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04/12/2012 | CEDH | N°001-115014

CEDH | CEDH, AFFAIRE LEONTIUC c. ROUMANIE, 2012, 001-115014


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE LEONTIUC c. ROUMANIE

(Requête no 44302/10)

ARRÊT

STRASBOURG

4 décembre 2012

DÉFINITIF

04/03/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Leontiuc c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,

Alvina Gyulumyan,

Ján Šikuta,

Luis López Guerra,

Nona Ts

otsoria,

Kristina Pardalos,

Johannes Silvis, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 novembre 2012,...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE LEONTIUC c. ROUMANIE

(Requête no 44302/10)

ARRÊT

STRASBOURG

4 décembre 2012

DÉFINITIF

04/03/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Leontiuc c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,

Alvina Gyulumyan,

Ján Šikuta,

Luis López Guerra,

Nona Tsotsoria,

Kristina Pardalos,

Johannes Silvis, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 novembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44302/10) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Marius Sebastian Leontiuc (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me C.C. Ştefan, avocat à Arad. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant se plaint en particulier de conditions inappropriées de détention à la prison de Gherla qui seraient dues à la surpopulation y régnant. Il dénonce également la durée de sa détention provisoire.

4. Le 27 janvier 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

5. A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné Mme Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1979 et réside à Timişoara (Roumanie).

A. La procédure pénale dirigée contre le requérant

7. Le 16 août 2008, sur ordre du parquet, le requérant fut arrêté et placé en détention provisoire au dépôt de la police de Cluj-Napoca. Il était soupçonné d’association de malfaiteurs, d’escroquerie, de faux et d’usage de faux documents dans le cadre d’une opération immobilière lancée par la société commerciale dont il était l’administrateur. Le parquet accusait le requérant de s’être associé avec deux représentants d’une agence immobilière pour vendre sur plan des appartements dans un immeuble qui devait être construit à Cluj-Napoca. Selon le parquet, malgré le refus opposé à la demande d’autorisation de construction, le requérant, se servant de titres d’architecte et de représentant d’un culte protestant, avait réussi à tromper plus de cent personnes en leur présentant de faux documents. Le préjudice ainsi causé se serait élevé à plus d’un million d’euros.

8. Le même jour, le requérant fut conduit devant un juge de la cour d’appel de Cluj‑Napoca qui confirma son placement en détention pour vingt-neuf jours. Le juge constata l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions dont il était accusé et pour lesquelles il encourait une peine de prison supérieure à quatre ans. Il retint également qu’après le dépôt des plaintes pénales à l’encontre du requérant, il avait détruit des preuves et falsifié des documents attestant le remboursement de sommes indûment perçues. Le juge fit également état de pressions, y compris des violences physiques, que le requérant aurait exercées sur certains plaignants.

9. Compte tenu des agissements du requérant et du préjudice en découlant, le juge estima que l’élargissement du requérant présentait une menace pour l’ordre public et faisait courir le risque de commission de nouvelles infractions.

10. D’autres plaintes pénales furent déposées contre le requérant pour des faits d’escroquerie qu’il aurait commis dans une autre ville.

11. Au cours de l’instruction du dossier par le parquet, la cour d’appel contrôla régulièrement l’opportunité du maintien en détention du requérant. La détention fut prolongée sur ordre d’un juge le 9 septembre, le 7 octobre et le 7 novembre 2008. Le requérant forma contre ces décisions des pourvois qui furent rejetés par la Haute Cour de cassation et de justice.

12. A l’audience du 7 octobre 2008, le requérant sollicita son élargissement ou le remplacement de sa détention par une mesure moins sévère. Il soutint que les motifs retenus pour fonder son placement en détention avaient trait à une période antérieure à la détention et que, depuis, l’instruction du dossier avait permis au parquet de rassembler tous les éléments nécessaires pour clôturer l’enquête. En outre, il considéra qu’il devait bénéficier du même traitement que les autres inculpés restés en liberté.

13. Le juge estima que les motifs qui avaient fondé le placement en détention subsistaient et que la privation de liberté du requérant était nécessaire pour la poursuite de l’enquête, qui requérait l’audition de témoins, la réalisation d’expertises et l’obtention de renseignements auprès des institutions publiques et privées.

14. Par un réquisitoire du 3 décembre 2008, le requérant et deux autres inculpés furent renvoyés devant la cour d’appel de Cluj‑Napoca pour les chefs d’association de malfaiteurs, d’escroquerie, de faux et d’usage de faux documents.

15. Au cours de l’audience du 9 décembre 2008, le requérant sollicita son élargissement ou le remplacement de sa détention par une mesure plus légère, alléguant que, après la clôture de l’enquête et le renvoi devant la cour d’appel, aucun nouveau motif ne justifiait son maintien en détention.

16. La cour d’appel rejeta la demande, estimant que les motifs qui avaient fondé le placement en détention subsistaient et que, pendant l’examen du dossier par les juridictions internes, il était nécessaire que le requérant demeurât en détention.

17. A la suite de la prolongation de la détention, le requérant fut transféré à la prison de Gherla.

18. Par la suite, la cour d’appel prolongea la détention provisoire le 6 janvier, le 17 février, le 31 mars, le 26 mai, le 21 juillet, le 7 septembre, le 2 novembre et le 14 décembre 2009, et le 11 janvier, le 8 mars, le 29 mars, le 26 avril, le 31 mai, le 28 juillet et le 10 septembre 2010, estimant que les motifs de détention subsistaient et que la gravité des agissements en cause, leur impact négatif sur le public, la multiplicité des plaintes et l’ampleur du préjudice justifiaient le maintien en détention de l’intéressé.

19. Au cours des audiences susmentionnées, le requérant reprocha à la cour d’appel d’avoir fondé son raisonnement sur des motifs stéréotypés et arbitraires. Il fit état du non-lieu rendu en sa faveur dans le cadre d’une plainte déposée contre lui pour agression. Il ajouta que, à l’instar des autres coïnculpés, sa remise en liberté ne ferait peser aucune menace sur la société.

20. Le requérant forma contre les décisions de prolongation de la détention des pourvois qui furent rejetés par la Haute Cour de cassation et de justice.

21. Le 20 septembre 2010, à l’occasion de l’examen de l’opportunité d’une nouvelle prolongation de la détention provisoire, la cour d’appel, constatant que le requérant était détenu depuis plus deux ans et s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour, ordonna sa remise en liberté, assortie d’une interdiction de quitter le pays et de l’obligation de se présenter régulièrement au commissariat de police.

22. Sur pourvoi du parquet, par un arrêt du 23 septembre 2010, la Haute Cour de cassation et de justice annula l’ordre de remise en liberté et maintint la détention au motif qu’il y avait des indices de culpabilité et que le préjudice provoqué pouvait se révéler important. Quant à la durée de la détention effectuée, la Haute Cour considéra qu’elle était justifiée par la complexité du dossier et que le requérant, par son attitude, y avait contribué.

23. La détention provisoire du requérant fut à nouveau prolongée pour les mêmes motifs par la cour d’appel le 18 novembre 2010 et le 14 janvier, le 8 mars et le 2 mai 2011. Les pourvois du requérant furent rejetés à nouveau par la Haute Cour.

24. Par un jugement du 16 mai 2011, la cour d’appel de Cluj condamna le requérant à dix ans de prison pour les infractions d’escroquerie, de faux et d’usage de faux. Il fut également condamné à rembourser aux parties civiles plus d’un million d’euros. Le parquet et le requérant formèrent des pourvois.

25. Par un arrêt du 7 mars 2012, la Haute Cour accueillit les pourvois, cassa le jugement du 16 mai 2011 et renvoya le dossier à la cour d’appel pour un réexamen du fond de l’affaire. Elle ordonna également le maintien du requérant en détention provisoire.

26. Le 26 avril 2012, la cour d’appel ordonna la remise en liberté du requérant, assortie d’une interdiction de quitter le pays pendant la procédure. La décision devint définitive et le requérant fut libéré le 4 mai 2012 quand la Haute Cour de cassation et de justice rejeta le pourvoi du parquet.

B. Les conditions de détention à la prison de Gherla

27. Le requérant fut incarcéré à la prison de Gherla à partir du 9 décembre 2008 et jusqu’au 4 mai 2012, à l’exception de courtes périodes d’hospitalisation dans les hôpitaux pénitentiaires de Jilava et de Poarta Albă (du 13 au 19 janvier 2009) et des transferts dans les prisons de Rahova et de Timişoara pour les besoins de l’enquête (du 3 au 12 mars 2009, du 2 au 9 février 2010, du 18 au 28 juin 2010, du 13 au 19 août 2010, du 22 au 30 septembre 2010, du 4 au 10 février 2011 et du 21 au 24 février 2011).

28. Selon les informations fournies par le Gouvernement et non contestées par le requérant, celui-ci fut, pendant sa détention à la prison de Gherla, incarcéré successivement dans dix cellules d’une superficie allant de 14 m2 à 48,40 m2, pour un nombre de lits allant de neuf à trente :

– la cellule no 5B avait 32 m² et dix-huit lits ;

– la cellule no 31B avait 34,50 m² et vingt­quatre lits ;

– la cellule no 8A avait 28,30 m² et vingt-sept lits ;

– la cellule no 33B avait 46,20 m² et trente lits ;

– la cellule no 28B avait 14,60 m² et neuf lits ;

– la cellule no 23A avait 39 m² et trente lits ;

– la cellule no 34A avait 41,60 m² et trente lits ;

– la cellule no 25A avait 48,40 m² et trente lits ;

– la cellule no 19A avait 14 m² et neuf lits ;

– la cellule no 21A avait 44,50 m² et trente lits.

29. Les cellules étaient pourvues de fenêtres et contenaient, outre les lits de 0,90 sur 2 mètres, une table, deux ou quatre chaises et un ou deux rangements. Elles étaient équipées de cabinets de toilette avec une ou deux cuvettes et un ou deux lavabos. Les détenus avaient accès aux douches deux fois par semaine.

30. Le 19 avril 2010, en vertu de la loi no 275/2006 sur le régime de l’exécution des peines et des autres mesures privatives de liberté, le requérant demanda au juge délégué à la prison l’autorisation de bénéficier des visites intimes de son épouse. Sa demande fut rejetée au motif que la loi susmentionnée ne s’appliquait qu’aux personnes condamnées définitivement. Le requérant ne forma pas de pourvoi contre cette décision.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

31. Les dispositions du droit interne relatif aux modalités d’exécution des peines privatives de liberté et aux voies de recours, ainsi que les observations du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (CPT) rendues à la suite des visites effectuées dans des prisons de Roumanie sont résumées dans l’arrêt Iacov Stanciu c. Roumanie (no 35972/05, §§ 113-129, 24 juillet 2012).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

32. Le requérant allègue que les conditions de détention dans la prison de Gherla, notamment la surpopulation, ont constitué un traitement inhumain ou dégradant. Il se plaint d’une violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

33. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

34. Le Gouvernement excipe du non-respect du délai de six mois et du non-épuisement des voies de recours internes.

1. Sur l’exception de non-respect du délai de six mois

35. Le Gouvernement allègue que, dans l’hypothèse où aucune voie de recours n’était disponible, le requérant aurait dû saisir la Cour dans un délai de six mois à partir de la date de la violation alléguée ou de la date à laquelle celle-ci a pris fin.

36. Rappelant que le requérant a soulevé son grief tiré de l’article 3 de la Convention dans son formulaire de requête signé le 23 juillet 2010 et envoyé à la Cour le 26 juillet 2010, le Gouvernement estime que, pour les périodes de détention dans la prison de Gherla antérieures au 23 juillet 2010, le requérant était tenu de respecter le délai de six mois prévu par l’article 35 de la Convention.

37. Il considère par conséquent que la partie du grief concernant la détention dans cette prison avant le 12 janvier 2009 et du 23 janvier au 2 mars 2009 est tardive.

38. Le requérant n’a pas présenté d’observations sur ce point.

39. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné la manière dont il convient d’appliquer la règle des six mois dans les affaires de ce type (Seleznev c. Russie, no 15591/03, § 35, 26 juin 2008). Renvoyant à sa jurisprudence, elle rappelle qu’il n’y a pas lieu de considérer des conditions de détention comme une situation continue dans la mesure où le grief y afférent porte sur un épisode, un traitement ou un régime de détention spécifiques, liés à une période de détention identifiée ; au contraire, il y a situation continue si le grief concerne des aspects généraux et des conditions de détention qui sont restés sensiblement les mêmes malgré le transfert de l’intéressé vers d’autres lieux de détention (Seleznev, précité, § 36).

40. La Cour observe qu’en l’espèce le requérant se plaint du surpeuplement des cellules de la prison de Gherla. Elle note qu’il y a été détenu dans diverses cellules à partir du 9 décembre 2008 et jusqu’au 4 mai 2012, à l’exception des brefs transferts pour les besoins de l’enquête dans des hôpitaux pénitentiaires ou dans d’autres établissements.

41. A cet égard, la Cour rappelle qu’il convient de ne pas scinder artificiellement une période de détention continue en plusieurs parties du simple fait qu’un transfert du détenu est intervenu (voir, mutatis mutandis, Brânduşe c. Roumanie, no 6586/03, § 42, 7 avril 2009, et Mariana Marinescu c. Roumanie, no 36110/03, § 58, 2 février 2010).

42. En l’espèce, compte tenu de la courte durée des transferts du requérant et du fait que celui-ci est revenu chaque fois à la prison de Gherla, la Cour considère que les transferts susmentionnés n’ont pas apporté un changement notable dans les conditions de détention. Aussi conclut-elle qu’il s’agit bien d’une situation continue.

43. Partant, il convient de rejeter l’exception de non-respect du délai de six mois présentée par le Gouvernement.

2. Sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes

44. Le Gouvernement soutient en outre que, en vertu de la loi no 275/2006, le requérant aurait pu directement saisir le juge délégué à la prison d’une action dénonçant ses conditions de détention. Il estime qu’une telle action pouvait remédier à la situation dénoncée par l’intéressé.

45. Selon le Gouvernement, le juge avait la possibilité de constater que les conditions de détention ne respectaient pas les dispositions légales ou les standards de la Convention et d’ordonner aux autorités pénitentiaires d’assurer des conditions adéquates ou de transférer le requérant.

46. Le requérant réplique que la voie indiquée par le Gouvernement ne constitue pas un recours effectif.

47. La Cour rappelle avoir déjà jugé, dans des affaires relatives à un grief similaire et dirigées contre la Roumanie, que, l’action indiquée par le Gouvernement ne constituait pas un recours effectif (Petrea c. Roumanie, no 4792/03, § 37, 29 avril 2008, Măciucă c. Roumanie, no 25763/03, § 19, 26 mai 2009, et Brânduşe, précité, § 40).

48. Les arguments du Gouvernement ne sauraient mener en l’espèce à une conclusion différente (Marian Stoicescu c. Roumanie, no 12934/02, § 19, 16 juillet 2009).

49. Partant, il convient de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

50. Par ailleurs, la Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

51. Le requérant allègue que la surpopulation régnant dans la prison de Gherla constituait un traitement inhumain et dégradant.

52. Le Gouvernement estime que la situation concrète du requérant n’a pas atteint le minimum de gravité requis pour être considérée comme un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

53. A cet égard, il expose que les cellules bénéficiaient de l’eau courante, de toilettes propres et séparées, d’un mobilier adéquat et de l’aération naturelle. Il ajoute que le requérant a eu accès aux douches et qu’il disposait d’un volume d’air de 6 m3.

54. La Cour relève que les mesures privatives de liberté impliquent habituellement pour un détenu certains inconvénients. Toutefois, l’incarcération ne fait pas perdre à un détenu le bénéfice des droits garantis par la Convention.

55. S’agissant des conditions de détention, la Cour rappelle que lorsque la surpopulation carcérale atteint un certain niveau, le manque d’espace dans un établissement pénitentiaire peut constituer l’élément central à prendre en compte dans l’appréciation de la conformité d’une situation donnée à l’article 3 (voir en ce sens, Ciucă c. Roumanie, no 34485/09, § 41, 5 juin 2012, et Pavalache c. Roumanie, no 38746/03, § 94, 18 octobre 2011).

56. Faisant application des principes susmentionnés à la présente espèce, la Cour se penchera sur le facteur qui est en l’occurrence central, à savoir l’espace personnel accordé au requérant à la prison de Gherla où, à l’exception de brèves périodes, il a été incarcéré du 9 décembre 2008 jusqu’au 4 mai 2012.

57. Selon les données communiquées par le Gouvernement, le requérant a disposé dans les diverses cellules de la prison de Gherla d’un espace personnel allant de 1,04 m2 (cellule no 8A) à 1,77 m2 (cellule no 5B), superficies desquelles doit être déduit l’encombrement du mobilier.

58. La Cour en conclut que le requérant a vécu pendant plus de trois ans, dans la prison de Gherla, dans une grande promiscuité et qu’il disposait d’un espace individuel extrêmement réduit. Elle estime que le fait de disposer d’un volume d’air de 6 m3 ne change en rien cette conclusion dès lors que la norme recommandée par le CPT et garantie au niveau national en matière de surface habitable dans des établissements pénitentiaires est de 4 m² d’espace individuel (paragraphe 31 ci-dessus).

59. La Cour a déjà conclu à la violation de l’article 3 à cause des conditions de détention inappropriées dans la prison de Gherla (Porumb c. Roumanie, no 19832/04, 7 décembre 2010).

60. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour estime qu’en l’espèce l’Etat, par le biais de ses organes spécialisés, n’a pas déployé tous les efforts nécessaires pour faire en sorte que les conditions de détention du requérant soient compatibles avec le respect de la dignité humaine et que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité excédant le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention.

61. Pour la Cour, les conditions de détention subies par le requérant ont dépassé le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3 de la Convention.

62. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

63. Invoquant l’article 5 § 3 de la Convention, le requérant se plaint de la durée de sa détention provisoire et d’un défaut de justification du maintien de cette mesure. La disposition invoquée est ainsi libellée dans sa partie pertinente :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

A. Sur la recevabilité

64. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

65. Le requérant affirme que la durée de sa détention provisoire était excessive et qu’elle n’a pas été justifiée par des motifs pertinents.

66. Le Gouvernement combat cette thèse et estime que la durée de la détention provisoire en cause n’était pas déraisonnable.

67. Il soutient que l’affaire est complexe, ce qui serait attesté par le type et la gravité des faits reprochés au requérant, l’ampleur des investigations, la lourdeur du préjudice et le grand nombre de parties civiles. De plus, les juridictions nationales auraient justifié les prorogations de la mesure par des motifs pertinents et suffisants, dont en particulier le risque d’entrave à l’enquête et le dépôt de nouvelles plaintes.

68. Pour ce qui est de la manière dont ont été menées l’enquête puis la procédure judicaire, le Gouvernement estime que les autorités ont fait preuve de diligence en procédant à l’administration de nombreuses preuves et à l’audition des témoins et des parties civiles. Enfin, l’absence à certaines audiences des avocats, des témoins ou des parties civiles aurait contribué à l’allongement de la durée de la détention provisoire, tandis que les autorités internes auraient fait preuve de diligence dans la conduite de la procédure en fixant les audiences à des dates rapprochées.

2. Appréciation de la Cour

a) La période à prendre en considération

69. La Cour rappelle que la période couverte par l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention prend fin à la date où il est statué sur le bien-fondé de l’accusation portée contre l’intéressé, fût-ce seulement en première instance (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 104, CEDH 2000‑XI, et Svipsta c. Lettonie, no 66820/01, § 107, CEDH 2006‑III).

70. La Cour rappelle également que, lorsqu’un premier jugement est cassé et que la tenue d’un nouveau procès est ordonnée, la période de détention comprise entre l’infirmation et le nouveau jugement est également prise en compte pour le calcul de la durée d’une détention provisoire (Cahit Solmaz c. Turquie, no 34623/03, § 32, 14 juin 2007, et Konolos c. Roumanie, no 26600/02, § 44, 7 février 2008).

71. En l’espèce, le requérant a été en détention provisoire du 16 août 2008, date de son arrestation et jusqu’au 16 mai 2011, date de sa condamnation en première instance. A cette durée s’ajoute celle qui a commencé le 7 mars 2012, date à laquelle la condamnation du requérant a été cassée et a pris fin le 4 mai 2012, date de la libération.

72. Partant, la détention provisoire a duré deux ans et onze mois. La Cour estime que ce délai est suffisamment long pour pouvoir poser problème sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention.

b) La justification de la détention provisoire

73. La Cour renvoie aux principes fondamentaux se dégageant de sa jurisprudence et déterminant le caractère raisonnable d’une détention, au sens de l’article 5 § 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Calmanovici c. Roumanie, no 42250/02, §§ 90-94, 1er juillet 2008).

74. Elle rappelle en particulier les quatre raisons fondamentales pouvant justifier la détention provisoire d’une personne accusée d’avoir commis une infraction : le risque de fuite de l’accusé (Stögmüller c. Autriche, 10 novembre 1969, § 15, série A no 9) ; le risque que l’accusé, une fois remis en liberté, n’entrave l’administration de la justice (Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, § 14, série A no 7), ne commette de nouvelles infractions (Matznetter c. Autriche, 10 novembre 1969, § 9, série A no 10) ou ne trouble l’ordre public (Letellier c. France, 26 juin 1991, § 51, série A no 207, et Hendriks c. Pays-Bas (déc.), no 43701/04, 5 juillet 2007).

75. La Cour rappelle en outre que le caractère raisonnable de la durée d’une détention ne se prête pas à une évaluation abstraite (Patsouria c. Géorgie, no 30779/04, § 62, 6 novembre 2007) et qu’il doit être examiné dans chaque cas en tenant compte des conditions concrètes. La poursuite de la détention ne se justifie donc dans une espèce donnée que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d’intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d’innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 61, CEDH 2003‑IX).

76. La Cour reconnaît que, par leur gravité et par la réaction de l’opinion publique à leur accomplissement, les infractions dont était accusé le requérant pouvaient susciter un trouble social de nature à justifier une détention provisoire afin d’assurer un bon déroulement de l’enquête. Elle reconnaît également que le risque d’altération des preuves et la découverte de nouveaux faits pouvaient justifier, au moins pendant un temps, le maintien de la privation de liberté.

77. Toutefois, la Cour rappelle que, un tel danger décroissant nécessairement avec le temps, les autorités judiciaires doivent dès lors présenter des motivations plus spécifiques pour justifier la persistance des raisons de la détention (I.A. c. France, 23 septembre 1998, §§ 104-105, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII).

78. En l’espèce, la Cour relève que les tribunaux n’ont fourni aucune explication pour justifier, avec le passage du temps, en quoi la remise en liberté du requérant risquait d’avoir un impact négatif sur la société ou d’entraver l’enquête.

79. Le bref renvoi à la gravité des faits commis, à la multiplicité des plaintes, à la manière dont l’accusé aurait commis les infractions et à la perspective d’une peine sévère ne saurait suppléer le défaut de motivation susmentionné (voir, mutatis mutandis, Calmanovici, précité, § 99).

80. La Cour remarque également le caractère succinct de la motivation de ces jugements, qui se bornaient à mentionner certains critères prévus par le code de procédure pénale mais omettaient de spécifier comment ces critères entraient en jeu dans le cas du requérant (voir, mutatis mutandis, Calmanovici, précité, §§ 97-98). Elle constate que, nonobstant le passage du temps, les tribunaux ont maintenu la détention par des formules similaires, pour ne pas dire stéréotypées, répétant les mêmes critères (voir, mutatis mutandis, Mihuţă c. Roumanie, no 13275/03, § 28, 31 mars 2009, et Tiron c. Roumanie, no 17689/03, § 39, 7 avril 2009).

81. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime que les autorités n’ont pas fourni des motifs « pertinents et suffisants » pour justifier la nécessité de maintenir le requérant en détention provisoire pendant presque trois ans.

82. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

83. Sous l’angle des articles 5 § 4 et 6 §§ 1, 2 et 3 de la Convention, ainsi que des articles 8 et 9 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention, le requérant se plaint de l’obligation de payer des frais pour les pourvois formés contre les décisions ayant prononcé le maintien de sa détention, dénonce plusieurs violations du droit à un procès équitable, se plaint de l’interdiction des visites intimes et conteste la mention, au cours de la procédure, de son appartenance religieuse et des autres plaintes pénales déposées contre lui.

84. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par les articles invoqués de la Convention.

85. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

86. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

87. Le requérant réclame 350 000 euros (EUR) pour préjudice matériel. A ses dires, ce montant correspond aux pertes de revenus de ses sociétés commerciales qui auraient, en raison de son placement en détention, cessé leur activité et fait faillite. L’intéressé demande également 120 000 EUR pour le préjudice moral qu’il aurait subi de par sa détention provisoire.

88. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le préjudice matériel prétendument subi et l’objet de la requête et que le constat d’une violation constituerait une satisfaction équitable suffisante. Par ailleurs, il considère que la somme réclamée pour dommage moral est excessive au regard de la jurisprudence de la Cour en la matière.

89. La Cour rappelle qu’elle n’octroie un dédommagement au titre de l’article 41 que lorsqu’elle est convaincue que le préjudice dénoncé résulte réellement de la violation qu’elle a constatée.

90. S’agissant de la demande présentée pour préjudice matériel, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage allégué et rejette cette demande.

91. Elle estime en revanche que le requérant a subi un tort moral indéniable en raison des conditions de sa détention et de la durée de sa détention provisoire. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui alloue 9 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

92. Le requérant demande également 130 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour. Il fournit des justificatifs pour 615 lei roumains, soit environ 140 EUR, de frais de poste.

93. Le Gouvernement ne s’oppose pas à ce que la somme pour laquelle le requérant a fourni des justificatifs lui soit octroyée.

94. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour accorde au requérant la somme de 140 EUR tous frais confondus.

C. Intérêts moratoires

95. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 5 § 3 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 9 500 EUR (neuf mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 140 EUR (cent quarante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 décembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-115014
Date de la décision : 04/12/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-3 - Durée de la détention provisoire)

Parties
Demandeurs : LEONTIUC
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : STEFAN C.C.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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