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30/10/2012 | CEDH | N°001-114091

CEDH | CEDH, AFFAIRE E.M. c. ROUMANIE, 2012, 001-114091


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE E.M. c. ROUMANIE

(Requête no 43994/05)

ARRÊT

STRASBOURG

30 octobre 2012

DÉFINITIF

30/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire E.M. c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Egbert Myjer,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Nona

Tsotsoria,
Kristina Pardalos, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le. 9 octobre 2012,

Rend...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE E.M. c. ROUMANIE

(Requête no 43994/05)

ARRÊT

STRASBOURG

30 octobre 2012

DÉFINITIF

30/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire E.M. c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Egbert Myjer,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le. 9 octobre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43994/05) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme E.M. (« la requérante »), a saisi la Cour le 5 décembre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La chambre a décidé d’office la non‑divulgation de l’identité de la requérante (article 47 § 3 du règlement de la Cour).

2. La requérante a été représentée par Mes Livia Alina Dumitru et Alexandru Marin, avocats à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Irina Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

3. A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné Mme Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).

4. La requérante allègue que l’enquête ouverte à la suite de la plainte pénale dénonçant les actes de violence domestique qu’elle aurait subis n’a pas été effective.

5. Le 31 mars 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. La requérante est née en 1973 et réside à Bucarest.

A. La genèse de l’affaire

7. Le 10 novembre 2001, la requérante épousa I.B. De leur union naquit, le 16 août 2002, l’enfant B.A.M.

8. Le 4 mars 2004, vers 17 heures, la requérante se trouvait dans l’appartement familial avec sa fille. Selon ses dires, son mari, avec lequel les relations auraient été très tendues, lui aurait alors demandé par téléphone de quitter le domicile conjugal et l’aurait menacée de mort. A son retour du travail, I.B. aurait menacé la requérante de la frapper jusqu’à ce qu’elle nécessitât une hospitalisation et de la tuer si elle ne déménageait pas. Sous le regard de sa fille, I.B. aurait jeté à terre plusieurs objets du salon puis il aurait frappé sa femme à coups de poing et avec différents objets.

9. Le 5 mars 2004, la requérante présenta sa fille à un examen médical. Le médecin traitant nota que, à la suite d’un conflit survenu la veille entre ses parents, B.A.M. était agitée et craintive et qu’elle sursautait au moindre bruit. Il conclut que l’enfant était « psychiquement traumatisée ».

10. Le 6 mars 2004, la requérante se présenta au service d’orthopédie‑traumatologie de l’hôpital Sfântul Pantelimon. Le diagnostic suivant fut établi :

« Traumatisme par des coups au bras, à l’avant-bras et au coude gauches, avec un hématome important sur la partie externe du bras ; contusions au bras, à l’avant-bras et au coude droits, avec hématome du bord cubital ; traumatisme par agression sur la partie externe de la cuisse gauche, avec hématome important et rupture du tendon fascia large ; traumatisme sur la partie externe de la cuisse droite avec hématome et traumatisme sur la partie postérieure de la cuisse droite avec hématome. Une attelle plâtrée antebrachio-palmaire a été mise en place. »

11. Le certificat médico-légal conclut que la requérante présentait des lésions traumatiques qui pouvaient dater du 4 mars 2004 et être le résultat de coups répétés avec un objet dur, et qui nécessitaient de huit à neuf jours de soins médicaux.

12. Par un jugement du 12 octobre 2004, le tribunal de première instance du deuxième arrondissement de Bucarest (« le tribunal de première instance ») prononça le divorce de la requérante et d’I.B. aux torts exclusifs d’I.B. Il estima qu’il ressortait des éléments de preuve versés au dossier qu’I.B. accordait trop d’importance à son travail et à ses collègues et amis, au détriment de sa famille. Il nota également le comportement agressif d’I.B. envers la requérante, corroboré par les dépositions des témoins M.M. et M.V., respectivement la sœur et la mère de l’intéressée, et par un certificat médico-légal. Faute de recours, ce jugement devint définitif.

B. La plainte pénale déposée par la requérante contre I.B. concernant l’incident du 4 mars 2004

1. La plainte pénale déposée auprès de la police

13. Le 6 mars 2004, la requérante avait déposé une plainte pénale auprès de la police contre I.B. Elle y décrivait les violences que son mari aurait exercées contre elle le 4 mars 2004 et les menaces qu’il lui aurait adressées de manière continuelle, rapportant notamment ses paroles selon lesquelles il la ferait violer et les tuerait, elle et sa fille. Elle mentionnait en outre le traumatisme de l’enfant qu’elle disait sursauter au moindre bruit. Elle demandait enfin la protection de la police pour elle et son enfant.

14. Par une décision du 1er septembre 2004, le parquet près le tribunal de première instance rendit un non-lieu en faveur d’I.B. pour ce qui était des accusations de « coups et blessures », au motif que les faits n’existaient pas. Il disjoignit l’affaire pour ce qui était de l’accusation de destruction et transmit le dossier au tribunal de première instance compétent pour trancher l’affaire quant aux accusations de « coups ou autres violences » et de menaces et insultes, délits punis par les articles 180, 193 et 205 du code pénal (CP).

2. La plainte pénale déposée devant le tribunal de première instance

15. Le 3 mai 2004, la requérante avait saisi le tribunal de première instance d’une plainte pénale contre I.B., qu’elle accusait de menaces, d’insultes et de coups et d’autres violences. Elle dénonçait les faits survenus le 4 mars 2004 tels qu’indiqués dans sa plainte déposée auprès de la police. Elle indiquait que, pendant leurs années de mariage, son mari s’était montré violent envers elle et qu’il quittait souvent le domicile conjugal. Elle ajoutait qu’il l’avait, à plusieurs reprises, menacée de la tuer et de la chasser du domicile avec l’enfant, qu’il devenait violent et qu’il s’emportait jusqu’à la frapper.

16. Pour étayer sa plainte, la requérante y avait joint le certificat médico‑légal du 6 mars 2004 (paragraphes 10-11 ci-dessus) et un autre certificat médico-légal établi le 28 août 2003 qui attestait que, le 19 août 2003, l’intéressée présentait des lésions ayant pour origine des coups portés avec des objets durs et n’ayant pas nécessité de soins médicaux.

a) La procédure de première instance

17. Lors de l’audience du 28 juin 2004, le tribunal de première instance interrogea la requérante. L’intéressée qui n’était pas assistée par un avocat, maintint sa plainte pénale contre I.B. et indiqua que :

« Les faits se sont déroulés comme je l’ai indiqué dans ma plainte. Personne n’a assisté à l’incident. L’inculpé a menacé de me tuer si je ne quittais pas la maison et m’a adressé des mots obscènes (...) L’incident s’est produit vers 17 h 30 quand l’inculpé est rentré du travail. Après l’incident, j’ai essayé de chercher secours chez un voisin mais celui-ci ne m’a pas ouvert, puis j’ai appelé les parents de l’inculpé qui m’ont dit que cela ne les regardait pas ; vers 19 heures, ma mère est arrivée et elle nous a emmenées, moi et mon enfant, chez elle (...) »

18. La requérante demanda ensuite au tribunal d’entendre deux témoins, M.M. et B.S.D.. L’inculpé demanda au tribunal de faire interroger un témoin à décharge, sans indiquer son nom.

19. Par un jugement avant dire droit rendu le même jour, le tribunal de première instance rejeta la demande de la requérante visant à faire entendre B.S.D., au motif que celui-ci avait assisté, dans la salle d’audience, à l’interrogatoire de la requérante au cours duquel celle-ci avait indiqué qu’il n’était pas au courant des événements survenus le 4 mars 2004. Il fit en revanche droit à la demande de la requérante visant à ce que des écrits fussent versés au dossier et à ce que M.M. fût entendue, ainsi qu’à la demande de l’inculpé tendant à faire entendre un témoin à décharge.

20. Le 25 octobre 2004, le tribunal de première instance joignit à la présente affaire le dossier constitué à la suite de la plainte pénale déposée par la requérante auprès de la police (paragraphe 14 ci-dessus).

21. Lors de l’audience du même jour, la requérante fut assistée par un avocat qui demanda au tribunal de réentendre sa cliente pour qu’elle pût se constituer partie civile dans la procédure, parce qu’elle aurait omis de le faire. La requérante déclara qu’elle n’avait pas sollicité de dédommagements lors de l’audience du 28 juin 2004 au motif qu’elle n’avait pas été assistée par un avocat.

22. Dans le cadre de cette même audience, le tribunal de première instance interrogea M.M. Cette dernière déclara que, le 4 mars 2004, vers 18 h 30, elle avait rendu visite à la requérante. Dans l’escalier de l’immeuble, elle aurait croisé I.B. quittant le bâtiment chargé de deux sacs. Elle lui aurait demandé des nouvelles de sa sœur et I.B. aurait répondit qu’il tuerait la requérante. Dans l’appartement, M.M. aurait trouvé l’enfant effrayée et en pleurs et sa sœur présentant des traces de violence et avec les vêtements déchirés. M.M. déclara également qu’il y avait des objets au sol et que la porte d’une armoire était cassée. Elle précisa être restée une heure environ avec la requérante et l’enfant jusqu’à l’arrivée de leur mère, avec qui elles auraient toutes quitté l’appartement. Elle ajouta qu’I.B. était une personne violente et qu’elle l’avait déjà vu auparavant agresser et insulter la requérante.

23. Le 22 novembre 2004, le tribunal de première instance interrogea I.B. L’inculpé déclara s’être rendu une première fois à l’appartement le 4 mars 2004, vers 18 h 30, pour y prendre ses affaires et en avoir été empêché par la requérante. Il aurait quitté les lieux au bout de dix minutes, après avoir fait part à la requérante de sa volonté de divorcer, mais sans avoir menacé, insulté ou frappé celle-ci. Il déclara également qu’il n’avait rencontré personne, ni dans l’escalier ni à la sortie de l’immeuble. Il aurait ensuite demandé à la police de l’accompagner pour prendre ses affaires et, vers 20 h 30, il se serait présenté à l’appartement accompagné par une équipe de police dirigée par P.B. Personne n’ayant ouvert la porte et n’ayant lui-même pas réussi à entrer avec sa clé, I.B. aurait conclu que la requérante avait fait changer la serrure. I.B. ajouta enfin que, le 4 mars 2004, il était rentré de son travail accompagné par D.E. qui l’aurait déposé devant l’immeuble de son domicile.

24. Par un jugement avant dire droit rendu le même jour, le tribunal de première instance ajourna l’affaire et demanda à la police de l’informer si elle avait été saisie d’une plainte du mari de la requérante le 4 mars 2004 et si un procès-verbal avait consigné les faits. Il fit par ailleurs droit à la demande d’I.B. visant à faire interroger D.E. en tant que témoin à décharge.

25. Le 6 janvier 2005, les avocats choisis par I.B. et la requérante informèrent le tribunal de première instance qu’ils ne représentaient plus les intéressés dans la procédure. L’avocat de la requérante indiqua comme motifs de cessation de leurs rapports professionnels le défaut de paiement des honoraires et le manque de sincérité de sa cliente.

26. Le même jour, D.E. déclara devant le tribunal de première instance que, le 4 mars 2004, I.B. lui avait fait part de son intention de divorcer et lui avait demandé de l’emmener en voiture jusqu’à son appartement pour y prendre ses affaires. Il aurait déposé I.B. devant chez lui vers 18 h 30 et l’aurait attendu. Au bout d’un quart d’heure, I.B. serait revenu avec seulement le chargeur de son téléphone portable. Indiquant sans plus de détails qu’il n’avait pas réussi à récupérer ses affaires, il l’aurait prié de le conduire chez ses parents. D.E. déclara enfin que, le même jour, à 17 heures, I.B. se trouvait avec lui au bureau.

27. Lors de l’audience du 10 janvier 2005, la requérante versa au dossier de l’affaire le certificat médical établi le 5 mars 2004 quant à l’état de l’enfant (paragraphe 9 ci-dessus). Par un jugement avant dire droit du même jour, le tribunal de première instance rejeta la demande de la requérante visant à faire interroger le supérieur hiérarchique d’I.B. pour vérifier si celui-ci se trouvait bien au bureau le 4 mars 2004, à 17 heures. Il justifia son refus au motif que la déclaration de cette personne n’était pas « pertinente, concluante et utile dans l’affaire ».

28. Le 4 février 2005, la police informa, sans préciser de date, le tribunal de première instance que I.B. avait déposé une plainte contre la requérante et sa mère du chef de vol entre époux et proches parents et qu’aucun procès‑verbal ou autre document n’avait été établi par la police quant à une éventuelle intervention le 4 mars 2004 au domicile des parties.

29. Le 14 mars 2005, lors des débats sur le fond, la requérante, représentée par un avocat, versa au dossier le jugement définitif du 12 octobre 2004 prononçant le divorce des parties (paragraphe 12 ci‑dessus). Le parquet proposa la relaxe d’I.B. sur le fondement de l’article 10 b - 1 du code de procédure pénale (CPP), au motif que les faits ne présentaient pas la gravité d’une infraction, et sa condamnation au paiement d’une amende administrative du montant maximum prévu par la loi. Pour justifier la légèreté de la sanction proposée, il mentionna le nombre réduit de jours de soins médicaux nécessaires indiqué dans le certificat médico-légal de la requérante, l’absence d’antécédents pénaux d’I.B. et le fait que celui-ci n’avait frappé que les cuisses et les bras de la victime, et enfin le divorce des parties prononcé en octobre 2004.

30. Par un jugement du 14 mars 2005, le tribunal de première instance accueillit partiellement la plainte de la requérante et condamna I.B. au paiement d’une amende pénale de 10 millions de lei roumains (ROL) en vertu de l’article 180 § 21 du code pénal. Il considéra qu’I.B. était l’auteur du délit de coups et autres violences, en se fondant sur un faisceau de preuves, à savoir : le certificat médico-légal établi le 6 mars 2004, ainsi que les déclarations du témoin à charge M.M. et du témoin à décharge, D.E., selon lesquelles I.B. se trouvait sur les lieux au moment où la requérante avait été victime des violences incriminées. Afin d’établir la sanction à infliger à I.B., le tribunal prit en compte « les rapports existant entre les parties, la présence de l’enfant au moment des faits, les nombreux coups portés à la partie lésée, le nombre de jours de soins médicaux ». Le tribunal attira l’attention d’I.B. sur le fait que le non-paiement de l’amende pouvait entraîner le remplacement de cette peine par une peine de prison.

31. Quant au chef d’accusation de menaces, le tribunal, jugeant que les éléments constitutifs de l’infraction en cause n’étaient pas réunis en l’espèce, acquitta I.B. de ce chef sur le fondement de l’article 10 d) du CPP. Il releva à cet égard que, s’il n’avait effectivement pas été prouvé que I.B. eût directement menacé l’intéressée, il n’en restait pas moins qu’il avait menacé son épouse par l’intermédiaire de M.M. Cela étant, et bien que le cas de violence verbale fût prévu par la loi no 217/2003 sur la prévention et la lutte contre la violence domestique, les faits de l’espèce n’auraient pas été de nature à provoquer de la peur chez la requérante dans la mesure où il n’aurait pas été prouvé que les menaces dénoncées lui fussent effectivement parvenues. Quant au chef d’accusation d’insultes, le tribunal de première instance jugea que les faits n’étaient aucunement prouvés et il acquitta I.B.

32. Enfin, le tribunal de première instance rejeta pour tardiveté la demande que la requérante avait faite au cours de la procédure aux fins de se constituer partie civile.

b) La procédure de pourvoi en recours

33. I.B. forma un recours contre le jugement du 14 mars 2005 et, se fondant sur l’article 10 a) du CPP, il demanda sa relaxe de l’accusation de coups et autres violences, soutenant que les preuves instruites ne démontraient pas avec certitude qu’il eût commis les faits qu’on lui reprochait et que sa culpabilité n’était fondée que sur la déclaration de M.M., dépourvue à ses yeux d’objectivité.

34. La requérante demanda le rejet du recours, exposant que la défense présentée par le requérant ne reflétait pas la réalité, que celui-ci l’avait agressée à plusieurs reprises pendant leur mariage, ce qui aurait traumatisé leur enfant. Le procureur demanda également le rejet du recours.

35. D’après le dossier, le tribunal départemental n’interrogea pas les parties et aucune preuve ne fut administrée.

36. Par un arrêt du 9 juin 2005, le tribunal départemental de Bucarest, se fondant sur l’article 38515, point 2 b), du CPP, fit droit au recours d’I.B., cassa le jugement rendu en première instance et ordonna la relaxe de l’inculpé du chef de coups et autres violences au motif qu’il n’y avait pas de preuves démontrant qu’il était l’auteur des faits (article 10 c) du CPP). Il modifia ensuite le fondement juridique pour sa relaxe du chef de menaces, jugeant que les faits n’étaient pas établis.

37. Pour parvenir à son jugement, le tribunal départemental nota d’abord que le tribunal de première instance n’avait fondé son jugement que sur la déposition de M.M. et que les déclarations de celle-ci devaient être écartées du dossier pour défaut de crédibilité, étant donné que plusieurs éléments auraient infirmé la présence de ce témoin dans l’immeuble le 4 mars 2004. A cet égard, il releva que la requérante, dans la description des faits figurant dans sa plainte et dans sa déclaration devant le tribunal de première instance, n’avait pas mentionné l’arrivée de M.M. dans l’appartement et qu’il était peu probable que l’intéressée eût cherché de l’aide chez un voisin, comme elle l’avait affirmé, si sa sœur était réellement arrivée chez elle. Il releva en outre que I.B. avait nié avoir croisé M.M. et que D.E. avait déclaré que le premier n’avait rapporté de son passage dans l’appartement qu’un chargeur de portable, ce qui, aux yeux des juges, contredisait les dires de M.M.

38. Le tribunal départemental jugea que, malgré l’existence incontestée de lésions sur le corps de la requérante, il n’y avait pas de preuves suffisamment claires indiquant que I.B. fût l’auteur des violences en question pour renverser la présomption d’innocence. Il nota que, faute de témoins oculaires, seule la déclaration de la requérante victime incriminait I.B. ; or l’intéressée avait, selon le tribunal, décrit l’agression de manière lapidaire, sans détailler comment celle-ci s’était produite, quels objets l’agresseur avait utilisés et quelles parties du corps avaient été visées.

C. L’incident du 28 mars 2004

39. Entre-temps, le 28 mars 2004, la requérante, accompagnée de sa fille et de sa mère, M.V., avait rencontré I.B. dans la rue. Une dispute avait éclaté entre les parties et plus particulièrement entre M.V. et I.B. A la suite de l’incident, M.V. avait été examinée par un médecin, qui avait diagnostiqué une fracture d’un doigt de la main gauche par hyperextension forcée. Le certificat médico-légal établi indiquait que M.V. nécessitait de vingt-cinq à trente jours de soins médicaux.

40. M.V. déposa une plainte pénale contre I.B. pour coups et blessures. Par une ordonnance du 5 septembre 2005, le parquet près le tribunal de première instance du troisième arrondissement de Bucarest rejeta la plainte pour coups et blessures de M.V. et infligea à I.B. une amende administrative. Prenant en compte les « circonstances réelles » dans lesquelles les faits s’étaient produits, à savoir qu’ils auraient été déclenchés et prolongés par M.V., l’absence d’antécédents pénaux d’I.B. et son attitude sincère, le parquet estima qu’une amende administrative était une sanction suffisante. D’après le dossier, la contestation de M.V. contre cette ordonnance a été rejetée.

II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

A. Le droit interne

1. Le code pénal

41. Les articles pertinents du code pénal, en vigueur à l’époque des faits, se lisent ainsi dans leurs parties pertinentes en l’espèce :

Article 180

Les coups et autres violences

« 1. Les coups ou autres actes de violence causant des souffrances physiques sont passibles d’une peine comprise entre un et trois mois de prison ou d’une amende.

11. Les actes incriminés par l’alinéa premier commis contre des membres de la famille sont passibles d’une peine comprise entre six mois et un an de prison ou d’une amende.

2. Les coups ou les actes de violence ayant causé des lésions nécessitant des soins médicaux pendant vingt jours maximum sont passibles d’une peine comprise entre trois mois et deux ans de prison ou d’une amende.

21. Les actes incriminés par le deuxième alinéa commis contre des membres de la famille sont passibles d’une peine comprise entre un et deux ans de prison ou d’une amende.

3. L’action pénale est déclenchée par la plainte préalable de la partie lésée. Pour les actes prévus aux alinéas 11 et 21, l’action pénale peut également être déclenchée d’office. »

Article 193
La menace

« Le fait de menacer une personne de l’accomplissement d’une infraction ou d’un autre acte de nature à porter préjudice à cette personne, à l’époux ou à un parent proche de celle-ci, s’il est de nature à inquiéter la personne menacée, est puni d’un emprisonnement de trois mois à trois ans ou d’une amende, sans que la peine appliquée puisse dépasser la sanction prévue par la loi pour l’infraction faisant l’objet de la menace. »

Article 205
L’insulte

« L’atteinte à l’honneur et à la réputation d’une personne par des paroles, des gestes ou par d’autres moyens est passible d’une peine de prison d’une durée comprise entre un mois et deux ans ou d’une amende. »

2. Le code de procédure pénale

42. Les articles pertinents du code de procédure pénale, en vigueur à l’époque des faits, se lisent ainsi :

Article 10

« Il ne peut y avoir ouverture ou poursuite d’une procédure pénale si :

a) les faits ne sont pas établis ;

b) les faits ne sont pas érigés en infraction par la loi pénale ;

b1) les faits n’atteignent pas le degré de gravité requis pour être qualifiés d’infraction ;

c) les faits n’ont pas été commis par l’accusé ; (...) »

Article 279

« Le déclenchement de l’action pénale a lieu sur plainte préalable de la personne lésée dans le cas d’infractions pour lesquelles la loi prévoit un tel dépôt de plainte. La plainte préalable doit être envoyée :

a) au tribunal, s’agissant d’infractions contenues par l’article 180 (...) du code pénal (...) »

Article 38515

« Lorsqu’il statue sur le recours, le tribunal peut soit (...)

2. accueillir le recours, infirmer la décision attaquée et (...)

b) relaxer l’inculpé ou clore le procès (...) ;

d) retenir l’affaire pour la juger à nouveau (...) »

Article 385-16

« Lorsque le tribunal ayant statué sur le recours retient l’affaire pour la juger à nouveau conformément à l’article 385-15 par. 2 d), il se prononce également sur les questions relatives à l’administration des preuves et fixe une date pour les débats (...) »

Article 385-19

« Après infirmation du premier jugement, le deuxième procès se déroule conformément aux dispositions des chapitres I (Le procès – Dispositions générales) et II (Le procès en première instance) du titre II, qui s’appliquent mutatis mutandis. »

3. La loi no 217/2003 sur la prévention et la lutte contre la violence domestique

43. La loi no 217/2003 sur la prévention et la lutte contre la violence domestique est entrée en vigueur le 29 mai 2003. Dans sa version en vigueur à l’époque des faits, telle que modifiée par l’ordonnance du gouvernement no 95/2003, la loi no 217/2003 définissait la violence domestique comme toute action physique ou verbale commise de manière intentionnelle par un membre de la famille contre un autre membre de la famille, de nature à provoquer une souffrance physique, psychique, sexuelle ou matérielle (article 2 § 1 de la loi). L’État devait agir pour prévenir et combattre la violence intrafamiliale, conformément aux dispositions du code pénal notamment les articles 179-183, 193 et 205 (article 1 § 2 de la loi). Cette loi prévoyait par ailleurs la collaboration entre les autorités locales et des organisations non gouvernementales aux fins d’impliquer les autorités locales dans les activités liées à la prévention et à la lutte contre la violence domestique.

44. L’article 8 de la même loi prévoyait la création d’une agence nationale pour la protection de la famille, institution publique subordonnée au ministère du Travail, de la Solidarité nationale et de la Famille. Cette agence fut créée en février 2004. Elle avait pour objectifs, parmi d’autres, de promouvoir les valeurs de la famille, de prévenir et combattre la violence domestique et de protéger les victimes.

45. Parmi les mesures de prévention et de lutte contre la violence domestique, l’article 16 §§ 1 a), 2 et 3 de la loi indiquait que les personnes autorisées par les autorités publiques à gérer les cas de violence domestique avaient pour mission de faire un suivi des cas de violence, de recueillir des renseignements sur ces situations, d’assurer l’accès des organes judiciaires et des parties qui le demandaient à ces renseignements et de guider les « parties en conflit » vers la médiation. La police devait intervenir dès lors qu’elle avait eu connaissance, par la victime, par un autre membre de la famille ou par une autorité, de la commission d’un acte de violence domestique. Elle pouvait également intervenir d’office. Elle devait informer immédiatement de la situation de la victime l’autorité compétente au niveau local. La loi prévoyait diverses mesures de protection des victimes : l’accueil de celles-ci dans des centres d’hébergement en cas d’urgence ou avec l’accord d’un assistant social lorsqu’il s’imposait de les tenir à l’écart de leur agresseur (article 23), l’internement de l’agresseur ou l’obligation pour lui de suivre un traitement médical (article 26).

B. Le droit international

46. Un résumé du droit international pertinent en l’espèce est présenté dans l’affaire Opuz c. Turquie (no 33401/02, §§ 72-86, CEDH 2009.)

47. Dans sa Recommandation Rec(2002)5 du 30 avril 2002 sur la protection des femmes contre la violence, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a notamment invité les États à introduire, développer et/ou améliorer, le cas échéant, des politiques nationales de lutte contre la violence fondées sur la sécurité maximale et la protection des victimes, le soutien et l’assistance, l’ajustement du droit pénal et civil, la sensibilisation du public, la formation spéciale des professionnels confrontés à la violence à l’égard des femmes et la prévention.

48. Le Comité des Ministres a aussi invité les États à assurer à toutes les victimes de violences la possibilité d’ester en justice, à prévoir qu’une action pénale puisse être engagée sur requête du ministère public, à encourager celui-ci à considérer la violence à l’égard des femmes et des enfants comme un facteur aggravant ou décisif lorsqu’il décide de l’éventualité d’engager les poursuites dans l’intérêt public, à prévoir, le cas échéant, des mesures pour assurer la protection efficace des victimes contre les menaces et les risques de vengeance ainsi qu’à veiller, par des mesures spécifiques, à la protection des droits des enfants au cours des procédures.

49. La Convention du Conseil de l’Europe d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique du 11 mai 2011 est le premier instrument international juridiquement contraignant à créer un cadre juridique complet pour protéger les femmes contre toutes les formes de violence, prévenir, poursuivre et éliminer la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. La Convention établit également un mécanisme international de suivi de sa mise en œuvre au niveau national.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

50. Invoquant en substance les articles 3 et 8 de la Convention, la requérante allègue que les autorités internes n’ont pas mené une enquête effective à la suite de sa plainte pénale pour des agressions subies le 4 mars 2004. Elle allègue que, malgré l’existence de plusieurs actes normatifs sanctionnant la violence en famille et en dépit de son dépôt de plainte, les autorités compétentes n’ont pas pris les mesures nécessaires pour les protéger, elle et sa fille.

51. Compte tenu de la nature et de la substance de la plainte exprimée par la requérante en l’espèce, la Cour estime qu’il convient de l’examiner avant tout sous l’angle de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

52. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

53. La requérante allègue qu’il appartient aux autorités internes, en vertu selon elle de leurs obligations positives imposées par les articles 3 et 8 de la Convention, de prévoir un cadre légal adéquat pour protéger les victimes de violence domestique et d’assurer l’application des normes légales de protection par la voie d’une enquête effective. Or, dans son cas, malgré l’existence de normes légales de protection, les autorités internes n’auraient pas mené d’enquête effective.

54. Afin de pouvoir remplir leur obligation positive de mener une enquête effective dans un domaine aussi sensible que la violence domestique, les autorités devraient interpréter de manière évolutive certaines notions ; ainsi, selon l’intéressée, dans ce contexte, l’existence de preuves indirectes corroborées par des preuves scientifiques telles qu’un certificat médico-légal attestant l’agression devrait être suffisante pour renverser la présomption d’innocence. La requérante affirme que les violences domestiques se produisent généralement en l’absence de témoins oculaires ou en présence de personnes qui seraient des proches des parties impliquées et dont l’impartialité pourrait ainsi être facilement mise en cause. Elle souligne de plus que l’état psychologique de la victime et l’éventuelle pression exercée sur elle par d’autres membres de la famille sont des éléments qui, même s’ils alourdissent l’enquête, doivent selon elle être pris en considération.

55. La requérante ajoute que le législateur roumain, en adoptant des lois spécifiques pour combattre la violence domestique, a entendu souligner la gravité de ce délit. Cependant, les tribunaux n’appliqueraient ces lois que de manière superficielle et auraient tendance à minimiser la gravité du délit, ce qu’ils auraient fait en l’espèce.

56. Le Gouvernement considère que l’enquête menée par les autorités internes à la suite des plaintes pénales de la requérante était effective, adéquate et indépendante et qu’elle a satisfait aux exigences imposées par les articles 3 et 8 de la Convention. Il précise que les actes d’enquête ont été réalisés directement par les tribunaux dans le cadre d’une procédure à deux degrés de juridiction. Le tribunal jugeant l’affaire en première instance aurait entendu les parties et les témoins et examiné les preuves dans le respect des normes procédurales. Le fait que le résultat de l’enquête n’a pas permis d’établir la culpabilité de la personne indiquée par l’intéressée comme étant l’auteur des agressions ne préjugerait pas de son effectivité. Le Gouvernement souligne enfin la difficulté de la tâche incombant aux autorités internes aux fins d’éclaircir la situation de fait dans un contexte d’absence de toute preuve directe, tâche d’autant plus difficile, selon lui, que les parties auraient donné des versions différentes des faits.

2. L’appréciation de la Cour

57. La Cour rappelle d’abord que, selon sa jurisprudence, un traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000-XI, et Peers c. Grèce, no 28524/95, § 67, CEDH 2001-III). En l’espèce, il est incontestable que la requérante a été blessée le 4 mars 2004. Ses blessures ont été constatées par un rapport médico-légal qui attestait l’existence d’un traumatisme nécessitant de huit à neuf jours de soins médicaux. Il s’agit donc de blessures assez sévères qui ont incontestablement causé à la requérante des souffrances pouvant entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.

58. La Cour rappelle ensuite que, combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (voir, mutatis mutandis, Opuz, précité, § 128). Une intervention des autorités dans la vie privée ou familiale peut se révéler nécessaire à la protection de la santé ou des droits des tiers ou à la prévention des infractions pénales en certaines circonstances (Opuz, précité, § 144). A cet effet, l’État doit adopter et mettre en pratique un cadre légal permettant la protection contre les actes de violence entre des particuliers (voir Sandra Janković c. Croatie, no 38478/05, § 45, 5 mars 2009, et A. c. Croatie, no 55164/08, § 60, 14 octobre 2010 et, mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 150-152, CEDH 2003-XII). A cet égard, la Cour relève que différents instruments internationaux soulignent la vulnérabilité particulière des victimes de violence domestique et la nécessité pour les États de s’impliquer activement dans la protection de celles-ci (Bevacqua et S. c. Bulgarie, no 71127/01, § 65, 12 juin 2008, et paragraphe 48 ci-dessus).

59. La Cour rappelle également que l’interdiction absolue inscrite à l’article 3 de la Convention implique pour les autorités nationales le devoir de mener une enquête officielle effective lorsqu’une personne allègue, de manière « défendable », avoir été victime d’actes contraires à l’article 3 et commis dans des circonstances suspectes, quelle que soit la qualité des personnes mises en cause (voir, mutatis mutandis, Opuz, précité, § 150). Cette enquête doit pouvoir mener non seulement à l’identification mais aussi, le cas échéant, à la punition des responsables (C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 70, 20 mars 2012 et M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 111, 27 septembre 2011).

60. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour déterminer quelles sont en Roumanie les méthodes les plus appropriées pour fixer et appliquer le cadre juridique en matière de violences domestiques, mais d’examiner sous l’angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Elle examinera donc si les autorités roumaines ont agi conformément aux obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, A. c. Croatie, précité, § 61, et Sandra Janković, précité, § 46).

61. Revenant aux faits de l’espèce, la Cour note que la requérante a dénoncé devant les juridictions internes un acte de violence domestique qui serait survenu le 4 mars 2004 et qu’elle a demandé la protection de la police le jour de l’incident. Elle relève que l’intéressée a ainsi porté à la connaissance des autorités internes un seul incident de violences qui auraient été perpétrées contre elle par son époux (voir, a contrario, A. c. Croatie, précité, et Opuz, précité). L’intéressée avait joint à sa plainte deux copies des certificats médicolégaux attestant qu’elle avait été victime d’agressions, en dernier lieu le 4 mars 2004. La Cour observe que la véracité des informations contenues dans ces certificats médicolégaux n’a jamais été remise en cause.

62. La Cour rappelle l’obligation positive des États de mettre en place et d’appliquer de manière effective un système réprimant toutes les formes de violence familiale et offrant aux victimes des garanties suffisantes (Opuz, précité, § 145). A cet égard, elle relève que la loi pénale en vigueur à l’époque considérée punissait le délit de coups et autres violences, le législateur prévoyant des sanctions plus sévères lorsque ces actes étaient commis contre les membres de la famille. De plus, des poursuites pénales pouvaient être engagées d’office ou sur plainte de la victime (paragraphe 41 ci-dessus). En outre, l’adoption de la loi no 217/2003 sur la prévention et la lutte contre la violence domestique démontre le souci des autorités internes d’adopter un cadre légal complémentaire à la voie pénale pour assurer un minimum de protection et de suivi aux victimes de ces violences. Compte tenu de la situation concrète de la requérante, la Cour estime que celle-ci avait à sa disposition un cadre légal lui permettant de dénoncer l’agression du 4 mars 2004 et de demander la protection des autorités internes.

63. La Cour examinera à présent si la manière dont ces dispositions légales ont été appliquées dans la situation de la requérante et si l’enquête menée à la suite de ses allégations de violence domestique ont satisfait aux critères de l’article 3 de la Convention.

64. Tout en prenant en compte le fait que la requérante n’a saisi les autorités internes que d’un seul incident de coups et blessures, la Cour estime que ces autorités avaient cependant le devoir d’agir avec diligence et sérieux dès lors que l’existence alléguée d’un acte de violence domestique étayé par une preuve scientifique avait été porté à leur connaissance.

65. La Cour rappelle qu’une procédure pénale contradictoire devant un juge indépendant et impartial fournit les garanties les plus solides d’effectivité pour l’établissement des faits et l’imputation d’une responsabilité pénale (voir, mutatis mutandis, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 134, CEDH 2001-III). En l’espèce, elle relève que, par un jugement du 14 mars 2005, le tribunal de première instance de Bucarest, qui avait effectué l’instruction judiciaire de l’affaire et qui avait examiné directement les preuves, a condamné I.B. au versement d’une amende pénale du chef de coups et autres violences. Le tribunal départemental de Bucarest, saisi du recours d’I.B., a ensuite cassé le jugement rendu en première instance et, en réinterprétant les preuves, a rendu un nouveau jugement sur le fond et prononcé la relaxe de l’inculpé.

66. La Cour rappelle à cet égard que l’admissibilité des preuves et leur appréciation relèvent au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I). Elle admet qu’en l’espèce la tâche des autorités roumaines n’était pas aisée puisque celles-ci se trouvaient en présence de deux versions contradictoires des faits et qu’il n’existait pas de preuves « directes ». Néanmoins, dans cette affaire concernant des actes allégués de violence familiale, il revenait aux autorités d’enquête de prendre les mesures nécessaires pour apprécier la crédibilité des versions et éclaircir les circonstances de la cause (voir, mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 175-178 et 181-182).

67. La Cour observe en outre que le tribunal départemental de Bucarest a ordonné la relaxe d’I.B. et, partant, la clôture de l’affaire, au motif que rien ne prouvait qu’il eût été l’auteur des faits. Pour statuer ainsi, le tribunal départemental a écarté du dossier la déclaration du témoin M.M. comme n’étant pas crédible. Il a également jugé que la déclaration de la requérante n’était pas assez détaillée quant aux faits reprochés à l’inculpé. Sans remettre en cause l’issue de l’enquête, la Cour relève cependant que le tribunal départemental a rendu sa décision sur la base des mêmes preuves que celles qui avaient été jugées suffisantes par le tribunal de première instance pour condamner pénalement I.B. Le tribunal départemental disposait donc d’informations plausibles suffisantes pour le rendre attentif à la nécessité de procéder à une vérification approfondie de l’ensemble de l’affaire.

68. Or, tout en constatant les carences de l’instruction qui auraient pu être considérées comme des défaillances du jugement en première instance, le tribunal départemental a clôturé la procédure sans les remédier. La Cour considère qu’en vertu de son rôle actif et de l’étendue de ses pouvoirs au vu du droit interne (paragraphe 42 ci-dessus), surtout dans une affaire où la thèse de la violence domestique était évoquée, le tribunal départemental aurait pu ordonner l’instruction de nouvelles preuves pour éclaircir la situation de fait. Ainsi, afin d’obtenir les renseignements nécessaires pour compléter le dossier de l’affaire, il aurait pu procéder à l’interrogatoire de l’intéressée et lui demander des détails quant aux faits. Il aurait pu également prévoir la confrontation des témoins et parties dont il estimait les déclarations contradictoires. De plus, il n’a pas cherché à obtenir les déclarations de la mère de la requérante, qui serait arrivée dans l’appartement une heure après les faits allégués, ni celles des policiers – dont l’identité était connue – qui auraient accompagné I.B. lors de son second passage – deux heures après le premier – à son domicile. En outre, bien que saisis par I.B. d’une demande en vue de l’accompagner pour lui assurer l’accès à son domicile dans un contexte de conflit familial, les policiers n’ont établi aucun acte officiel pour consigner les circonstances de leur intervention. La Cour estime ainsi que le tribunal départemental, bien qu’ayant à sa disposition des éléments suffisants pour lui permettre d’ordonner la poursuite de l’enquête, a clôturé l’affaire en faisant porter à la requérante la responsabilité d’un manque de preuves.

69. La Cour observe également que, bien que l’existence de violences sur la requérante n’ait nullement été contestée et que la thèse de l’automutilation n’ait pas été évoquée, le tribunal départemental a clôturé l’affaire. Or, d’après les renseignements dont la Cour dispose, le tribunal départemental ou les autorités n’ont pas ordonné la poursuite de l’enquête in rem afin d’identifier le responsable des blessures de l’intéressée (voir, mutatis mutandis, Macovei et autres c. Roumanie, no 5048/02, § 46, 21 juin 2007). Dès lors, la Cour ne peut que constater que le système pénal, tel qu’il a été appliqué en l’espèce, s’est révélé inapte à conduire à l’identification et à la punition du responsable de l’agression dénoncée, alors même que des pistes possibles d’enquête n’avaient pas été explorées. Cela est de nature à amoindrir la confiance du public – et surtout des victimes des actes de violence domestique – dans le système judiciaire et son adhésion à l’État de droit (voir, mutatis mutandis, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006‑XII (extraits), et Macovei et autres, précité, § 56).

70. La Cour note enfin que, lors de la première de ses plaintes pour les mêmes faits, adressée à la police, la requérante avait demandé l’aide et la protection des autorités pour elle-même et sa fille, contre le comportement agressif d’I.B. Or, malgré les dispositions légales de la loi no 217/2003, qui prévoyait la coopération des différentes autorités et des mesures autres que judiciaires pour identifier et assurer le suivi des actes de violence familiale (paragraphes 43 et 45 ci-dessus), et bien que les allégations de l’intéressée aient été prouvées prima facie par un certificat médico-légal, il ne ressort pas du dossier qu’une quelconque démarche ait été faite en ce sens. Cela révèle un manque de coopération entre les autorités chargées d’intervenir dans un domaine sensible d’intérêt social, ce qui a fait obstacle à la clarification des faits. Une initiative dans ce sens paraissait en l’espèce d’autant plus souhaitable que l’agression alléguée a eu lieu en présence d’un enfant mineur.

71. A la lumière de ce qui précède, le Cour estime que la manière dont l’enquête a été menée en l’espèce n’a pas assuré à la requérante une protection effective satisfaisant aux garanties imposées par l’article 3 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

72. Compte tenu de ce constat, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner de surplus les allégations de la requérante sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

73. La requérante invoque l’article 6 de la Convention pour se plaindre d’un défaut d’équité de la procédure pénale qu’elle a engagée contre I.B.

74. La Cour note que, dans le cadre de cette procédure, la demande de constitution de partie civile présentée par l’intéressée a été rejetée comme étant irrecevable car effectuée tardivement devant le tribunal de première instance. Partant, dans la mesure où les tribunaux ont été régulièrement saisis seulement d’une procédure pour engager des poursuites contre des tiers (A. c. Croatie, précité, § 82), il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

75. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

76. La requérante réclame 10 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

77. Le Gouvernement considère que le lien de causalité entre les prétendues violations de la Convention et le préjudice moral allégué n’a pas été établi et il estime que le constat d’une violation constituerait une réparation satisfaisante du préjudice moral prétendument subi. Il ajoute que la somme sollicitée est excessive.

78. La Cour considère que la requérante a subi, du fait de la violation de l’article 3 de la Convention, un préjudice moral indéniable qui ne saurait être réparé par le simple constat de violation figurant dans cet arrêt. Compte tenu des circonstances de l’affaire et statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle estime qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 7 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

79. La requérante demande, justificatifs à l’appui, environ 178 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et la Cour, à savoir les honoraires d’avocats et les frais de traduction et de correspondance.

80. Pour le Gouvernement, la requérante n’a pas fourni les justificatifs prouvant la réalité de l’intégralité des dépenses pour ce qui est des honoraires d’avocats.

81. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 178 EUR tous frais confondus et l’accorde à la requérante.

C. Intérêts moratoires

82. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief séparément sous l’angle de l’article 8 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 178 EUR (cent soixante-dix-huit euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 octobre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-114091
Date de la décision : 30/10/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête efficace) (Volet procédural);Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : E.M.
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DUMITRU L. A. ; MARIN A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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