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13/11/2012 | CEDH | N°001-114483

CEDH | CEDH, AFFAIRE MOCANU ET AUTRES c. ROUMANIE, 2012, 001-114483


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ANCA MOCANU ET AUTRES c. ROUMANIE

(Requêtes nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08)

ARRÊT

STRASBOURG

13 novembre 2012

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

17/09/2014

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Anca Mocanu et autres c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Egbert Myjer,
Alvina Gyulumya

n,
Ján Šikuta,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra, juges,
Florin Streteanu, juge ad hoc,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Ap...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ANCA MOCANU ET AUTRES c. ROUMANIE

(Requêtes nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08)

ARRÊT

STRASBOURG

13 novembre 2012

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

17/09/2014

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Anca Mocanu et autres c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Egbert Myjer,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra, juges,
Florin Streteanu, juge ad hoc,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 septembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes dirigées contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet État, Mme Anca Mocanu (requête no 10865/09) et M. Marin Stoica (requête no 32431/08), ainsi que M. Teodor Mărieş et une personne morale de droit roumain, ayant son siège à Bucarest, l’association « 21 Décembre 1989 » (requête no 45886/07), ont saisi la Cour le 13 juillet 2007, le 25 juin 2008 et le 28 janvier 2009 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants Mme Anca Mocanu, M. Teodor Mărieş et l’association requérante sont représentés par Mes Ionuţ Matei, Antonie Popescu et Ioana Sfîrăială, avocats à Bucarest. Le requérant M. Marin Stoica, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me Diana Nacea, avocate à Bucarest, jusqu’au 8 décembre 2009. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, puis Mme Irina Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

3. A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie, le Gouvernement a désigné M. Florin Streteanu pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

4. Les requérants se plaignent en particulier de l’absence d’enquête effective sur la répression violente dont ils auraient été victimes lors des manifestations antigouvernementales qui se sont déroulées en juin 1990.

5. Le 9 février 2009, la Cour a décidé de joindre les requêtes nos 45886/07 et 32431/08 et de les communiquer au Gouvernement.

6. Le 15 mars 2011, la Cour a décidé de communiquer au Gouvernement également la requête no 10865/09.

7. En vertu de l’article 29 § 1 de la Convention, la chambre se prononcera en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Les requérants Mme Anca Mocanu et M. Marin Stoica sont deux ressortissants roumains nés respectivement en 1970 et en 1948 et résidant à Bucarest.

9. Le requérant M. Teodor Mărieş est un ressortissant roumain né en 1962 et résidant à Bucarest. Il est actuellement le président de l’association requérante.

10. L’association « 21 Décembre 1989 » (Asociaţia 21 Decembrie 1989) est une association créée le 9 février 1990 et qui rassemble des victimes blessées et des parents des victimes décédées lors de la violente répression des manifestations anticommunistes qui ont eu lieu en Roumanie en décembre 1989, au moment du renversement du chef de l’État en exercice, Nicolae Ceauşescu. L’association, qui soutient les intérêts des victimes des évenements de décembre 1989 dans la procédure pénale menée par le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice (ancienne Cour suprême de justice), faisait partie des groupes qui avaient soutenu les manifestations antigouvernementales ayant eu lieu à Bucarest entre avril et juin 1990. Les manifestants demandaient, entre autres, l’identification des responsables des violences perpétrées en décembre 1989.

A. Les violents incidents qui se sont déroulés du 13 au 15 juin 1990 à Bucarest

11. Le 13 juin 1990, d’importantes manifestations eurent lieu dans les rues de Bucarest et, notamment, sur la place de l’Université. L’intervention des forces de sécurité, décidée par le Gouvernement, ainsi qu’il ressort de la décision du 17 juin 2009 du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice, fit plusieurs victimes parmi les civils, dont l’époux de la requérante Anca Mocanu, M. Velicu‑Valentin Mocanu, qui fut tué par balle.

12. Le 14 juin 1990, des convois de milliers de mineurs furent conduits à Bucarest, principalement en provenance de la région minière de la vallée de Jiu (Valea Jiului) située à environ 300 km de Bucarest, pour soutenir la répression des manifestants. Le 14 juin 1990, à 6 h 30, le président de la Roumanie s’adressa aux mineurs arrivés sur la place devant le siège du gouvernement, les invitant à aller vers la place de l’Université, à l’occuper et à la défendre contre les manifestants.

13. Les manifestations prirent fin le 15 juin 1990, après l’intervention des forces de sécurité et des mineurs.

14. Les violences intervenues à cette dernière occasion firent de nombreuses victimes. Les requérants MM. Stoica et Mărieş ont la qualité de parties lésées dans les enquêtes pénales qui ont été menées.

15. Plusieurs sièges de partis politiques et d’autres institutions, dont celui de l’association requérante, furent attaqués et saccagés. Cette dernière a la qualité de partie civile dans la procédure pénale en question.

16. A l’issue de ces événements, le président de la Roumanie de l’époque s’adressa à nouveau aux mineurs et les remercia de leur intervention.

17. Une lettre du 5 juin 2008 adressée à l’association requérante par le procureur en chef adjoint de la section des parquets militaires près la Haute Cour de cassation et de justice précise que « les événements des 13‑15 juin 1990 ont causé la mort de plusieurs personnes ; plus de 1 000 personnes ont été illégalement privées de liberté et soumises à des mauvais traitements dans deux garnisons militaires de Băneasa et Măgurele (...). L’enquête porte aussi sur les dommages causés à l’État, à des associations, à des partis politiques et à des personnes, notamment par suite du transport des mineurs et d’autres groupes importants de personnes venus de plusieurs zones du pays (...) ».

18. La procédure pénale est actuellement pendante (voir l’exposé ci‑après).

1. Les circonstances à l’origine des incidents violents

19. La place de l’Université de Bucarest était considérée comme un endroit symbolique pour la lutte contre le régime totalitaire, en raison du grand nombre de morts et de blessés dus à la répression armée qui avait commencé le 21 décembre 1989. Dans les premiers mois de l’année 1990, plusieurs associations civiques – parmi lesquelles l’association requérante – mobilisèrent leurs membres en vue d’un rassemblement de protestation contre « des personnes et des mentalités perçues comme proches du communisme » (faits établis par une décision du 16 septembre 1998 rendue dans le dossier no 160/P/1997 par le parquet près la Cour suprême de justice).

20. Les premières manifestations contre le gouvernement provisoire eurent lieu sur la place de l’Université à Bucarest les 12 et 24 janvier 1990, ainsi qu’il ressort de la décision du 17 juin 2009 du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice. Selon la même décision, une contre-manifestation fut organisée par le Front du salut national (Frontul Salvării Naţionale) (« FSN ») le 29 janvier 1990. A cette occasion, des mineurs venus des bassins carbonifères de Valea Jiului, Maramureş, Deva et autres firent leur première apparition à Bucarest. Le siège du Parti national libéral fut vandalisé à cette occasion.

21. Le 18 mars 1990 fut publié au Journal officiel (Monitorul Oficial) le décret-loi no 92 du 14 mars 1990 instaurant la nouvelle loi électorale. Selon ce décret, les personnes ayant commis des abus et des violations des droits de l’homme dans l’exercice de fonctions publiques, y compris les personnes qui avaient fait partie des services secrets (ancienne Securitate), n’étaient pas éligibles.

22. A la suite de ce décret-loi fut lancée une campagne électorale pour les élections du Parlement et du Président de la République.

23. Dans ce contexte, le 22 avril 1990 des « manifestations marathons » (manifestaţii maraton) non autorisées débutèrent sur la place de l’Université, à l’initiative de la Ligue des étudiants et d’autres associations civiques, dont l’association requérante ; elles durèrent cinquante-deux jours, pendant lesquels les manifestants occupèrent la place de l’Université. Les manifestants, qui, d’après la décision du 16 septembre 1998, n’étaient pas violents, demandaient principalement que soient exclues de la vie politique les personnalités qui avaient exercé le pouvoir à l’époque du régime totalitaire. Ils demandaient en outre une télévision indépendante du pouvoir. Les mêmes faits sont établis dans la décision du 17 juin 2009.

24. Les manifestants de la place de l’Université soutenaient que « la révolution [de décembre 1989] avait été volée par le FSN », demandaient à connaître les responsables de la répression armée de décembre 1989 et réclamaient la démission des dirigeants au pouvoir, notamment celle du ministre de l’Intérieur, qu’ils tenaient pour responsable de la répression des manifestations anticommunistes de décembre 1989. Ces faits sont ainsi établis par un réquisitoire du 18 mai 2000 de la section des parquets militaires près la Cour suprême de justice. Selon une décision du 17 juin 2009 du parquet de la Haute Cour de cassation et de justice, les manifestants dénonçaient la confiscation de la révolution de décembre 1989 par des responsables de l’ancien parti communiste roumain.

25. Le 22 avril 1990, quatorze manifestants furent arrêtés par la police au motif que la manifestation n’avait pas été autorisée. D’après la décision du 16 septembre 1998, les personnes arrêtées subirent des violences de la part de la police. Le public ayant réagi en venant grossir le nombre des manifestants sur la place de l’Université – environ 30 000 personnes, selon le réquisitoire du 18 mai 2000 –, la police libéra les quatorze manifestants. Au cours des jours qui suivirent, les autorités n’eurent plus recours à la force, bien que la mairie de Bucarest n’eût toujours pas autorisé le rassemblement.

26. Des pourparlers engagés entre les manifestants et le gouvernement provisoire n’aboutirent à aucun résultat.

27. Le 20 mai 1990, des élections présidentielles et parlementaires eurent lieu en Roumanie. Le FSN et son dirigeant candidat à l’élection présidentielle remportèrent les élections.

28. Les manifestations de protestation se poursuivirent sur la place de l’Université après ces élections. Toutefois, la majorité des organisations civiques et d’étudiants avaient quitté la place, à l’exception d’un groupe d’environ 260 personnes, installées dans des tentes, dont 118 avaient entamé une grève de la faim (ces faits ressortent de la décision du 17 juin 2009, précitée).

29. Dans la soirée du 11 juin 1990, le nouveau président élu de la Roumanie et le premier ministre convoquèrent une réunion du gouvernement à laquelle participèrent le ministre de l’Intérieur et son adjoint, le ministre de la Défense, le directeur du service roumain de renseignements (SRI), le premier vice-président du parti au pouvoir et des représentants du parquet près la Cour suprême de justice (ces faits et les suivants ressortent des décisions du parquet du 16 septembre 1998 et du 17 juin 2009).

30. A cette occasion « il [fut] décidé de prendre des mesures afin de dégager la place de l’Université pour le 13 juin 1990 ». En outre, « il [fut] envisagé de faire assister les organes habilités – police et armée – de quelque 5 000 citoyens civils mobilisés ». La mise en pratique de cette mesure fut confiée au premier vice-président du parti au pouvoir. Deux membres du comité directeur du parti au pouvoir s’étaient opposés, sans succès, à cette mesure. Un plan d’action réalisé par le général C. fut, selon la décision du 17 juin 2009, approuvé par le premier ministre.

31. Le même soir, le parquet général (Procuratura Generală) diffusa sur la télévision publique un communiqué par lequel il demandait au gouvernement de prendre des mesures afin de rendre la place de l’Université à la circulation des voitures.

32. Lors d’une réunion qui avait eu lieu au cours de la même soirée et à laquelle participèrent le ministre de l’Intérieur, le chef du service de renseignements et le chef de la police, le général D.C. présenta le plan d’évacuation de la place de l’Université par la police et la gendarmerie, avec la collaboration des forces recrutées parmi les civils. Selon ce plan, l’action devait « démarrer le 13 juin 1990 à 4 heures du matin par l’isolement du périmètre, l’arrestation des manifestants et le rétablissement de l’ordre public. »

2. Le déroulement des incidents violents du 13 juin 1990 et les circonstances touchant les trois requérants individuels

33. A la suite de la réunion du 11 juin 1990 des hauts responsables de l’exécutif, aux environs de 4 h 30, 5 heures, du 13 juin 1990, des forces de police et de gendarmerie s’en prirent brutalement aux manifestants de la place de l’Université. Selon le réquisitoire du 18 mai 2000 et la décision du 17 juin 2009, les policiers et les militaires étaient au nombre de 1 400. Des agents du SRI y avaient été déployés (selon la décision du 17 juin 2009). Les manifestants arrêtés furent conduits et enfermés dans les locaux de la police municipale de Bucarest, « et [furent] passés à tabac aussi bien au moment où ils [ont été] appréhendés qu’après » (selon la décision du 16 septembre 1998). Toujours selon cette décision, 262 manifestants furent ainsi appréhendés, parmi lesquels les étudiants de l’Institut d’architecture qui se trouvaient dans les locaux de leur école, située sur la place de l’Université. Selon le réquisitoire, ces étudiants n’avaient pas participé aux manifestations. La décision du 17 juin 2009 mentionnait 263 personnes retenues, ajoutant que ces personnes avaient été conduites à la garnison militaire de Măgurele après leur passage dans les cellules de la police.

34. Le requérant Teodor Mărieş, arrêté à cette occasion, fut conduit au commissariat de police no 4 (Secţia 4), où il fut interrogé, jusqu’à sa libération aux alentours de 18 heures (paragraphes 80 et suivants ci‑dessous).

35. L’opération de police suscita de fortes protestations de la part de nombreuses personnes, qui réclamèrent la libération des manifestants appréhendés. « Des centaines de citoyens sont sortis dans les rues de la capitale, sur la place de l’Université, se sont rendus aux sièges du ministère de l’Intérieur et de la police de la capitale, et ont commencé à protester violemment » contre les forces de l’ordre en lançant des projectiles et en mettant le feu à des voitures (extrait de la décision du 16 septembre 1998).

36. Aux alentours de 10 heures, des ouvriers des usines IMGB de Bucarest se rendirent massivement sur la place de l’Université pour aider les forces de police « à rouer de coups, à immobiliser et à appréhender les manifestants » ; « leurs actes ont été chaotiques et brusques, ils ont frappé aveuglément, sans faire la distinction entre les manifestants et les simples passants ». Selon la décision du 16 septembre 1998, on ignorait par quel moyen et par qui ces ouvriers avaient été mobilisés. Selon le réquisitoire du 18 mai 2000, ils avaient été mobilisés par N.S.D., le vice-président du parti au pouvoir. Des groupes d’ouvriers « non identifiés », entrés dans les locaux de l’université de Bucarest et de l’institut d’architecture, molestèrent les étudiants et causèrent des dégâts. Plusieurs étudiants furent appréhendés par eux et remis à la police pour être incarcérés. A la suite des protestations des doyens des facultés, les étudiants furent libérés.

37. Dans l’après-midi du 13 juin 1990, les manifestations s’intensifièrent aux abords de la télévision, de la place de l’Université, du ministère de l’Intérieur et des locaux de la police municipale, autant de lieux où, d’après les manifestants, les personnes appréhendées pouvaient être retenues prisonnières.

38. A la suite de ces incidents, l’armée intervint et dix véhicules blindés furent envoyés dans les zones sensibles.

39. D’après un rapport rédigé par le ministère de l’Intérieur, auquel fait référence le Gouvernement dans ses observations, aux alentours de 18 heures, le siège du ministère de l’Intérieur se trouvait entouré par 4 000 à 5 000 manifestants. Ceux-ci ayant essayé de pénétrer par la force à l’intérieur du ministère et la situation ayant dégénéré, les militaires tirèrent avec leurs armes vers les plafonds des halls, sur ordre des généraux A.G. et C.M., afin de disperser les manifestants.

40. Des tirs d’armes à feu en direction des manifestants provenant d’un balcon du premier étage du ministère de l’Intérieur causèrent la mort de trois personnes.

41. C’est dans ces circonstances qu’aux environs de 18 heures, alors qu’il se trouvait à une distance d’environ 22 mètres de la porte du poste no 3 du ministère, l’époux de la requérante fut tué par une balle qui l’avait atteint à la tête après avoir ricoché. Ces faits sont décrits en détail dans le réquisitoire du 18 mai 2000, qui avait renvoyé en jugement le ministre de l’Intérieur de l’époque, un général et trois officiers ayant le rang de colonel. Selon ce réquisitoire, les victimes, qui revenaient de leurs lieux de travail ce jour-là, n’auraient pas été armées et n’auraient pas participé auparavant aux « manifestations marathons » de la place de l’Université ; simples spectatrices des événements, elles auraient été tuées par des balles qui auraient ricoché à la suite des tirs ordonnés par les cinq hauts responsables de l’armée inculpés.

42. Le 13 juin 1990, aucun militaire ne subit de violences de la part des manifestants, comme cela ressort du réquisitoire du 27 juillet 2007. Selon le même réquisitoire, 1 466 cartouches furent tirées par l’armée, la police et d’autres forces armées, et un détachement de parachutistes fut également impliqué dans les opérations de maintien de l’ordre.

43. Les forces de l’ordre provoquèrent la mort par balle d’une quatrième personne dans la zone du magasin « Romarta copiilor ». Une cinquième victime décéda après avoir été poignardée dans le quartier de la télévision. Une sixième victime décéda d’un infarctus sur la place de l’Université.

44. Les forces de l’ordre, aidées par des civils, privèrent de leur liberté des dizaines de personnes en leur faisant subir des actes de violence et en les incarcérant sans respecter aucune formalité légale dans les locaux des commissariats de police et dans les casernes militaires de Băneasa et de Măgurele. Ces victimes furent battues et fouillées, et se virent confisquer des biens qu’elles n’ont pu récupérer depuis (décision du 16 septembre 1998).

45. Une partie de ces victimes furent conduites au sous-sol du bâtiment de la télévision publique (paragraphes 91 et suivants ci-dessous).

Parmi elles, le requérant Marin Stoica fut battu et retenu par les forces de police.

46. La journée du 13 juin 1990 s’acheva dans une grande tension.

3. L’arrivée des mineurs à Bucarest

47. Le 16 septembre 1998, le témoin M.I., ingénieur de son état, qui était à l’époque des faits chef de service à l’agence de Craiova de la Société nationale des chemins de fer (Regionala CFR Craiova), déclara au cours de l’enquête que, dans la soirée du 13 juin 1990, le directeur de l’agence CFR de Craiova avait ordonné de supprimer des trains réguliers et de mettre à la disposition des mineurs, à la gare de Petroşani, au cœur de l’exploitation minière de la vallée du Jiu, quatre convois de trains, soit 37 wagons. Les quatre trains devaient être acheminés de Petroşani à Bucarest en passant par Craiova (faits décrits dans la décision rendue par le parquet).

48. M.I. relate que, ayant jugé l’ordre abusif, il avait tenté d’empêcher le transport des mineurs vers Bucarest en coupant l’alimentation en électricité de la ligne ferroviaire sur le trajet indiqué. En réaction à sa désobéissance, le directeur de l’agence CFR de Craiova aurait ordonné le remplacement de l’ingénieur M.I. et la remise en fonction de la ligne ferroviaire aux alentours de 21 heures. Par la suite, M.I. aurait été licencié et déféré au parquet, qui, le 22 août 1990, aurait prononcé un non-lieu.

49. Un cinquième train fut acheminé vers Bucarest à partir de la gare de Motru.

50. Selon la décision du 17 juin 2009, les mineurs et d’autres ouvriers furent mobilisés par « les organisations territoriales du FSN ». Le rassemblement des mineurs aurait été effectué par les dirigeants de leur syndicat. Ceux-ci les auraient informés qu’ils étaient déplacés à Bucarest pour aider les forces de police à rétablir l’ordre sur la place de l’Université. A cette fin, les mineurs se seraient armés de chaînes, haches, bâtons et autres objets contondants.

51. Le président de la fédération syndicale des mineurs, devenu maire de Lupeni en 1998, fut entendu comme témoin. Il déclara que les cinq trains transportant des mineurs étaient arrivés à la gare de Bucarest le 14 juin 1990 vers une heure du matin. A ses dires, les mineurs avaient été accueillis par l’adjoint du ministre des Mines et par un directeur général du même ministère, devenu ultérieurement ambassadeur de Roumanie en Australie, selon la décision précitée. Les deux hauts responsables du gouvernement auraient conduit les mineurs place de l’Université. Sur le trajet, plusieurs « habitants de Bucarest » se seraient infiltrés dans leurs groupes « afin d’emmener les mineurs vers les sièges des partis politiques d’opposition » (faits décrits dans la décision du parquet du 16 septembre 1998).

4. Le déroulement des incidents violents du 14 juin 1990 et le saccage du siège de l’association requérante

52. Le matin du 14 juin 1990, des groupes de mineurs arrivèrent tout d’abord place de la Victoire (Piaţa Victoriei), où se trouvait le siège du gouvernement, puis ils se dispersèrent dans d’autres endroits de la ville.

53. Aux alentours de 6 h 30, le président de la République s’adressa aux mineurs arrivés devant le siège du gouvernement en les invitant à coopérer avec les forces de l’ordre et à ramener le calme sur la place de l’Université et dans les autres zones où des incidents auraient eu lieu. Le discours du président est intégralement reproduit dans la décision du 17 juin 2009.

54. Ainsi qu’il ressort de la décision précitée, C.N., un ancien officier de la Securitate et puis du service roumain de renseignements, retraité des services secrets le 2 mai 1990 et ensuite embauché comme ingénieur à la mine Aninoasa, avait accompagné les mineurs à Bucarest. C.N., entendu par le parquet en qualité de témoin, a déclaré que, le matin du 14 juin 1990, le groupe de mineurs qu’il accompagnait avait rejoint d’autres groupes de mineurs dirigés par le chef du syndicat et par le chef du service de protection et de garde (Serviciul de protecţie de pază – SPP) sur la place de la Victoire. Les dirigeants présents auraient mis au point un plan d’organisation des mineurs.

55. Immédiatement après, les mineurs répartis en grands groupes auraient été conduits « par des personnes non identifiées » aux sièges des partis d’opposition et des associations perçues comme hostiles au pouvoir. Selon la décision du 16 septembre 1998, ce détournement du but annoncé, à savoir le rétablissement de l’ordre, était de nature à porter directement atteinte aux institutions démocratiques.

56. Les mineurs auraient été accueillis par les forces de l’ordre du ministère de l’Intérieur avec lesquelles ils auraient formé des « équipes mixtes » et se seraient lancés à la recherche des manifestants (au început perierea zonelor fierbinţi ale capitalei). A cette occasion auraient eu lieu des « actions d’une extrême cruauté, car non seulement les manifestants mais aussi des habitants de la capitale sans aucun rapport avec les manifestations avaient été brutalisés » (ces faits sont décrits dans la décision du 17 juin 2009).

57. Les groupes de mineurs et les autres personnes qui les accompagnaient auraient saccagé les sièges du Parti national paysan (Partidul Naţional Ţărănesc Creştin şi Democrat) et du Parti national libéral, ainsi que les sièges d’autres personnes morales, comme l’Association des anciens détenus politiques et l’Association « 21 Décembre 1989 » (l’association requérante).

58. Selon la décision du 16 septembre 1998, aucune personne présente au siège de ces partis politiques et associations ne fut épargnée par les mineurs. Tous ceux qui étaient présents auraient été agressés et dépossédés de leurs biens. Un grand nombre de ces personnes auraient été appréhendées et remises à la police, qui se trouvait là « comme par hasard ». Toutes ces personnes arrêtées auraient été incarcérées au mépris des formalités légales. Les victimes seraient restées illégalement privées de liberté pendant plusieurs jours.

59. Certaines de ces personnes furent remises en liberté les 19 et 20 juin 1990.

60. Les autres personnes en garde à vue furent placées en détention provisoire par décision du procureur pour outrage aux bonnes mœurs et troubles à l’ordre public (ultraj contra bunelor moravuri şi tulburarea liniştii publice), infractions réprimées par l’article 321 du code pénal et, parfois, pour entrée sans autorisation dans les locaux de la police, en violation de l’article 2 du décret-loi no 88/1990.

61. D’autres groupes de mineurs s’étaient rendus place de l’Université.

62. Une de leurs premières actions à leur arrivée fut d’entrer par effraction dans les locaux de l’Université et de l’Institut d’architecture, situés place de l’Université, où ils auraient détruit « tout ce qu’ils [avaient trouvé] ». Le personnel et les étudiants rencontrés auraient également été molestés et auraient subi des « actes de violence et [d]’humiliation ». Les mineurs auraient appréhendé toutes les personnes présentes dans ces locaux et les auraient remises à la police et aux gendarmes. Les personnes arrêtées auraient été conduites par les forces de l’ordre dans les locaux des commissariats de police ou dans les unités militaires de Băneasa et de Măgurele, ou encore au siège du gouvernement. Les mineurs auraient procédé à la fouille corporelle des personnes appréhendées. Des vols avec violence auraient été commis, les victimes arrêtées ayant ainsi été également privées de leurs biens.

63. Selon la décision du 16 septembre 1998, « dans certains cas, les biens confisqués [furent] restitués à leurs propriétaires, fait qui dénotait une bonne collaboration entre les mineurs et les policiers ».

64. Les mineurs se seraient ensuite rendus dans les rues situées autour de la place de l’Université. Tous les manifestants qui n’avaient pas encore pris la fuite auraient été rattrapés et battus, au point qu’ils avaient dû être hospitalisés pour de longues périodes. Les personnes appréhendées par les mineurs auraient été remises aux forces de l’ordre, qui les auraient incarcérées « sans respecter les formalités légales et sans aucun discernement ». Les simples passants dans la zone dont les mineurs avaient pris le contrôle auraient subi le même sort.

65. Selon la décision du 17 juin 2009, 1 021 personnes avaient été appréhendées dans ces circonstances.

66. Selon la décision du 16 septembre 1998, « les actions justicières des mineurs [ont pris] fin le 15 juin 1990 lorsque le président de la Roumanie les eut remerciés publiquement pour ce qu’ils avaient réalisé dans la capitale, leur permettant de retourner à leur lieu de travail ».

5. La suite immédiate des incidents violents du 13 au 15 juin 1990

67. Ainsi qu’il ressort des deux décisions précitées du 16 septembre 1998 et du 17 juin 2009, 958 mineurs n’étaient pas retournés immédiatement chez eux, mais ils étaient restés à Bucarest afin « de se tenir prêts à intervenir si les manifestations de protestation reprenaient », notamment en raison du fait que le président nouvellement élu – Ion Iliescu – devait sous peu prêter serment. Cette « force de choc » aurait été placée sous le commandement d’I.C., leader syndical.

68. Du 16 au 19 juin 1990, ces 958 mineurs auraient été hébergés dans les casernes militaires de Bucarest. Ils auraient été nourris et auraient reçu des uniformes militaires.

69. Une fois que les manifestations prirent fin, les mineurs quittèrent Bucarest. A leur départ des casernes militaires, les mineurs auraient gardé les uniformes militaires, « les emportant chez eux en souvenir ».

70. Selon la décision du 16 septembre 1998, l’enquête n’a pas été en mesure de révéler qui avait donné l’ordre d’héberger et d’équiper les mineurs, « mais pareille mesure ne pouvait pas avoir été prise ailleurs qu’au ministère de la Défense, pour le moins ».

71. Selon un communiqué du ministère de la Santé daté du 15 juin 1990, repris dans la décision du 17 juin 2009, pendant la période du 13 au 15 juin 1990, à 6 heures, 467 personnes s’étaient présentées à l’hôpital, 112 avaient été hospitalisées et 5 décès avaient été enregistrés, en rapport avec les événements violents.

72. Selon la décision du 17 juin 2009, s’agissant des 574 manifestants et autres personnes – y compris des enfants, des personnes âgées ou malvoyantes – appréhendés et placés en détention à l’unité militaire de Măgurele, « des violences excessives ont été exercées contre les manifestants tant par les agents de police que par les mineurs (...) et ultérieurement par les militaires conscrits, chargés de les garder ». Selon ladite décision, les violences et agressions étaient de nature « psychique et physique, y compris de nature sexuelle ». Les détenus auraient été hébergés dans des conditions inappropriées dans un garage et n’auraient reçu des soins médicaux que tardivement et de manière inadéquate.

B. Autres circonstances particulières concernant les requérants

1. Circonstances particulières concernant l’association requérante

73. Le 13 juin 1990, l’association requérante condamna publiquement les interventions violentes du même jour par un communiqué remis à la presse à 17 heures et publié au journal Libertatea le 14 juin 1990.

74. Le 13 juin 1990, vers 23 heures, les responsables de l’association décidèrent, par mesure de sécurité, de passer la nuit au siège de celle-ci. Ils furent six à y rester pendant la nuit du 13 au 14 juin 1990. Une septième personne vint les y rejoindre au petit matin.

75. Le 14 juin 1990, à 7 heures, un groupe de mineurs pénétra par effraction dans les locaux de l’association requérante après avoir brisé les vitres d’une fenêtre. Dans les premières minutes qui suivirent leur intrusion, ces mineurs ne manifestèrent pas de violence et se montrèrent plutôt réservés.

76. Peu de temps après, un civil non identifié, qui n’était pas mineur, arriva sur les lieux. Il se mit à frapper A.N., un des membres de l’association. Les mineurs suivirent son exemple et molestèrent brutalement chacun des sept membres de l’association présents, dont S.B. Ces sept personnes furent ensuite appréhendées.

77. Au cours de la journée du 14 juin 1990, tous les biens et documents de l’association furent saisis au mépris de toute formalité légale. L’opération se déroula sous le contrôle des troupes du ministère de la Défense.

78. Les sept membres de l’association arrêtés furent par la suite libérés à une date non précisée.

79. Le 22 juin 1990 les responsables de l’association furent en mesure de revenir dans les locaux de l’association, en présence de la police. A cette occasion, ils constatèrent que les locaux avaient été saccagés.

2. Circonstances particulières concernant le requérant Teodor Mărieş

80. Ainsi qu’il ressort d’une lettre du 24 septembre 1990 adressée par le ministère de l’Intérieur à la commission d’enquête parlementaire sur les événements du 13 au 15 juin 1990, plusieurs témoins avaient rapporté que le requérant Teodor Mărieş était le leader d’un groupe de manifestants sur la place de l’Université lors des « manifestations marathons » qui avaient précédé les événements du 13 au 15 juin 1990.

81. Le 13 juin 1990, à 4 h 30 du matin, le requérant fut appréhendé par des groupes armés alors qu’il se trouvait devant l’ambassade des États-Unis à Bucarest. Il fut retenu pendant quatorze heures.

82. Le requérant souligne qu’à cette occasion il a été soumis à des actes de violence physique et psychique, ayant été maltraité, battu et soumis à un régime de peur et de terreur avec tous les autres manifestants interpellés dans la rue et arrêtés.

83. Ainsi, les agents de l’État l’auraient menacé pour le convaincre de monter dans leur voiture et l’auraient empoigné comme deux bêtes féroces (şi-au înfipt mîinile în mine ca două fiare). A cette occasion, il aurait utilisé les termes « bêtes féroces » pour s’adresser à ses prétendus agresseurs.

84. Le requérant allègue en outre avoir été emmené dans plusieurs sections de police, agressé et menacé verbalement et indique avoir entendu un dialogue des agents de l’État concernant l’ordre de le frapper.

85. A partir de 13 heures, il aurait été interrogé par un procureur pendant plusieurs heures.

86. En outre, il aurait continué à être menacé après sa remise en liberté le soir du 13 juin 1990, sa maison aurait été pillée par des inconnus y ayant pénétré par effraction et ces menaces auraient contraint sa compagne à quitter la ville pour se mettre à l’abri.

87. Après sa remise en liberté, le soir du 13 juin 1990, le requérant retourna sur les lieux des manifestations.

88. Le 18 juin 1990, il fut à nouveau interpellé et arrêté ; des agents des services secrets et des procureurs lui firent subir des interrogatoires jour et nuit. Il était accusé d’atteinte à l’ordre public (article 321 du code pénal – ultrajul contra bunelor moravuri şi tulburarea liniştii publice), d’instigation publique et d’apologie des infractions (article 324 du code pénal – instigare publică şi apologia infracţiunilor), de destruction de biens publics (distugere în paguba avutului obştesc) et d’entrée sans autorisation dans les locaux d’une institution. Au bout de quatorze jours, il fut transféré à la prison de Bucarest Jilava, avec vingt-huit autres personnes. Le 5 juillet 1990, il entama une grève de la faim pour protester contres les conditions de sa détention. Il fut maintenu en détention provisoire jusqu’au 30 octobre 1990.

89. Par une décision du 15 avril 1991 du tribunal départemental de Bucarest, le requérant fut condamné uniquement du chef d’entrée sans autorisation dans les locaux – à savoir la cour – de la télévision publique (infraction réprimée par l’article 2 § 2 du décret-loi no 88/1990) et acquitté de tous les autres chefs d’accusation.

90. Par un arrêt du 24 février 1992, la Cour suprême de justice cassa le jugement du 15 avril 1991 et acquitta le requérant de tous les chefs d’accusation, y compris du chef d’entrée sans autorisation dans les locaux d’une institution publique.

3. Circonstances particulières concernant le requérant Marin Stoica

91. Le 13 juin 1990, alors qu’il se rendait à son bureau à pied, en passant par une rue proche du siège de la télévision publique, le requérant fut arrêté de manière intempestive par un groupe de personnes armées et fut conduit de force dans les locaux de la télévision. Des civils assistés par des policiers et des militaires présents sur les lieux le frappèrent et le ligotèrent puis l’emmenèrent au sous-sol du bâtiment. Il fut ensuite introduit dans un studio de la télévision, où se trouvaient déjà plusieurs dizaines d’autres personnes ; ils furent tous filmés en présence du directeur de la chaîne publique de télévision de l’époque. Dans la nuit du 13 au 14 juin 1990, les enregistrements en question furent diffusés, accompagnés de commentaires précisant qu’il s’agissait d’agents de services secrets étrangers qui avaient menacé de détruire les locaux et les biens de la télévision.

92. La même nuit, le requérant fut battu, frappé à la tête avec des objets contondants et menacé avec des armes à feu jusqu’à ce qu’il perdît connaissance. Il a décrit de manière détaillée les mauvais traitements ainsi subis par lui lors de la déposition qu’il fit devant le procureur militaire le 17 mai 2005 dans le cadre de l’enquête sur le dossier no 75/P/1998.

93. Le requérant se réveilla vers 4 h 30 à l’hôpital Floreasca à Bucarest. D’après le rapport d’expertise médico-légale établi le 18 octobre 2002, il ressortait du certificat médical délivré par le service des urgences chirurgicales de l’hôpital que, le 14 juin 1990, vers 4 h 30, le requérant s’était présenté à la salle de garde. A cette occasion, on avait diagnostiqué chez lui une contusion thoracique abdominale du côté gauche, des excoriations du thorax du côté gauche dues à une agression et un traumatisme crânio-cérébral.

94. Vers 6 h 30, il s’enfuit de l’hôpital qui était encerclé par des policiers par crainte d’autres mauvais traitements.

95. Comme ses pièces d’identité lui avaient été retirées au cours des incidents de la nuit du 13 au 14 juin 1990, il fut invité à les rechercher trois mois plus tard à la direction des enquêtes criminelles de l’Inspection générale de la police. Dans l’intervalle, il était demeuré cloîtré chez lui, par peur d’être à nouveau arrêté, torturé et incarcéré.

C. L’enquête pénale

96. L’enquête sur la répression violente des manifestations antigouvernementales de juin 1990, au cours de laquelle l’époux de la requérante Anca Mocanu fut tué, dont les deux autres requérants individuels allèguent avoir été victimes et qui a occasionné le saccage du siège de l’association requérante, a débuté en 1990, tout d’abord dans le cadre de dossiers différents – plus de mille selon le Gouvernement.

97. Dans la lettre du 29 mai 2009 adressée par la section des parquets militaires près la Haute Cour de cassation et de justice à l’agent du Gouvernement, ces faits sont ainsi résumés : « S’agissant de la période 1990-1997, nous précisions que, sur le rôle du parquet près le tribunal départemental de Bucarest et des parquets d’arrondissement, des centaines de dossiers ont été enregistrés ayant comme objet des plaintes concernant des infractions de vol, destruction, vol à main armé, atteinte à l’intégrité corporelle, privation illégale de liberté et autres, faits commis dans le contexte des actions des mineurs des 14 et 15 juin 1990, à Bucarest. Dans la majorité de ces affaires, des non-lieux ont été prononcés, en raison de l’impossibilité d’identifier les responsables. »

98. Aucune décision de non-lieu ne fut communiquée à la requérante Anca Mocanu.

99. Ces dossiers ont été joints par la suite et le cadre de l’enquête s’est élargi, à partir des années 1997 et suivantes, les faits ayant reçu une qualification juridique différente, impliquant une responsabilité pénale aggravée. A partir de 1997, des hauts responsables de l’armée et de l’État furent successivement mis en accusation et l’enquête fut transférée au parquet militaire sous le numéro 160/P/1997.

100. Selon le Gouvernement, 183 dossiers auparavant ouverts furent joints au dossier no 160/P/1997 entre le 22 octobre 1997 et le 27 octobre 1999.

101. Le 16 septembre 1998, 98 autres dossiers furent joints au dossier principal. Le 26 juin 2000, la section des parquets militaires reprit 748 dossiers concernant les événements du 13 au 15 juin 2009, y compris les privations de liberté abusives du 13 juin 1990, comme il ressort de la décision du 17 juin 2009.

102. A partir du 16 septembre 1998, le dossier no 160/P/1997 fut fragmenté en quatre dossiers et l’enquête se poursuivit au parquet militaire près la Cour suprême de justice (paragraphes 108 et suivants ci-dessous).

103. A partir du 8 janvier 2001, trois de ces quatre dossiers furent joints en un seul. Après cette date, l’enquête sur la répression violente des manifestations des 13 et 14 juin 1990 fut ainsi partagée en deux affaires principales.

104. La première de ces affaires a comme objet les accusations d’instigation ou de participation à un homicide aggravé, y compris sur la victime Velicu-Valentin Mocanu.

105. Ces accusations furent portées contre le président de la Roumanie à l’époque des faits et contre cinq hauts responsables de l’armée, dont le ministre de l’Intérieur de l’époque. Il ressort de l’acte d’accusation que, « à la suite des ordres données par [l’ancien président] et des mesures prises dans l’exercice de ses fonctions, ou au-delà de ce cadre, dans la soirée et la nuit du 13 au 14 juin 1990, les forces de l’ordre et des effectifs de l’armée s’étaient servis de l’armement dont ils étaient dotés et de munitions de guerre contre des manifestants, actions qui avaient eu pour conséquence le meurtre de quatre personnes, des blessures chez trois autres et la mise en danger de la vie d’autres personnes » (extrait de la décision du 19 juillet 2007, rendue dans le dossier no 74/P/1998, en vertu de laquelle les accusations contre l’ancien président et celles contre les autres accusés, officiers militaires de haut rang, ont été disjointes).

Cette branche de l’enquête est décrite ci-dessous aux paragraphes 117 et suivants.

106. L’autre affaire portant sur les événements de juin 1990, y compris sur les plaintes pénales concernant les violences subies par les requérants Marin Stoica et Teodor Mărieş et le saccage des locaux de l’association requérante, a comme objet les accusations d’instigation ou de participation à des actes d’atteinte au pouvoir étatique, au sabotage, à un génocide, dans les formes prévues par l’article 357 a) à c) du code pénal, et à des traitements inhumains, ainsi que l’accusation d’apologie de la guerre.

107. Ces accusations ont été portées contre l’ancien président, contre l’ancien chef du SRI et contre plusieurs officiers de haut rang de l’armée et plusieurs dizaines de civils. Il ressort de la décision de la section des parquets militaires près la Haute Cour de cassation et de justice dans le dossier no 75/P/1998 que les poursuites pénales avaient été engagées contre I.I., l’ancien président (s-a început urmărirea penală), le 9 septembre 2005 et contre V.M., l’ancien chef du SRI, le 12 juin 2006, du chef de ces infractions.

Cette branche de l’enquête est décrite ci-dessous aux paragraphes 148 et suivants.

1. La décision du 16 septembre 1998 du parquet militaire près la Cour suprême de justice

108. Le 16 septembre 1998, le parquet militaire près la Cour suprême de justice rendit sa décision dans le dossier no 160/P/1997, à la suite de l’enquête concernant les plaintes pénales déposées par soixante-trois personnes, victimes de violences et d’arrestations abusives, dont trois membres de l’association requérante, et douze personnes morales dont les locaux avaient été saccagés lors des événements du 13 au 15 juin 1990. Parmi les victimes indiquées sur la liste des plaintes jointes à cette décision figuraient M. Velicu-Valentin Mocanu ainsi que l’association requérante.

109. Le parquet militaire indiquait que d’autres plaintes (o altă parte a plângerilor) étaient pendantes devant les parquets civils, y compris celles concernant le décès de deux personnes. En outre, il précisait que, par des décisions du 30 avril, du 4 et du 5 mai 1998, trois mineurs, Nicolae C., Gavril N. et Petru G., avaient été inculpés pour des attaques dirigées contre les sièges de certaines institutions et de certains partis politiques, faits réprimés par l’article 2 du décret-loi no 88/1990. La suite de cette procédure n’a pas été communiquée à la Cour.

110. Le parquet militaire ajoutait que sa décision concernait également « les soupçons de meurtre d’environ cent personnes, lors des événements du 13 au 15 juin 1990, [dont les cadavres] auraient été incinérés ou inhumés dans des fosses communes, dans des cimetières de villages proches de Bucarest (notamment à Străuleşti) ».

111. Il indiquait aussi que, jusqu’alors, l’enquête n’avait pas permis d’identifier les personnes qui avaient effectivement mis en œuvre la décision de l’exécutif de faire appel à l’aide de civils pour rétablir l’ordre à Bucarest. Selon le parquet, cette lacune de l’enquête tenait au « fait qu’aucune des personnes ayant exercé des fonctions à responsabilités à l’époque des faits n’a[vait] été entendue », notamment le président de la Roumanie alors en exercice, le premier ministre et son adjoint, le ministre de l’Intérieur, le chef de la police, le chef du SRI et le ministre de la Défense.

112. Par la décision précitée, le parquet militaire près la Cour suprême de justice ordonna de disjoindre l’affaire et de continuer l’enquête pour abus de pouvoir contre des intérêts publics ayant entraîné des conséquences graves (abuz în serviciu contra interesului public, în forma consecinţelor grave). Il mentionnait aussi la nécessité d’enquêter sur le fait qu’une catégorie sociale avait été enrôlée aux côtés des forces de l’ordre pour combattre d’autres catégories sociales, fait réprimé par l’article 248 § 2 du code pénal et passible d’une peine de cinq à quinze ans d’emprisonnement, et celle d’enquêter sur l’atteinte aux institutions démocratiques qu’avaient constituée les attaques dirigées contre les sièges de certaines institutions et de certains partis politiques, faits réprimés par l’article 2 du décret-loi no 88/1990.

113. En outre, le parquet ordonna de disjoindre l’affaire et de continuer l’enquête concernant l’homicide par arme à feu sur quatre civils, dont l’époux de la requérante.

114. Il ordonna également de disjoindre l’affaire et de poursuivre les investigations concernant l’existence éventuelle d’autres victimes, à savoir des personnes décédées lors des violences des 13-15 juin 1990.

115. Enfin, le parquet résolut de classer l’affaire pour prescription de la responsabilité pénale relativement à tous les faits de vol à main armée, de privation illégale de liberté, de comportement abusif, d’enquête abusive, d’abus de pouvoir contre des intérêts privés, de coups et blessures, d’atteintes à l’intégrité corporelle, de destruction de biens, de vols, de violations de domiciles, de non-accomplissement d’obligations de service et de viols, commis entre le 13 et le 15 juin 1990 par des personnes non identifiées, faisant partie tant des forces de l’ordre que des groupes de mineurs.

116. Cette partie de la décision du 16 septembre 1998 fut infirmée par la décision de la section des parquets militaires près la Cour suprême de justice rendue le 14 octobre 1999. La reprise des poursuites de ce chef fut ordonnée.

2. La suite de l’enquête sur les accusations de participation à homicide, concernant des hauts responsables de l’armée

117. Après la décision du 16 septembre 1998, les investigations sur l’homicide de M. Velicu-Valentin Mocanu se poursuivirent sous le numéro de dossier 74/P/1998.

118. La requérante Anca Mocanu et les deux enfants qu’elle a eus avec la victime se sont également constitués parties civiles.

119. Deux généraux, dont l’ancien ministre de l’Intérieur, et trois officiers de rang supérieur, furent inculpés pour les meurtres du 13 juin 1990, dont celui de l’époux de la requérante. Les cinq hauts responsables de l’armée furent mis en accusation les 12, 18 et 21 janvier et le 23 février 2000.

120. Ils furent tous les cinq renvoyés en jugement en vertu d’un réquisitoire du 18 mai 2000. En même temps, l’enquête concernant la privation illégale de liberté de 1 300 personnes par les forces de l’ordre et par les mineurs à partir du 13 juin 1990 fut disjointe du dossier no 74/P/1998.

121. Par une décision du 30 juin 2003, la Cour suprême de justice ordonna le renvoi de l’affaire au parquet pour un complément d’enquête en raison de diverses lacunes, ainsi que la requalification des faits en participation lato sensu à des homicides aggravés (participaţie improprie la omor calificat şi omor deosebit de grav), crimes sanctionnés par les articles 174, 175 e) et 176 b) combinés avec l’article 31 § 2 du code pénal. La Cour suprême lista également une série de mesures d’enquête qui devraient être accomplies.

122. Le pourvoi de la requérante Anca Mocanu contre cette décision fut rejeté par un arrêt du 16 février 2004 de la Haute Cour de cassation et de justice.

123. Par une décision du 14 octobre 2005, les poursuites pénales contre les cinq accusés furent abandonnées. Cette décision fut infirmée le 10 septembre 2006 et les poursuites pénales furent reprises en conséquence.

124. Par un réquisitoire du 27 juillet 2007, le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice renvoya en jugement l’ancien ministre de l’Intérieur, un général et deux autres officiers supérieurs de l’armée. Il prononça un non-lieu concernant le cinquième officier, décédé dans l’intervalle.

125. Par un arrêt du 17 décembre 2007, la Haute Cour de cassation et de justice ordonna le renvoi de l’affaire au parquet pour vice de procédure, principalement au motif que les poursuites pénales contre un ancien ministre devaient respecter une procédure spéciale d’autorisation parlementaire préalable – comme pour les ministres en fonction – ainsi que l’indiquait la décision no 665/2007 de la Cour constitutionnelle, qui avait déclaré inconstitutionnelles, car discriminatoires, les dispositions de la loi sur la responsabilité ministérielle, lesquelles n’exigeaient pas d’autorisation préalable pour les anciens ministres.

126. Le 15 avril 2008, le parquet près la Haute cour de cassation et de justice forma un pourvoi (recurs) contre cette décision, qui fut rejeté le 23 juin 2008.

127. D’après le Gouvernement, l’enquête fut reprise le 30 avril 2009.

128. Toujours d’après le Gouvernement, cette enquête pour meurtre contre des hauts responsables de l’armée est, à ce jour, pendante devant le parquet.

a) Les accusations portées contre l’ancien président de la Roumanie

129. Par une décision du 19 juin 2007, rendue par la section des parquets militaires près la Haute Cour de cassation et de justice dans le dossier no 74/P/1998, l’ancien président de la Roumanie, en exercice de 1989 à 1996 et de 2000 à 2004, fut lui aussi inculpé. Les faits qui lui étaient reprochés furent qualifiés de participation lato sensu à des homicides aggravés, crimes sanctionnés par les articles 174, 175 e) et 176 b) combinés avec l’article 31 § 2 du code pénal.

130. Le 22 juin 2007, l’accusé fut cité à comparaître devant le parquet, mais il ne répondit pas à cette convocation. Il fut alors convoqué pour le 26 juin 2007. Il ne comparut pas davantage à cette date, mais indiqua au parquet qu’il se présenterait devant lui le lendemain, le 27 juin 2007, à 12 heures.

131. Le 27 juin 2007, à 18 heures, l’accusé se présenta au parquet accompagné de son avocat. Le procureur lui communiqua les preuves qui justifiaient l’ouverture des poursuites pénales (începerea urmăririi penale).

132. Ainsi qu’il ressort d’une décision du 19 juillet 2007, il lui était reproché d’avoir, le 13 juin 1990, en sa qualité de président de la Roumanie, ordonné au chef de l’état-major de l’armée et au ministre de l’Intérieur d’intervenir contre les manifestants avec des militaires disposant de munitions et de véhicules de guerre en plusieurs lieux de la capitale, notamment aux sièges de la télévision publique, du SRI et du ministère de l’Intérieur. Il aurait également ordonné de faire usage de gaz toxiques et lacrymogènes. A la suite de cette répression, quatre personnes auraient été tuées, dont M. Velicu-Valentin Mocanu, et la vie d’autres personnes mise en péril.

133. Le 19 juillet 2007, les accusations contre l’ancien président furent disjointes du dossier no 74/P/1998 et l’enquête continua sous le numéro de dossier 107/P/2007.

134. A la suite d’un arrêt rendu le 20 juin 2007 par la Cour constitutionnelle, écartant la compétence des juridictions militaires pour juger ou poursuivre des accusés civils, le parquet militaire près la Haute Cour de cassation déclina sa compétence au profit du parquet civil par des décisions du 19 et du 20 juillet 2007 pour connaître respectivement des dossiers nos 74/P/1998 et 107/P/2007.

La section des parquets militaires transmit le 27 juillet 2007 à la section compétente du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice le dossier no 107/P/2007, comportant 253 pages.

135. Le 7 décembre 2007, le procureur général de la Roumanie infirma pour vices de procédure la décision d’inculpation du 19 juin 2007 et ordonna la reprise de l’enquête.

136. Les vices de procédure identifiés dans la décision du 7 décembre 2007 étaient les suivants : omission d’indiquer l’heure à laquelle l’ouverture des poursuites pénale avaient été ordonnée ; omission d’enregistrer la décision d’ouverture dans un registre spécial prévu par l’article 228 du code de procédure pénale ; ajout de la date à la main, le reste de la décision ayant été saisi sur ordinateur ; incompétence du procureur ayant rendu la décision du 19 juin 2007, du fait qu’il avait rendu la décision du 10 septembre 2006 infirmant le non-lieu du 14 octobre 2005.

137. Par une décision du 10 octobre 2008, un non-lieu fut rendu au motif qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre l’ordre de dégager la place de l’Université donné par l’ancien président et l’initiative, prise par trois officiers avec l’accord de leurs supérieurs, le général A. et le général C., ministre de l’Intérieur, d’ouvrir le feu contre les manifestants.

138. Le parquet considéra que les objectifs du plan d’action établi le 12 juin 1990 avaient été exécutés jusqu’à 9 heures le lendemain matin et que les événements qui avaient suivi, à savoir le saccage et la destruction des sièges d’institutions et les décisions ultérieures d’ouvrir le feu, n’avaient d’aucune manière fait l’objet dudit plan.

139. Selon cette décision, M. Mocanu, alors âgé de 22 ans, avait été tué, le 13 juin 1990 aux alentours de 18 h 30, au siège du ministère de l’Intérieur, par une balle qui l’avait atteint à la tête après avoir ricoché, à la suite du feu ouvert sur ordre du général A. Cet ordre aurait été approuvé par le ministre de l’Intérieur et exécuté par les officiers T.S. et C.D. ayant distribué des armes et des munitions aux six militaires à l’origine des tirs.

140. Le 3 novembre 2008, la requérante contesta ce non-lieu.

141. La suite de cette branche de la procédure n’a pas été communiquée à la Cour.

b) Les actes d’enquête sur les circonstances du décès de Velicu-Valentin Mocanu

142. Selon le rapport médico-légal d’autopsie, l’époux de la requérante était décédé de mort violente, due aux lésions par balle.

143. La requérante formula sa première demande expresse de constitution de partie civile le 11 décembre 2000. Le même jour, la partie requérante et les autres parties civiles, à savoir les parents des trois autres personnes tuées dans le contexte des événements des 13 et 14 juin 1990, déposèrent conjointement un mémoire contenant leur point de vue quant aux personnes responsables des décès de leurs proches ainsi que leur demande de dédommagements.

144. Le 14 février 2007, la requérante fut entendue pour la première fois par le parquet aux fins de l’enquête. Assistée par l’avocat de son choix, elle indiqua que, inquiète du non-retour de son époux à la maison dans la soirée du 13 juin 1990, elle l’avait cherché en vain le lendemain. Plus tard, elle aurait appris par les journaux qu’il avait été tué d’une balle dans la tête. Aucun enquêteur ou représentant des autorités ne lui aurait rendu visite ni ne l’aurait convoquée aux fins de l’enquête par la suite, seuls quelques journalistes seraient passés. Agée de vingt ans à l’époque des faits et sans emploi, elle serait restée seule pour élever les deux enfants qu’elle avait eus de son défunt époux, à savoir une fille âgée de deux mois (née en avril 1990) et un fils âgé de deux ans.

145. La requérante indiqua dans sa déposition qu’elle n’avait jamais été entendue auparavant dans le cadre de l’enquête. Elle réitéra qu’elle souhaitait la condamnation pénale des personnes coupables du décès de son époux et qu’elle demandait à se constituer partie civile.

146. Selon une lettre du 6 juillet 2011 du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice adressée à l’agent du Gouvernement devant la Cour, un nouveau dossier d’enquête concernant la victime Velicu-Valentin Mocanu fut créé sous le numéro 676/P/2011.

147. Les pièces du dossier soumis à la Cour ne permettent pas de savoir si la requérante Anca Mocanu a été informée des progrès de l’enquête sur l’homicide aggravé de son époux après l’arrêt de la Haute Cour de cassation et de justice du 17 décembre 2007 ordonnant le renvoi de l’affaire au parquet pour vice de procédure.

3. L’enquête sur les accusations de traitements inhumains, d’atteinte au pouvoir étatique, de propagande en faveur de la guerre et de génocide

148. Des poursuites pénales contre trente-sept personnes, dont vingt‑huit civils et neuf militaires, furent engagées par le parquet militaire entre le 26 novembre 1997 et le 12 juin 2006 principalement du chef d’atteinte au pouvoir étatique.

149. Parmi ces accusés figurait l’ancien président de la Roumanie. Ce dernier fut inculpé le 9 septembre 2005 des chefs de participation à génocide (article 357, alinéas a), b) et c) du code pénal), de propagande en faveur de la guerre (article 356 du code pénal), de traitements inhumains (article 358 du code pénal), d’atteinte au pouvoir étatique (article 162 du code pénal) et d’actes de diversion (actele de diversiune) (article 163 du code pénal).

Parmi les trente-sept accusés, l’ancien chef du SRI était également accusé d’instigation ou de participation à génocide (article 357, alinéas a), b) et c) du code pénal), de traitements inhumains, d’atteinte au pouvoir étatique et de sabotage.

150. Le 19 décembre 2007, la section des parquets militaires ordonna la disjonction de l’affaire faisant l’objet du dossier no 75/P/1998, pour ce qui était des accusations pénales dirigées d’une part contre vingt-huit civils – dont l’ancien président de la Roumanie et l’ancien chef des services secrets – et, d’autre part, contre neuf militaires, du chef d’atteinte au pouvoir étatique en violation de l’article 162 du code pénal. En vertu de la décision de disjonction, l’enquête concernant les vingt-huit civils devait se poursuivre devant le parquet civil compétent. Par une décision du 27 février 2008, le procureur en chef de la section des parquets militaires infirma la décision du 19 décembre 2007, considérant que, en raison de la connexité des faits, c’était un seul et même parquet, à savoir le parquet civil, qui devait connaître de l’ensemble de l’affaire concernant tous les accusés, tant civils que militaires.

151. Par une décision du 28 décembre 2007 rendue dans le dossier no 222/P/2007, la section des parquets militaires déclina sa compétence au profit du parquet civil pour connaître des accusations pénales dirigées contre vingt-huit civils, dont l’ancien président de la Roumanie et l’ancien chef des services secrets.

152. Le 4 février 2008, quarante volumes, comptant 10 717 pages au total et concernant les dossiers nos 75/P/1998 et 222/P/2007, furent envoyés à la section compétente du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice.

153. A la suite de la décision rendue le 27 février 2008 par le procureur en chef de la section des parquets militaires (paragraphe 150 ci-dessus), le 29 avril 2008 la section des parquets militaires près la Haute Cour de cassation déclina sa compétence au profit du parquet civil pour connaître des accusations pénales dirigées contre neuf officiers militaires – dont plusieurs généraux, l’ancien chef de la police et l’ancien ministre de l’Intérieur – relativement à la répression du 13 au 15 juin 1990.

154. La décision du 29 avril 2008 dressait une liste de plus d’un millier de victimes retenues et soumises à des mauvais traitements dans les locaux de l’école supérieure d’officiers d’active de Băneasa et de l’unité militaire de Măgurele, ainsi que dans d’autres endroits.

155. Les requérants Teodor Mărieş et Marin Stoica figuraient dans cette liste de parties lésées.

156. La décision contenait également la liste des personnes morales qui avaient été attaquées lors de la répression du 13 au 15 juin 1990, parmi lesquelles se trouvait l’association requérante.

157. La décision précitée visait également le dossier no 160/P/1997 concernant « l’identification des 100 personnes décédées lors des événements des 13‑15 juin 1990 ».

158. Selon cette décision, l’enquête avait porté aussi sur les pertes qu’avaient représentées pour l’économie nationale le transport et l’hébergement des personnes appelées à Bucarest du 13 au 15 juin 1990, ainsi que les salaires qu’elles avaient perçus alors qu’elles ne s’étaient pas rendues à leur travail. La décision dressait également la liste des entreprises publiques qui avaient fourni des ouvriers pour l’intervention de Bucarest, parmi lesquelles les mines de Lupeni, Petrila, Aninoasa, Bărbăteni, Barza, Petroşani, Dâlga, Vulcan, Valea de Brazi, Paroşeni, Motru, Baia de Arieş, Aiud, Roşa Montană, Câmpulung, Filipeştii de Pădure, Şotânga, Albeni, Ţebea, Comăneşti, les usines de Călăraşi, Alexandria, Alba-Iulia, Craiova, Constanţa, Deva, Giurgiu, Galaţi, Braşov, Slatina et Buzau, ainsi que les usines IMGB et les entreprises Adesgo et APACA de Bucarest.

159. Le 5 mai 2008, 209 volumes de quelque 50 000 pages au total, relatifs au dossier no 75/P/1998, furent envoyés à la section compétente du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice.

160. Par une décision du 10 mars 2009, le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice rendit un non-lieu pour les accusations d’atteinte au pouvoir étatique pour cause de prescription et déclina sa compétence pour connaître des accusations de sabotage, d’apologie de la guerre, de génocide dans les formes prévues par l’article 357, de a) à c) du code pénal, et de traitements inhumains.

161. Le 17 juin 2009, un non-lieu fut rendu pour ce qui est du restant de ces accusations (paragraphes 185 et suivants ci-dessous).

a) Mesures d’enquête concernant particulièrement M. Stoica

162. A une date non précisée, en 2001, la plainte du requérant fut jointe au dossier d’enquête sur les accusations de traitements inhumains, d’atteinte au pouvoir étatique, de propagande en faveur de la guerre et de génocide (dossier no 75/P/1998).

163. Le 18 octobre 2002, l’intéressé subit un examen pratiqué par l’institut public de médecine légale, aux fins de l’enquête sur l’agression dont il disait avoir été l’objet les 13 et 14 juin 1990. D’après le rapport d’expertise médico-légale, il ressortait du certificat médical délivré par le service des urgences chirurgicales de l’hôpital que, le 14 juin 1990, vers 4 h 30, le requérant s’était présenté à la salle de garde et qu’on avait diagnostiqué chez lui une contusion thoracique abdominale du côté gauche, des excoriations du thorax du côté gauche dues à une agression et un traumatisme crânio-cérébral.

Le rapport mentionnait en outre que ces lésions avaient nécessité trois à cinq jours de soins médicaux et qu’elles n’avaient pas été de nature à mettre la vie du requérant en danger.

164. Le rapport d’expertise signalait ensuite que, au cours de la période du 31 octobre au 28 novembre 1990, en février 1997 et en mars et août 2002, le requérant avait été hospitalisé pour des crises d’épilepsie majeures et que le diagnostic posé était le suivant : épilepsie secondaire – post-traumatique – et autres troubles vasculaires cérébraux (AIT – accident ischémique transitoire). Le rapport d’expertise relevait que l’épilepsie post-traumatique était apparue à la suite d’un traumatisme subi en 1966.

165. Les 9 et 17 mai 2005, le requérant fut entendu, présentant son point de vue sur les événements et ses demandes de dédommagements quant au préjudice matériel et moral allégué.

166. Par une lettre du 23 mai 2005, il fut informé par le parquet militaire près la Haute Cour de cassation et de justice que sa plainte à la suite des traumatismes subis le 13 juin 1990 de la part de militaires non identifiés, qui avaient conduit à son hospitalisation « en état de coma », était en cours d’investigation dans le cadre du dossier no 75/P/1998.

167. Le 12 septembre et le 4 octobre 2006, le requérant forma deux plaintes pénales supplémentaires.

168. Le 23 avril 2007, le procureur procéda à l’interrogatoire des témoins indiqués par la partie requérante, à savoir S.G. et V.E.

169. Lors de son audition, le 9 mai 2007, en qualité de partie lésée, le requérant demanda au procureur militaire une contre-expertise médico-légale car, selon lui, l’expertise de 2002 ne soulignait nullement la gravité des lésions subies en 1990 ni la gravité des séquelles qu’il conserverait de ce traumatisme.

170. A cette occasion, un enregistrement vidéo réalisé lors des événements du 13 juin 1990, y compris ceux qui s’étaient produits au siège de la télévision publique, fut présenté au requérant. Celui-ci s’y reconnut et demanda que le document vidéo fût versé au dossier d’enquête.

171. Le 9 mai 2007, le requérant se constitua formellement partie civile dans la procédure.

172. Toujours le 9 mai 2007, le procureur ordonna une nouvelle expertise, étant donné que la partie requérante avait contesté les conclusions du rapport d’expertise médico-légale dressé en 2002. Il demanda aux médecins légistes, entre autres, d’établir si les blessures subies par le requérant en date du 13 juin 1990 avaient menacé sa vie et s’il y avait un lien de causalité entre ce traumatisme et les affections médicales dont il souffrait à la date à laquelle cette expertise avait été ordonnée.

173. Le 25 juin 2007, le nouveau rapport d’expertise fut versé au dossier. Il précisait, toujours sur la base de la note médicale du 14 juin 1990, que les lésions du requérant avaient nécessité de trois à cinq jours de soins médicaux et qu’elles n’avaient pas été de nature à mettre sa vie en danger. Le rapport indiquait en outre qu’il n’y avait aucun lien de causalité entre le traumatisme du 13/14 juin 1990 et les affections médicales du requérant ayant nécessité de nombreuses hospitalisations par la suite.

174. Le 30 octobre 2007, à la suite des demandes du requérant, les fiches d’observation le concernant et remplies dans le cadre de l’hôpital d’urgence Bagdasar Arseni de Bucarest en 1992 furent versées au dossier.

175. Le 8 février 2008, le requérant déposa plusieurs documents au dossier.

176. Parallèlement, un non-lieu fut rendu le 10 mai 2004 par le parquet près le tribunal départemental de Bucarest et confirmé par la suite relativement à une plainte du requérant, déposée sur la base des mêmes faits, pour tentative de meurtre.

b) Aspects particuliers de l’instruction de la plainte pénale avec constitution de partie civile de l’association requérante

177. Le 9 juillet 1990, l’unité militaire 02515 de Bucarest adressa à l’association requérante une lettre par laquelle elle l’informait que « les matériels trouvés le 14 juin 1990 [au siège de l’association] [avaient] été inventoriés par les représentants du parquet (Procuratura Generală) et déposés, moyennant procès-verbal, au siège du parquet de Bucarest (Procuratura Municipiului Bucureşti) ».

178. Le 22 juillet 1990, deux officiers de police se rendirent au siège de l’association requérante et constatèrent les dégâts, à savoir des vitres brisées, des serrures fracassées et « l’ensemble des objets saccagés ». Ils dressèrent un procès-verbal en présence des dirigeants de l’association et d’un témoin.

179. Le même jour, trois responsables de l’association et un des membres de celle-ci dressèrent un inventaire des appareils manquants, principalement des machines à écrire, des photocopieuses et un ordinateur, ainsi que la liste descriptive des meubles et autres objets détruits.

180. Le 23 juillet 1990, un procureur du parquet de Bucarest rendit à l’association requérante sept machines à écrire, quatre photocopieuses et un ordinateur. Le procès-verbal mentionnait que deux des photocopieuses étaient hors d’usage. Il en allait de même pour l’ordinateur et pour l’une des machines à écrire.

181. Le 26 juillet 1990, l’association requérante saisit le parquet de Bucarest d’une plainte pénale pour saccage du siège de l’association et agressions à l’encontre de certains de ses membres le 14 juin 1990. Elle réclamait également la restitution de tous les biens qui avaient été emportés, dont des documents, et se constitua partie civile dans la procédure pénale. Elle sollicitait en outre une expertise pour l’évaluation des biens détruits ou volés et désignait cinq témoins dont elle demandait l’audition.

182. Le 22 octobre 1997, l’inspection générale de la police envoya au parquet près la Cour suprême de justice vingt et un dossiers ouverts à la suite des plaintes pénales de plusieurs personnes physiques et morales concernant des mauvais traitements et des destructions subis au cours de la période du 13 au 15 juin 1990. Parmi ces dossiers figurait le dossier no 1476/P/1990 du parquet près le tribunal départemental de Bucarest concernant la plainte de l’association requérante pour les mauvais traitements qui auraient été infligés à plusieurs de ses membres. Le dossier comportait 66 pages. Par la même lettre, l’inspection générale de la police invitait le parquet à lui indiquer « les modalités à suivre pour procéder à des auditions dans le cadre de l’enquête ».

183. Selon la décision du 17 juin 2009, trois autres paquets de 69, 46 et 98 dossiers avaient également été repris par la section des parquets militaires et joints par des décisions du 22 octobre 1997, du 16 septembre 1998 et du 22 octobre 1999.

184. L’association requérante saisit périodiquement le parquet près la Cour suprême de justice (devenue la Haute Cour de cassation et de justice) pour s’enquérir de l’état de l’enquête ou demander des compléments d’enquête.

c) Le non-lieu du 17 juin 2009

185. Le 17 juin 2009, le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice rendit une décision dans le dossier concernant les traitements inhumains, l’atteinte au pouvoir étatique, la propagande en faveur de la guerre et le génocide.

186. Cette décision décrivait l’ensemble des violences, qualifiées d’extrême cruauté, auxquelles plusieurs centaines de manifestants avaient été soumis par des mineurs agissant conjointement avec les forces de l’ordre.

187. La décision établissait également que, à la suite des investigations accomplies pendant dix-neuf ans environ par les parquets civils et, ultérieurement, par les parquets militaires, ni l’identité des agresseurs ni le degré d’implication des forces de l’ordre n’avaient pu être établis. L’extrait pertinent en l’espèce de cette décision se lit ainsi :

« A la suite des investigations effectuées pendant une période de dix-neuf ans environ par les parquets civils et, ultérieurement, par les parquets militaires, investigations qui se retrouvent dans le contenu du dossier no 175/P/1998, l’identité des mineurs agresseurs, le degré d’implication dans leur actions des forces de l’ordre et des membres et sympathisants du FSN et leurs rôle et degré de participation dans les actions des 14 et 15 juin 1990, dirigées contre les habitants de la capitale, n’ont pu être établis. »

188. Cette décision ordonnait un non-lieu (scoatere de sub urmărire penală) concernant tous les chefs d’accusation, principalement en raison de l’intervention de la prescription.

189. S’agissant des chefs d’accusation de propagande en faveur de la guerre, de traitements inhumains et de génocide, qui n’étaient pas prescriptibles, la décision prononçait des non-lieux pour cause d’absence d’éléments constitutifs des infractions.

190. Ainsi, il était indiqué qu’aucune forme de participation aux actions des mineurs conjointement avec les forces de l’ordre ne pouvait être retenue contre le chef de l’État en exercice à l’époque, car celui-ci n’aurait fait qu’approuver les actions du matin du 13 juin 1990 et l’intervention de l’armée dans l’après-midi de la même journée, dans le but déclaré de restaurer l’ordre. La décision mentionnait également qu’il n’y avait pas de données (date certe) de nature à le mettre en cause en ce qui concernait la préparation de la venue des mineurs à Bucarest et les consignes qui leur avaient été données. S’agissant de la demande qu’il avait faite aux mineurs de défendre les institutions de l’État et de restaurer l’ordre, à la suite de laquelle 1 021 personnes avaient été privées de liberté et avaient subi des atteintes à leur intégrité corporelle, la décision précisait que de tels faits pouvaient être seulement qualifiés d’instigation à coups et blessures et que la responsabilité pénale à leur égard était prescrite. Enfin, elle indiquait que le discours incitant les mineurs à occuper et défendre la place de l’Université contre les manifestants qui y campaient ne pouvait pas être interprété comme une propagande en faveur de la guerre, au motif que le chef de l’État de l’époque n’avait pas visé le déclenchement d’un conflit de n’importe quelle nature, mais qu’il avait au contraire demandé aux mineurs de mettre un terme aux excès et aux actes sanglants (dar chiar a solicitat minerilor să elimine excesele şi actele sângeroase).

191. La décision constatait par ailleurs que les mineurs avaient été motivés par des convictions personnelles simplistes, développées sur le fondement de la surexcitation grégaire. Ces convictions les auraient conduits à se transformer en arbitres de la scène politique et en gardiens volontaires du régime politique, appliquant des « corrections » aux contestataires de celui-ci, et le pouvoir les aurait acceptés en tant que tels. Ainsi, selon la décision, la condition posée par la loi, à savoir que les traitements inhumains visent des « personnes tombées dans les mains de l’ennemi », n’était pas remplie en l’espèce, car, selon le procureur, les mineurs n’avaient plus aucun adversaire contre lequel se battre le 14 juin 1990.

192. S’agissant des accusations de torture, la décision considérait que, avant le 9 novembre 1990, c’est-à-dire à l’époque des faits, la loi n’incriminait pas la torture.

d) Contestations du non-lieu du 17 juin 2009 par les requérants Anca Mocanu et Marin Stoica

193. D’après le Gouvernement, le 18 décembre 2009, la contestation par la requérante Anca Mocanu du non-lieu du 17 juin 2009 a été rejetée comme tardive par une décision de la Haute Cour de cassation et de justice.

194. Le requérant Marin Stoica forma séparément un recours contre la même décision de non-lieu.

195. Le 9 mars 2011, la Haute Cour de cassation et de justice rejeta l’exception de l’autorité de la chose jugée, soulevée par l’intimé I.I., ainsi que le recours formé par le requérant. La Haute Cour statua sur le bien‑fondé du non-lieu ordonné pour cause de prescription.

4. Récapitulatif des mesures d’enquête

196. Selon le Gouvernement, les principales mesures d’enquête réalisées pendant la période comprise entre 1990 et 2009 ont été les suivantes : plus de 840 auditions de parties lésées ; plus de 5 724 auditions de témoins ; plus de 100 expertises médico-légales.

197. Ces mesures ont donné lieu à plusieurs milliers de pages de documents.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions législatives

198. Les dispositions du code pénal régissant la participation lato sensu (participaţia improprie), contenues dans l’article 31 du code pénal, sont ainsi libellées dans leur partie pertinente en l’espèce :

« Toute provocation, facilitation ou assistance intentionnelle, par quelque moyen que ce soit, à la commission d’une infraction par une personne qui n’est pas pas pénalement responsable est punie de la peine prévue par la loi pour cette infraction. »

199. Selon la loi no 27/2012 sur la modification du code pénal, publiée au Journal officiel du 20 mars 2012, la responsabilité pénale pour homicide intentionnel est imprescriptible. Cette loi est également applicable aux homicides pour lesquels la prescription n’avait pas été acquise à la date de son entrée en vigueur.

B. Les décisions nos 610/2007 et 665/2007 de la Cour constitutionnelle

200. La décision no 610/2007 de la Cour constitutionnelle du 20 juin 2007 concerne l’exception d’inconstitutionnalité visant une disposition transitoire de la loi no 356/2006 relative à la réforme du code de procédure pénale et des lois d’organisation judiciaire. En vertu de cette loi, la compétence pour connaître des accusations pénales se rapportant à des faits connexes commis conjointement par des civils et par des militaires revenait aux parquets et tribunaux civils de droit commun et non plus aux parquets et tribunaux militaires comme dans la période antérieure à cette réforme législative. Toutefois, la nouvelle loi prévoyait que, pour les enquêtes en cours à la date d’entrée en vigueur de la loi, les parquets et tribunaux militaires demeuraient compétents pour connaître des affaires impliquant des civils coaccusés et des militaires. Par la décision no 610/2007, la Cour constitutionnelle a déclaré cette disposition transitoire inconstitutionnelle.

201. La décision no 665/2007 du 5 juillet 2007 de la Cour constitutionnelle concerne l’exception d’inconstitutionnalité visant l’article 23 de la loi no 115/1999 sur la responsabilité ministérielle. Cet article prévoyait que la poursuite pénale et le jugement au pénal d’anciens ministres, pour les infractions commises alors qu’ils étaient en fonction, devaient suivre les règles du droit commun et ne nécessitaient pas l’autorisation préalable exigée par la procédure spéciale. Par cette décision, la Cour constitutionnelle a déclaré cette disposition inconstitutionnelle, estimant que la procédure spéciale prévue par la loi no 115/1999 devait être appliquée également aux anciens ministres.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES TROIS AFFAIRES

202. La Cour constate que les requêtes jointes enregistrées sous les numéros 45886/07 et 32431/08 et la requête enregistrée sous le numéro 10865/09 procèdent des mêmes circonstances factuelles et sont similaires quant aux problèmes juridiques qu’elles soulèvent. En conséquence, elle juge approprié, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, de joindre également la troisième requête aux deux autres requêtes.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

203. La requérante, Mme Anca Mocanu, se plaint de l’absence d’une enquête effective, impartiale et diligente susceptible de mener à l’identification et à la sanction des personnes responsables de la répression violente des manifestations des 13 et 14 juin 1990, lors de laquelle son époux, M. Velicu-Valentin Mocanu, a été tué par balle. Elle dénonce aussi la lenteur de la procédure.

204. Elle invoque à cet égard l’article 2 de la Convention dans son volet procédural et l’article 6 de la Convention.

205. La Cour estime que les questions soulevées doivent être examinées sous le volet procédural de l’article 2 de la Convention. Elle n’estime dès lors pas nécessaire de se placer, de surcroît, sur le terrain de l’article 6 de la Convention.

206. La disposition pertinente est ainsi libellée :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A. Sur la recevabilité

207. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que la requérante n’a pas exercé les recours qui s’offraient à elle pour faire état de son grief relatif à la durée de l’enquête. Selon lui, il lui aurait été loisible de présenter directement devant les juridictions civiles une action en responsabilité des autorités internes pour le retard de l’enquête, fondée sur les dispositions des articles 998 et 999 du code civil portant sur la responsabilité civile délictuelle. Pour démontrer l’effectivité de cette voie de recours, le Gouvernement présente un jugement du 12 juin 2008, par lequel le tribunal du cinquième arrondissement de Bucarest a condamné le ministère des Finances à verser à la plaignante une indemnité pour les défaillances de l’enquête ouverte à la suite de la répression des manifestations de décembre 1989 à Bucarest. Il argüe que, s’il ne produit qu’un seul exemple de décision de justice de ce type, cela est dû à l’inexistence d’autres assignations en justice ayant cet objet.

208. Pour la requérante, l’exemple évoqué par le Gouvernement n’autorise pas à conclure qu’il s’agit d’une voie de recours effective, car le tribunal n’aurait pas obligé les autorités responsables à accélérer les procédures pénales en question. De plus, la requérante considère qu’il s’agit d’une affaire produite par le Gouvernement pour les besoins de la cause, aux fins de la procédure devant la Cour. Elle ajoute en outre que rien ne peut exonérer l’État de son obligation de réaliser une enquête effective telle qu’exigée par l’article 2 de la Convention.

209. La Cour rappelle qu’elle a déjà rejeté une exception similaire dans son arrêt Association « 21 Décembre 1989 » et autres (nos 33810/07 et 18817/08, §§ 119-125, 24 mai 2011). Elle rappelle également que l’obligation d’épuiser les voies de recours internes, prévue par l’article 35 de la Convention, concerne les recours qui sont accessibles aux requérants et qui peuvent porter remède à la situation dont ceux-ci se plaignent. Pareils recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Enfin, il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 75, CEDH 1999‑V).

210. A cet égard, la Cour estime qu’un seul jugement définitif d’un tribunal de première instance ne suffit pas à démontrer avec assez de certitude l’existence de voies de recours internes effectives et accessibles pour des griefs comparables à ceux des requérants (Selçuk et Asker c. Turquie, 24 avril 1998, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II).

211. Elle rappelle en outre que les obligations de l’État découlant de l’article 2 ne sauraient être satisfaites par le simple octroi de dommages et intérêts (voir, par exemple, l’arrêt Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 74, Recueil 1998‑VI, et Dzieciak c. Pologne, no 77766/01, § 80, 9 décembre 2008). Enfin, l’enquête requise par les articles 2 et 3 de la Convention doit être propre à conduire à l’identification de ceux qui pourraient être tenus responsables.

212. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.

La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

213. La requérante dénonce la lenteur de l’enquête, qui serait toujours en cours plus de vingt ans après les faits, et ce, en dépit de l’intérêt du public pour connaître les responsables de la répression des manifestations ayant eu lieu les 13 et 14 juin 1990 et ayant fait de nombreuses victimes, y compris des morts, comme son époux M. Velicu-Valentin Mocanu.

214. Elle dénonce plus particulièrement l’existence de périodes d’inactivité pendant l’enquête, les déclinatoires de compétences, des lacunes et un manque d’impartialité de l’enquête dus, selon la requérante, à certains accusés exerçant de hautes fonctions publiques qui auraient empêché la progression des investigations.

215. Le Gouvernement invite la Cour à prendre en compte le contexte – très particulier selon lui – dans lequel a été menée l’enquête sur les circonstances de la mort de l’époux de la requérante.

A cet égard, il est d’avis que la situation de la requérante en tant que partie lésée ne pouvait pas être analysée séparément de la situation des autres parties lésées et parties civiles dans le dossier mentionné ni hors du contexte général du dossier, qui viserait à éclaircir la situation de plus de 1 300 victimes et d’environ 100 personnes décédées et à mener à l’identification des coupables.

216. Le Gouvernement argüe ensuite que l’enquête en question est exceptionnelle, non seulement par rapport au grand nombre de personnes impliquées, mais encore par rapport au caractère historique sensible de l’événement sur lequel elle porte. A ses yeux, la situation particulière de la requérante n’est qu’une partie d’un vaste ensemble de faits et de personnes victimes de violences à l’occasion des manifestations massives qui se sont déroulées à Bucarest.

217. De plus, selon le Gouvernement, les organes de poursuites pénales ont effectué parallèlement, dans le cadre de quatre dossiers, des investigations au sujet d’infractions d’homicide aggravé, de propagande en faveur de la guerre, de génocide, de traitements inhumains, d’atteinte au pouvoir étatique, de sabotage, d’atteinte à l’économie nationale, de destruction et d’autres crimes.

218. Aux yeux du Gouvernement, la durée de cette enquête est justifiée, d’abord, par le nombre des blessés, toutes ces personnes devant être soumises à des expertises médico-légales, être identifiées et interrogées et se voir accorder la possibilité de solliciter l’administration de preuves ; ensuite, par le nombre de suspects ; enfin, par le nombre de témoins ainsi que par les difficultés liées aux confrontations de leurs déclarations aux fins de l’établissement des faits.

De plus, le Gouvernement indique que des activités de recherche sur place et des expertises médico-légales ont dû être réalisées, de même que l’étude de documents et d’enregistrements vidéo, ainsi qu’une parade d’identification aux fins de la reconnaissance des suspects.

219. Le Gouvernement conclut que l’obligation de mener une enquête effective a été respectée en l’espèce, pour autant qu’il s’agisse d’une obligation de diligence et non de résultat. D’après lui, l’enquête effectuée dans l’affaire à partir de 2000 et jusqu’à ce jour inclut tous les actes procéduraux nécessaires à l’établissement de la vérité et n’a connu aucune période d’inactivité imputable aux autorités.

2. Rappel des principes découlant de la jurisprudence

220. La Cour examinera le caractère effectif de l’enquête menée en l’espèce à la lumière des principes bien établis en la matière et résumés, entre autres, dans les arrêts Güleç c. Turquie (27 juillet 1998, §§ 77-78, Recueil 1998‑IV), Issaïeva et autres c. Russie (nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, §§ 208-213, 24 février 2005) et Association « 21 Décembre 1989 » et autres (précité, § 114).

221. Elle rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 exige de mener une enquête effective lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’État, a entraîné mort d’homme. Il s’agit de procéder à un examen prompt, complet, impartial et approfondi des circonstances dans lesquelles les homicides ont été commis, afin de pouvoir parvenir à l’identification des responsables. C’est une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris des mesures raisonnables pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. De même, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements. Cela suppose non seulement l’absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel, mais également une indépendance pratique (Issaïeva et autres, précité, §§ 210-211).

222. En outre, la Cour rappelle avoir déjà jugé que, s’il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’espèce ou à identifier les responsables risque de faire conclure qu’elle ne présente pas le niveau d’effectivité requis (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 134).

223. Pour les mêmes raisons, le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 115, CEDH 2001‑III).

224. Plus particulièrement, en cas de violation massive de droits aussi fondamentaux que le droit à la vie, la Cour a souligné l’importance du droit des victimes et de leurs familles et ayants droit, ainsi que de toute la société (Şandru et autres c. Roumanie, no 22465/03, § 79, 8 décembre 2009), de connaître la vérité sur les circonstances de ces évenements, ce qui implique le droit à une enquête judiciaire effective (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 144).

Dans le contexte des États qui ont connu une transition vers un régime démocratique, il est légitime pour un État de droit d’engager des poursuites pénales à l’encontre de personnes qui se sont rendues coupables de crimes sous un régime antérieur (voir mutatis mutandis Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, §§ 80-81, CEDH 2001‑II).

Dès lors, en cas d’usage massif de la force meurtrière à l’encontre de la population civile, lors de manifestations antigouvernementales précédant la transition d’un régime totalitaire vers un régime plus démocratique, la Cour ne peut pas considérer qu’une enquête est effective lorsqu’elle s’achève par l’effet de la prescription de la responsabilité pénale, alors que ce sont les autorités elles-mêmes qui sont restées inactives. Par ailleurs, comme la Cour l’a déjà indiqué, l’amnistie ou la grâce sont généralement incompatibles avec le devoir qu’ont les États d’enquêter sur des actes de torture et de lutter contre l’impunité des crimes internationaux (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 144).

3. Application en l’espèce de ces principes

225. En l’espèce, la Cour note que, peu après les événements de juin 1990, une enquête a été ouverte d’office. Débutées en 1990, les procédures pénales concernant le décès de M. Velicu-Valentin Mocanu survenu le 13 juin 1990 sont toujours pendantes, soit depuis plus de vingt ans.

226. La Cour rappelle que sa compétence ratione temporis ne lui permet de prendre en considération que la période postérieure au 20 juin 1994, date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie.

227. Elle note qu’en 1994 l’affaire était pendante devant le parquet militaire. A ce propos, elle constate que l’enquête a été confiée aux procureurs militaires qui étaient, au même titre que certains des accusés, des militaires soumis au principe de la subordination à la hiérarchie (Şandru et autres, précité, § 74, et Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 137).

228. Elle relève de plus que les lacunes de l’enquête ont été constatées par les autorités nationales elles-mêmes. Ainsi, la décision du 16 septembre 1998 du parquet près la Cour suprême de justice indiquait que, jusqu’alors, l’enquête n’avait pas permis de déterminer l’identité des personnes qui avaient effectivement mis en œuvre la décision de l’exécutif de faire appel à l’aide de civils pour rétablir l’ordre à Bucarest. Cette lacune de l’enquête tenait au « fait qu’aucune des personnes ayant exercé des fonctions à responsabilités à l’époque des faits n’a[vait] été entendue », notamment le président de la Roumanie alors en exercice, le Premier ministre et son adjoint, le ministre de l’Intérieur, le chef de la police, le chef du SRI et le ministre de la Défense (paragraphe 111 ci-dessus).

Cependant, l’enquête subséquente n’est pas parvenue à remédier à toutes les carences, ainsi qu’il a été constaté par les décisions de la Cour suprême de justice du 30 juin 2003 (paragraphe 121 ci-dessus) et de la Haute Cour de cassation et de justice du 17 décembre 2007 (paragraphe 125 ci-dessus), laquelle a relevé des vices de la procédure antérieure.

229. S’agissant de l’obligation d’associer à la procédure les proches des victimes, la Cour observe que la requérante Anca Mocanu n’a pas été informée des progrès de l’enquête avant le réquisitoire du 18 mai 2000 renvoyant en jugement les accusés du meurtre par balle de son époux, qu’elle a été entendue pour la première fois par le procureur le 14 février 2007, soit presque dix-sept ans après les événements (paragraphe 144 ci-dessus), et que, après la décision de la Haute Cour de cassation et de justice du 17 décembre 2007, elle n’a plus été informée de cette enquête (paragraphe 147 ci-dessus).

Dès lors, la Cour n’est pas convaincue que les intérêts de la requérante Anca Mocanu de participer à l’enquête aient été suffisamment protégés (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 141).

230. De surcroit, l’importance de l’enjeu pour la société roumaine qui consistait dans le droit des nombreuses victimes de savoir ce qui s’était passé, ce qui implique le droit à une enquête judiciaire effective et l’éventuel droit à la réparation, aurait dû inciter les autorités internes à traiter le dossier promptement et sans retards inutiles afin de prévenir toute apparence d’impunité de certains actes (Şandru et autres, précité, § 79, et Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, §§ 142 et 144).

231. A la différence de l’affaire Şandru et autres précitée, dans laquelle la procédure s’est achevée par une décision de justice définitive, la Cour observe en l’espèce que, s’agissant de la requérante Anca Mocanu, le 6 juillet 2011 l’affaire était toujours pendante devant le parquet (paragraphe 146 ci-dessus), et ce après deux renvois ordonnés par la plus haute juridiction du pays pour des lacunes ou des vices de procédure.

La Cour rappelle à cet égard que les obligations procédurales découlant de article 2 de la Convention peuvent difficilement être considérées comme accomplies lorsque les victimes ou leurs familles n’ont pas pu avoir accès à une procédure devant un tribunal indépendant appelé à connaître des faits (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 143).

232. Eu égard aux éléments qui précèdent, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas agi avec le niveau de diligence requis au regard de l’article 2 de la Convention, en ce qui concerne Mme Anca Mocanu. Partant, elle conclut à la violation de cette disposition dans son volet procédural.

II. SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

233. Les requérants, MM. Marin Stoica et Teodor Mărieş, se plaignent de l’absence d’une enquête effective, impartiale et diligente susceptible de mener à l’identification et à la sanction des personnes responsables de la répression violente des manifestations des 13 et 14 juin 1990, lors de laquelle ils ont été victimes de mauvais traitements.

Ils invoquent à cet égard l’article 3 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

234. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions préliminaires à cet égard.

235. Il conteste la compétence ratione temporis de la Cour pour examiner ces requêtes sous l’angle du volet procédural de l’article 3 de la Convention. Il excipe également du non-épuisement des voies de recours internes. Il argue en outre du défaut de qualité de victime du requérant Teodor Mărieş.

A. Sur la recevabilité

1. Sur l’exception d’incompatibilité ratione temporis

236. Les événements ainsi que l’ouverture des enquêtes étant antérieurs à la date de ratification de la Convention par la Roumanie, le 20 juin 1994, le Gouvernement estime que la Cour n’est pas compétente ratione temporis pour examiner le grief tiré du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

237. Les requérants répliquent que l’obligation procédurale découlant de l’article 3 est distincte et indépendante des obligations découlant de son volet matériel. Ils se réfèrent à cet égard aux affaires Şandru et autres, précitée, et Lăpuşan et autres c. Roumanie (nos 29007/06, 30552/06, 31323/06, 31920/06, 34485/06, 38960/06, 38996/06, 39027/06 et 39067/06, § 61, 8 mars 2011), dans lesquelles la Cour s’est estimée compétente ratione temporis pour connaître de griefs similaires visant l’ineffectivité d’une enquête pénale relative à la répression armée de manifestations ayant eu lieu en décembre 1989.

238. La Cour rappelle les principes consacrés dans son arrêt Šilih c. Slovénie ([GC], no 71463/01, §§ 159-163, 9 avril 2009) et appliqués plus récemment à une autre affaire similaire contre la Roumanie (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité).

Elle rappelle ainsi que l’obligation procédurale que recèlent les articles 2 et 3 de la Convention de mener une enquête effective est devenue une obligation distincte et indépendante pouvant s’imposer à l’État même lorsque l’atteinte à la vie ou à l’intégrité corporelle est survenue avant la date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de cet État. Cependant, pour que ladite obligation procédurale devienne applicable, il doit être établi qu’une part importante des mesures procédurales ont été ou auraient dû être mises en œuvre après la ratification de la Convention par le pays concerné.

239. En l’espèce, la Cour observe que la procédure pénale concernant la répression violente des manifestations de juin 1990, entamée en 1990, a continué après le 20 juin 1994, date de la ratification de la Convention par la Roumanie. C’est après cette date qu’un réquisitoire a été établi pour ce qui est du décès de plusieurs personnes, à cette occasion (paragraphe 120), et que plusieurs décisions de justice sont intervenues (paragraphes 125 et suivants). A ce jour, l’enquête est toujours pendante devant le parquet. Il s’ensuit qu’une part importante des mesures procédurales a été accomplie et que celles-ci doivent encore être mises en œuvre après la ratification de la Convention.

240. Il en va de même pour ce qui est des allégations de mauvais traitements des requérants Marin Stoica et Teodor Mărieş, qui ont été associés à l’enquête, en tant que parties lésées, à partir de 2002, les décisions du parquet et des tribunaux à leur égard ayant été rendues entre 2005 et 2011.

241. Dès lors, la Cour juge qu’elle est compétente ratione temporis pour connaître de l’allégation de violation de l’article 3 dans son volet procédural (mutatis mutandis, Agache et autres c. Roumanie, no 2712/02, §§ 70-73, 20 octobre 2009, et Şandru et autres, précité, § 59).

242. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.

2. Sur l’exception du défaut de qualité de victime de M. Teodor Mărieş

243. Le Gouvernement considère que le requérant Teodor Mărieş n’a pas présenté devant les autorités internes un grief défendable tenant à l’existence d’un traitement prohibé à son encontre pendant les événements des 13 et 14 juin 1990. Le requérant n’aurait pas été blessé et aurait participé de son plein gré aux manifestations des jours mentionnés.

244. Le Gouvernement est d’avis que les seules circonstances pertinentes à cet égard concernent sa conduite sous escorte au commissariat de police et le laps de temps passé à la direction centrale de la police de Bucarest et au commissariat de police.

245. En ce qui concerne les allégations relatives à la conduite sous escorte au commissariat de police, le Gouvernement soutient que le requérant n’a été soumis à aucun traitement inhumain on dégradant. Selon lui, s’agissant des menaces qui auraient été proférées par les agents de l’État pour convaincre l’intéressé de monter dans leur voiture, cette circonstance doit s’analyser en relation avec l’attitude du requérant quant aux prétendues menaces. A cet égard, le Gouvernement dit que le requérant a relaté avoir utilisé les termes « bêtes féroces » pour s’adresser à ses prétendus agresseurs et avoir eu la possibilité de quitter leur voiture et de reprocher d’une manière agressive aux officiers supérieurs de police surveillant les événements les modalités d’intervention pour libérer la place de l’Université. Or, d’après le Gouvernement, une telle attitude du requérant en réponse à ces prétendues menaces est de nature à prouver l’absence de toute attitude des agents susceptible de causer une quelconque « peur » ou « angoisse » (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000‑IV).

246. En ce qui concerne les allégations du requérant selon lesquelles les agents de l’État l’ont empoigné comme deux « bêtes féroces », le Gouvernement pointe premièrement l’absence de toute preuve susceptible de soutenir ses allégations et, subsidiairement, l’absence de précision par le requérant des conséquences sur sa personne d’un tel comportement des agents. Dès lors, d’après le Gouvernement, il est raisonnable d’estimer que le degré de gravité du prétendu comportement imputé aux agents de l’État était insuffisant pour générer un minimum de souffrance physique ou psychique pour le requérant. Cela est d’autant plus probable, selon le Gouvernement, que le requérant n’aurait donné aucun détail sur ce point particulier alors même qu’il aurait par ailleurs choisi, pour relater les faits, une manière très explicite et très détaillée, décrivant ses différents états d’esprit et son état physique.

247. En ce qui concerne les allégations touchant au laps de temps que le requérant a passé à la direction centrale de la police de Bucarest et au commissariat de police, le Gouvernement soutient que les fonctionnaires ayant vu le requérant à cette occasion soit ont ignoré l’intéressé soit ont fait preuve à son égard d’une attitude respectueuse. En ce qui concerne le récit du requérant relatif au dialogue des agents de l’État concernant l’ordre de le frapper, le Gouvernement invite la Cour à juger qu’il s’agit seulement d’affirmations non étayées de la partie requérante et, subsidiairement, à noter l’absence de tout effet physique ou psychique sur sa personne.

248. Enfin, en ce qui concerne son audition par le procureur, le Gouvernement estime qu’elle a duré deux heures. Or, à ses yeux, un tel laps de temps ne peut pas être considéré comme impliquant un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

249. En conclusion, le Gouvernement est d’avis que la situation de fait, telle que présentée par le requérant, n’exige pas l’ouverture d’une enquête officielle effective quant aux prétendues violences subies les 13 et 14 juin 1990.

250. Le requérant expose qu’il a la qualité de victime quant à l’absence d’une enquête effective sur les violences auxquelles il affirme avoir été soumis. A cet égard, il soutient avoir été victime d’actes de violences physiques et psychiques, dès lors qu’il aurait été maltraité, battu et soumis à un régime de peur et de terreur avec tous les autres manifestants arrêtés dans la rue en juin 1990. Il réitère qu’il a été arrêté à 4 h 30, le 13 juin 1990, alors qu’il se serait trouvé avec d’autres manifestants devant l’Ambassade des États-Unis d’Amérique à Bucarest, et qu’il a été emmené dans plusieurs locaux différents de la police, agressé et menacé verbalement.

251. Il allègue en outre qu’il a continué à être menacé après sa remise en liberté le soir du 13 juin 1990, que sa maison a été pillée par des inconnus ayant pénétré par effraction et que ces menaces ont contraint sa compagne à quitter la ville pour se mettre à l’abri.

252. La Cour rappelle que l’obligation procédurale déduite de l’article 3 de la Convention s’impose lorsque le grief tenant à l’existence du traitement prohibé est « défendable » (Chiriţă c. Roumanie (déc.), no 37147/02, 6 septembre 2007).

253. A cet égard, elle rappelle que les allégations de mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (Selmouni, précité, § 88, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 92, CEDH 2010‑...).

254. En l’espèce, la Cour constate qu’il n’est pas contesté que le requérant a été arrêté avec d’autres manifestants à Bucarest aux alentours de 4 h 30, le 13 juin 1990, et emmené dans plusieurs locaux de police. En revanche, il affirme y avoir été agressé et menacé verbalement, alors que le Gouvernement le conteste, soutenant que le récit de l’intéressé lui-même quant à ses réactions de colère démontrait qu’il ne pouvait pas avoir eu peur.

255. Toutefois, la Cour note que le requérant n’a pas fourni de certificat médical attestant de séquelles physiques ou psychiques (voir, mutatis mutandis, Melinte c. Roumanie, no 43247/02, §§ 33-36, 9 novembre 2006, et Erdoğan Yağız, no 27473/02, §§ 43-44, 6 mars 2007). Elle note qu’il n’a pas non plus prouvé avoir saisi les autorités avant l’année 2005 et leur avoir exposé de manière détaillée ses propres souffrances (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 158).

256. Eu égard aux circonstances de la présente affaire, notamment à l’absence de preuve relative aux effets physiques et mentaux sur la personne du requérant découlant des actes dénoncés, combinée avec la tardiveté de sa plainte devant les autorités internes, la Cour estime que ces dernières n’ont pas enfreint l’obligation procédurale découlant de l’article 3 de la Convention à l’égard de l’intéressé.

257. Compte tenu de ce qui précède, il convient de déclarer le grief de M. Mărieş irrecevable pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

3. Sur les exceptions de non-épuisement des voies de recours internes

258. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes également à l’égard de la requête de M. Stoica, pour les mêmes motifs que ceux indiqués à l’égard de la requête de Mme Anca Mocanu.

259. La Cour rappelle ses conclusions à l’égard de l’exception similaire soulevée à l’égard de la requête de Mme Anca Mocanu (paragraphe 212 ci-dessus). Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.

260. En plus, le Gouvernement soulève une deuxième exception de non‑épuisement à l’égard de M. Stoica, au motif qu’il aurait trop tard saisi les autorités d’une plainte pénale, à savoir pas avant 2001, soit onze ans après les mauvais traitements qu’il allègue avoir subis.

261. La Cour considère que les arguments à l’appui de l’exception soulevée par le Gouvernement posent des questions juridiques étroitement liées au fond du grief, qu’elle ne peut dissocier de l’examen dudit grief. Aussi la Cour estime-t-elle qu’il convient de les examiner au regard de la disposition normative de la Convention invoquée par le requérant (voir, mutatis mutandis, Rupa c. Roumanie (no 1), no 58478/00, § 90, 16 décembre 2008).

4. Conclusion quant à la recevabilité du grief de M. Stoica

262. La Cour constate que le grief de M. Marin Stoica n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

263. Le requérant Marin Stoica dénonce la lenteur de l’enquête et soutient en particulier qu’un long enregistrement vidéo témoigne des violences qui lui auraient été infligées dans les locaux de la télévision publique et qu’il fournit suffisamment de détails pour permettre l’identification des coupables et des témoins. Or, à ce jour, aucune des décisions du parquet ou des tribunaux n’aurait tenté d’établir les circonstances dans lesquelles les mauvais traitements lui auraient été infligés, à lui comme à de nombreuses autres personnes, dans les locaux de la télévision publique.

264. S’agissant en particulier du requérant Marin Stoica, le Gouvernement fait observer que les premières démarches de celui-ci pour faire valoir sa qualité de personne lésée pendant les événements des 13 et 14 juin 1990 ont été effectuées en 2001 avec des mémoires et demandes envoyés à l’administration présidentielle, au ministère de la Justice, à la police et au parquet, par lesquels il demandait à l’État roumain de lui octroyer un dédommagement et une majoration de pension. Ses premières saisines ayant le caractère de plaintes pénales dateraient du 9 mai, du 10 juillet et du 6 août 2003, ainsi qu’il ressortirait de la décision du 10 mai 2004 du parquet près le tribunal départemental de Bucarest.

265. Le Gouvernement ajoute qu’aucune demande du requérant visant l’administration de preuves, comme l’interrogatoire de témoins et la réalisation d’une nouvelle expertise médico-légale, n’a été rejetée. Il estime dès lors que, dans le cas de ce requérant, le parquet a agi avec diligence et accepté toutes les demandes de celui-ci, en recherchant l’administration de preuves utiles et pertinentes dans l’affaire.

266. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, de la part de la police ou d’autres services comparables de l’État, des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle requise par l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (Labita, précité, § 131).

267. Tout comme il est impératif que les autorités internes compétentes ouvrent une enquête et prennent des mesures dès que des allégations de mauvais traitements ont été portées à leur connaissance, il incombe également aux intéressés de faire preuve de diligence et d’initiative (voir, mutatis mutandis, Frandeş c. Roumanie (déc.), no 35802/05, 17 mai 2011).

268. En l’espèce, la Cour observe que le requérant Marin Stoica a été victime de violences le 13 juin 1990. Il allègue avoir été invité par la police à récupérer ses pièces d’identité trois mois après les événements et que, dans l’intervalle, il était demeuré cloîtré chez lui, par peur d’être à nouveau arrêté, torturé et incarcéré (paragraphe 95 ci-dessus). Elle note toutefois qu’il n’a pas porté plainte à cette occasion.

269. Les premières démarches de celui-ci pour faire valoir sa qualité de personne lésée pendant les événements des 13 et 14 juin 1990 ont été effectuées seulement en 2001 lorsqu’il a demandé à l’État roumain de lui octroyer un dédommagement.

270. Eu égard à l’ensemble des éléments du dossier, la Cour attache une importance particulière au fait que le requérant n’a porté à l’attention des autorités sa plainte, au sujet des violences subies le 13 juin 1990, que onze ans après ces événements.

271. Certes, sa plainte a été jointe au dossier no 75/P/1998 ayant comme objet, entre autres, l’enquête sur les accusations de traitements inhumains (paragraphe 162 ci-dessus). Dans le cadre de ce dossier, plusieurs actes d’enquêtes, dont deux expertises médico-légales, ont été réalisés au profit du requérant. Ensuite l’affaire a été close principalement en raison de la prescription de la responsabilité pénale, en ce qui concerne les infractions de coups et blessures ou comportement abusif dénoncées par le requérant. S’agissant du chef d’accusation de mauvais traitements, la décision du 17 juin 2009 précisait que la condition posée par la loi, à savoir que les traitements inhumains visent des « personnes tombées entre les mains de l’ennemi », n’était pas remplie en l’espèce (paragraphe 191 ci‑dessus).

Il s’ensuit qu’au moment de l’introduction de la plainte du requérant, selon les règles du droit interne, le délai de prescription de la responsabilité pénale était déjà aquis pour des infractions comme celles de coups et blessures ou comportement abusif.

272. Si elle peut accepter que, dans des situations de violation massive des droits fondamentaux, il convient de prendre en compte la vulnérabilité des victimes, notamment leur incapacité, dans certains cas, à se plaindre, par crainte de représailles, la Cour ne trouve, en l’espèce, aucun argument convaincant justifiant que le requérant soit resté passif et ait attendu onze ans avant d’adresser sa plainte aux autorités compétentes.

273. Par conséquent, eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, notamment la passivité du requérant pendant une période extrêmement longue, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION ALLÉGUÉE PAR L’ASSOCIATION REQUÉRANTE

274. L’association requérante se plaint de la durée de la procédure pénale à laquelle elle participe en tant que partie civile et demande la réparation du préjudice causé le 14 juin 1990 par le saccage de son siège, par la destruction de ses biens et par l’agression de ses membres.

275. Elle dénonce à cet égard une violation de l’article 6 de la Convention, dont les dispositions pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

276. La Cour estime que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’ayant été relevé, il convient de déclarer ce grief recevable.

B. Sur le fond

277. La Cour note que l’association a déposé une plainte pénale formelle le 26 juillet 1990, avec constitution de partie civile pour les dégats subis par elle lors des évenements du 13 au 15 juin 1990. L’instruction de cette plainte pénale s’est faite dans le cadre de l’enquête ayant pris fin par le non-lieu du 17 juin 2009. Elle a donc duré près de dix-neuf ans.

278. Pour ce qui est de sa compétence ratione temporis, la Cour peut connaître du grief tiré de la durée de la procédure uniquement pour la période postérieure au 20 juin 1994, date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie. La durée de la procédure à prendre en compte est donc de quinze ans.

279. La Cour rappelle avoir conclu à maintes reprises, dans des affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Frydlender c. France [GC], no 30979/96, CEDH 2000‑VII, et Săileanu c. Roumanie, no 46268/06, § 50, 2 février 2010).

280. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent.

281. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et qu’elle n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable ».

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 pour ce qui est du grief de l’association requérante.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

282. Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant Teodor Mărieş se plaint d’avoir fait l’objet de mesures secrètes de surveillance, notamment d’écoutes téléphoniques. Selon lui, ces mesures constituent un moyen de pression des autorités en rapport avec son activité de président d’une association militant pour une enquête effective au sujet du grand nombre de personnes tuées et blessées en décembre 1989.

283. En ses parties pertinentes en l’espèce, l’article 35 § 2 de la Convention est ainsi libellé :

« 2. La Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l’article 34, lorsque

(...)

b) elle est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour (...), et si elle ne contient pas de faits nouveaux. (...) »

284. La Cour rappelle que, en vérifiant si deux affaires sont essentiellement les mêmes, elle prend en compte l’identité des parties dans les deux procédures, les dispositions légales sur lesquelles celles-ci se sont fondées, la nature des griefs des parties et celle de la réparation qu’elles tentent d’obtenir (voir, mutatis mutandis, Smirnova et Smirnova c. Russie (déc.), nos 46133/99 et 48183/99, 3 octobre 2002, Folgerø et autres c. Norvège (déc.), no 15472/02, 14 février 2006, et Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 63, CEDH 2009-...).

285. En l’espèce, la Cour note que le requérant a précédemment introduit une autre requête devant elle, enregistrée sous le numéro 33810/07, soulevant sous l’angle de l’article 8 un grief similaire à celui soulevé dans le cadre de la présente requête enregistrée sous le numéro 45886/07. La requête précédente, fondée sur les faits dénoncés également dans la présente affaire, a abouti à un constat de violation de l’article 8 (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, §§ 161-176).

286. La Cour doit donc déterminer si, en l’espèce, le présent grief est « essentiellement le même » que celui déjà soumis dans la requête no 33810/07.

287. Elle note que, par rapport à sa requête antérieure, le requérant n’a apporté devant la Cour, dans le cadre de son grief formulé sous l’angle de l’article 8 dans la présente requête, aucun élément qui constituerait un fait nouveau, au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention (voir, a contrario, Delgado c. France, no 38437/97, décision de la Commission du 9 septembre 1998, et C.G. et autres c. Bulgarie (déc.), no 1365/07, 13 mars 2007).

288. Il s’ensuit que ce grief étant « essentiellement le même » que celui qui a été présenté antérieurement par le requérant Teodor Mărieş devant la Cour, il tombe sous le coup de l’article 35 § 2 b) de la Convention et doit en conséquence être rejeté, en application de l’article 35 §§ 2 et 4 de celle-ci.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION

289. Invoquant l’article 34 de la Convention, les requérants allèguent que les autorités auraient exercé sur eux des menaces et des pressions dans le but de les faire renoncer à leurs requêtes devant la Cour et qu’ils n’ont pas eu accès aux documents de l’enquête.

290. Eu égard au constat relatif au volet procédural de l’article 2 (paragraphe 232 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner davantage s’il y a eu, en l’espèce, violation de ces dispositions (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 181).

VI. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

291. Sous l’angle de l’article 5 de la Convention, le requérant Marin Stoica allègue avoir été abusivement arrêté le 13 juin 1990. Sous l’angle de la même disposition, le requérant Teodor Mărieş allègue avoir été abusivement privé de liberté du 18 juin au 30 octobre 1990. Il allègue, en outre, avoir été soumis à des mauvais traitements pendant cette même période.

292. La Cour rappelle que la Convention est entrée en vigueur à l’égard de la Roumanie le 20 juin 1994.

293. Il s’ensuit que ces griefs sont incompatibles ratione temporis avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 § 4.

VII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

294. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. La demande de satisfaction équitable de Mme Anca Mocanu

295. La Cour rappelle d’abord sa jurisprudence bien établie selon laquelle un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Sfrijan c. Roumanie, no 20366/04, § 44, 22 novembre 2007).

Ainsi, par exemple, en cas de violation de l’article 6 de la Convention, l’application du principe restitutio in integrum implique que les requérants soient placés, le plus possible, dans une situation équivalant à celle dans laquelle ils se trouveraient s’il n’y avait pas eu manquement aux exigences de cette disposition (Sfrijan, précité, §§ 45-48).

296. Dans la présente affaire, la Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation procédurale de l’article 2 de la Convention en raison de l’absence d’enquête effective au sujet du décès de l’époux de la requérante. Dès lors, l’État défendeur doit prendre les mesures nécessaires pour accélérer les investigations concernant le meurtre de M. Velicu-Valentin Mocanu afin de rendre une décision qui soit conforme aux exigences de la Convention (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 202).

297. La requérante réclame 200 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi en raison de la durée excessive de l’enquête concernant le meurtre de son époux. Elle expose que, après le meurtre de son époux, alors qu’il était âgé de 22 ans et elle-même de 20, elle s’est retrouvée seule avec leurs deux enfants âgés l’un de 2 ans et l’autre de quelques mois. Elle dit que, pendant les vingt ans qui ont suivi, lors desquels elle aurait attendu l’aboutissement de l’enquête et l’établissement des responsables du meurtre de son époux, elle a dû subvenir à ses besoins et à ceux des ses enfants en travaillant comme femme de ménage et en endurant des conditions de vie particulièrement misérables.

298. Elle demande en outre 100 000 EUR pour préjudice matériel, sans expliquer en quoi celui-ci consiste.

299. Le Gouvernement estime que ces demandes de satisfaction équitable sont excessives et non justifiées et invite la Cour à les rejeter.

300. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande.

301. En revanche, elle estime qu’il y a lieu d’octroyer une satisfaction équitable en raison du fait que les autorités nationales n’ont pas traité le dossier concernant le décès par balle de l’époux de la requérante avec le niveau de diligence requis par l’article 2 de la Convention.

Sur la base des éléments dont elle dispose, notamment le fait que l’enquête est toujours pendante, la Cour estime que la violation de l’article 2 dans son volet procédural a causé à l’intéressée un important préjudice moral en la plaçant dans une situation de détresse et de frustration. Statuant en équité, elle alloue à ce titre 30 000 EUR à la requérante.

B. L’association requérante

302. L’association requérante n’a pas présenté de demande de satisfaction équitable dans le délai imparti à cette fin.

C. Frais et dépens

303. Les requérants n’ont pas formulé de demande de remboursement des frais et dépens.

D. Intérêts moratoires

304. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;

2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables quant aux griefs tirés de l’article 2 de la Convention, pour ce qui est de la requérante Anca Mocanu, de l’article 3 de la Convention pour ce qui est du requérant Marin Stoica et de l’article 6 § 1 de la Convention pour ce qui est de l’association requérante, et irrecevables pour le surplus ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural pour ce qui est de la requérante Anca Mocanu ;

4. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention pour ce qui est du requérant Marin Stoica ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention pour ce qui est de l’association requérante ;

6. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 34 de la Convention ;

7. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante Anca Mocanu, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 30 000 EUR (trente mille euros), à convertir en la monnaie nationale de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette, par cinq voix contre deux, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 novembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Streteanu ;

– opinion dissidente de la juge Ziemele à laquelle se rallie le juge Šikuta.

J.C.M.
S.Q.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE STRETEANU

J’ai voté avec la majorité pour le constat de non-violation de l’article 3 pour ce qui est du requérant Marin Stoica et je souscris aux conclusions qui figurent dans l’arrêt. Je tiens néanmoins à souligner quelques aspects auxquels j’attache une importance particulière.

La Cour a statué de façon constante relativement à l’article 3 de la Convention que lorsqu’un individu affirme de manière défendable que des agents de l’État lui ont fait subir un traitement contraire à l’article 3, les autorités compétentes doivent conduire une « enquête officielle et effective », propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition des responsables (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, Şerban c. Roumanie, no 11014/05, § 80, 10 janvier 2012). De plus, cette exigence de célérité et de diligence raisonnable dans l’obligation d’enquêter existe même si l’enquête vise des faits commis par des civils (Ebcin c. Turquie, no 19506/05, § 56, 1er février 2011). Enfin, selon la Cour, il n’est en principe pas acceptable que la conduite et l’aboutissement de tels procès se heurtent, entre autres, à la prescription pénale en raison d’atermoiements judiciaires incompatibles avec l’exigence de célérité et de diligence raisonnable, implicite dans ce contexte (Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 76, CEDH 2006‑XII, Türkmen c. Turquie, no 43124/98, 19 décembre 2006, Hüseyin Şimşek c. Turquie, no 68881/01, § 67, 20 mai 2008, et Şerban, précité, § 80).

On peut donc parler d’une obligation fondamentale découlant du volet procédural de l’article 3 – une fois saisies d’une affaire relative à des traitements contraires à cette disposition, les autorités judiciaires doivent faire preuve de célérité dans la conduite de l’enquête, afin d’éviter que la responsabilité pénale s’efface en raison de la prescription. Mais dans la mesure où le requérant n’entend saisir les autorités judiciaires qu’après l’écoulement du délai de prescription, que peuvent faire les autorités pour s’acquitter de cette obligation découlant de l’article 3 ? La prescription faisant obstacle à l’exercice de l’action publique, les poursuites ne peuvent pas continuer. Par conséquent, la seule obligation incombant aux autorités dans ce cas est celle de s’assurer que la qualification donnée aux faits est correcte et qu’il y a prescription par rapport à cette qualification. C’est exactement ce que les autorités ont fait en l’espèce. Étant donné qu’en droit roumain les infractions de violence sont qualifiées par rapport à la durée des soins médicaux requis par les lésions subies, le procureur a ordonné une nouvelle expertise, en demandant aux médecins légistes d’établir si les blessures subies par le requérant avaient menacé sa vie et s’il y avait un lien de causalité entre ce traumatisme et les affections médicales dont il souffrait à la date à laquelle cette expertise avait été ordonnée (paragraphe 172 de l’arrêt). Si l’expertise avait confirmé l’une de ces hypothèses, une qualification plus grave (lésions corporelles graves ou tentative de meurtre) aurait pu être donnée aux faits, entraînant un délai de prescription plus long. En l’occurrence, la nouvelle expertise ayant confirmé les conclusions de la première, le procureur s’est vu obligé de maintenir la qualification donnée aux faits et de prendre en considération la prescription intervenue.

Une autre question pourrait éventuellement être soulevée à cet égard. Y a-t-il, dans des cas tels que celui de l’espèce, des raisons pour exclure de plano la prescription ? En d’autres termes, peut-on élargir la sphère des infractions imprescriptibles pour y inclure des faits comme ceux dont le requérant a été victime ? Quelques arrêts récents de la Cour semblent indiquer une réponse affirmative. En effet, la Cour a statué qu’en cas d’usage massif de la force meurtrière à l’encontre de la population civile lors de manifestations antigouvernementales précédant la transition d’un régime totalitaire vers un régime plus démocratique, la Cour ne peut pas accepter qu’une enquête soit effective lorsqu’elle s’achève par l’effet de la prescription de la responsabilité pénale, alors que ce sont les autorités elles‑mêmes qui sont restées inactives (Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, § 144, 24 mai 2011). De plus, la Cour a souligné que l’amnistie et la grâce sont généralement incompatibles avec le devoir qu’ont les États d’enquêter sur des actes de torture et de lutter contre l’impunité des crimes internationaux. (Ould Dah c. France (déc.), no 13113/03, 17 mars 2009, Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 55, 2 novembre 2004). Je pense cependant que cette jurisprudence n’impose pas aux États une obligation d’exclure de plano la prescription pour des faits susceptibles de tomber sous le coup de l’article 3. À mon avis, l’arrêt rendu dans l’affaire Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie n’établit pas une obligation pour le législateur de rendre le meurtre imprescriptible. En accord avec sa jurisprudence antérieure, la Cour a tout simplement souligné qu’une enquête qui est conduite pendant que court le délai de prescription et qui se caractérise plutôt par la passivité des autorités ne peut pas être qualifiée d’effective. En même temps, le fait qu’une enquête aboutisse à des condamnations avant l’expiration du délai de prescription ne la rend pas nécessairement effective (Şandru et autres c. Roumanie, no 22465/03, §§ 73-80, 8 décembre 2009). Enfin, l’imprescriptibilité doit garder un caractère exceptionnel, c’est-à-dire qu’elle doit en principe être réservée aux infractions relevant du droit international pénal (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre). Par conséquent, soit un comportement est qualifié de crime international, ce qui le rend imprescriptible, soit il reste soumis aux règles de droit commun. Il est difficile de concevoir la création d’une catégorie autonome d’infractions pénales dont la gravité se situe entre les crimes relevant du droit international et les infractions de droit commun, mais à laquelle s’appliquerait l’imprescriptibilité propre aux crimes internationaux. Une telle catégorie, qui serait identifiée uniquement par le contexte des actes incriminés (usage massif de la force meurtrière à l’encontre de la population civile lors des troubles sociaux qui caractérisent un changement de régime politique) est dépourvue de la précision exigée par le droit pénal.

En dernier lieu, l’amnistie et la grâce, malgré certaines similitudes avec la prescription, ont des raisons d’être différentes de celle-ci. En effet, elles expriment la volonté de l’État de renoncer au droit de poursuivre une personne ou au droit de l’obliger à exécuter la peine infligée. Lorsque cette renonciation concerne une infraction pénale pour laquelle il y a une obligation d’enquête effective, l’amnistie ou la grâce deviennent des moyens permettant à l’État d’éluder son obligation d’enquêter. D’où l’incompatibilité des actes d’amnistie ou de grâce avec les obligations découlant de l’article 3. A la différence de l’amnistie et de la grâce, qui trouvent toujours leur source dans la volonté de l’État, la prescription n’indique pas nécessairement une intention de l’État de ne pas s’acquitter des obligations imposées par l’article 3 ou une négligence dans l’accomplissement de celles-ci. En effet, la prescription peut être due soit à la passivité des autorités, soit à la passivité de la victime qui n’entend pas saisir les autorités. Dans le premier cas, la prescription révèle en effet une méconnaissance par l’État de ses obligations, tandis que dans le deuxième cas il est difficile d’imputer une faute aux autorités. C’est la raison pour laquelle la possibilité de prescrire l’action publique concernant des comportements susceptibles de tomber sous le coup de l’article 3 n’est pas en soi incompatible avec les obligations découlant de ce texte. La Cour n’a donc aucune raison d’exclure de plano la prescription en ce qui concerne cette catégorie d’agissements, mais elle doit vérifier au cas par cas si la prescription révèle une passivité des autorités judiciaires ou si elle est imputable exclusivement au requérant.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE ZIEMELE, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE ŠIKUTA

(Traduction)

1. Il convient de rappeler que la Cour a toujours dit que « [e]n cas de mauvais traitement délibéré infligé par des agents de l’État au mépris de l’article 3, (...) deux mesures s’imposent pour que la réparation soit suffisante. Premièrement, les autorités de l’État doivent mener une enquête approfondie et effective pouvant conduire à l’identification et à la punition des responsables (voir, entre autres, Krastanov, précité, § 48, Çamdereli c. Turquie, no 28433/02, §§ 28-29, 17 juillet 2008, et Vladimir Romanov, précité, §§ 79 et 81). Deuxièmement, le requérant doit le cas échéant percevoir une compensation (Vladimir Romanov, précité, § 79, et, mutatis mutandis, Aksoy, précité, § 98, et Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 53, 2 novembre 2004 (ces deux arrêts dans le contexte de l’article 13)) ou, du moins, avoir la possibilité de demander et d’obtenir une indemnité pour le préjudice que lui a causé le mauvais traitement (comparer, mutatis mutandis, Nikolova et Velitchkova, précité, § 56 (concernant une violation de l’article 2), Çamdereli, précité, § 29, et Yeter c. Turquie, no 33750/03, § 58, 13 janvier 2009). » Comme la Cour l’a expliqué : « [p]our ce qui est de l’exigence d’une enquête approfondie et effective, la Cour rappelle que, lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle résultant de l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (voir, notamment, Assenov et autres, précité, § 102, Labita, précité, § 131, Çamdereli, précité, §§ 36-37, et Vladimir Romanov, précité, § 81). Pour qu’une enquête soit effective en pratique, la condition préalable est que l’État ait promulgué des dispositions de droit pénal réprimant les pratiques contraires à l’article 3 (comparer, mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 150, 153 et 166, CEDH 2003-XII, Nikolova et Velitchkova, précité, § 57, et Çamdereli, précité, § 38). » Le fait que pareille enquête se termine par le jeu de la prescription exigerait que la Cour procède à un examen sérieux de la compatibilité d’une telle issue avec les exigences de l’article 3. En tout état de cause, l’affaire à l’étude est d’autant plus grave que les événements des 13 et 14 juin 1990 s’inscrivent dans le cadre du processus par lequel la Roumanie a renversé le régime totalitaire en place. Cette affaire concerne encore des événements qui se situent dans le sillage de la chute de Nicolae Ceausescu, intervenue en décembre 1989 : l’incertitude et l’agitation régnaient dans le pays ; la population continuait à s’affranchir de l’ancien pouvoir politique et les manifestations qui ont eu lieu place de l’Université témoignent de la lutte engagée pour promouvoir un nouveau régime démocratique. Il s’agit là selon moi de circonstances particulières, comme le montre à l’évidence la réaction du soi-disant gouvernement de transition, qui avait décidé de réprimer par tous les moyens des manifestations pacifiques.

2. La chambre a considéré que si des mesures prises pour réprimer des manifestations pacifiques conduisent au décès d’un civil, comme cela a été le cas du mari de la première requérante en l’espèce, l’affaire ne devrait très probablement pas se terminer par l’effet de la prescription. Quoi qu’il en soit, la procédure interne relative à l’affaire Mocanu est toujours pendante. Il faut supposer que, même si la procédure avait dû se clore par le jeu de la prescription, la chambre n’aurait pas considéré qu’il s’agissait d’une issue compatible avec les obligations découlant de l’article 2.

3. La chambre a également décidé que, lorsqu’un individu, tel M. Stoica, est accidentellement victime d’un recours à la force par des agents de l’État qui répriment des manifestations pacifiques, il doit suivre les voies habituelles de la procédure pénale, dont la règle de la prescription fait partie. Comme la chambre le souligne, tout en reconnaissant que les victimes de tels événements peuvent être vulnérables, ce qui peut les retarder dans leurs démarches pour déposer plainte auprès des autorités, elle ne trouve pas acceptable que M. Stoica n’ait saisi les autorités qu’en 2001 (paragraphes 270-272 de l’arrêt). La chambre ne juge pas pertinent le fait que les autorités ont elles-mêmes enregistré la plainte du requérant et l’ont jointe au dossier pénal no 75/P/1998. Elle admet que l’enquête sur les actions qui ont conduit à blesser des civils dans le cadre de la répression de manifestations pacifiques puisse se clore par la prescription, comme cela s’est apparemment produit en l’occurrence (paragraphe 271 de l’arrêt).

4. Premièrement, je ne saurais souscrire à l’approche de la chambre, qui ne tient pas compte de toutes les mesures d’enquête prises par les autorités après le dépôt de plainte de M. Stoica en 2001. La chambre valide ainsi le comportement contradictoire et ambigu des autorités au sujet du cas particulier de M. Stoica ainsi que la totalité de l’épisode d’abus de pouvoir commis par les autorités de l’État à l’occasion de la répression des manifestations. La chambre admet également qu’une enquête ineffective puisse se terminer par l’application de la prescription, comme cela a été le cas en l’espèce avec la décision du 17 juin 2009 de la Haute Cour de cassation et de justice (paragraphes 187-188 de l’arrêt). Cette attitude de la chambre va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour, qui n’admet pas qu’un État justifie son inaction par l’effet de la prescription, de la grâce ou de l’amnistie, et ce d’autant plus lorsque l’État a recouru massivement à la force pour réprimer des manifestations pacifiques et démocratiques (paragraphe 261 de l’arrêt). Il est tout à fait vrai que M. Stoica a tardé à agir mais les retards et le manque d’efficacité des autorités roumaines sont bien plus graves sachant qu’elles étaient tenues par l’obligation particulière de faire la lumière sur les événements survenus au moment où le peuple roumain se battait pour obtenir un gouvernement libre et démocratique. Dans ces conditions, je me permets de dire qu’il ne s’agit plus d’une simple question de droit pénal ou d’une enquête sur un crime simple de coups et blessures, où la prescription de la responsabilité pénale peut intervenir au bout de trois ans, comme le prévoit le droit pénal interne. Bien au contraire, le sort de M. Stoica s’inscrit dans une série de violations graves des droits de l’homme.

5. Deuxièmement, dès lors que l’on se trouve dans le contexte des graves violations des droits de l’homme qui peuvent accompagner un changement de régime politique, la Cour a souligné qu’il est particulièrement important qu’une enquête adéquate soit menée dans le but de découvrir la vérité. Or pareille enquête ne saurait s’achever par l’effet de la prescription (Association « 21 décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, § 144, 24 mai 2011). Cette approche adoptée par la Cour est conforme aux Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire adoptés par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 60/147 du 16 décembre 2005. Les Nations unies ont élaboré une liste détaillée qui cerne en substance l’obligation de ne pas permettre que les violations flagrantes des droits de l’homme restent impunies. Parmi ces principes, on peut mentionner les suivants : « [e]n cas de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme (...), les États ont l’obligation d’enquêter et, s’il existe des éléments de preuve suffisants, le devoir de traduire en justice la personne présumée responsable et de punir la personne déclarée coupable de ces violations. (...) » « Lorsqu’un traité applicable ou une autre obligation internationale le prévoit, la prescription ne s’applique pas aux violations flagrantes du droit international des droits de l’homme (...). » « La prescription prévue dans le droit interne pour d’autres types de violations qui ne constituent pas des crimes de droit international, y compris les délais applicables aux actions civiles et aux autres procédures, ne devrait pas être indûment restrictive. » La Cour a souscrit à une approche similaire notamment dans l’arrêt Association « 21 décembre 1989 » et autres c. Roumanie du 24 mai 2011 (précité), où les circonstances sont apparentées à celles de l’espèce.

6. En bref, je ne saurais admettre que la chambre applique deux approches différentes s’agissant de deux personnes victimes des mêmes événements. Les autorités roumaines elles-mêmes n’ont pas refusé d’ouvrir une enquête sur les plaintes de M. Stoica, alors même qu’elles en ont été saisies en 2001. La Cour européenne des droits de l’homme n’a dès lors pas à prendre une autre décision à cet égard. Selon moi, il y a eu violation de l’article 3 à l’égard de M. Stoica.


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