence ou d’influence politiques indues dans l’activité des institutions judiciaires et assurer l’existence de recours effectifs.

Le Commissaire appelle les autorités ukrainiennes à appliquer pleinement les recommandations de la Commission de Venise relatives à la nécessité de rationaliser et de clarifier les procédures et les critères relatifs à la nomination et à la révocation des juges ainsi que l’application de mesures disciplinaires. Il est essentiel de mettre en place des garanties permettant d’assurer l’équité et d’éliminer le risque de politisation des procédures disciplinaires. Dans le processus de nomination des juges, les qualifications et le mérite de chaque candidat devraient être décisifs.

La composition actuelle du Conseil supérieur de la magistrature ne correspond pas aux normes internationales et elle devrait être changée, ce qui nécessitera une modification de la Constitution (...)

20. En novembre 2011, le Procureur général adjoint Myhailo Havryliuk, qui est membre du Conseil supérieur de la magistrature, a annoncé que des procédures disciplinaires avaient été engagées contre des membres de la chambre pénale de la Cour suprême au motif qu’ils auraient violé leur serment. Le Commissaire a reçu des allégations selon lesquelles ces mesures correspondaient à une pression exercée par l’exécutif sur cette institution judiciaire afin d’influer sur l’issue de l’élection du prochain président de la Cour suprême (...)

35. La Constitution et la loi sur le système judiciaire et le statut des juges prévoient que les juges sont révoqués par l’organe qui les a élus ou nommés, sur motion du Conseil supérieur de la magistrature. Plusieurs des interlocuteurs du Commissaire ont souligné que, eu égard à la composition actuelle du Conseil supérieur de la magistrature, le risque qu’une telle décision puisse avoir pour origine des considérations politiques ou d’ordre politique était très élevé. Ces considérations peuvent aussi jouer un rôle dans la décision du Parlement de révoquer un juge élu à vie. Dès lors, des garanties supplémentaires devraient être mises en place tant dans la loi que dans la pratique en vue de protéger l’indépendance des juges.

36. Il y a dans la Constitution et dans la loi sur le système judiciaire et le statut des juges des garanties contre les pressions indues ; pour autant, ces dispositions devraient être encore renforcées tant dans la loi qu’en pratique (...)

42. Le Commissaire est particulièrement préoccupé par les allégations faisant état de l’exercice d’une forte influence sur les juges par les autorités de poursuite et l’exécutif au moyen de leur représentation au Conseil supérieur de la magistrature. En particulier, le Commissaire a été informé qu’en certaines occasions des procédures disciplinaires avaient été ouvertes contre des juges à l’initiative de membres du Conseil supérieur de la magistrature représentant le parquet en raison de la substance d’une décision de justice, pour rupture alléguée de serment, dans des cas où les juges en question n’auraient pas appuyé la position de l’accusation (voir aussi le paragraphe 20 ci-dessus). Dans ce contexte, le Commissaire voudrait rappeler que les juges ne devraient pas avoir de raisons de craindre de faire l’objet d’une révocation ou d’une procédure disciplinaire du fait des décisions qu’ils prennent (...)

Conclusions et recommandations

46. Le Commissaire souligne qu’un système de nomination des juges doit être pleinement protégé des influences politiques ou partisanes indues. Les décisions des juges ne devraient pas pouvoir faire l’objet d’une révision autrement que dans le cadre de la procédure d’appel ordinaire. La prise de mesures disciplinaires contre les juges devrait être encadrée par des règles et des procédures précises, gérée au sein du système judiciaire et protégée de toute influence indue d’origine politique ou autre.

47. Le Commissaire n’est pas en mesure de se prononcer sur la véracité des allégations selon lesquelles il serait exercé des pressions sur les juges de la Cour suprême (voir le paragraphe 20 ci-dessus), mais il note néanmoins que la situation donne motif à de graves préoccupations. Les autorités ukrainiennes devraient examiner toute allégation d’ingérence dans l’activité des institutions judiciaires et agir en conséquence. Les agents des autres branches du gouvernement devraient s’abstenir de toute action ou déclaration pouvant être considérée comme un moyen de faire pression sur l’activité des institutions judiciaires ou faire peser un doute sur la capacité de ces institutions à exercer effectivement leur mission. Les juges ne devraient pas avoir de raison de craindre de faire l’objet d’une révocation ou d’une procédure disciplinaire du fait des décisions qu’ils prennent. De plus, il faudrait saisir l’occasion qu’offre la réforme menée actuellement pour affirmer plus fermement l’indépendance de l’ordre judiciaire à l’égard de l’exécutif. (...) »

IV. DROIT COMPARÉ

81. L’Institut Max-Planck de droit public comparé et de droit international (Max-Planck-Institut für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht) a achevé en 2012 un rapport de recherche de droit comparé intitulé « Judicial Independence in Transition »[5] (l’indépendance judiciaire en transition).

82. Ce rapport porte, entre autres questions, sur les procédures disciplinaires dont les juges peuvent faire l’objet dans différents ordres juridiques. Il indique qu’il n’y a pas d’approche uniforme de l’organisation du système de discipline judiciaire au sein des pays européens. On peut toutefois observer que, dans bien des pays d’Europe, les motifs de responsabilité disciplinaire des juges sont définis en termes plutôt généraux (par exemple, négligence lourde ou répétée des fonctions officielles laissant à penser que le juge n’est manifestement pas apte à assumer ses fonctions (Suède)). En Italie, qui fait exception, la loi prévoit une liste exhaustive de trente-sept fautes disciplinaires différentes concernant le comportement des juges tant dans l’exercice de leurs fonctions qu’en dehors de leur vie professionnelle. Les sanctions dont est passible un juge ayant commis une faute disciplinaire peuvent comprendre : avertissement, blâme, mutation, rétrogradation, gel de promotion, amende, réduction de traitement, suspension temporaire de fonctions, révocation avec ou sans indemnités. La révocation étant la sanction la plus sévère, elle est généralement ordonnée par un tribunal ; dans certains ordres juridiques, elle peut aussi être ordonnée par une autre institution telle qu’une commission disciplinaire spécialisée du Conseil supérieur de la magistrature, mais, en règle générale, elle est susceptible de recours devant un tribunal. Sauf en Suisse, le Parlement ne participe pas à la procédure ; le système suisse est toutefois fondamentalement différent en raison de la durée limitée du mandat des juges.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

83. Sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant formule les griefs suivants : i. son affaire n’aurait pas été examinée par « un tribunal indépendant et impartial » ; ii. la procédure devant le Conseil supérieur de la magistrature aurait été inéquitable en ce qu’elle n’aurait pas été menée conformément aux règles procédurales prévues par le chapitre 4 de la loi de 1998, qui posait en la matière plusieurs garanties importantes, parmi lesquelles des délais de prescription pour l’imposition de sanctions disciplinaires ; iii. lorsque le Parlement a adopté la décision de le révoquer en séance plénière, il y aurait eu des irrégularités dans l’utilisation du système de vote électronique ; iv. la cause n’aurait pas été entendue par un « tribunal établi par la loi » ; v. les décisions rendues dans l’affaire auraient été prises en l’absence d’appréciation adéquate des éléments et il n’aurait pas été répondu à des arguments importants avancés par la défense ; vi. l’absence de compétence suffisante de la Cour administrative supérieure pour examiner les décisions adoptées par le Conseil supérieur de la magistrature aurait emporté violation du droit à un tribunal ; et vii. le principe de l’égalité des armes n’aurait pas été respecté.

84. En ses parties pertinentes, l’article 6 § 1 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »

A. Sur la recevabilité

85. La recevabilité des griefs exposés ci-dessus ne fait pas controverse entre les parties.

86. Bien que le Gouvernement admette que l’article 6 § 1 de la Convention est applicable à la présente affaire, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner ce point en détail.

1. Sur l’application du volet civil de l’article 6 § 1

87. La Cour note que les conflits du travail entre les fonctionnaires et l’État peuvent échapper au volet civil de l’article 6 à condition que deux conditions cumulatives soient réunies. D’une part, l’État doit avoir expressément exclu de son droit national l’accès aux tribunaux pour le poste ou la catégorie d’agent en question. D’autre part, l’exclusion doit être justifiée par des motifs objectifs tenant à l’intérêt de l’État (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007-II).

88. En ce qui concerne la première condition, rien n’interdit à la Cour de qualifier de « tribunal » un organe national particulier ne relevant pas de l’ordre judiciaire aux fins de l’application du test exposé dans l’arrêt Vilho Eskelinen. Ainsi, un organe administratif ou parlementaire peut être considéré comme un « tribunal » au sens substantif du terme, ce qui rend l’article 6 applicable aux litiges des fonctionnaires qu’il examine (Argyrou et autres c. Grèce, no 10468/04, § 24, 15 janvier 2009, et Savino et autres c. Italie, nos 17214/05, 20329/05 et 42113/04, §§ 72-75, 28 avril 2009). La conclusion relative à l’applicabilité de l’article 6 est toutefois sans préjudice de la question de savoir comment les garanties procédurales ont été respectées dans pareille procédure (ibidem, § 72).

89. En l’espèce, l’affaire du requérant a été examinée par le Conseil supérieur de la magistrature, qui a tranché toutes les questions de fait et de droit après avoir tenu audience et apprécié les éléments dont il était saisi. À l’issue de cet examen, deux motions tendant à la révocation de l’intéressé ont été adressées au Parlement. À leur réception par le Parlement, ces motions ont été examinées par la commission parlementaire des affaires judiciaires, qui, à l’époque, bénéficiait d’une certaine latitude pour apprécier les conclusions du Conseil supérieur de la magistrature, car elle était habilitée à procéder à ses propres délibérations et, si elle l’estimait nécessaire, à mener des investigations supplémentaires, ce qui pouvait aboutir à une recommandation soit de révoquer le juge soit de ne pas le révoquer (voir les articles 19 à 21 de la loi de 2004 sur les juges (élection et révocation)). Par la suite, une décision de révocation du requérant a été adoptée par le Parlement en séance plénière sur la base des conclusions du Conseil supérieur de la magistrature et de la recommandation de la commission parlementaire (voir l’article 23 de la même loi). Enfin, les décisions du Conseil supérieur de la magistrature et du Parlement ont été examinées par la Cour administrative supérieure.

90. Il apparaît donc que dans la détermination de l’affaire du requérant et l’adoption d’une décision contraignante, le Conseil supérieur de la magistrature, la commission parlementaire et le Parlement siégeant en séance plénière ont, ensemble, exercé une fonction judiciaire (Savino et autres, précité, § 74). La décision contraignante de révocation du requérant a ensuite été contrôlée par la Cour administrative supérieure, juridiction ordinaire de l’ordre judiciaire interne.

91. Au vu de ce qui précède, on ne peut conclure que le droit national ait « expressément exclu l’accès à un tribunal » pour le grief du requérant. La première condition du test Vilho Eskelinen n’est donc pas remplie et, partant, l’article 6 trouve à s’appliquer dans son volet civil (comparer Olujić c. Croatie, no 22330/05, §§ 31-45, 5 février 2009).

2. Sur l’application du volet pénal de l’article 6 § 1

92. Les deux aspects, civil et pénal, de l’article 6 ne sont pas nécessairement exclusifs l’un de l’autre (Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 30, série A no 58). Il y a donc lieu de déterminer si l’article 6 de la Convention trouve aussi à s’appliquer dans son volet pénal.

93. À la lumière des critères exposés dans l’arrêt Engel et autres c. Pays-Bas (8 juin 1976, §§ 82-83, série A no 22), il se pose certaines questions quant à la sévérité de la sanction imposée au requérant. La procédure de « lustration » polonaise présente certes des points communs avec la procédure dont se plaint le requérant en l’espèce, en ce qu’elle est aussi susceptible d’aboutir à une révocation, mais la Cour a observé dans un cas de ce type que les dispositions pertinentes de la législation polonaise ne touchaient pas « un petit groupe d’individus dotés d’un statut particulier, à l’instar, par exemple, des mesures disciplinaires », mais visaient au contraire un grand nombre de citoyens, la procédure résultant en une interdiction d’emploi dans un grand nombre de postes publics sans que la liste exhaustive de ces postes ne soit énoncée dans le droit interne (Matyjek c. Pologne (déc.), no 38184/03, §§ 53 et 54, CEDH 2006-VII). Cette affaire était donc différente de la présente affaire, où le requérant, qui avait un statut spécial, a été sanctionné pour un manquement aux règles de sa profession – c’est-à-dire pour une faute relevant nettement du domaine disciplinaire. La sanction qui lui a été imposée était une mesure disciplinaire classique pour faute professionnelle et, au regard du droit interne, elle se distinguait des sanctions de droit pénal encourues par les juges adoptant sciemment une mauvaise décision (voir l’article 375 du code pénal ci‑dessus). Il y a lieu de noter également que la révocation du requérant de son poste de juge ne l’empêchait pas formellement de pratiquer le droit en une autre qualité.

94. De plus, la Cour a conclu que la mise à la retraite anticipée de membres des forces armées ne pouvait être considérée comme une sanction pénale aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention (Tepeli et autres c. Turquie (déc.), no 31876/96, 11 septembre 2001, et Suküt c. Turquie (déc.), no 59773/00, 11 septembre 2007). Elle a dit aussi expressément que les procédures relatives au renvoi d’un huissier motivé par la commission de nombreux délits « n’impliquaient pas une décision sur une accusation en matière pénale » (Bayer c. Allemagne, no 8453/04, § 37, 16 juillet 2009).

95. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que les faits de la présente espèce ne font pas apparaître de motif de conclure que la procédure relative à la révocation du requérant concernait une décision sur une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention. Partant, cet article ne trouve pas à s’appliquer dans son volet pénal.

3. Sur les autres questions de recevabilité

96. Constatant par ailleurs que les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention exposés ci-dessus ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Sur le respect du principe de l’examen de la cause par un « tribunal indépendant et impartial »

a) Thèse du requérant

97. Le requérant se plaint que son affaire n’ait pas été examinée par un « tribunal indépendant et impartial ». Il estime en particulier que le Conseil supérieur de la magistrature ne répondait pas à cette description compte tenu de sa composition, de la subordination de ses membres à d’autres organes de l’État et du parti pris personnel de certains d’entre eux dans l’affaire en cause. Il soutient en particulier que S.K., V.K. et R.K. ne pouvaient être impartiaux lorsqu’ils ont statué sur son affaire. La procédure n’aurait pas non plus répondu aux exigences de l’indépendance et de l’impartialité dans ses stades ultérieurs, y compris devant la Cour administrative supérieure, laquelle aurait manqué d’une part à assurer les garanties nécessaires et, d’autre part, à réexaminer dûment l’affaire.

98. Le requérant estime en outre que l’examen de son affaire par la Cour administrative supérieure ne peut être considéré comme suffisant pour compenser les défauts de la procédure aux stades antérieurs. En particulier, la Cour administrative supérieure n’aurait pas été habilitée à annuler les décisions relatives à sa révocation et, en l’absence de toute règle en la matière, on n’aurait pas bien su quelles conséquences procédurales aurait eu le fait de déclarer ces décisions irrégulières. De plus, la manière dont la Cour administrative supérieure a examiné l’affaire indiquerait qu’il n’existait pas de réponse adéquate aux arguments pertinents et importants du requérant ni aux thèses qu’il développait quant à l’absence de base factuelle pour sa révocation, au parti pris personnel de membres du Conseil supérieur de la magistrature et aux irrégularités dans la procédure de vote au Parlement.

b) Thèse du Gouvernement

99. Le Gouvernement arguë que le droit interne offrait des garanties suffisantes de l’indépendance et de l’impartialité du Conseil supérieur de la magistrature. Il ajoute que rien ne permettait de dire que l’un ou l’autre des membres du conseil qui ont tranché l’affaire du requérant soient de parti pris. En particulier, les déclarations faites aux médias par S.K. et citées par le requérant auraient en réalité été prononcées plus de six mois avant les faits examinés en l’espèce. Il n’y aurait donc pas de lien de cause à effet entre ces déclarations et la révocation du requérant. Il n’existerait pas non plus d’arguments crédibles à l’appui de la thèse selon laquelle R. K et V.K. auraient été de parti pris. En toute hypothèse, la décision du Conseil supérieur de la magistrature ayant été prise à la majorité des voix, le parti pris allégué de certains de ses membres n’aurait pu porter véritablement atteinte à son impartialité en tant qu’organe.

100. Le Gouvernement admet par ailleurs qu’il y a eu un certain chevauchement dans la composition du Conseil supérieur de la magistrature et dans celle de la commission parlementaire lorsque ces organes ont examiné l’affaire du requérant après qu’elle eut été transmise au Parlement. Il fait valoir toutefois que la commission était un organe collégial qui a pris sa décision par un vote à la majorité, et que cette décision n’était pas contraignante pour le Parlement.

101. Quant à la Cour administrative supérieure, il estime qu’il n’y a pas de raison de douter de son indépendance et de son impartialité.

102. De plus, il considère que l’examen qu’elle a fait de l’affaire a été suffisant pour remédier à tout défaut d’équité allégué aux stades antérieurs de la procédure. Il estime à cet égard que la compétence de la Cour administrative supérieure pour déclarer irrégulières les décisions du Conseil supérieur de la magistrature et du Parlement relatives à la révocation d’un juge était suffisante, étant donné que pareil constat aurait impliqué que le juge devait être réputé n’avoir jamais été révoqué. À l’appui de son argumentation, le Gouvernement fournit des exemples de pratique judiciaire interne dans lesquels les juges ont contesté avec succès des décisions prononçant leur révocation puis engagé une action en justice aux fins de leur réintégration. Dans ce contexte, il soutient que la Cour administrative supérieure a dûment examiné l’affaire du requérant et qu’elle a répondu de manière satisfaisante à tous les arguments pertinents avancés par l’intéressé. En particulier, elle aurait répondu de manière appropriée à l’allégation de violation de la procédure de vote au Parlement ainsi qu’à l’argument relatif à une violation de l’exigence d’indépendance et d’impartialité aux stades antérieurs de la procédure.

c) Appréciation de la Cour

103. Pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l’article 6 § 1, il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (Findlay c. Royaume-Uni, 25 février 1997, § 73, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, et Brudnicka et autres c. Pologne, no 54723/00, § 38, CEDH 2005-II). La Cour rappelle le rôle croissant de la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire dans sa jurisprudence (Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 78, CEDH 2002-IV). Cela étant, ni l’article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n’oblige les États à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique concernant les limites admissibles à l’interaction entre l’un et l’autre (Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98, 39651/98, 43147/98 et 46664/99, § 193, CEDH 2003-VI).

104. L’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris. Selon la jurisprudence constante de la Cour, aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité doit s’apprécier selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement de tel juge, c’est-à-dire du point de savoir si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé personnel dans tel cas, et aussi selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, entre autres, Fey c. Autriche, 24 février 1993, §§ 27, 28 et 30, série A no 255-A, et Wettstein c. Suisse, no 33958/96, § 42, CEDH 2000‑XII).

105. La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective) mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 119, CEDH 2005‑XIII). Ainsi, dans des cas où il peut être difficile de fournir des preuves permettant de réfuter la présomption d’impartialité subjective du juge, la condition d’impartialité objective fournit une garantie importante de plus (Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 32, Recueil 1996-III).

106. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 26, série A no 86).

107. Enfin, les concepts d’indépendance et d’impartialité objective sont étroitement liés et, selon les circonstances, peuvent appeler un examen conjoint (Sacilor-Lormines c. France, no 65411/01, § 62, CEDH 2006‑XIII). Eu égard aux faits de la présente affaire, la Cour juge qu’il y a lieu d’examiner conjointement les questions de l’indépendance et de l’impartialité.

108. La Cour a noté (paragraphes 89 et 90 ci-dessus) que le Conseil supérieur de la magistrature et le Parlement avaient, pour l’un, statué sur l’affaire concernant le requérant et, pour l’autre, adopté une décision contraignante. La Cour administrative supérieure a ensuite réexaminé les conclusions et les décisions de ces organes. La Cour doit d’abord examiner le point de savoir si les principes du tribunal indépendant et impartial ont été respectés au stade de la détermination de l’affaire du requérant et de la production d’une décision contraignante.

i. Sur l’indépendance et l’impartialité des organes qui ont statué sur l’affaire du requérant

α) Le Conseil supérieur de la magistrature

109. La Cour a déjà dit que la présence parmi les membres d’un tribunal de magistrats occupant au moins la moitié des sièges, dont celui de président avec voix prépondérante, donne un gage certain d’impartialité (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 58, série A no 43). Il y a lieu de noter qu’en ce qui concerne les procédures disciplinaires dirigées contre des juges, la nécessité qu’un nombre important des membres de l’organe disciplinaire soient eux-mêmes juges est reconnue dans la Charte européenne sur le statut des juges (paragraphe 78 ci-dessus).

110. La Cour note que, en vertu tant de l’article 131 de la Constitution que de la loi de 1998, le Conseil supérieur de la magistrature est composé de vingt membres, nommés par différents organes. Cependant, il faut souligner ici que trois de ces membres sont nommés directement par le Président de l’Ukraine, trois autres par le Parlement ukrainien, et deux autres par la Conférence panukrainienne des procureurs. De plus, le ministre de la Justice et le Procureur général sont membres de droit du Conseil supérieur de la magistrature. Il s’ensuit que l’effet des principes régissant la composition de ce conseil, posés dans la Constitution et développés dans la loi de 1998, a été qu’il était constitué en grande majorité de membres non judiciaires nommés directement par les autorités exécutives et législatives.

111. En conséquence, parmi les seize membres du Conseil supérieur de la magistrature présents à l’audience où a été tranchée l’affaire du requérant, trois seulement étaient des juges. Les juges formaient donc une petite minorité des membres de la formation qui a examiné l’affaire (paragraphe 24 ci-dessus).

112. Ce n’est que dans le cadre des modifications du 7 juillet 2010 qu’ont été introduites dans la loi de 1998 des dispositions imposant que dix membres du Conseil supérieur de la magistrature soient nommés parmi les membres du corps judiciaire. Ces modifications n’ont donc eu aucune incidence sur l’affaire du requérant. Elles sont d’ailleurs insuffisantes, car les organes qui nomment les membres du Conseil supérieur de la magistrature demeurent les mêmes, seuls trois juges étant élus par leurs pairs. Compte tenu de l’importance qu’il y a à réduire l’influence des organes politiques de gouvernement sur la composition du Conseil supérieur de la magistrature et de la nécessité d’assurer le niveau requis d’indépendance judiciaire, la manière dont les juges sont nommés dans cet organe disciplinaire est pertinente aussi du point de vue de l’autogouvernance judiciaire. Comme l’a observé la Commission de Venise, la modification des procédures n’a pas résolu la question, étant donné que les nominations elles-mêmes demeurent faites par les mêmes autorités et non par le corps judiciaire (paragraphes 28 et 29 de l’avis de la commission de Venise cité au paragraphe 79 ci-dessus).

113. La Cour note encore qu’en vertu de l’article 19 de la loi de 1998, seuls quatre des membres du Conseil supérieur de la magistrature y travaillent à temps plein. Les autres continuent de travailler et de recevoir un salaire hors de cet organe, ce qui implique inévitablement une dépendance matérielle, hiérarchique et administrative de leur part à l’égard de leurs employeurs principaux et met en péril leur indépendance et leur impartialité. En particulier, dans le cas du ministre de la Justice et du Procureur général, qui sont de par leurs fonctions membres de droit du Conseil supérieur de la magistrature, la perte de leur emploi principal implique leur démission du conseil.

114. La Cour rappelle l’avis de la Commission de Venise selon lequel le fait que le Procureur général soit membre de droit du Conseil supérieur de la magistrature est source de préoccupations supplémentaires, en ce qu’il peut avoir un effet dissuasif sur les juges et être perçu comme une menace potentielle. Le procureur général se trouve au sommet de la hiérarchie du parquet et supervise tous les procureurs. De par leur rôle fonctionnel, les procureurs peuvent participer à de nombreuses affaires que les juges doivent trancher. La présence du procureur général dans un organe intervenant dans la nomination, la sanction et la révocation des juges crée un risque que ceux-ci n’agissent pas de manière impartiale dans ces affaires ou que le procureur général n’agisse pas de manière impartiale envers les juges dont il désapprouve les décisions (voir le paragraphe 30 de l’avis de la Commission de Venise, cité au paragraphe 79 ci-dessus). Il en va de même en ce qui concerne les membres du conseil nommés par la Conférence panukrainienne des procureurs sur la base de quotas. Les préoccupations exprimées par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe illustrent bien cette situation (voir le paragraphe 42 du rapport, cité au paragraphe 80 ci‑dessus).

115. La Cour observe en outre que les membres du Conseil supérieur de la magistrature qui ont mené les investigations préliminaires dans l’affaire du requérant et qui ont demandé sa révocation (R.K. et V.K.) ont ensuite participé à la prise des décisions aboutissant à sa révocation, et que l’un d’eux (V.K.) a été nommé président du Conseil supérieur de la magistrature et a présidé l’audience sur le cas du requérant. Le rôle de ces membres dans l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre le requérant, à partir de l’issue de leurs propres investigations préliminaires, fait peser un doute objectif sur leur impartialité lorsqu’ils ont statué sur l’affaire (comparer Werner c. Pologne, no 26760/95, §§ 43 et 44, 15 novembre 2001).

116. La thèse du requérant selon laquelle certains membres du Conseil supérieur de la magistrature auraient été de parti pris doit aussi être examinée au regard de la conduite du président de la commission parlementaire des affaires judiciaires (S.K.), qui était également membre du Conseil supérieur de la magistrature. Premièrement, son rôle dans le refus[6] de permettre au requérant de prêter serment en tant que membre du Conseil supérieur de la magistrature ne doit pas être sous-estimé. Deuxièmement, son opinion publiée dans la gazette officielle du parlement le 14 juin 2007 donne à penser qu’il désapprouvait fortement la décision interlocutoire du tribunal dans l’affaire relative à l’irrégularité de la résolution parlementaire prévoyant une procédure temporaire de nomination des présidents et des présidents adjoints des juridictions locales. Même si S.K. n’a pas directement critiqué le requérant, il est évident qu’il désapprouvait ses actions – le requérant était demandeur dans cette affaire. La Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel cette déclaration publique avait été faite bien plus tôt, avant l’ouverture de la procédure disciplinaire. La période qui s’est écoulée entre ces deux événements étant, selon le Gouvernement, de six mois environ, elle ne peut être considérée comme suffisamment longue pour écarter tout lien de causalité à cet égard.

117. Dès lors, les faits de la présente affaire font apparaître un certain nombre de problèmes sérieux concernant à la fois des déficiences structurelles dans la procédure menée devant le Conseil supérieur de la magistrature et une apparence de parti pris de la part de certains des membres de ce conseil qui ont statué sur l’affaire du requérant. La Cour conclut donc que cette procédure n’était pas compatible avec les principes d’indépendance et d’impartialité garantis par l’article 6 § 1 de la Convention.

β) « Indépendance et impartialité » au stade parlementaire

118. L’examen subséquent de l’affaire par le Parlement, l’organe législatif, n’a pas levé les défauts structurels d’« indépendance et [d’]impartialité » mais bien plutôt contribué à la politisation de la procédure et à l’aggravation de son incompatibilité avec le principe de séparation des pouvoirs.

– Commission parlementaire

119. En ce qui concerne la procédure devant la commission parlementaire, la Cour observe que le président de la commission (S.K.) ainsi que l’un de ses membres étaient aussi membres du Conseil supérieur de la magistrature et ont participé à la prise de décisions sur le cas du requérant au sein de ces deux organes. Ils risquaient donc de ne pas agir de manière impartiale lorsqu’ils ont examiné les conclusions du Conseil supérieur de la magistrature (voir, mutatis mutandis, Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, §§ 50-52, série A no 204). Cela mis à part, les considérations exposées par la Cour au paragraphe 116 ci-dessus relativement au défaut d’impartialité personnelle valent également pour ce stade de la procédure. De plus, il faut tenir dûment compte du fait que ce sont S.K. et deux membres de la commission parlementaire qui ont demandé au Conseil supérieur de la magistrature d’ouvrir des investigations préliminaires sur une éventuelle faute du requérant.

120. Cela étant, les membres du Conseil supérieur de la magistrature ne pouvaient se déporter, car la loi de 2004 sur les juges (élection et révocation) ne prévoyait pas cette possibilité, ce qui révèle l’absence de garanties appropriées de la conformité des procédures avec le critère d’impartialité objective (voir, mutatis mutandis, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, §§ 99 et 100, CEDH 2009).

– Séance plénière du Parlement

121. À la séance plénière du Parlement, l’affaire a été présentée aux parlementaires par S.K. et V.K. (paragraphe 27 ci-dessus). Cependant, ce processus consistait essentiellement en un simple échange d’opinions générales reposant sur les conclusions du Conseil supérieur de la magistrature et de la commission parlementaire. À ce stade, l’examen de l’affaire se limitait à l’adoption d’une décision contraignante à partir des conclusions auxquelles étaient précédemment parvenus le Conseil supérieur de la magistrature et la commission parlementaire.

122. Dans l’ensemble, il ressort des faits de la cause que les débats en séance plénière n’étaient pas le lieu approprié pour examiner des questions de fait et de droit, apprécier les éléments de preuve et procéder à une qualification juridique des faits. Le Gouvernement n’a pas suffisamment expliqué le rôle des politiciens siégeant au Parlement, qui n’étaient pas tenus d’avoir la moindre expérience juridique ou judiciaire de l’examen de questions complexes de fait et de droit dans une procédure disciplinaire individuelle, et il n’a pas démontré que ce rôle était compatible avec l’indépendance et l’impartialité requises en vertu de l’article 6 de la Convention.

ii. Sur la question de savoir si la Cour administrative supérieure a remédié aux problèmes d’« indépendance » et d’«impartialité »

123. En vertu de la jurisprudence de la Cour, lorsqu’un organe juridictionnel chargé d’examiner des contestations portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas toutes les exigences de l’article 6 § 1, il ne saurait y avoir violation de la Convention si la procédure devant cet organe a fait l’objet du « contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article » (Albert et Le Compte, précité, § 29, et Tsfayo c. Royaume-Uni, no 60860/00, § 42, 14 novembre 2006). Pour déterminer si la juridiction de deuxième instance avait la plénitude de juridiction conformément à l’article 6 et si elle a procédé à un contrôle suffisant pour remédier au défaut d’indépendance en première instance, il échet de considérer des questions telles que l’objet de la décision attaquée, la méthode suivie pour parvenir à cette décision et la teneur du litige, y compris les moyens d’appel, tant souhaités que réels (Bryan c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, §§ 44-47, série A no 335‑A, et Tsfayo, précité, § 43).

α) « Contrôle suffisant »

124. La Cour n’est pas convaincue que la Cour administrative supérieure ait procédé à un contrôle suffisant de l’affaire du requérant, et ce pour les raisons exposées ci-dessous.

125. Premièrement, la question se pose de savoir si la Cour administrative supérieure pouvait procéder à un contrôle effectif des décisions du Conseil supérieur de la magistrature et du Parlement, compte tenu du fait qu’elle était compétente pour déclarer ces décisions irrégulières mais non pour les annuler et prendre les mesures qu’elle eût estimé nécessaires en pareil cas. Même s’il ne découle généralement pas de conséquences juridiques du fait qu’une décision soit déclarée irrégulière, la Cour considère que l’impossibilité pour la Cour administrative supérieure d’annuler formellement les décisions litigieuses et l’absence de règles quant à la suite de la procédure disciplinaire donnent lieu à un certain degré d’incertitude quant aux conséquences juridiques réelles de pareilles déclarations judiciaires.

126. On peut dire que la pratique judiciaire développée dans ce domaine est révélatrice. Le Gouvernement a certes communiqué des copies de décisions de justice rendues par les juridictions internes dans deux affaires, mais ces exemples montrent qu’après que la Cour administrative supérieure a déclaré irrégulière la révocation des juges concernés, les intéressés ont dû engager une procédure distincte pour être réintégrés. Ils ne montrent pas comment une procédure disciplinaire doit se dérouler (en particulier, quelles sont les mesures que les autorités concernées doivent prendre après que la décision litigieuse a été déclarée irrégulière, et dans quels délais) mais permettent simplement de conclure qu’il ne peut y avoir de réintégration automatique au poste de juge sur la seule base de la décision déclaratoire de la Cour administrative supérieure. Ils indiquent donc en fait que les conséquences juridiques découlant du contrôle fait par cette cour de ces questions sont limitées, et ne font que renforcer les doutes de la Cour quant à sa capacité de régler la question de manière effective et de procéder à un contrôle suffisant de l’affaire.

127. Deuxièmement, il ressort de la manière dont la Cour administrative supérieure est parvenue à sa décision dans l’affaire du requérant ainsi que de l’objet du litige qu’elle n’a pas dûment examiné d’importants arguments avancés par l’intéressé. En particulier, la Cour estime qu’elle n’a pas examiné avec la diligence requise l’allégation du requérant relative à un défaut d’impartialité des membres du Conseil supérieur de la magistrature et de la commission parlementaire. Les arguments avancés à cet égard par le Gouvernement ne sont pas convaincants.

128. De plus, alors même qu’elle était compétente pour le faire (voir l’article 171-1 §§ 1 et 5 du code de la justice administrative, paragraphe 62 ci-dessus) et que le requérant avait clairement soulevé la question dans son recours, éléments pertinents à l’appui (paragraphes 29 et 33 ci-dessus), la Cour administrative supérieure n’a pas réellement tenté d’examiner la thèse selon laquelle la décision parlementaire tendant à la révocation de l’intéressé était incompatible avec la loi de 1992 sur le statut des parlementaires et le règlement intérieur du Parlement : au lieu d’examiner les éléments présentés par le requérant, elle a réinterprété l’allégation relative à l’irrégularité de la procédure de vote au Parlement comme une allégation d’inconstitutionnalité de la résolution parlementaire pertinente. En procédant de cette manière, elle a évité de traiter la question, la laissant aux soins de la Cour constitutionnelle, à laquelle le requérant n’avait pas directement accès (Bogatova c. Ukraine, no 5231/04, § 13, 7 octobre 2010, avec les références citées).

129. La Cour considère donc que le contrôle qu’a fait la Cour administrative supérieure dans l’affaire du requérant n’était pas suffisant et que, partant, il ne pouvait neutraliser les défauts en matière d’équité survenus aux stades précédents de la procédure interne.

β) Indépendance et impartialité au stade du contrôle de la Cour administrative supérieure

130. La Cour observe que les juges de la Cour administrative supérieure qui ont procédé au contrôle juridictionnel des décisions antérieures relevaient eux aussi de la compétence disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature. Ainsi, ils auraient pu eux-mêmes faire l’objet d’une procédure disciplinaire devant ce conseil. Eu égard aux pouvoirs étendus de cet organe quant à la carrière des juges (nomination, sanction, révocation) et au fait qu’il ne présentait pas toutes les garanties d’indépendance et d’impartialité (voir ci-dessus), la Cour n’est pas convaincue que les juges de la Cour administrative supérieure qui ont examiné l’affaire du requérant, à laquelle le Conseil supérieur de la magistrature était partie, aient pu faire preuve de « l’indépendance » et de « l’impartialité » requises par l’article 6 de la Convention.

iii. Conclusion

131. En conclusion, la Cour dit que les autorités internes ont manqué à garantir un examen indépendant et impartial de l’affaire du requérant et que le contrôle ultérieur de son affaire n’a pas remédié à ces manquements. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’atteinte portée au principe de l’examen de la cause par un tribunal indépendant et impartial.

2. Sur le respect du principe de la sécurité juridique en ce qui concerne l’absence de délai de prescription pour les procédures dirigées contre le requérant

a) Thèses des parties

132. Le requérant se plaint que la procédure menée devant le Conseil supérieur de la magistrature ait été inéquitable, en ce qu’elle n’aurait pas été conforme aux règles prévues par le chapitre 4 de la loi de 1998, qui posait un ensemble de garanties procédurales importantes, parmi lesquelles des délais de prescription pour l’imposition de sanctions disciplinaires. En outre, les raisons avancées par la Cour administrative supérieure pour appliquer une procédure différente n’auraient pas été suffisantes.

133. Le requérant soutient qu’il aurait été important dans son affaire, pour respecter le principe de la sécurité juridique, d’appliquer un délai de prescription. Ne l’ayant pas fait, les autorités nationales auraient violé son droit à un procès équitable.

134. Le Gouvernement conteste cette thèse et soutient que le statut des juges comportait à la fois des garanties de leur indépendance dans l’administration de la justice et la possibilité de les sanctionner s’ils ne respectaient pas leurs obligations. Il ajoute que, la « rupture de serment » étant une faute lourde, elle est imprescriptible.

b) Appréciation de la Cour

135. La Cour note que le choix de procédure que désapprouve le requérant est une question d’interprétation du droit interne, tâche qui incombe au premier chef aux autorités nationales. Elle doit cependant vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention tels qu’interprétés dans sa jurisprudence (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 190 et 191, CEDH 2006-V).

136. La Cour considère que la Cour administrative supérieure a donné des raisons suffisantes pour expliquer pourquoi la procédure suivie n’était pas celle souhaitée par le requérant (paragraphe 37 ci-dessus). L’application de cette procédure ne peut être considérée comme imprévisible, arbitraire ou manifestement déraisonnable. La question reste toutefois de savoir si l’absence alléguée de la garantie invoquée par le requérant, à savoir un délai de prescription pour l’imposition d’une sanction disciplinaire pour « rupture de serment » par un juge, a porté atteinte à l’équité de la procédure.

137. La Cour a déjà dit que les délais de prescription ont plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 51, Recueil 1996‑IV). Les délais de prescription sont un trait commun aux systèmes juridiques des États contractants en matière d’infractions pénales, disciplinaires et autres.

138. En ce qui concerne l’affaire du requérant, les faits examinés par le Conseil supérieur de la magistrature en 2010 dataient de 2003 à 2006 (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). Le requérant se trouvait donc placé dans une situation difficile, car il devait monter un dossier de défense à l’égard de faits dont certains étaient survenus dans un passé lointain.

139. Il ressort de la décision rendue par la Cour administrative supérieure dans l’affaire du requérant et des observations du Gouvernement que le droit interne ne prévoit pas de délais de prescription pour la révocation d’un juge pour « rupture de serment ». Si elle ne juge pas approprié d’indiquer quelle devrait être la durée du délai de prescription, la Cour considère néanmoins qu’une approche aussi illimitée des affaires disciplinaires concernant des membres de l’ordre judiciaire menace gravement la sécurité juridique.

140. Dans ces conditions, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’atteinte portée au principe de la sécurité juridique par l’absence de délai de prescription.

3. Sur le respect du principe de la sécurité juridique pendant la séance plénière du Parlement

a) Thèses des parties

141. Le requérant se plaint que le Parlement ait adopté la décision relative à sa révocation en violation manifeste de la loi, par un vote électronique entaché d’irrégularité. Il affirme que pendant le vote en séance plénière sur sa révocation, certains parlementaires ont illégalement voté pour leurs collègues absents. À l’appui de ce grief, il renvoie à l’enregistrement vidéo de la séance plénière du Parlement et aux déclarations certifiées par un notaire de quatre parlementaires.

142. Le Gouvernement soutient que la décision parlementaire relative à la révocation du requérant était régulière et que les éléments cités par le requérant à l’appui du contraire ne peuvent être considérés comme fiables, leur véracité n’ayant pas été examinée par les autorités internes.

b) Appréciation de la Cour

143. La Cour a déjà dit que les règles de procédure visent à assurer la bonne administration de la justice et le respect du principe de la sécurité juridique, et que les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Le principe de la sécurité juridique vaut non seulement à l’égard des justiciables mais également à l’égard des juridictions nationales (Diya 97 c. Ukraine, no 19164/04, § 47, 21 octobre 2010, avec les références citées). Il est également applicable aux procédures utilisées pour révoquer le requérant, y compris le processus décisionnel suivi à la séance plénière du Parlement.

144. La Cour note que les allégations factuelles qui sous-tendent ce grief sont corroborées par les déclarations du requérant, qui a observé le vote en séance plénière, par les dépositions certifiées de quatre parlementaires et par l’enregistrement vidéo de la procédure. Le Gouvernement n’a avancé aucun argument plausible qui soit de nature à mettre en question la véracité de ces éléments. Pour sa part, la Cour ne voit pas de raison de les juger non fiables.

145. Après avoir examiné les éléments susmentionnés, la Cour conclut que la décision de révoquer le requérant a été votée en l’absence de la majorité des membres du Parlement. Les parlementaires présents ont délibérément voté plusieurs fois pour leurs collègues absents, en toute illégalité. La décision a donc été prise en violation de l’article 84 de la Constitution, de l’article 24 de la loi de 1992 sur le statut des parlementaires et de l’article 47 du règlement intérieur du Parlement, en vertu desquels les parlementaires doivent participer en personne aux séances et aux votes. Dans ces conditions, la Cour considère que le vote sur la révocation du requérant a porté atteinte au principe de la sécurité juridique, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

146. Comme observé ci-dessus, il n’a pas été remédié à ce défaut d’équité procédurale au stade ultérieur de la procédure, la Cour administrative supérieure n’ayant pas dûment traité la question.

147. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’atteinte portée au principe de la sécurité juridique par les irrégularités commises lors du vote sur la révocation du requérant.

4. Sur le respect du principe de l’examen de la cause par un « tribunal établi par la loi »

a) Thèses des parties

148. Le requérant se plaint que sa cause n’ait pas été entendue par un « tribunal établi par la loi ». Il soutient que lorsque le président de la Cour administrative supérieure a formé la chambre de cette cour qui a examiné l’affaire et fait des propositions quant à sa composition, son mandat avait expiré et il occupait donc son poste administratif sans base légale.

149. Le Gouvernement répond à cela qu’après l’expiration de son mandat, le président de la Cour administrative supérieure devait être révoqué mais que, en l’absence de procédure de révocation des juges occupant un poste administratif, aucune mesure tendant à sa révocation n’aurait été légale. Il ajoute que la légitimité du maintien à ce poste du président de la Cour administrative supérieure a été validée par la décision de la Conférence des juges de juridictions administratives.

b) Appréciation de la Cour

150. En vertu de la jurisprudence de la Cour, l’introduction du terme « établi par la loi » dans l’article 6 de la Convention « a pour objet d’éviter que l’organisation du système judiciaire dans une société démocratique ne soit laissée à la discrétion de l’Exécutif et de faire en sorte que cette matière soit régie par une loi du Parlement ». Dans des pays de droit codifié, l’organisation du système judiciaire ne saurait pas davantage être laissée à la discrétion des autorités judiciaires, ce qui n’exclut cependant pas de leur reconnaître un certain pouvoir d’interprétation de la législation nationale en la matière (Fruni c. Slovaquie, no 8014/07, § 134, 21 juin 2011, avec les références citées).

151. L’expression « établi par la loi » concerne non seulement la base légale de l’existence même du tribunal, mais encore la composition du siège dans chaque affaire (Buscarini c. Saint-Marin (déc.), no 31657/96, 4 mai 2000, et Posokhov c. Russie, no 63486/00, § 39, CEDH 2003-IV). La Cour a déjà dit que la pratique de la prorogation tacite du mandat des juges pendant une durée indéterminée après l’expiration de sa durée légale jusqu’à ce qu’ils soient à nouveau nommés était contraire au principe du « tribunal établi par la loi » (Gurov c. Moldova, no 36455/02, § 37-39, 11 juillet 2006).

152. En l’espèce, il y a lieu de noter que, en vertu de l’article 171-1 du code de la justice administrative, l’affaire du requérant aurait pu être entendue exclusivement par une chambre spéciale de la Cour administrative supérieure. En vertu de l’article 41 de la loi de 2002 sur le système judiciaire, cette chambre spéciale devait être mise en place par une décision du président de la Cour administrative supérieure, qui en fixait la composition et la soumettait à l’approbation du présidium de la cour. Cependant, lorsque cela a été fait en l’espèce, le mandat de cinq ans du président avait expiré.

153. Pendant ce temps, la procédure de nomination des présidents de tribunaux n’était pas encadrée par le droit interne : les dispositions pertinentes de l’article 20 de la loi de 2002 sur le système judiciaire avaient été déclarées inconstitutionnelles et le Parlement n’avait pas encore adopté de nouvelles dispositions (paragraphes 41 et 49 ci-dessus). Différentes autorités internes avaient exprimé leur opinion quant à cette situation juridique. Par exemple, le Conseil ukrainien de la magistrature, organe supérieur d’autogouvernance judiciaire, considérait que la question devait être résolue sur la base de l’article 41 § 5 de la loi de 2002 sur le système judiciaire et que le premier président adjoint de la Cour administrative supérieure, le juge S., devait assumer les fonctions de président de cette cour (paragraphe 51 ci-dessus), tandis que le parquet général avait adopté un avis différent sur la question (paragraphe 52 ci-dessus).

154. En conséquence, une question aussi importante que la nomination des présidents de tribunaux a été reléguée au niveau de la pratique interne, qui s’est révélée faire l’objet de vives controverses entre les différentes autorités. Il apparaît que le juge P. a continué d’exercer les fonctions de président de la Cour administrative supérieure au-delà de la durée légale de son mandat, essentiellement au motif que les lois ukrainiennes ne prévoyaient pas de procédures de nomination ou de reconduction, alors que la base législative de sa qualité pour continuer d’exercer cette fonction n’était pas suffisamment établie.

155. Pendant cette période, le juge P., faisant fonction de président de la Cour administrative supérieure, a constitué la chambre qui a examiné l’affaire du requérant et en a proposé la composition.

156. Dans ces conditions, la Cour ne peut conclure que cette chambre ait été établie et composée d’une manière légitime et conforme aux exigences du « tribunal établi par la loi ». Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’atteinte portée au principe de l’examen de la cause par un tribunal établi par la loi.

5. Sur les autres violations alléguées de l’article 6 § 1 de la Convention

157. Le requérant se plaint en outre que les décisions rendues dans son affaire aient été prises en l’absence d’appréciation réelle des éléments et qu’il n’ait pas été répondu à d’importants arguments avancés par la défense ; que la Cour administrative supérieure n’ait pas eu la compétence suffisante pour contrôler les actes adoptées par le Conseil supérieur de la magistrature – ce qui aurait porté atteinte au « droit à un tribunal » – et que le principe de l’égalité des armes n’ait pas été respecté.

158. Le Gouvernement conteste ces allégations.

159. Eu égard à ce qui précède et aux conclusions auxquelles elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour ne décèle pas de question distincte dans ces griefs. Il n’y a donc pas lieu de les examiner séparément.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

160. Le requérant se plaint que sa révocation de son poste de juge ait constitué une ingérence dans sa vie privée et professionnelle incompatible avec l’article 8 de la Convention.

161. L’article 8 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

162. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

163. Le requérant se plaint que sa révocation de son poste de juge de la Cour suprême ait constitué une ingérence dans sa vie privée. Cette ingérence n’aurait pas été légale, les motifs de responsabilité pour « rupture de serment » ayant été formulés de manière trop vague ; ne prévoyant aucun délai de prescription en matière de procédures de révocation, le droit interne n’aurait pas contenu de garanties suffisantes contre les abus et l’arbitraire ; de plus, il n’aurait pas été prévu un éventail approprié de sanctions pour faute disciplinaire permettant la prise de mesures proportionnées. Pour ces raisons, les dispositions litigieuses n’auraient pas été compatibles avec l’exigence de « qualité de la loi ». Enfin, l’ingérence litigieuse n’aurait pas été nécessaire dans les circonstances de l’espèce.

164. Le Gouvernement admet que la révocation du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention. Il estime cependant que cette mesure était justifiée au regard du paragraphe 2 de cet article. En particulier, la révocation aurait été décidée sur la base du droit interne, qui aurait été suffisamment prévisible et accessible. De plus, la mesure aurait été nécessaire dans les circonstances de l’espèce.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

165. Les parties s’accordent à reconnaître qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée. La Cour ne voit pas de raison de conclure autrement. Elle rappelle que la vie privée « englobe le droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables, y compris dans le domaine professionnel et commercial » (C. c. Belgique, 7 août 1996, § 25, Recueil 1996-III). L’article 8 de la Convention « protège (...) le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur » (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002-III) et la notion de « vie privée » n’exclut pas en principe les activités de nature professionnelle ou commerciale. D’ailleurs, après tout, c’est dans leur travail que les gens nouent un grand nombre de relations avec le monde extérieur (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251-B). Ainsi, la Cour a déjà dit que l’imposition de restrictions à l’accès à une profession portait atteinte à la « vie privée » (Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, § 47, CEDH 2004‑VIII, et Bigaeva c. Grèce, no 26713/05, §§ 22-25, 28 mai 2009). De même, elle a déjà jugé qu’une révocation avait porté atteinte au droit au respect de la vie privée (Özpınar c. Turquie, no 20999/04, §§ 43-48, 19 octobre 2010). Enfin, le droit d’une personne à la protection de son honneur et de sa réputation est couvert par l’article 8 en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée (Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007, et A. c. Norvège, no 28070/06, §§ 63 et 64, 9 avril 2009).

166. La révocation du requérant de son poste de juge a eu des incidences sur une grande partie de ses relations avec autrui, notamment sur ses relations de nature professionnelle. Elle a eu aussi des incidences sur son « cercle intime », car la perte de son emploi a nécessairement eu des conséquences concrètes sur son bien-être matériel et celui de sa famille. De plus, la raison pour laquelle il a été révoqué, à savoir une rupture de serment, permet de penser que sa réputation professionnelle a été affectée.

167. Il s’ensuit que la révocation du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.

b) Sur la justification de l’ingérence

168. La Cour doit à présent examiner le point de savoir si l’ingérence litigieuse répondait aux conditions prévues au paragraphe 2 de l’article 8.

i. Principes généraux relatifs à la légalité de l’ingérence

169. Les mots « prévue par la loi » veulent d’abord que la mesure contestée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui doit de surcroît pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (voir, entre autres, Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 55, Recueil 1998-II).

170. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (C.G. et autres c. Bulgarie, no 1365/07, § 39, 24 avril 2008). La loi doit en outre offrir une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique. L’existence de garanties procédurales spécifiques est déterminante à cet égard. Les garanties requises dépendent, au moins dans une certaine mesure, de la nature et de la portée de l’ingérence en question (P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 46, CEDH 2001-IX).

ii. Sur le respect du droit interne

171. La Cour a constaté (paragraphe 145 ci-dessus) que le vote parlementaire sur la décision de révoquer le requérant n’était pas régulier au regard du droit interne. Cette conclusion suffirait en elle-même à établir que l’ingérence portée dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée n’était pas prévue par la loi au sens de l’article 8 de la Convention.

172. Toutefois, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner ce grief plus avant et de déterminer si les exigences de « qualité de la loi » ont été respectées.

iii. Sur le respect des exigences de « qualité de la loi »

173. Dans leurs observations sur ce point, les parties ne s’entendent pas sur le point de savoir si le droit applicable était prévisible. À cet égard, la Cour observe que jusqu’au 15 mai 2010, le droit matériel ne contenait pas de description de la « rupture de serment ». La base de l’interprétation de cette notion se déduisait du texte du serment judiciaire, prévu à l’article 10 de la loi de 1992 sur le statut des juges[7], qui était ainsi libellé : « Je déclare solennellement que j’exercerai avec honnêteté et rigueur les fonctions de juge, rendrai la justice dans le strict respect de la loi, et serai objectif et juste. »

174. La Cour note que le texte du serment judiciaire laissait une large marge d’interprétation de la notion de « rupture de serment ». La nouvelle législation prévoit maintenant expressément les éléments externes de cette faute (voir l’article 32 de la loi de 1998, tel que modifié, au paragraphe 72 ci-dessus). Même si cette nouvelle législation ne s’appliquait pas au cas du requérant, il est à noter que la définition qui est faite dans cet article de la « rupture de serment » laisse toujours à l’autorité disciplinaire un large pouvoir d’appréciation sur ce point (voir aussi l’extrait pertinent de l’avis de la Commission de Venise cité au paragraphe 79 ci-dessus).

175. Cela étant, la Cour reconnaît qu’il peut être difficile, dans certains domaines, de rédiger des lois d’une totale précision et qu’une certaine souplesse peut même se révéler souhaitable pour permettre aux juridictions internes de faire évoluer le droit en fonction de ce qu’elles jugent être des mesures nécessaires dans les circonstances particulières de chaque affaire (Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 33, Recueil 1996-II). En raison même du principe de généralité des lois, le libellé de celles-ci ne peut présenter une précision absolue. Aussi de nombreuses lois se servent-elles par la force des choses de formules plus ou moins floues, afin d’éviter une rigidité excessive et de pouvoir s’adapter aux changements de situation. L’interprétation et l’application de pareils textes dépendent de la pratique (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 64, CEDH 2004-I).

176. Ces nuances, qui limitent l’exigence de précision des lois, sont particulièrement pertinentes dans le domaine des normes disciplinaires. Ainsi, en matière de discipline militaire, la rédaction de dispositions décrivant le détail des comportements ne se conçoit guère. Aussi les autorités peuvent-elles se voir contraintes de recourir à des formulations plus larges (Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche, 19 décembre 1994, § 31, série A no 302).

177. Il ressort de l’observation de la situation prévalant dans d’autres États que les motifs de sanction disciplinaire des juges sont généralement libellés en termes généraux et que les exemples de dispositions régissant cette question en termes plus détaillés ne sont pas toujours satisfaisants et prévisibles (paragraphe 82 ci-dessus).

178. En conséquence, s’agissant des normes disciplinaires, il faut adopter une approche raisonnable pour apprécier la précision de la loi, car il est objectivement nécessaire que l’actus reus de ces fautes soit formulé en termes généraux. À défaut, le risque serait que le texte ne couvre pas la question de manière complète et doive constamment être révisé au gré des nombreuses circonstances nouvelles qui pourraient survenir en pratique. Ainsi, une disposition légale décrivant une infraction à partir d’une liste de comportements spécifiques tout en ayant vocation à s’appliquer de manière générale et illimitée ne garantit pas à elle seule la prévisibilité de la loi : les autres facteurs affectant la qualité de la norme de droit et le caractère suffisant de la protection juridique contre l’arbitraire doivent être identifiés et examinés.

179. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà dit que l’existence d’une pratique d’interprétation précise et cohérente de la disposition en cause constituait un facteur permettant d’aboutir à la conclusion que cette disposition était prévisible quant à ses effets (Goodwin, précité, § 33). Elle a certes énoncé cette conclusion dans une affaire qui concernait un système de common law, mais le rôle interprétatif des organes juridictionnels dans la garantie de la prévisibilité des dispositions normatives ne doit pas pour autant être sous-estimé dans les systèmes de droit civil. C’est précisément à ces organes qu’il appartient d’interpréter de manière cohérente les dispositions générales d’une loi pour en dégager la signification exacte et de dissiper tout doute dans ce domaine (voir, mutatis mutandis, Gorzelik et autres, précité, § 65).

180. En l’espèce, rien n’indique qu’il ait existé au moment où l’affaire du requérant a été examinée des lignes directrices ou une pratique établissant une interprétation cohérente et restrictive de la notion de « rupture de serment ».

181. La Cour observe en outre que les garanties procédurales requises pour prévenir l’application arbitraire du droit matériel pertinent étaient absentes. En particulier, le droit interne ne prévoyait pas de délais de prescription pour l’ouverture et la poursuite d’une procédure dirigée contre un juge pour « rupture de serment ». Comme la Cour l’a déjà dit ci‑dessus dans le cadre de l’examen des griefs tirés de l’article 6 de la Convention, l’absence de délai de prescription a laissé aux autorités disciplinaires un pouvoir d’appréciation illimité et a porté atteinte au principe de la sécurité juridique.

182. De plus, le droit interne ne comprenait pas d’échelle appropriée des sanctions disciplinaires et ne prévoyait pas de règles assurant la conformité de leur application au principe de proportionnalité. Au moment où l’affaire du requérant a été examinée, il n’existait que trois sanctions disciplinaires : le blâme, la rétrogradation et la révocation. Ces trois types de sanctions ne laissaient guère de place à l’imposition d’une mesure disciplinaire proportionnée. Ainsi, la possibilité pour les autorités de mettre en balance les intérêts public et privé concurrents à la lumière de chaque affaire individuelle était limitée.

183. Il y a lieu de noter que le principe selon lequel les sanctions disciplinaires appliquées aux juges doivent être proportionnées est directement cité au paragraphe 5.1 de la Charte européenne sur le statut des juges (paragraphe 78 ci-dessus), et que certains États ont mis en place une palette de sanctions plus étoffée pour respecter ce principe (paragraphe 82 ci-dessus).

184. Enfin, le contrepoids le plus important face au pouvoir d’appréciation inévitable de tout organe disciplinaire dans ce domaine serait l’existence d’un contrôle indépendant et impartial. Or faute de cadre approprié en droit interne, pareil contrôle, comme cela a déjà été dit, ne s’est pas révélé ouvert au requérant.

185. En conséquence, l’absence tant d’un ensemble de lignes directrices et d’une pratique établissant une interprétation cohérente et restrictive de la « rupture de serment » que de garanties juridiques appropriées ont eu pour effet que les dispositions pertinentes du droit interne étaient imprévisibles quant à leurs effets. Dans ce contexte, on pourrait parfaitement considérer que pratiquement n’importe quel faux pas d’un juge, survenant à n’importe quel moment de sa carrière, aurait pu être interprété, si tel était le souhait d’un organe disciplinaire, comme une base factuelle suffisante pour l’accuser de « rupture de serment » et le révoquer pour ce motif.

iv. Conclusion

186. À la lumière de ces considérations, la Cour conclut que l’ingérence faite dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée n’était pas légale : non seulement elle n’était pas conforme au droit interne, mais encore celui‑ci ne répondait pas aux exigences de prévisibilité et de garantie d’une protection appropriée contre l’arbitraire.

187. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

188. Le requérant se plaint en outre de ne pas avoir disposé de recours effectif pour contester la régularité de sa révocation. Il invoque l’article 13 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

189. Après avoir examiné les observations des parties sur ce grief, la Cour le déclare recevable. Cependant, compte tenu de ses conclusions sur le terrain de l’article 6 de la Convention, elle estime qu’il ne soulève aucune question distincte (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 41, Recueil 1997-VIII).

190. En conséquence, la Cour dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION

191. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

192. L’article 46 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution (...) »

A. Indication de mesures générales et individuelles

1. Principes généraux

193. Dans le cadre de l’exécution d’un arrêt en application de l’article 46 de la Convention, un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de cette disposition de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder à la partie lésée s’il y a lieu la satisfaction qui lui semble appropriée. Il en découle notamment que l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer dans la mesure du possible les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004‑I, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 198, CEDH 2004‑II, et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 487, CEDH 2004-VII).

194. La Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général il appartient au premier chef à l’État en cause de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (voir, entre autres, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII, et Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I). Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1) (Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 34, série A no 330-B).

195. Cependant, à titre exceptionnel, la Cour, pour aider l’État défendeur à remplir ses obligations au titre de l’article 46, cherche à indiquer le type de mesures à prendre pour mettre un terme à la situation structurelle qu’elle constate. Dans ce contexte, elle peut formuler plusieurs options dont le choix et l’accomplissement restent à la discrétion de l’État concerné (voir, par exemple, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 194, CEDH 2004-V). Dans certains cas, il arrive que la nature même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures propres à y remédier, auquel cas la Cour peut décider de n’indiquer qu’une seule mesure de ce type (voir, par exemple, Assanidzé, précité, §§ 202 et 203, Alexanian c. Russie, no 46468/06, § 240, 22 décembre 2008, et Fatullayev c. Azerbaïdjan, no 40984/07, §§ 176 et 177, 22 avril 2010).

2. Application de ces principes en l’espèce

a) Mesures générales

i. Thèses des parties

196. Le requérant soutient que son affaire révèle l’existence dans le système juridique ukrainien de problèmes systémiques fondamentaux découlant du manquement de l’État à respecter le principe de la séparation des pouvoirs, et que ces problèmes systémiques appellent l’application de l’article 46 de la Convention. Il arguë que les problèmes révélés en l’espèce montrent la nécessité de modifier le domaine correspondant de la législation interne, en particulier la Constitution et la loi de 1998 (principes de la composition du Conseil supérieur de la magistrature et procédures de nomination et de révocation des juges) ainsi que le code de la justice administrative (compétence et pouvoirs de la Cour administrative supérieure).

197. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse et soutient que le droit interne a changé de manière importante depuis que les autorités internes ont statué sur l’affaire du requérant. Il fait valoir en particulier que, depuis les modifications du 7 juillet 2010, la loi de 1998 prévoit que le nombre de juges parmi les membres du Conseil supérieur de la magistrature augmentera progressivement pour en constituer à terme la majorité (paragraphe 68 ci-dessus), et que, en juin 2012, cette loi a été à nouveau modifiée, pour prévoir que les investigations préliminaires ouvertes à l’initiative du parquet ne doivent pas être menées par un membre du Conseil supérieur de la magistrature qui est ou a été procureur.

198. Le Gouvernement souligne également que le rôle du Parlement dans la procédure de révocation des juges a été amoindri, en ce qu’il n’est plus nécessaire que l’affaire soit examinée par une commission parlementaire ni qu’il soit mené une quelconque autre forme d’enquête parlementaire.

ii. Appréciation de la Cour

199. La Cour note que la présente affaire fait apparaître de graves problèmes systémiques dans le fonctionnement du système judiciaire ukrainien. En particulier, les violations constatées en l’espèce indiquent que le système de discipline judiciaire en Ukraine n’a pas été organisé convenablement, car il n’assure pas une séparation suffisante du pouvoir judiciaire et des autres branches du pouvoir de l’État. De plus, il ne fournit pas de garanties appropriées contre les abus et les détournements de mesures disciplinaires au détriment de l’indépendance de la justice, qui est l’une des valeurs les plus importantes qui sous-tendent le bon fonctionnement des démocraties.

200. La Cour considère qu’il découle de la nature des violations constatées qu’aux fins de la bonne exécution du présent arrêt, l’État défendeur devrait prendre un certain nombre de mesures générales visant à réformer le système de discipline judiciaire. Ces mesures devraient comprendre une réforme législative restructurant la base institutionnelle du système, ainsi que la mise en place de formes et de principes appropriés d’application cohérente du droit interne dans ce domaine.

201. En ce qui concerne les arguments du Gouvernement consistant à dire qu’il a déjà mis en place certaines garanties dans ce domaine, la Cour note que les modifications législatives du 7 juillet 2010 n’ont pas eu d’effet immédiat et que la recomposition du Conseil supérieur de la magistrature devra se faire progressivement à l’avenir. En toute hypothèse, elle a relevé (paragraphe 112 ci-dessus) que ces modifications ne résolvaient pas en fait le problème spécifique de la composition du Conseil supérieur de la magistrature. Quant aux autres modifications législatives citées par le Gouvernement, la Cour ne considère pas qu’elles répondent sur le fond à toute la série de problèmes qu’elle a constatés dans cette affaire. Bien des points, exposés dans le raisonnement du présent arrêt, font apparaître des défauts dans la législation et la pratique internes dans ce domaine. En bref, les mesures législatives mentionnées par le Gouvernement ne résolvent pas les problèmes de dysfonctionnements systémiques de l’ordre juridique relevés en l’espèce.

202. La Cour estime donc nécessaire de souligner que l’Ukraine doit mettre en place d’urgence les réformes générales de son système juridique énoncées ci-dessus. Ce faisant, les autorités ukrainiennes devront tenir compte du présent arrêt, de la jurisprudence pertinente de la Cour, et des recommandations, résolutions et décisions pertinentes du Comité des Ministres.

b) Mesures individuelles

i. Thèses des parties

203. Le requérant estime que la forme la plus appropriée de réparation individuelle consisterait en sa réintégration à son poste. À titre subsidiaire, il prie la Cour d’ordonner à l’État défendeur de rouvrir la procédure interne.

204. Le Gouvernement soutient qu’il n’est pas nécessaire d’ordonner de mesures individuelles car ce point sera dûment traité par les autorités nationales en coopération avec le Comité des Ministres.

ii. Appréciation de la Cour

205. Le requérant a été révoqué en violation des principes fondamentaux d’équité de la procédure consacrés par l’article 6 de la Convention, tels que ceux de l’examen de la cause par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi et de la sécurité juridique. Cette révocation était en outre incompatible avec l’exigence de légalité énoncée à l’article 8 de la Convention. De surcroît, prononcée à l’égard d’un juge à la Cour suprême, au mépris manifeste de ces principes de la Convention, elle pourrait être considérée comme une menace pour l’indépendance de la justice dans son ensemble.

206. La question se pose donc de savoir quelles mesures individuelles seraient les plus appropriées pour mettre fin aux violations constatées en l’espèce. Dans bien des affaires où elle a jugé que la procédure interne avait emporté violation de la Convention, la Cour a dit que la forme la plus appropriée de réparation des violations commises pouvait être la réouverture de la procédure interne (voir, par exemple, Huseyn et autres c. Azerbaïdjan, nos 35485/05, 45553/05, 35680/05 et 36085/05, § 262, 26 juillet 2011, avec les références citées). Elle a alors indiqué cette mesure dans le dispositif de l’arrêt (voir, par exemple, Lungoci c. Roumanie, no 62710/00, 26 janvier 2006, et Ajdarić c. Croatie, no 20883/09, 13 décembre 2011).

207. Eu égard aux conclusions exposées ci-dessus quant à la nécessité d’adopter des mesures générales de réforme du système de discipline judiciaire, la Cour estime que la réouverture de la procédure judiciaire ne constituerait pas une forme appropriée de redressement des violations des droits du requérant. Rien ne permet de dire qu’il serait rejugé conformément aux principes de la Convention dans un avenir proche. Dans ces conditions, la Cour ne voit pas d’utilité à indiquer une telle mesure.

208. Cela étant, elle ne peut accepter que le requérant soit laissé dans l’incertitude quant à la manière dont ses droits doivent être restaurés. Elle considère que la nature même des violations constatées n’offre pas réellement d’autre choix en ce qui concerne les mesures individuelles propres à y remédier que de dire que, compte tenu des circonstances tout à fait exceptionnelles de l’espèce et du besoin urgent de mettre un terme aux violations des articles 6 et 8 de la Convention, l’État défendeur doit assurer la réintégration du requérant à son poste de juge de la Cour suprême dans les plus brefs délais.

B. Dommage

1. Dommage matériel

209. Le requérant allègue qu’en raison de la procédure inéquitable dont il a fait l’objet et qui a abouti à sa révocation de son poste de juge de la Cour suprême, il a été privé de son traitement de juge, des allocations connexes et de sa pension judiciaire. Il a fourni un calcul détaillé de sa demande au titre du dommage matériel, qui s’élèverait à 11 720 639,86 hryvnias ukrainiennes (UAH), soit 1 107 255,87 euros (EUR).

210. Le Gouvernement conteste cette prétention et arguë qu’il s’agit d’une demande spéculative, exorbitante et non étayée.

211. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que la question de la réparation pour dommage matériel ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et le requérant parviennent à un accord (article 75 §§ 1 et 4 du règlement).

2. Dommage moral

212. Le requérant allègue qu’en raison de sa révocation inéquitable, il a subi une détresse et une frustration considérables, que le seul constat d’une violation ne suffirait pas à réparer. Il sollicite l’octroi à ce titre d’une somme de 20 000 EUR.

213. Le Gouvernement soutient que la demande présentée au titre du dommage moral n’est pas étayée.

214. La Cour considère que les violations constatées ont dû être sources pour le requérant de détresse et d’angoisse. Statuant en équité en vertu de l’article 41 de la Convention, elle lui octroie 6 000 EUR pour dommage moral.

C. Frais et dépens

215. Le requérant demande également 14 945,81 livres sterling (GBP) pour les frais et dépens engagés devant la Cour entre le 23 mars et le 20 avril 2012. Cette somme correspond aux honoraires d’avocats de ses représentants à Londres (M. Philip Leach et Mme Jane Gordon) : quatre‑vingt-deux heures et quarante minutes de travail sur l’affaire, frais de secrétariat et d’interprétation de l’European Human Rights Advocacy Centre (EHRAC), dépenses administratives et coûts de traduction.

216. Dans ses observations complémentaires sur les frais et dépens, le requérant réclame en outre 11 154,95 GBP pour les frais et dépens engagés dans le cadre de l’audience du 12 juin 2012. Cette somme recouvre les honoraires de ses représentants : soixante-neuf heures et trente minutes de travail sur l’affaire, frais de secrétariat et d’interprétation de l’EHRAC, dépenses administratives et coûts de traduction.

217. Le requérant demande que toute somme octroyée à ce titre soit versée directement sur le compte bancaire de l’EHRAC.

218. Le Gouvernement arguë que le requérant n’a pas démontré que les frais et dépens réclamés avaient été nécessairement engagés et qu’il n’a pas produit les justificatifs requis.

219. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de ces critères, la Cour estime raisonnable la somme de 12 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant. Cette somme est à verser directement sur le compte bancaire des représentants du requérant.

D. Intérêts moratoires

220. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’atteinte portée au principe de l’examen de la cause par un tribunal indépendant et impartial ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’atteinte portée au principe de la sécurité juridique par l’absence de délai de prescription pour la procédure dirigée contre le requérant ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’atteinte portée au principe de la sécurité juridique par les irrégularités commises lors du vote sur la révocation du requérant à la séance plénière du Parlement ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’atteinte portée au principe de l’examen de la cause par un « tribunal établi par la loi » ;

6. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les autres griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention ;

7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

8. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

9. Dit que l’Ukraine doit assurer la réintégration du requérant à son poste de juge de la Cour suprême dans les plus brefs délais ;

10. Dit qu’en ce qui concerne l’indemnité à octroyer au requérant pour tout dommage matériel résultant des violations constatées en l’espèce, la question de la satisfaction équitable ne se trouve pas en état et, en conséquence,

a) la réserve en entier ;

b) invite le Gouvernement et le requérant à lui soumettre par écrit, dans les trois mois à compter de la date de communication du présent arrêt, leurs observations sur la question et, en particulier, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient parvenir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin ;

11. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en hryvnias ukrainiennes au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral,

ii. 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire des représentants du requérant ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

12. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus en ce qui concerne le dommage moral et les frais et dépens.

Fait en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 9 janvier 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekDean Spielmann
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Yudkivska.

D.S.
C.W.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE YUDKIVSKA

J’ai voté pour le point 9 du dispositif de l’arrêt, en vertu duquel l’Ukraine doit assurer la réintégration du requérant à son poste de juge de la Cour suprême, même si en tant que juge national je réalise les difficultés qu’auront les autorités à exécuter cette partie de l’arrêt.

Lorsque M. Volkov a été révoqué en juin 2010, le nombre de juges à la Cour suprême était plutôt flexible. Il était régi par l’article 48 de la loi de 2002 sur le système judiciaire, selon lequel il devait être fixé par décret du Président de l’Ukraine sur recommandation du président de la Cour suprême approuvée par le Conseil de la magistrature. Ainsi, en vertu du décret présidentiel no 1427/2005 du 7 octobre 2005 « sur le nombre de juges à la Cour suprême d’Ukraine », la haute juridiction était composée entre 2005 et 2010 de quatre-vingt-quinze juges.

En juillet 2010, la nouvelle loi sur le système judiciaire et le statut des juges est entrée en vigueur. En son article 39, elle dispose sans équivoque que la Cour suprême d’Ukraine est composée de quarante-huit juges. Ce chiffre est constant. Ainsi, s’il n’y a pas de poste vacant à la Cour suprême actuellement, il apparaît que la réintégration du requérant « dans les plus brefs délais » visée au paragraphe 208 et au point 9 du dispositif ne deviendra réalisable que lorsque l’un des juges de la Cour suprême en exercice prendra sa retraite ou quittera la Cour pour une autre raison, à moins d’une modification de la loi.

Cela étant, même dans ces circonstances, je demeure convaincue que l’approche proposée, si elle semble plutôt directive, était néanmoins justifiée.

La pratique de la Cour consistant à ordonner des réparations spécifiques pour les violations de la Convention a une longue histoire. Les travaux préparatoires de l’ancien article 50 de la Convention démontrent que l’idée de départ d’une Cour puissante habilitée à imposer une large gamme de « sanctions pénales, administratives ou civiles » n’a pas été acceptée. Le libellé de l’ancien article 50 tel qu’il a finalement été adopté suggère que l’obligation première d’apporter une réparation demeure à la charge de l’État, et que le rôle de la Cour est subsidiaire et n’entre en jeu que lorsque la victime ne peut obtenir réparation en droit interne.

Cependant, en 1972, dans la fameuse affaire « de vagabondage », la Cour a reconnu qu’« assurément, les traités internationaux auxquels le texte de l’article 50 a été emprunté avaient plus spécialement en vue le cas où la nature de la lésion permettrait d’effacer en entier les conséquences d’une violation, mais où le droit interne de l’État en cause y fait obstacle »[8].

Dans l’affaire Piersack c. Belgique, la Cour a dit qu’elle « partira[it] de l’idée qu’il fa[llai]t placer le requérant, le plus possible, dans une situation équivalant à celle où il se [serait trouvé] s’il n’y avait pas eu manquement aux exigences de l’article 6 »[9], soulignant ainsi le caractère primordial de l’obligation de restaurer le statu quo ante. Cette importance primordiale a été à nouveau soulignée dans l’affaire Scozzari et Giunta c. Italie : « en vertu de l’article 41 de la Convention, le but des sommes allouées à titre de satisfaction équitable est uniquement d’accorder une réparation pour les dommages subis par les intéressés dans la mesure où ils constituent une conséquence de la violation ne pouvant en tout cas pas être effacée ».[10]

Néanmoins, eu égard au caractère subsidiaire de son rôle dans la protection des droits de l’homme, la Cour est pendant des décennies demeurée peu disposée à exercer son propre pouvoir d’ordonner la prise de mesures individuelles, répétant à maintes reprises que le constat d’une violation constituait en soi une satisfaction équitable suffisante ou octroyant à titre de réparation une somme modique. Cette frilosité a été critiquée aussi bien hors de la Cour qu’en son sein. Ainsi, le juge Bonello s’est exprimé en ces termes : « [i]l est assez regrettable, quoique compréhensible que, sur la question du redressement, la Cour se soit imposé à ses débuts de ne jamais ordonner l’exécution de mesures spécifiques de réparation envers la victime. Cet exercice de retenue judiciaire a déjà grandement amoindri l’efficacité de la Cour[11]. »

La Cour a appliqué le principe de la restitutio in integrum pour la première fois dans l’arrêt de principe Papamichalopoulos et autres c. Grèce, qui concernait une expropriation illégale[12]. Ce faisant, elle s’est inspirée de l’arrêt rendu par la Cour permanente de justice internationale (CPJI) dans l’affaire relative à l’usine de Chorzów, où la CPJI avait conclu que « la réparation doit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis »[13].

Depuis lors, la pratique de la Cour en ce qui concerne l’indication de mesures individuelles et de mesures générales a considérablement progressé. La procédure d’arrêt-pilote, conséquence inévitable de l’augmentation importante de la charge de travail de la Cour et de la nécessité de faire en sorte que la situation qui a mené à la violation dans une affaire donnée soit améliorée, représente l’avancée la plus importante dans le développement de son pouvoir de réparation. Aujourd’hui, la Cour n’hésite plus, si nécessaire, à indiquer une série de mesures concrètes à un État défendeur afin de garantir le plein respect des droits de l’homme.

Le principe de la restitutio in integrum a été étendu à des affaires de procès inéquitable où la Cour a considéré « que la forme la plus appropriée de redressement pour une violation de l’article 6 § 1 consiste à faire en sorte que le requérant se retrouve autant que possible dans la situation qui aurait été la sienne si cette disposition n’avait pas été méconnue (...) En conséquence (...) la forme la plus appropriée de redressement serait (...) un nouveau procès »[14]. Elle a aussi estimé qu’ordonner la tenue d’un nouveau procès était « indispensable à la bonne protection des droits de l’homme »[15].

L’application du principe de la restitutio in integrum a encore progressé dans des affaires concernant une privation irrégulière de liberté qui se poursuivait, et où la Cour a ordonné à l’État d’« assurer la remise en liberté du requérant dans les plus brefs délais » car « en l’espèce, la nature même de la violation constatée n’offr[ait] pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier »[16]. Dans certaines autres affaires, où la détention provisoire prolongée avait été jugée contraire aux exigences de l’article 5 § 3 de la Convention et où la procédure était encore pendante, la Cour a demandé à l’État défendeur « de mener à terme la procédure pénale en cause dans les meilleurs délais (...) et de remettre le requérant en liberté dans l’attente de l’issue de la procédure »[17].

Se félicitant de ce « pas (...) logique, par rapport aux affaires précitées de restitution de biens », le juge Costa a estimé dans son opinion séparée sur l’affaire Assanidzé c. Géorgie qu’« il eût été illogique et même immoral de laisser à la Géorgie le choix des moyens (juridiques), alors que la seule façon de mettre fin à une détention arbitraire, c’est de libérer le prisonnier ».

Il s’ensuit que le choix de la manière d’exécuter l’arrêt de la Cour demeure celui de l’État, sous le contrôle du Comité des Ministres, à moins que la violation constatée, par sa nature même, n’offre pas de choix parmi différentes mesures susceptibles d’y remédier.

L’application du principe de restitutio in integrum, si elle demeure la principale réparation pour les violations des droits de l’homme, est naturellement limitée. Dans la majorité des cas, la restauration du statu quo ante est impossible ou extrêmement problématique. Aux termes de l’article 35 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite de la Commission du droit international, « [l]’État responsable du fait internationalement illicite a l’obligation de procéder à la restitution consistant dans le rétablissement de la situation qui existait avant que le fait illicite ne soit commis, dès lors et pour autant qu’une telle restitution : a) n’est pas matériellement impossible ; b) n’impose pas une charge hors de toute proportion avec l’avantage qui dériverait de la restitution plutôt que de l’indemnisation ».

Ainsi, dans la récente affaire Gladysheva c. Russie, après avoir soigneusement mis en balance les intérêts en jeu et « noté l’absence d’intérêt concurrent de tiers et d’autre obstacle à la restitution des biens de la requérante », la Cour a demandé que l’intéressée « soit placée autant que possible dans une situation équivalente à celle dans laquelle elle se serait trouvée s’il n’y avait pas eu violation de l’article 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention », et elle a ordonné « la pleine restitution du droit de propriété de la requérante sur l’appartement et l’annulation de l’ordonnance d’expulsion prononcée à son encontre »[18].

À mon avis, la présente affaire concerne une situation tout à fait exceptionnelle, où la nature de la violation constatée permet la restauration du statu quo ante, où cette restauration n’est pas « matériellement impossible » et où elle n’impose pas « une charge hors de toute proportion ». Je souscris à la conclusion de la majorité selon laquelle « la nature même des violations constatées n’offre pas réellement [de] choix en ce qui concerne les mesures individuelles propres à y remédier » (paragraphe 208 de l’arrêt).

Pour la première fois, la Cour ordonne la réintégration à son poste d’un individu dont la révocation a été jugée contraire aux garanties de la Convention. Pareille réparation n’est cependant ni nouvelle ni étrangère aux autres juridictions internationales. Par exemple, la Cour interaméricaine des droits de l’homme l’a ordonnée en plusieurs occasions[19]. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies, qui a dit que « la réparation peut prendre la forme de restitution, réhabilitation, mesures pouvant donner satisfaction »[20], plaçant ainsi la restitution en premier, n’hésite pas non plus à ordonner la réintégration à leur poste des individus licenciés en l’absence de garanties adéquates. Ainsi, il a ordonné la réintégration de soixante-huit juges dont il jugeait que la révocation avait « constitu[é] une atteinte à l’indépendance du [système] judiciaire »[21].

En l’espèce, la mesure individuelle est accompagnée de propositions de mesures générales de réforme du système de discipline judiciaire de l’État défendeur. Compte tenu de l’importance primordiale de l’indépendance de la justice, qui se trouve au cœur de l’ensemble du système de protection des droits de l’homme, la Cour a procédé à une analyse soigneuse du contexte du problème dans son ensemble avant de parvenir à une conclusion quant aux mesures à indiquer.

Je suis donc convaincue que l’ordre de réintégrer le requérant au poste de juge à la Cour suprême s’inscrit totalement dans le rôle de la Cour, organe chargé « d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la (...) Convention et de ses Protocoles ». Il est également conforme aux normes développées en droit international.

* * *

[1]. Rectifié le 9 avril 2013 : ajout de la mention « (Комітет Верховної Ради України з питань правосуддя) »

[2]. Rectifié le 9 avril 2013 : le texte était le suivant : « 20 mai 2010 »

[3]. Rectifié le 9 avril 2013 : le texte était le suivant : « de la même date »

[4]. Rectifié le 9 avril 2013 : ajout de la mention « Il ressort du dossier tel qu’il se trouvait à la date des délibérations de la Cour que »

[5]5. Seibert-Fohr, Anja, Judicial Independence in Transition, Springer 2012, XIII, p. 1378.

[6]. Rectifié le 9 avril 2013 : le texte était le suivant : « son refus ».

[7]. Rectifié le 9 avril 2013 : le texte était le suivant : « la loi de 2002 sur le système judiciaire ».

[8]. De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique (article 50), 10 mars 1972, § 20, série A no 14.

[9]. Piersack c. Belgique (article 50), 26 octobre 1984, § 12, série A no 85.

[10]. Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 250, CEDH 2000-VIII.

[11]. Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999-II, opinion en partie dissidente du juge Bonello à laquelle se ralliait le juge Maruste.

[12]. Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 38, série A no 330‑B : « (…) la Cour estime que la restitution des terrains litigieux (…) placerait les requérants, le plus possible, dans une situation équivalant à celle où ils se trouveraient s’il n’y avait pas eu manquement aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1. »

[13]. Affaire relative à l’usine de Chorzów (Allemagne c. Pologne), 13 septembre 1928, CPJI, série A no 17, Recueil des arrêts no 13.

[14]. Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 72, CEDH 2008.

[15]. Nechiporuk et Yonkalo c. Ukraine, no 42310/04, § 297, 21 avril 2011.

[16]. Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 202-203, CEDH 2004-II, voir aussi Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, CEDH 2004-VII, et Fatullayev c. Azerbaïdjan, no 40984/07, 22 avril 2010.

[17]. Şahap Doğan c. Turquie, no 29361/07, 27 mai 2010, et Yakışan c. Turquie, no 11339/03, 6 mars 2007.

[18]. Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 106, 6 décembre 2011.

[19]. Par exemple, dans l’affaire Baena-Ricardo et autres c. Panama (Cour interaméricaine des droits de l'homme, 2 février 2001), qui concernait le licenciement arbitraire de deux cent soixante-dix agents publics, elle a ordonné à l’État de réintégrer les intéressés à leur poste respectif et de leur verser les salaires qu’ils n’avaient pas touchés. On trouve un autre exemple de mesure de ce type dans l’affaire Loayza Tamayo (réparations, article 63 § 1 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, arrêt du 27 novembre 1998, Cour interaméricaine des droits de l'homme, Sér. C no 42 (1998)). Il est à noter cependant qu’à la différence de l’article 41 de la Convention européenne, l’article 63 de la Convention américaine prévoit clairement que « [l]orsqu'elle reconnaît qu'un droit ou une liberté protégés par la présente Convention ont été violés, la Cour [ordonne], le cas échéant, la réparation des conséquences de la mesure ou de la situation à laquelle a donné lieu la violation de ces droits (…) ».

[20]. Comité des droits de l’homme, Observation générale no 31, « La nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte », 29 mars 2004.

[21]. Busyo et autres c. République démocratique du Congo (RADH 2003 8 (CDH 2003)), concernant la révocation de soixante-huit juges. Le Comité a demandé leur « réintégration effective dans la fonction publique, à leur poste, avec toutes les conséquences que cela implique, ou, le cas échéant, à un poste similaire » ainsi qu’une « indemnisation calculée sur la base d'une somme équivalente à la rémunération qu'ils auraient perçue à compter de la date de leur révocation ».


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