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27/11/2012 | CEDH | N°001-114765

CEDH | CEDH, AFFAIRE POP BLAGA c. ROUMANIE, 2012, 001-114765


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE POP BLAGA c. ROUMANIE

(Requête no 37379/02)

ARRÊT

STRASBOURG

27 novembre 2012

DÉFINITIF

27/02/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Pop Blaga c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsori

a,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis, juges,

et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 novembr...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE POP BLAGA c. ROUMANIE

(Requête no 37379/02)

ARRÊT

STRASBOURG

27 novembre 2012

DÉFINITIF

27/02/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Pop Blaga c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis, juges,

et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 novembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37379/02) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Elena Pop Blaga (« la requérante »), a saisi la Cour le 8 octobre 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Irina Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

3. A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné Mme Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).

4. La requérante se plaignait des mauvaises conditions de détention subies dans le dépôt de la police d’Oradea et de l’illégalité de l’enregistrement de ses conversations tant téléphoniques que tenues de vive voix.

5. Par une décision du 10 avril 2012, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.

6. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7. La requérante est née en 1961 et réside à Oradea.

A. La genèse de l’affaire

8. Le 23 mai 2002, l’expert judiciaire H.C. se rendit au parquet près la cour d’appel d’Oradea (« le parquet ») et informa les organes judiciaires que la requérante, juge au tribunal départemental de Bihor, lui avait demandé une somme d’argent en échange de l’ordonnancement du paiement d’une expertise effectuée par lui dans le cadre d’une procédure commerciale.

9. Le jour même, la police du département de Bihor et le parquet organisèrent une rencontre pour prendre la requérante en flagrant délit. H.C. appela la requérante pour fixer un lieu de rendez-vous. Cette conversation fut enregistrée par le parquet qui dressa un procès-verbal.

10. Dans l’après-midi du 23 mai 2002, H.C. rencontra la requérante dans la maison d’une personne dénommée B.F. Il était muni de microphones cachés et avait en sa possession des billets marqués par la police. La conversation dans l’appartement fut enregistrée par le parquet. Après avoir échangé quelques mots avec la requérante et B.F., H.C. déposa le paquet contenant l’argent dans la cuisine, sans que la requérante le voie. Quelques instants après, la police et les membres du parquet entrèrent dans la maison. La requérante fut placée en garde à vue.

11. Le 24 mai 2002, un procès-verbal fut dressé par le parquet reproduisant la conversation entre la requérante et H.C. dans la maison de B.F.

12. Par une ordonnance du 24 mai 2002, le parquet ordonna la mise en mouvement de l’action publique contre la requérante pour corruption passive, infraction prévue à l’article 254 §§ 1 et 2 du code pénal, lu conjointement avec l’article 1 a) de la loi no 78/2000 sur la prévention, la découverte et la punition des faits de corruption.

13. Par une ordonnance du 24 mai 2002, le procureur ordonna le placement de la requérante en détention provisoire au dépôt de la police d’Oradea, pour une durée de trente jours.

B. Les conditions matérielles de détention et de transport de la requérante

14. La requérante fut détenue dans le dépôt de la police d’Oradea du 24 mai au 22 juin 2002, où elle fut remise en liberté.

1. La version de la requérante

15. La requérante décrit ainsi les conditions de sa détention :

« Durant toute la période d’exécution de la mesure de détention provisoire (...) j’ai été placée dans une cellule insalubre dont la superficie était de 3,5 x 5 m, pourvue de deux fenêtres avec barreaux, d’un judas par lequel nous recevions la nourriture et d’un WC situé à l’intérieur de la cellule, que j’isolais avec une couverture afin de pouvoir l’utiliser en toute intimité. La cellule était équipée de six lits placés directement sur le béton et on y faisait séjourner sept personnes. »

16. Elle indique avoir eu droit à une douche par semaine, le samedi, d’une durée de 10 à 15 minutes. La cellule a dû être déparasitée plusieurs fois, et elle était équipée d’un seul WC alors que des personnes infectées par la syphilis y étaient détenues.

17. Pendant son incarcération, la requérante fut transférée pendant deux jours à Bucarest pour les besoins de la procédure. Une fois sur place, elle fut détenue dans le dépôt de la police de Bucarest. Auparavant, tout au long du trajet vers Bucarest, elle fut contrainte de prendre son repas d’une seule main, en raison du refus des policiers de détacher entièrement les menottes, qui continuaient donc à lui entraver l’autre main. Elle indique qu’à la direction générale de la police de Bucarest, elle fut enfermée dans un WC, pour une durée de deux heures, au cours de laquelle des formalités furent accomplies.

2. La version du Gouvernement

18. Le Gouvernement indique que la cellule dans laquelle la requérante fut enfermée avait une superficie de 15,75 m² pour six lits, qu’elle était propre et qu’elle bénéficiait de l’eau courante. Pendant la période de détention de la requérante, la cellule accueillait toujours six personnes, sauf pendant trois jours et seize heures où il y eut une personne de plus que le nombre de lits disponibles.

19. Un lavabo et une toilette étaient installés dans l’un des coins de la cellule. Les détenues avaient accès au groupe sanitaire de la cellule et à la salle de bain du dépôt de police, chaque fois qu’elles le sollicitaient et au moins une fois par semaine. La cellule bénéficiait d’un système de chauffage connecté au réseau de chauffage de la ville qui était fonctionnel.

20. La requérante avait droit à une promenade journalière de trente minutes, à l’exception des samedis et dimanches. D’après les renseignements à la disposition du Gouvernement, aucune détenue n’était contaminée par la syphilis.

21. Pour ce qui est des conditions de transport, le Gouvernement affirme que la requérante était démenottée pendant les repas, ainsi que durant la plupart des trajets.

C. La procédure pénale contre la requérante

22. Par un réquisitoire du 28 octobre 2002, le parquet national anticorruption renvoya la requérante en jugement devant la cour d’appel d’Oradea pour corruption passive.

23. Aux audiences tenues devant la cour d’appel, la requérante fit valoir que les preuves utilisées à son encontre étaient nulles, notamment l’écoute téléphonique avec l’expert H.C. et l’enregistrement sur cassette audio de leur conversation dans l’appartement de B.F.

24. Après dépaysement de l’affaire, par un arrêt du 7 février 2005, la cour d’appel de Braşov prononça l’acquittement de la requérante, après avoir écarté les preuves illégales, au motif que les enregistrements n’avaient pas été légalement autorisés. Sur les exceptions d’illégalité des preuves la cour jugea que :

« (...) deux procès-verbaux furent dressés pour noter le contenu des deux enregistrements.

Dans le procès-verbal relatif à la conversation téléphonique, il n’est pas mentionné si une autorisation avait été délivrée pour l’interception et l’enregistrement des conversations téléphoniques, contrairement aux dispositions de l’article 91² du code de procédure pénale ; et dans le procès-verbal sur la conversation directe, il est fait état d’une autorisation (...) sans que celle-ci soit attachée au dossier (...) En l’espèce, les autorisations exigées par la loi font défaut. »

25. Sur pourvoi en recours de la requérante, par un arrêt définitif du 7 juillet 2005, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») changea le fondement de l’acquittement et jugea que les faits reprochés n’étaient pas constitués.

D. L’action visant à obtenir des renseignements sur les interceptions téléphoniques

26. Le 23 juin 2005, sur le fondement de la loi no 544/2001 sur le libre accès aux renseignements d’intérêt public, la requérante introduisit une action contre le parquet près le tribunal départemental de Bihor en vue d’obliger ce dernier à lui communiquer les numéros de téléphone interceptés, les numéros de dossiers dans le cadre desquels avaient été pratiquées les interceptions, ainsi que leur durée. La requérante demanda également 1 500 000 000 ROL en réparation du dommage moral résultant pour elle de l’impossibilité d’avoir accès à ces renseignements, ce qui lui avait causé des sentiments de frustration et des souffrances psychiques.

27. Par un jugement du 29 septembre 2005, le tribunal départemental de Bihor accueillit en partie l’action de la requérante et obligea le parquet à lui communiquer toutes les informations sollicitées, à l’exception des numéros de dossier au motif que cette information lui avait été communiquée auparavant. Le tribunal rejeta la demande au titre du dommage moral comme étant non étayée.

28. Sur pourvoi en recours de la requérante, par un arrêt définitif du 12 janvier 2006, la cour d’appel d’Oradea obligea le parquet à lui communiquer aussi le nom des personnes ayant autorisé les interceptions téléphoniques et les numéros des dossiers afférents. Concernant les dommages moraux demandés, la cour jugea que, contrairement à ce que soutenait la requérante, le préjudice moral ne pouvait être présumé que dans le cadre d’une action en responsabilité civile délictuelle fondée sur les articles 998-999 du code civil. Elle rejeta la demande comme mal fondée.

29. Le 16 février 2006, le parquet près la cour d’appel d’Oradea informa la requérante que quatre dossiers pénaux avaient été ouverts à son nom et que ses communications avaient fait l’objet des interceptions suivantes :

. pour la période de 1999 à 2003, des écoutes téléphoniques avaient été ordonnées dans le dossier pénal no 48/P/1998, concernant la requérante, R.M. et M.D. L’autorisation délivrée à cet effet ne se trouvait pas au dossier, la compétence étant passée au parquet national anticorruption.

. pour la période du 24 juillet au 20 septembre 2002, des écoutes avaient été ordonnées sur quatre numéros de téléphone dans le dossier pénal no 46/P/2002, qui s’était achevé par l’arrêt définitif de la Haute Cour du 7 juillet 2005 (paragraphe 25 ci-dessus).

E. L’action civile en dédommagements fondée sur les articles 504­507 du code de procédure pénale

30. Le 26 octobre 2005, la requérante introduisit une action civile contre le ministère des Finances. Elle demanda dix millions d’euros pour l’illégalité de son arrestation, ainsi que d’autres sommes pour frais d’avocat, de transport, et de médicaments. Afin d’étayer son action, elle présenta le contexte de la procédure pénale engagée contre elle et dénonça l’interception de ses conversations.

31. Par un jugement du 29 novembre 2007, le tribunal départemental de Timiş accueillit en partie l’action de la requérante et lui attribua 10 000 EUR pour dommage moral et 4 281,01 RON pour frais de procédure. Cette somme visait à couvrir le préjudice moral subi par la requérante à raison de son arrestation illégale et du fait d’avoir été soumise à l’opprobre par la médiatisation de l’affaire. Par un arrêt du 22 mai 2009, la cour d’appel de Timişoara accueillit l’appel de la requérante et porta la somme attribuée au titre du dommage moral à 20 000 EUR. Sur pourvoi en recours des parties, par un arrêt définitif du 11 novembre 2010, la Haute Cour confirma le bien-fondé de l’arrêt rendu en appel.

II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

A. Les rapports internationaux pertinents concernant les conditions de détention dans des dépôts de police en Roumanie

32. Dans son rapport du 2 avril 2004 dressé à la suite des visites réalisées en 2002 et 2003 dans plusieurs dépôts de police de Roumanie, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) avait indiqué ce qui suit :

« 30. La situation actuelle, dans laquelle de nombreuses personnes détenues dans des établissements de détention de la police sont obligées de partager un lit, est absolument inacceptable. Le CPT en appelle aux autorités roumaines pour qu’elles se conforment à sa recommandation de longue date selon laquelle toute personne détenue doit bénéficier de son propre lit. En outre, dans plusieurs des établissements visités, la délégation a constaté que les matelas et les couvertures étaient sales et la literie répugnante. Il faudrait revoir les dispositions pratiques afin que la literie soit lavée et nettoyée à intervalles adéquats.

31. Les articles 4 et 5 des Instructions 901/1999 disposent que les locaux dans lesquels sont hébergés des détenus doivent être dans un état d’hygiène convenable et être équipés de sanitaires, les articles 24 et 42 ajoutant que les personnes détenues doivent bénéficier d’une serviette de toilette et avoir la possibilité de prendre un bain ou une douche par semaine.

(...), les cellules et les sanitaires vus par la délégation étaient souvent sales et délabrés et, parfois, infestés de vermine. De plus, les W.C. n’offraient aucune intimité aux détenus, et la délégation a recueilli de nombreuses plaintes concernant l’accès aux douches.

Le CPT recommande que des instructions fermes soient données pour remédier aux insuffisances susmentionnées. En ce qui concerne plus particulièrement les toilettes, il recommande que l’on revoie le cloisonnement des W.C. dans les cellules, afin d’assurer un degré adéquat d’intimité. En outre, lorsqu’il n’y a pas de W.C. en cellule, le personnel de surveillance devrait recevoir des instructions claires pour que les personnes détenues soient autorisées à sortir de leur cellule à tout moment pendant la journée afin de se rendre aux toilettes, sauf si des considérations impérieuses de sécurité l’interdisent. Le Comité recommande aussi que l’exigence fixée à l’article 25 des Instructions 901/1999 soit étendue à toutes les personnes détenues par la police. »

33. Dans son rapport au gouvernement de la Roumanie consécutif à sa visite effectuée dans le pays du 8 au 19 juin 2006, le CPT décrit en ces termes les conditions dans les dépôts de police visités, dont celui d’Oradea :

« 34. Le CPT a pris note que depuis la visite de 2002/2003, un certain nombre de dépôts ont été mis hors service en raison de leurs mauvaises conditions matérielles. Cependant, il ressort de la visite de 2006 que beaucoup reste à faire, vu notamment que la durée de détention dans ces locaux peut être particulièrement longue (...).

Les conditions au dépôt de la police d’Oradea appellent certaines critiques : l’équipement des cellules se limitait aux lits, les toilettes situées en cellule n’étaient pas du tout cloisonnées et les détenus ne recevaient aucun produit d’hygiène personnelle (...). Dans leur lettre du 26 octobre 2006, les autorités roumaines ont fait savoir que le dépôt d’Oradea avait été fermé à la suite de la visite en vue de mener certains travaux de réfection (...) »

34. Dans son rapport au gouvernement de la Roumanie du 24 novembre 2011, réalisé à la suite de sa visite dans le pays du 5 au 16 septembre 2010, le CPT nota encore que les conditions qui régnaient dans les dépôts de la police visités rendaient ces derniers impropres à l’hébergement de longue durée. Le CPT recommanda, « une fois encore », aux autorités roumaines de prendre les mesures nécessaires en vue de garantir que, dans les dépôts de la police :

« - chaque personne détenue dispose d’un espace de vie d’au moins 4 m² dans les cellules collectives ;

. chaque personne détenue dispose d’un matelas et de couvertures propres ;

. l’accès à la lumière naturelle, l’éclairage artificiel et l’aération soient adéquats dans les cellules ; tout dispositif surnuméraire fixé aux fenêtres doit être enlevé ;

. les toilettes intégrées dans les cellules soient cloisonnées ;

. l’état d’entretien et de propreté des cellules et des installations sanitaires soit correct ;

. les personnes détenues disposent de produits d’hygiène personnelle de base ;

. une alimentation satisfaisante (du point de vue de la qualité et de la quantité) soit servie aux personnes détenues, conformément aux Règles pénitentiaires européennes ;

. toutes les personnes détenues pendant plus de 24 heures bénéficient d’au moins une heure d’exercice en plein air chaque jour. »

B. Les dispositions légales régissant les écoutes téléphoniques

35. Les dispositions pertinentes en la matière, telles qu’elles étaient rédigées à l’époque des faits, avant la modification du CPP par la loi no 281/2003, ainsi qu’après cette modification, sont décrites dans l’arrêt Dumitru Popescu c. Roumanie (no 2) (no 71525/01, §§ 44 et suiv., 26 avril 2007).

C. Les dispositions pertinentes régissant la responsabilité civile délictuelle

36. Les dispositions pertinentes du code civil étaient ainsi libellées à l’époque des faits :

Article 998

« Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »

Article 999

« Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. »

37. Les articles pertinents du décret no 167/1958 sur la prescription extinctive disposaient ainsi à l’époque des faits :

Article 3

« Le délai de prescription [des actions ayant un objet patrimonial] est de trois ans. »

Article 8

« Le délai de prescription de l’action en réparation du préjudice causé par un acte illicite ne court qu’à partir du moment où la victime a eu, ou aurait dû avoir connaissance du préjudice et de la personne qui en est responsable. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

38. Invoquant l’article 3 de la Convention, la requérante se plaint des conditions de détention qu’elle aurait subies dans les locaux de la police d’Oradea et des conditions de son transport d’Oradea à Bucarest. L’article 3 de la Convention se lit ainsi :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

39. En renvoyant aux faits pertinents, le Gouvernement considère que les conditions de détention subies par la requérante n’atteignent pas le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Il souligne la durée courte de la détention de l’intéressée et indique que la requérante n’a pas été affectée par cette détention au-delà du désagrément qu’implique, par nature, toute détention. Pour ce qui est des conditions de transport, il nie les prétendus mauvais traitements dénoncés par l’intéressée et note qu’elle ne les a aucunement étayés.

40. La requérante maintient que les conditions de sa détention dans les locaux de la police d’Oradea et de son transport ont constitué un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

41. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention impose à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI). Lorsqu’on évalue les conditions de détention, il y a lieu de prendre en compte leurs effets cumulatifs ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 46, CEDH 2001-II).

42. En l’espèce, la Cour observe que la requérante se plaint notamment du manque d’espace de vie et des mauvaises conditions d’hygiène auxquels elle aurait été confrontée durant le mois passé dans le dépôt de la police d’Oradea. A cet égard, la Cour considère que la requérante a donné une description détaillée et cohérente de ce dont elle a souffert pendant le temps où elle est restée détenue dans ce dépôt, ce qui fournit une base suffisante pour étayer le grief.

43. S’agissant en particulier de l’espace personnel accordé à la requérante dans le dépôt de la police d’Oradea, la Cour observe que l’intéressée a subi les effets d’une situation de surpopulation carcérale grave. En effet, même en s’en tenant aux renseignements fournis par le Gouvernement, la requérante, qui partageait sa cellule avec six ou sept autres personnes, disposait d’un espace individuel très réduit, compris entre 2,25 m² et 2,65 m², ce qui était en-dessous de la norme recommandée par le CPT pour les cellules collectives (paragraphe 34 ci-dessus). Par ailleurs, pendant trois jours, une détenue de plus que le nombre des lits fut logée dans la cellule.

44. L’insuffisance d’espace de vie individuel semble être aggravée en l’espèce notamment par la possibilité très limité de passer du temps à l’extérieur de la cellule. Ainsi, l’intéressée était confinée la majeure partie de la journée, ne bénéficiant que d’un temps de promenade très réduit, à savoir trente minutes par jour, et d’un droit d’accès aux douches une fois par semaine.

45. Outre le problème du surpeuplement carcéral, les allégations de la requérante quant aux conditions d’hygiène, notamment le manque de propreté, sont plus que plausibles et reflètent des réalités décrites par le CPT dans les différents rapports établis à la suite de ses visites dans les dépôts de police roumains (mutatis mutandis, Dimakos c. Roumanie, no 10675/03, § 47, 6 juillet 2010). A ce sujet, la Cour note que dans le dépôt de police, les sanitaires situés dans les cellules, sans aucune séparation appropriée, ne satisfaisaient pas aux exigences normales d’hygiène et d’intimité (Iamandi c. Roumanie, no 25867/03, § 61, 1er juin 2010).

46. Même si la Cour admet qu’en l’espèce rien n’indique qu’il y ait eu véritablement intention d’humilier ou de rabaisser la requérante pendant sa détention d’un mois dans le dépôt de la police d’Oradea, l’absence d’un tel but ne saurait exclure un constat de violation de l’article 3. La Cour estime que les conditions de détention en cause, que la requérante a dû supporter pendant une période d’environ un mois, n’ont pas manqué de la soumettre à une épreuve d’une intensité qui excédait le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

47. Compte tenu de ce constat, la Cour n’estime pas nécessaire de se pencher en outre sur la partie du grief relative aux conditions de transport (Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 102, 30 juin 2009 et Micu c. Roumanie, no 29883/06, § 90, 8 février 2011).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

48. La requérante se plaint de l’illégalité des interceptions téléphoniques dans la procédure achevée par l’arrêt de la Haute Cour de cassation et de justice du 7 avril 2005 et de celle des écoutes téléphoniques effectuées dans le dossier 48/P/1998. Elle estime que l’interception de ses conversations téléphoniques constitue une atteinte à son droit au respect de sa vie privée, en méconnaissance de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur l’exception préliminaire du Gouvernement

49. Le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité de ce grief pour non­épuisement des voies de recours internes et affirme que l’intéressée aurait pu saisir les tribunaux internes d’une action en dédommagement sur la base des dispositions de droit commun sur la responsabilité civile délictuelle (articles 998-999 du code civil) pour demander réparation de son préjudice. Le Gouvernement fournit un exemple de jurisprudence interne pertinente avec une décision du tribunal départemental de Bucarest en date du 11 mai 2007, devenue définitive par un arrêt de la Haute Cour de cassation et de justice du 18 février 2011, par laquelle une action en responsabilité civile délictuelle a permis l’octroi de dommages-intérêts pour le préjudice moral subi par une personne à raison de l’interception illégale de ses conversations téléphoniques réalisée en vertu de la loi no 51/1991.

50. La requérante n’a pas présenté d’observations sur ce point.

51. La Cour rappelle qu’une exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes doit en principe être soulevée avant l’examen de la recevabilité de la requête (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, §§ 52 et 53, CEDH 1999-VII, et Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 62, 23 février 2012). N’ayant formulé pareille exception pour la première fois que le 16 juillet 2012, soit après que la requête eut été déclarée recevable le 10 avril 2012, le Gouvernement est ainsi forclos à la soulever à ce stade de la procédure. L’exception doit donc être rejetée.

B. Sur le fond

52. La requérante dénonce l’illégalité de l’interception de ses conversations.

53. Le Gouvernement ne conteste pas qu’il y a eu une ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privée en raison de l’interception de ses communications téléphoniques par les services spéciaux. Il considère toutefois que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 13 de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale et l’article 911 du code de procédure pénale (CPP), lesquels offraient des garanties suffisantes contre l’arbitraire. Il soutient que l’ingérence était nécessaire, l’interception des conversations étant réalisée dans le but d’établir si la responsabilité pénale de l’intéressée devait être engagée. Il ajoute que les transcriptions de ces enregistrements n’ont pas été versées au dossier pénal. Le Gouvernement indique enfin que le nouveau cadre législatif imposé par les lois nos 281/2003 et 356/2006, prévoit de nombreuses garanties en matière d’interception et de transcription des communications.

54. La Cour souligne que l’enregistrement des conversations téléphoniques de la requérante s’analyse en une « ingérence d’une autorité publique » dans l’exercice du droit que lui garantissait l’article 8 (Calmanovici c. Roumanie, no 42250/02, § 117, 1er juillet 2008 et Vetter c. France, no 59842/00, § 20, 31 mai 2005). Ce point n’a d’ailleurs pas prêté à controverse en l’espèce. Pour qu’une telle ingérence soit conforme au paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, elle doit être prévue par la loi. En matière de surveillance secrète exercée par les autorités publiques, le droit interne doit offrir une protection contre toute atteinte arbitraire aux droits garantis par l’article 8 (Calmanovici précité, § 118 et Vetter précité, § 26).

55. En l’espèce, les parties s’accordent sur le fait que la base légale de l’ingérence était constituée l’article 13 de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale et l’article 911 du CPP. La Cour rappelle avoir déjà examiné ces dispositions légales dans le contexte de l’interception des conversations téléphoniques en Roumanie avant la modification du CPP par la loi no 281/2003, dans des affaires où elle a conclu que leur examen minutieux révélait des insuffisances incompatibles avec le degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique (Dumitru Popescu c. Roumanie (no 2), no 71525/01, §§ 69 in fine et suiv., 26 avril 2007 et Calmanovici précité, §§ 121-126). Elle observe que le Gouvernement n’a fourni aucun élément susceptible de la conduire à une conclusion différente dans la présente affaire.

56. La Cour note également que le nouveau cadre législatif posé par la loi no 281/2003 – qui prévoit de nombreuses garanties en matière d’interception et de transcription des communications, d’archivage des données pertinentes et de destruction de celles qui ne le sont pas (Dumitru Popescu, précité, §§ 45-46 et 82) –, postérieur aux faits de l’espèce, ne saurait influer sur la conclusion de la Cour dans la présente affaire.

57. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

58. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

59. La requérante réclame 112 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel représentant ses dépenses médicales et la perte de revenus futurs. Elle demande également 1 000 000 EUR au titre du préjudice moral.

60. Le Gouvernement réplique qu’il n’y a pas de lien de causalité entre les violations alléguées de la Convention et le préjudice matériel allégué par l’intéressée. Pour ce qui est de la somme sollicitée au titre du « manque à gagner » (les bénéfices futurs), le Gouvernement relève qu’après son acquittement, la requérante a été réintégrée sur son poste et s’est vu payer les salaires afférents à la période pendant laquelle la procédure pénale s’était déroulée devant les juridictions nationales. Quant à la demande de la requérante au titre du préjudice moral, le Gouvernement la juge excessive et estime qu’un éventuel constat de violation pourrait constituer en soi, une réparation suffisante à ce titre.

61. A l’instar du Gouvernement, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre le dommage matériel allégué et la violation constatée et rejette cette demande. En revanche, la Cour ne saurait contester le préjudice moral subi par la requérante du fait de la violation de ses droits garantis par l’article 3 de la Convention. Contrairement au Gouvernement, elle estime que le constat de violation auquel elle a abouti ne suffit pas à y remédier. Par conséquent, statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, et eu égard à toutes les circonstances de l’affaire, la Cour alloue à la requérante 3 900 EUR au titre du dommage moral.

B. Frais et dépens

62. La requérante sollicite le remboursement des frais et dépens de la procédure interne. Elle sollicite également, justificatif à l’appui, 9 500 EUR représentant les frais encourus dans la procédure devant la Cour, notamment pour la correspondance, la traduction de documents, les fournitures de secrétariat et ses trois déplacements à Strasbourg, accompagnée de son fils, pour vérifier l’état du dossier.

63. Le Gouvernement relève que, dans le cadre de la procédure interne engagée sur le terrain des articles 504-505 du CPP, la requérante a obtenu le remboursement de ses frais et dépens afférents à la procédure interne. Il ajoute qu’une partie importante des dépens dans la procédure devant la Cour sont liés aux griefs irrecevables et souligne que les déplacements de la requérante à Strasbourg n’étaient pas nécessaires, la procédure étant écrite.

64. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR pour les frais de la procédure devant la Cour et l’accorde à la requérante.

C. Intérêts moratoires

65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention quant aux conditions matérielles de détention dans le dépôt de la police d’Oradea ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 3 de la Convention quant aux conditions du transport de la requérante d’Oradea à Bucarest ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 3 900 EUR (trois mille neuf cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 novembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
Greffier de section Président


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-114765
Date de la décision : 27/11/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel);Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : POP BLAGA
Défendeurs : ROUMANIE

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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