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02/10/2012 | CEDH | N°001-113645

CEDH | CEDH, AFFAIRE JURIJS DMITRIJEVS c. LETTONIE, 2012, 001-113645


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE JURIJS DMITRIJEVS c. LETTONIE

(Requête no 37467/04)

ARRÊT

STRASBOURG

2 octobre 2012

DÉFINITIF

02/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Jurijs Dmitrijevs c. Lettonie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
I

neta Ziemele,
Luis López Guerra,
Kristina Pardalos, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du consei...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE JURIJS DMITRIJEVS c. LETTONIE

(Requête no 37467/04)

ARRÊT

STRASBOURG

2 octobre 2012

DÉFINITIF

02/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Jurijs Dmitrijevs c. Lettonie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra,
Kristina Pardalos, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 septembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37467/04) dirigée contre la République de Lettonie et dont un ex-ressortissant de l’ex-URSS, « non-citoyen résident permanent » de Lettonie, M. Jurijs Dmitrijevs (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 août 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Jusqu’en juin 2009, le requérant était représenté par Me I. Reinis, avocat à Riga. Le gouvernement letton (« le Gouvernement ») était représenté initialement par son agente, Mme I. Reine, puis par son agente actuelle, Mme K. Līce.

3. Le requérant alléguait notamment avoir été victime de cinq épisodes de mauvais traitements lors de son arrestation et au cours de sa détention. Il se plaignait également de l’absence, dans le système juridique de l’État défendeur, de voies de recours effectives pour remédier à ses griefs, ainsi que de la durée de deux procédures pénales dans lesquelles il figurait, respectivement, en qualité d’accusé et de victime.

4. Par une décision du 7 septembre 2010, la chambre a rejeté une déclaration unilatérale du Gouvernement et a déclaré la requête partiellement recevable.

5. Par la suite, le Gouvernement a déposé des observations écrites complémentaires, répondant aux questions posées par la chambre (article 59 § 1 du règlement), mais non le requérant.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1974. D’après les informations dont dispose la Cour, il est actuellement détenu à la prison de Brasa, à Riga (Lettonie).

A. L’arrestation du requérant, les événements du 1er novembre 1999 et leurs suites

7. Le 7 octobre 1999, lors du braquage d’un mont-de-piété à Jūrmala, le requérant – qui, depuis 1995, était placé sous suivi psychiatrique pour une « psychose schizophrénique » et qui avait déjà fait l’objet de deux condamnations pénales –, fut arrêté par les agents d’une entreprise de sécurité privée. Il fut immédiatement emmené au commissariat de police du quartier de Kauguri, dans la même ville, et interrogé en qualité de suspect.

8. Le soir même, immédiatement après cet interrogatoire, il fut emmené à l’hôpital de Bulduri (Jūrmala), où il fut soumis à un examen médical. Selon le rapport délivré par le médecin, le requérant présentait des lésions corporelles sous forme d’une plaie de 2 cm de longueur derrière l’oreille gauche et d’une autre plaie de 3 cm de diamètre dans la région occipitale. Ces deux blessures furent suturées. Puis le requérant fut ramené au commissariat de Kauguri, où il passa la nuit. Le requérant allègue que ces blessures lui avaient été infligées par les agents du commissariat. Selon le Gouvernement, toutes ces lésions étaient le fait des agents de l’entreprise privée qui gardaient le mont-de-piété attaqué et qui l’avaient appréhendé.

9. Le requérant soutient que le lendemain, le 8 octobre 1999, il fut de nouveau interrogé et battu par les agents du même commissariat. Le jour même, il fut emmené à l’unité neurologique de l’hôpital pénitentiaire, situé dans l’enceinte de la prison centrale de Riga. Selon lui, lors de son examen, le médecin traitant identifia, en sus des blessures décrites ci-dessus, une série de nouvelles lésions : une commotion cérébrale, un traumatisme de la mâchoire, deux couronnes dentaires cassées, des bleus sous les deux yeux, une blessure à la tempe gauche et une autre du côté gauche de la nuque.

10. Le Gouvernement conteste la réalité de ces nouvelles blessures et la crédibilité générale des allégations du requérant sur ce point. Selon lui, le requérant n’a pas subi de nouvelles lésions le 8 octobre 1999. S’agissant des couronnes dentaires, rien ne montrerait qu’elles avaient été cassées aux dates indiquées et non avant.

11. Conformément au dossier médical du requérant, cité plus tard dans les rapports d’expertise médicolégale (paragraphes 21 et 24 ci-après), le 13 octobre 1999, le requérant commença à présenter des signes d’aphasie motrice.

12. Le 19 octobre 1999, après avoir examiné le requérant, un expert en médecine légale dressa un rapport selon lequel le requérant avait, à la tête, des blessures probablement subies « le 7 octobre 1999 dans les conditions indiquées ».

13. Le requérant resta hospitalisé jusqu’au 1er novembre 1999, date à laquelle il fut transféré à la prison centrale de Riga. Selon la version des faits du requérant non contestée par le Gouvernement, les gardiens le conduisirent alors dans le sous-sol de la prison et se mirent à le frapper, lui assénant de multiples coups de pied et de matraque à la tête, aux jambes et dans le dos. Immédiatement après ce passage à tabac, le requérant fut de nouveau hospitalisé, cette fois à l’unité psychiatrique de l’hôpital pénitentiaire. Lors de son examen d’admission, le médecin constata « des ecchymoses dans la région thoracique autour de l’omoplate et du côté gauche de la région lombaire ».

14. Le 4 novembre 1999, les agents de police sortirent le requérant de l’hôpital pénitentiaire et l’emmenèrent à Jūrmala pour l’interroger. Le même jour, invités par le procureur chargé du dossier, les parents du requérant vinrent le rencontrer ; selon eux, son aspect extérieur avait tellement changé qu’ils ne purent pas le reconnaître d’emblée. Après avoir constaté que l’intéressé était atteint d’une stupeur et d’un mutisme qui l’empêchaient de communiquer normalement, la police le ramena à l’hôpital.

15. A la même époque, la mère du requérant écrivit au parquet général en demandant le transfert de son fils dans un autre établissement de santé pour un traitement spécialisé dont il avait besoin. Cette demande fut rejetée.

16. En outre, la mère du requérant dénonça les sévices infligés à son fils le 1er novembre 1999 dans une série de plaintes adressées au parquet et au Bureau national des droits de l’homme (Valsts cilvēktiesību birojs). Après avoir recueilli les explications du médecin traitant du requérant et du procureur chargé de l’instruction de son affaire pénale, le 22 novembre 1999, le Bureau répondit à la mère du requérant qu’il n’avait pas le droit d’intervenir tant que l’affaire se trouvait entre les mains du procureur.

17. Le 15 novembre 1999, le requérant fut emmené à l’hôpital « Gaiļezers », où il fit l’objet d’une imagerie par résonance magnétique. Celle-ci détecta, chez lui, des anomalies fonctionnelles du cerveau en l’absence de tout changement pathologique. En outre, le requérant subit quatre ponctions lombaires, ainsi qu’une série d’autres examens médicaux. A partir du 22 novembre 1999, il recouvrit peu à peu la mobilité et la parole. Une expertise psychiatrique effectuée le 30 novembre 1999 constata chez lui une encéphalopathie post-contusionnelle, le plus probablement provoquée par le traumatisme du cerveau subi lors de son arrestation. Pour le reste, le requérant fut reconnu capable de discernement, donc pénalement responsable de ses actes.

18. Le 14 décembre 1999, la mère du requérant, agissant en son nom et pour son compte, se plaignit au ministre de l’Intérieur des sévices infligés à son fils par les policiers et par les gardiens de la prison. Cette plainte fut transmise au chef de la police d’État qui, par une lettre du 20 janvier 2000, la rejeta.

19. Le 15 décembre 1999, le requérant quitta l’hôpital ; il fut alors transféré dans une cellule ordinaire de la prison centrale de Riga.

20. Le 19 janvier 2000, l’Inspection de contrôle de la qualité des soins médicaux et des expertises de capacité de travail (Medicīniskās aprūpes un darbspējas ekspertīzes kvalitātes kontroles inspekcija, en abrégé MADEKKI), organe chargé d’instruire les fautes professionnelles dans le domaine médical, examina le dossier médical du requérant. Il n’y constata aucune irrégularité.

21. Les 1er et 20 mars 2000, le requérant subit deux autres expertises ; les rapports rendus à l’issue de celles-ci établirent, entre autres constats, que le requérant avait des ecchymoses dans les régions dorsale et lombaire, probablement infligées au moyen d’un objet dur et aplati.

22. Par une décision du 24 mars 2000, le parquet pluri-spécialisé (Specializētā vairāku nozaru prokuratūra) refusa d’ouvrir une enquête pénale au sujet des coups prétendument subis par le requérant le 1er novembre 1999. Le parquet constata que le requérant n’était pas en mesure d’identifier les personnes l’ayant frappé et qu’il avait entre-temps signé une déclaration écrite selon laquelle il avait renoncé « à tout reproche à l’encontre des codétenus et de l’administration de la prison ». Enfin, le parquet se référa aux résultats des examens et des expertises médicolégales effectuées jusqu’alors. Cette décision fut communiquée à la mère du requérant par une lettre du 31 mars 2000.

23. Le 13 avril 2000, le parquet général, saisi par la mère du requérant, annula la décision du 24 mars, ouvrit un dossier d’enquête pénale et le renvoya devant le parquet pluri-spécialisé pour instruction.

24. Le 15 décembre 2000 et les 17 janvier et 1er mars 2001, le requérant fit l’objet de trois nouvelles expertises médicolégales.

25. Le 1er février 2001, un procureur du parquet général visita le requérant afin de recueillir ses explications au sujet des circonstances de son arrestation. Il ne ressort pas du dossier que les évènements du 1er novembre 1999 eussent été abordés lors de cet entretien.

26. Par un jugement du 3 juin 2002, la cour régionale de Riga reconnut le requérant coupable de vol à main armée et de détention illégale d’armes, et le condamna à huit ans d’emprisonnement ferme. Le requérant interjeta appel.

27. Les 26 février 2003 et 20 avril 2004, de nouvelles expertises médicolégales furent effectuées au regard du requérant. Aux termes du rapport de la dernière expertise, l’état psychique du requérant était satisfaisant, mais un examen plus approfondi devait être effectué pour établir avec précision la réalité et la gravité des blessures infligées le 1er novembre 1999. Du 19 mai au 16 juin 2004, le requérant fut hospitalisé pour une expertise médicolégale et psychiatrique complète.

28. Par deux ordonnances des 30 mars et 5 août 2005, la chambre des affaires pénales de la Cour suprême, saisie de l’appel du requérant contre sa condamnation en première instance, ordonna deux expertises médicolégales complémentaires ayant pour objet les blessures susmentionnées. Sur la base de la deuxième de ces ordonnances, le 12 août 2005, le requérant fut soumis à une expertise.

29. Au cours de la période allant de 2000 jusqu’en 2005, la mère du requérant adressa au parquet, au ministère de l’Intérieur et à la Direction pénitentiaire un grand nombre de plaintes critiquant l’absence de progrès dans l’instruction du dossier pénal ouvert au sujet des évènements du 1er novembre 1999. A toutes ses plaintes, il lui fut répondu que l’enquête préliminaire était encore en cours, mais qu’il était impossible de la terminer puisque le requérant « n’[était] pas en mesure d’identifier les agents concrets de la prison centrale qui lui auraient infligé des lésions corporelles ». Par la suite, l’intéressée reçut plusieurs réponses la déboutant et indiquant qu’elles étaient définitives ; toutefois, plus tard, les autorités saisies examinèrent de nouveau les faits de l’affaire et fournirent de nouveau des réponses motivées sur le fond. La dernière lettre de ce genre, signée par le procureur général, date du 26 mai 2005.

30. En juillet 2005, le requérant saisit la Cour constitutionnelle (Satversmes tiesa) d’un recours visant à déclarer anticonstitutionnelles les dispositions de l’ancien code de procédure pénale n’imposant aucune limite à la durée d’une enquête ou d’une instruction préliminaire. Par une ordonnance du 26 juillet 2005, la Cour constitutionnelle déclara ce recours irrecevable pour absence d’arguments juridiques défendables.

31. Entre-temps, par des lettres du 22 avril 2004 et des 10 mai, 27 juin et 8 août 2005, la mère du requérant adressa à la MADEKKI une série de questions visant à préciser les résultats des expertises médicolégales de son fils. La MADEKKI fournit une réponse à chacune de ces lettres. Cependant, estimant que toutes ces réponses n’étaient pas suffisantes et ne correspondaient pas aux exigences de la loi relative à l’examen de requêtes, de plaintes et de suggestions par les autorités de l’État et des collectivités territoriales, la mère du requérant saisit le Tribunal administratif de première instance (Administratīvā rajona tiesa) d’un recours visant à voir reconnue l’illégalité du comportement de la MADEKKI, à obliger la fonctionnaire compétente de cet organe à lui fournir des réponses complètes à toutes ses questions, et à obtenir la réparation du dommage matériel et moral qu’elle avait subi. Par un jugement du 5 mars 2007, le tribunal rejeta le recours. Il ne ressort pas du dossier qu’un appel et un pourvoi en cassation aient été formés contre ce jugement.

32. Peu après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur la procédure pénale, le 1er octobre 2005, le requérant saisit la juridiction civile compétente d’une demande en dommages-intérêts. Selon les renseignements dont dispose la Cour, cette demande n’a pas encore été examinée.

33. Par un arrêt du 6 janvier 2006, la chambre des affaires pénales de la Cour suprême fit partiellement droit à l’appel du requérant et ramena sa peine à six ans et six mois d’emprisonnement. Le passage pertinent de l’arrêt se lit ainsi :

« En outre, la cour d’appel reconnaît que la juridiction de première instance n’a pas suffisamment évalué l’état de santé des accusés ; cela concerne en particulier l’état de santé de J. Dmitrijevs. Il ressort indubitablement des pièces du dossier que l’état de santé de J. Dmitrijevs s’est radicalement détérioré après le 7 octobre 1999, c’est-à-dire après l’arrestation de l’accusé. »

34. Il ne ressort pas du dossier que le requérant se soit pourvu en cassation contre cet arrêt.

B. Les événements du 26 octobre 2004 et leurs suites

35. Le 26 octobre 2004, le requérant fit l’objet d’un usage de la force de la part des agents de l’unité Vairogs, unité spéciale d’intervention relevant de la Direction pénitentiaire. La description des événements litigieux fait l’objet d’une controverse entre les parties.

36. Selon le requérant, le 26 octobre 2004, vers 10 h 30, les gardiens de la prison de Brasa, assistés d’agents de Vairogs, effectuèrent une vaste opération de contrôle des effets personnels des détenus. Au cours de cette perquisition, qui dura environ une heure et dont le but était de rechercher des stupéfiants et des téléphones portables cachés, le requérant et plusieurs de ses coaccusés furent battus. Après le passage à tabac, les agents de Vairogs menottèrent le requérant et le sortirent, en sous-vêtements, dans la cour de promenade de la prison. Là, il fut poussé par terre ; alors qu’il était allongé sur le ventre dans une flaque d’eau et que les agents l’appuyaient au sol, d’autres agents lui assénèrent de nouveau une multitude de coups. Après être resté allongé pendant une heure, le requérant fut autorisé à regagner sa cellule. Le jour même, il fut emmené à l’infirmerie de la prison, où l’on constata une grande quantité d’ecchymoses et d’éraflures sur tout le corps et le visage.

37. Le Gouvernement conteste la version des faits présentée par le requérant. Sa version, appuyée par des pièces du dossier, peut être résumée comme suit. A la date et à l’heure indiquées ci-dessus, Vairogs procéda effectivement à une perquisition générale chez les détenus de la prison de Brasa. Cette perquisition était effectuée conformément à un plan d’action général approuvé la veille par le chef de la Direction pénitentiaire dans le but de rechercher des objets interdits en cellule. Tous les agents impliqués dans la perquisition étaient des fonctionnaires de la Direction ayant le grade d’officier.

38. A 10 h 30, les agents de Vairogs entrèrent dans la cellule no 213, où le requérant était détenu. Ils le trouvèrent déshabillé et allongé dans son lit, contrairement au règlement intérieur de la prison. Sommé de s’habiller et de sortir dans le couloir, le requérant se mit à crier et refusa d’obtempérer. Quand les agents s’approchèrent de lui pour le soulever de force, il s’enfuit, sautant par-dessus les lits et trébuchant plusieurs fois. Encerclé par les agents, il tenta de leur asséner des coups de poing. L’un des agents de Vairogs lui donna alors plusieurs coups de matraque sur les fesses et sur la partie supérieure du dos. Le requérant fut menotté ; toujours en sous-vêtements, il fut conduit dans la cour de recréation de la prison, où ses codétenus l’attendaient. Les gardiens lui proposèrent de s’habiller, mais il refusa. Le Gouvernement affirme avec insistance qu’à partir de ce moment-là, le requérant ne fut soumis à aucun usage de force, qu’il ne fut pas allongé par terre et qu’il n’y avait aucune flaque d’eau dans la cour. Tous les détenus se comportaient agressivement et bruyamment ; quant au requérant, il proférait des obscénités à haute voix, et ce, malgré des mises en garde répétées de la part des gardiens.

39. Après la perquisition, vers 11 h 10, les agents de Vairogs dressèrent un procès-verbal concernant l’usage de matraque et de menottes à l’encontre du requérant. A 16 h 45, celui-ci fut conduit à l’infirmerie de la prison. Un examen médical révéla chez lui les lésions suivantes : des ecchymoses sur le visage, sur le dos, sur les deux épaules, sur la fesse et la cuisse droites, ainsi que des éraflures sur le genou et la cheville gauches et sur les deux poignets. Toutes ces lésions furent mentionnées dans le dossier médical du requérant, après quoi il reçut les soins médicaux requis. Le jour même, il subit une radiographie qui ne révéla chez lui aucune lésion ni pathologie interne.

40. Le requérant ne formula d’abord aucune plainte au sujet de l’incident du 26 octobre 2004. En revanche, sa mère en informa immédiatement le Bureau national des droits de l’homme. Trois jours après l’incident, le 29 octobre 2004, les agents du Bureau effectuèrent une mission d’enquête dans les locaux de la prison de Brasa ; ils réclamèrent notamment la possibilité de visionner les enregistrements du système de télévision en circuit fermé de la prison. Cette possibilité leur fut accordée le 1er novembre 2004. Cependant, il se révéla que seuls des fragments d’une durée totale d’environ vingt-deux minutes étaient disponibles, et que le reste de la séquence vidéo montrant la perquisition litigieuse avait disparu. Les fragments conservés, quant à eux, ne présentaient aucune scène de violence à l’égard des détenus. D’autre part, l’administration de la prison reconnut que des « moyens spéciaux de défense » avaient été usés à l’encontre du requérant, mais expliqua que cette mesure était justifiée par son comportement agressif et hostile.

41. A une date non précisée, le Bureau rappela à l’administration de la prison de Brasa que tout usage de force à l’encontre des détenus devait faire l’objet d’un contrôle rigoureux afin d’éviter une violence injustifiée et disproportionnée. Le 12 novembre 2004, le directeur du Bureau en informa la mère du requérant.

42. La mère du requérant saisit alors la Direction pénitentiaire d’une plainte ayant pour objet les évènements du 26 octobre. Le 15 novembre 2004, le chef adjoint de la division des enquêtes de la Direction pénitentiaire ordonna une expertise médicolégale du requérant. Le rapport de cette expertise, effectuée le 26 novembre 2004, confirma les lésions relevées le jour même de l’incident (paragraphe 38 ci-dessus). En particulier, aux termes du rapport, les éraflures aux poignets pouvaient avoir été causées du fait de l’usage des menottes ; quant aux autres lésions, il n’était probable que le requérant avait pu les souffrir dans les circonstances décrites par l’administration de la prison, c’est-à-dire en se heurtant et en trébuchant sur des lits et des meubles lorsqu’il tentait de s’enfuir.

43. Par une lettre du 3 décembre 2004, la Direction répondit à la mère du requérant qu’une enquête interne avait été effectuée, mais qu’aucune irrégularité de la part des agents de l’État n’avait été constatée. En effet, si ceux-ci avaient effectivement usé de la force à l’encontre du requérant, cet usage était pleinement justifié vu son attitude agressive.

44. La mère du requérant attaqua cette réponse par voie d’un recours devant le parquet pluri-spécialisé. Celui-ci renvoya l’affaire devant la Direction pénitentiaire, qui procéda alors à une nouvelle enquête interne. En particulier, elle recueillit des explications écrites du requérant lui-même, du commandant de l’unité Vairogs, d’un gardien de la prison de Brasa et d’un inspecteur de la Direction, les trois derniers ayant été présents sur les lieux lors des événements litigieux. Les dépositions de ces trois personnes étaient concordantes et correspondent à la version des faits du Gouvernement exposée ci-dessus. Cette version était en substance confirmée par le rapport d’expertise médicolégale du 26 novembre 2004. Enfin, la Direction fit photographier la cour de promenade où le requérant était temporairement placé ; à cet égard, elle releva que le sol de cette cour était bétonné, lisse, sans trous ni craquelures, légèrement incliné et muni d’une rigole le long des murs, de sorte qu’aucune flaque ne pouvait s’y former.

45. Eu égard à ces constats, la Direction rejeta la plainte par une décision du 16 mars 2005 dont la motivation se terminait ainsi :

« (...) Après avoir évalué l’ensemble des pièces obtenues lors de [l’enquête interne], compte tenu du rapport (...) d’expertise médicolégale sur la gravité des lésions corporelles subies par J. Dmitrijevs, l’enquêteur est parvenu à la conclusion que les agents de (...) Vairogs (...) ont utilisé des moyens spéciaux de coercition à l’encontre de J. Dmitrijevs d’une manière pleinement justifiée par rapport à la situation provoquée par le détenu, et ce, sans enfreindre les exigences de la législation et des instructions internes en vigueur et sans excéder les limites des droits et des compétences qui leur étaient attribués. Le type et l’intensité d’application d’un moyen spécial de coercition est choisi en fonction de la nature de l’infraction, de la personnalité du contrevenant et des circonstances particulières du cas d’espèce. En l’occurrence, les lésions corporelles constatées correspondent à la situation concrète et à l’intensité d’application des moyens spéciaux de coercition.

Par conséquent, le comportement des fonctionnaires, [à savoir] des membres du personnel de [l’unité spéciale] Vairogs, ne révèle aucun fait susceptible de constituer l’infraction réprimée par l’article 317 du code pénal [(excès manifeste de pouvoir)]. (...) »

46. Le 29 mars 2005, le requérant se plaignit lui-même au parquet général, qui renvoya sa plainte au parquet pluri-spécialisé. Par un courrier du 18 avril 2005, ce dernier l’informa que sa mère avait déjà introduit une plainte identique, que celle-ci avait été rejetée par la décision du 16 mars 2005, mais que le requérant lui-même pouvait contester cette décision par la voie d’un recours devant le parquet du niveau supérieur. Cependant, le requérant ne le fit pas ; ce fut sa mère qui, le 25 avril 2005, saisit le parquet spécialisé dans le crime organisé et d’autres domaines (Organizētās noziedzības un citu nozaru specializētā prokuratūra, ci-après le « parquet spécialisé »). Le 27 avril 2005, le procureur compétent du parquet spécialisé rejeta son recours.

47. La mère du requérant forma alors un recours devant le département du droit pénal du parquet général. Ce recours fut renvoyé à la Direction pénitentiaire, c’est-à-dire à l’organe dont le comportement était mis en cause. Le 14 mai 2005, la Direction déclara qu’il n’y avait aucun fondement pour ouvrir une enquête pénale.

48. La mère du requérant se plaignit de nouveau au parquet spécialisé. Le 20 mai 2005, ce dernier annula la décision du 16 mars 2005 refusant d’ouvrir l’enquête pénale, et renvoya l’affaire devant la Direction pénitentiaire, au motif que celle-ci n’avait pas procédé à une enquête disciplinaire au sujet de l’incident du 26 octobre 2004.

49. Le 23 mai 2005, la mère du requérant contesta devant le parquet général toutes les réponses et les décisions antérieures du parquet spécialisé. Le 30 mai 2005, le procureur en chef de la division de surveillance des enquêtes pénales du parquet général lui répondit que le parquet du niveau inférieur avait agi conformément à la loi et n’avait commis aucune irrégularité.

50. Entre-temps, la Direction pénitentiaire effectua une enquête disciplinaire interne. Le 6 juin 2005, elle aboutit à la conclusion que les agents en question n’avaient commis aucune irrégularité. Selon le rapport de l’enquête, l’usage de la force à l’encontre du requérant était nécessaire, proportionné au danger qu’il présentait et pleinement conforme à la loi sur la Direction pénitentiaire. Par une décision motivée du 13 juin 2005, parvenant aux mêmes conclusions que celle du 16 mars 2005, la Direction refusa de nouveau d’ouvrir une enquête pénale au sujet de l’incident litigieux.

51. La mère du requérant forma un recours contre ce refus. Le 7 juillet 2005, le procureur compétent du parquet pluri-spécialisé le rejeta, indiquant que sa décision pouvait faire l’objet d’un recours devant le parquet spécialisé. Le 19 juillet 2005, la mère du requérant forma un tel recours. Le lendemain, le 20 juillet 2005, le parquet spécialisé la débouta. La mère du requérant s’en plaignit au parquet général, qui renvoya sa plainte devant le parquet spécialisé. Celui-ci la rejeta par une décision du 5 août 2005.

52. Le 28 août 2005, le parquet général annula la décision du parquet spécialisé et ordonna un complément d’information. Après avoir recueilli des renseignements nécessaires, le 22 septembre 2005, le parquet spécialisé communiqua à la mère du requérant son refus d’ouvrir une enquête pénale.

53. La mère du requérant tenta un recours devant le parquet général. Toutefois, conformément à la nouvelle loi sur la procédure pénale entrée en vigueur entre-temps, la décision du parquet spécialisé était définitive. Le 10 octobre 2005, la division de surveillance des enquêtes pénales du parquet général renvoya le dossier concernant l’incident du 26 octobre 2004 à la Direction pénitentiaire.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

54. A la date de l’incident du 26 octobre 2004, l’article 23 de la loi du 31 octobre 2002 sur la Direction pénitentiaire (Ieslodzījuma vietu pārvaldes likums) était ainsi libellé :

« 1o Dans un établissement pénitentiaire, un agent [de la Direction] a le droit d’appliquer de la force physique, des techniques des arts martiaux et des moyens spéciaux de coercition, – à savoir des menottes, des camisoles de force, des matraques, des appareils d’électrochoc, des chiens policiers, des substances lacrymogènes, des dispositifs d’assaut destinés à faire ouvrir les locaux occupés par les délinquants et à détruire les obstacles, –

1) afin de repousser une attaque dirigée contre lui-même ou autrui ;

2) afin de repousser une attaque dirigée contre des bâtiments, des locaux, des constructions ou des moyens de transport, ou de les libérer s’ils ont été occupés par violence ;

3) afin de libérer des otages ;

4) afin de prévenir des mutineries ;

5) afin d’arrêter une personne qui lui désobéit ou lui résiste, ou bien risque de s’évader ou causer un dommage à elle-même ou à autrui (s’il y a des motifs raisonnables de s’y attendre) ;

6) interrompre une tentative de fuite des détenus ou des condamnés.

2o Il est interdit aux agents d’appliquer des techniques des arts martiaux et des moyens spéciaux de coercition (sauf menottes) à l’encontre de femmes, de mineurs et de handicapés avec handicap visible, sauf lorsqu’ils participent à une attaque en groupe, qu’ils mettent en danger la vie ou la santé de l’agent lui-même, ou qu’ils montent une résistance armée.

3o En cas de dommages subis par des personnes du fait de l’usage des moyens spéciaux de coercition, l’agent est obligé de leur prodiguer les premiers soins et d’organiser les soins médicaux d’urgence. Le chef de l’établissement pénitentiaire doit, au plus vite possible (impérativement dans les 24 heures), rapporter tous les cas d’usage de moyens spéciaux de coercition (à l’exception de menottes) au chef de la Direction, à l’inspecteur général de celle-ci et au procureur.

4o Si les circonstances le permettent, avant l’usage des moyens spéciaux de coercition, la personne doit être avertie de l’intention de les appliquer. »

55. Les parties pertinentes de l’article 350 de la loi sur la procédure pénale (Kriminālprocesa likums), entrée en vigueur le 1er octobre 2005, sont ainsi libellées :

« (...) 3o Si la victime estime que l’indemnisation [accordée dans le cadre du procès pénal] ne suffit pas pour réparer la totalité du dommage, elle a le droit de demander des dommages-intérêts conformément à la loi sur la procédure civile. En fixant le montant des dommages-intérêts, il est tenu compte de l’indemnisation reçue dans le cadre du procès pénal.

(...)

5o Le jugement au pénal portant sur la culpabilité de la personne lie le juge examinant la demande civile. »

56. Dans la mesure où il est pertinent en l’espèce, l’article 214 de la loi sur la procédure civile (Civilprocesa likums) dispose :

« Le tribunal doit surseoir à statuer lorsque :

(...)

5) l’examen de l’affaire n’est pas possible tant qu’une autre affaire, examinée dans le cadre d’un procès civil, pénal ou administratif, n’a pas été tranchée. (...) »

EN DROIT

I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

57. Le requérant s’estime victime de mauvais traitements prohibés par l’article 3 de la Convention, et ce, à deux reprises : d’abord le 1er novembre 1999, de la part des gardiens de la prison centrale de Riga, et ensuite le 26 octobre 2004, de la part des agents de l’unité spéciale Vairogs. L’article 3 précité se lit comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

58. La Cour rappelle que les obligations résultant pour un État de l’article 3 de la Convention comportent deux volets : un volet matériel, prohibant les traitements visés par cet article, et un volet procédural, obligeant les autorités à mener une enquête officielle effective sur toute allégation de tels traitements. Pour ce qui est du volet matériel, les principes généraux le régissant sont résumés dans les Enea c. Italie ([GC], no 74912/01, § 55-59, CEDH 2009‑...), et Kadiķis c. Lettonie (no 2) (no 62393/00, §§ 44-50, 4 mai 2006). Quant au volet procédural, la Cour renvoie à l’arrêt Maslova et Nalbandov c. Russie (no 839/02, § 50, CEDH 2008‑... (extraits)). A la lumière de ces principes, elle examinera donc le bien-fondé de chacun des deux griefs susvisés.

A. L’incident du 1er novembre 1999

59. Le Gouvernement reconnaît qu’après son retour à la prison centrale de Riga, le 1er novembre 1999, le requérant « a été agressé par des gardiens de prison non identifiés, qui lui ont infligé des dommages corporels légers », à la suite de quoi « plusieurs nouveaux traumatismes ont été relevés ».

60. S’agissant du volet matériel de l’article 3 de la Convention, la Cour estime que les coups infligés au requérant par les gardiens de la prison centrale, coups qui ont laissé « des ecchymoses dans la région thoracique autour de l’omoplate et du côté gauche de la région lombaire » (paragraphe 13 ci-dessus) ont atteint le seuil minimum de gravité pour être qualifié de traitement contraire à la disposition précitée (voir, mutatis mutandis, Klishyn c. Ukraine, no 30671/04, §§ 62 et 70, 23 février 2012). A cet égard, elle tient à souligner que le requérant se trouvait dans un état psychique particulièrement vulnérable, qu’il venait tout juste de quitter l’hôpital et qu’il a été de nouveau hospitalisé immédiatement après le passage à tabac.

61. Quant au volet procédural, la Cour est également d’avis que les enquêtes menées à la suite de l’incident du 1er novembre 1999 ne remplissaient manifestement pas les exigences d’effectivité et de célérité requises par l’article 3 de la Convention. Elle relève que, si le premier examen médical du requérant a été effectué à son admission à l’hôpital pénitentiaire le jour même du passage à tabac, les expertises suivantes ayant trait à l’enquête sur cet incident n’ont eu lieu que les 1er et 20 mars 2000, soit quatre mois plus tard ; or, des lésions corporelles comme celles en l’espèce ont la tendance à disparaître avec le passage du temps, rendant l’établissement de la vérité de plus en plus difficile. Par ailleurs, l’enquête a duré plus de cinq ans et demi, jusqu’en mai 2005, sans qu’une mesure d’investigation réelle et effective fût prise. D’après les conclusions de l’enquête, elle n’a pas abouti au motif que le requérant n’était pas en mesure d’identifier les agents coupables ; toutefois, il ne ressort pas du dossier que les autorités aient elles-mêmes fait des démarches pour les identifier. Enfin, l’état de vulnérabilité particulière du requérant à la date de l’incident n’a en aucune manière pris en compte. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour n’accorde pas de crédit à la « déclaration écrite » par laquelle le requérant aurait renoncé « à tout reproche » à l’encontre de l’administration de la prison et qui a servi de prétexte pour le premier refus d’ouvrir l’enquête pénale (paragraphe 22 ci-dessus).

62. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, sous ses deux aspects, au regard des coups infligés au requérant le 1er novembre 1999 par les gardiens de la prison centrale de Riga.

B. L’incident du 26 octobre 2004

63. Le Gouvernement reconnaît que, le 26 octobre 2004, le requérant s’est vu infliger des coups et blessures par des agents de l’unité spéciale Vairogs, mais il estime qu’il s’agissait là d’un usage de force nécessaire et proportionné afin de contrer le comportement agressif du requérant qui avait lui-même attaqué les agents. Se référant au rapport de l’expertise médicale, le Gouvernement soutient qu’à part des ecchymoses sur les fesses et le dos dues aux coups de matraque et les éraflures aux poignets causées par les menottes, toutes les autres lésions corporelles subies par le requérant étaient dues au fait qu’il s’était plusieurs fois cogné et trébuché sur des meubles de la cellule, lorsqu’il tentait d’échapper aux agents de Vairogs. En tout état de cause, les enquêtes ont été menées avec beaucoup de soin, et elles ont abouti à cette conclusion. A cet égard, le Gouvernement souligne que la quasi-totalité des plaintes et des recours en l’espèce avait été formée non par le requérant lui-même, mais par sa mère qui n’avait formellement pas le locus standi pour le faire ; or, nonobstant ce fait, ces plaintes et recours ont été dûment examinés.

64. Le requérant ne fournit pas d’observations sur ce point, s’en tenant à sa version des faits.

65. La Cour rappelle que les allégations de mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés, et que, pour l’appréciation de ces éléments, elle se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX, et Guennadi Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 109, 10 février 2004).

66. En l’espèce, la Cour constate que, devant elle, le requérant n’a avancé aucun fait ni argument plausible pour contester la version de l’enquête, selon laquelle l’usage de la force à son encontre avait été rendu nécessaire pour contrer son propre comportement violent envers les agents de l’unité spéciale Vairogs lors de la perquisition générale. Il n’a pas non plus contesté la conclusion selon laquelle une grande partie des lésions corporelles qu’il avait subies était provoquée par son propre comportement, lorsqu’il trébuchait et se heurtait aux meubles de la cellule, tentant d’échapper aux agents. Par ailleurs, la Cour estime que la crédibilité des allégations du requérant se trouve compromise par son assertion selon laquelle, après sa sortie dans la cour de promenade, il aurait été allongé dans une flaque d’eau pendant que les agents de Vairogs l’auraient frappé. Cette version cadre mal avec la conclusion de l’enquête selon laquelle aucune flaque ne pouvait se former dans cette cour, conclusion que le requérant n’a pas mis en cause (paragraphe 40 ci-dessus).

67. Dans ces conditions, et à la lumière de tous les éléments de fait pertinents, la Cour estime qu’il n’a pas été établi, « au-delà de tout doute raisonnable », que l’usage de la force à l’encontre du requérant ait été arbitraire ou excessif par rapport aux circonstances de l’espèce. Dès lors, elle estime que l’article 3 de la Convention sous son aspect matériel n’a pas été violé (pour un cas similaire, voir, mutatis mutandis, Birznieks c. Lettonie, no 65025/01, § 83, 31 mai 2011).

68. Quant au volet procédural de l’article 3 et à l’effectivité des enquêtes menées, la Cour constate qu’immédiatement après l’incident du 26 octobre 2004, les agents de Vairogs impliqués dans cet incident dressèrent un procès-verbal concernant l’usage de menottes et de matraques à l’encontre du requérant, et que, le jour même, celui-ci subit un examen médical. A la suite de la plainte de la mère du requérant, la Direction procéda à une série d’enquêtes ; en particulier, une expertise médicolégale du requérant fut ordonnée, et les explications écrites du requérant lui-même et de divers agents présents sur les lieux au moment de l’incident furent recueillies (voir, a contrario, J.L. c. Lettonie, no 23893/06, §§ 79-86, 17 avril 2012). En outre, dans le cadre de ces enquêtes, la proportionnalité de l’usage de la force par les agents a été évaluée. A deux reprises, la décision de ne pas ouvrir une enquête pénale fut annulée par le parquet et l’affaire fut renvoyée à la Direction pour une enquête interne supplémentaire.

69. D’une manière générale, la Cour relève donc que la plainte de la mère du requérant a donné lieu à trois enquêtes successives, lesquelles ont abouti aux mêmes conclusions concordantes. Même si l’on peut avoir des doutes quant à l’indépendance de la Direction pour enquêter sur le comportement de ses propres agents, la Cour note que ces enquêtes ont eu lieu sous la supervision de deux niveaux du parquet – le parquet pluri-spécialisé et le parquet spécialisé en l’espèce – qui ont entériné les résultats obtenus. Bien que l’on puisse relever certains lacunes, telle la disparition d’une partie de l’enregistrement vidéo de la perquisition litigieuse, ce fait ne suffit pas, à lui seul, pour contester l’effectivité des enquêtes.

70. Dans ces circonstances, la Cour admet qu’envisagées d’une manière globale, les enquêtes menées par les autorités lettonnes au sujet de l’incident du 26 octobre 2004 étaient « effectives » au sens de l’article 3 de la Convention. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition envisagée sous son aspect procédural.

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

71. Le requérant dénonce l’absence, dans le système institutionnel letton, de voies de recours effectives qui lui permettraient d’obtenir le redressement de ses griefs tirés de l’article 3 de la Convention. A cet égard, il invoque l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

72. Le Gouvernement ne fournit pas d’observations particulières quant au respect de l’article 13 au regard de l’épisode du 1er novembre 1999. S’agissant de l’épisode du 26 octobre 2004, le Gouvernement rappelle que, malgré le fait que pratiquement toutes les plaintes en l’espèce émanaient de la mère du requérant et non de l’intéressé lui-même, elles ont été examinées avec beaucoup de soin par la Direction pénitentiaire et par les différents niveaux du parquet, comme la loi le prévoit. Rien ne montre par ailleurs que ces recours souffriraient d’un défaut quelconque qui les rendrait ineffectifs.

73. Dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour considère que ces griefs se confondent en substance avec ceux qu’elle vient d’examiner sur le terrain de l’aspect procédural de l’article 3. Elle estime donc qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Zelilof c. Grèce, no 17060/03, § 64, 24 mai 2007, et Kozinets c. Ukraine, no 75520/01, § 66, 6 décembre 2007).

III. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

74. Le requérant s’estime victime de violation de l’article 6 § 1 de la Convention relatif au droit à un procès dans un délai raisonnable. Il critique, en premier lieu, la durée de la procédure pénale diligentée contre lui, et, en deuxième lieu, celle engagée contre les gardiens de la prison centrale de Riga qui l’ont maltraité. Dans la mesure où il est pertinent en l’espèce, l’article 6 § 1 dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A. Durée de la procédure pénale contre le requérant

75. Le Gouvernement n’a pas soumis d’observations sur le fond du grief tiré de la durée de la procédure pénale contre le requérant.

76. La Cour estime que la période à considérer a débuté le 7 octobre 1999 et a duré jusqu’au 6 janvier 2006 (paragraphes 7 et 33 ci-dessus). La Cour ignore si le requérant s’est pourvu en cassation, mais, en tout état de cause, il lui suffit de relever que la procédure a duré plus de six ans et deux mois pour deux instances.

77. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II). La Cour a traité à maintes reprises des affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Pélissier et Sassi précité).

78. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ». Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 sur ce point.

B. Durée de la procédure contre les gardiens de la prison centrale de Riga

79. Le requérant souligne qu’il a formé une demande civile séparée en dommages-intérêts (paragraphe 32 ci-dessus), mais que cette demande ne peut en principe pas être examinée tant que l’affaire pénale est pendante.

80. Le Gouvernement soutient que la seule procédure que le requérant pourrait invoquer dans le cadre de ce grief, est la procédure de droit administratif intentée par sa mère à l’encontre des conclusions de la MADEKKI (paragraphe 31 ci-dessus). Or, en premier lieu, cette procédure a, comme il vient d’être dit, été intentée par la mère du requérant et non par lui-même, et, en deuxième lieu, la procédure pénale contre les gardiens de la prison centrale de Riga ne conditionnait en rien les chances de succès de cette procédure devant les juridictions administratives.

81. La Cour rappelle que le volet « civil » de l’article 6 § 1 est normalement applicable à une plainte pénale avec constitution de partie civile, et peut donc être invoquée par cette dernière, à l’exception des hypothèses où cette plainte vise exclusivement un but répressif ou vindicatif. La Cour a notamment estimé que « le droit de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers ne saurait être admis en soi : il doit impérativement aller de pair avec l’exercice par la victime de son droit d’intenter l’action, par nature civile, offerte par le droit interne, ne serait-ce qu’en vue de l’obtention d’une réparation symbolique ou de la protection d’un droit à caractère civil, à l’instar par exemple du droit de jouir d’une bonne réputation » (Perez c. France [GC], no 47287/99, §§ 70-71, CEDH 2004‑I). Même lorsqu’une procédure devant les juridictions répressives ne porte que sur le bien-fondé de l’accusation pénale, il est décisif pour l’applicabilité de l’article 6 § 1 de savoir si, à partir de la constitution de partie civile jusqu’à la conclusion de cette procédure, le volet civil est resté étroitement lié au déroulement de la procédure pénale, autrement dit, si cette dernière conditionne le volet civil (ibidem, § 67). Ainsi, un plaignant au pénal avec constitution de partie civile peut, en principe, se plaindre de la durée de la procédure (voir, par exemple, Frangy c. France, no 42270/98, §§ 48-49, 1er février 2005).

82. En l’espèce, la Cour constate que le requérant ne s’est pas constitué partie civile dans l’affaire pénale diligentée contre les gardiens de la prison centrale suite à l’incident du 1er novembre 1999. Toutefois, il ressort du dossier que, peu après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur la procédure pénale, le 1er octobre 2005, le requérant a saisi la juridiction civile compétente d’une demande séparée en dommages-intérêts ; le Gouvernement n’a pas contesté l’existence de cette demande (paragraphe 32 ci-dessus). Or, il ressort des dispositions internes pertinentes en matière de procédure civile et pénale que le jugement au pénal lie le juge civil, lequel doit surseoir à statuer jusqu’à ce que l’affaire pénale soit tranchée.

83. La Cour considère que c’est à partir de cette époque – c’est-à-dire la fin de l’année 2005 – que le délai couvert par le volet civil de l’article 6 § 1 a commencé à courir. Sur la base des informations devant elle, telles qu’elles sont fournies par les parties, elle constate que l’enquête pénale contre les gardiens de la prison centrale n’a jamais été formellement terminée et est toujours en cours (paragraphe 29 ci-dessus). La période à prendre en considération a donc déjà duré pendant plus de six ans sans qu’une mesure concrète d’instruction ne soit prise. Eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, elle estime que cette durée est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

84. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 sur ce point également.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

85. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

86. Dans son courrier du 8 décembre 2008, le requérant a déclaré qu’il souhaiterait recevoir « au moins 25 000 euros » au titre du dommage matériel et 5 000 euros (EUR) au titre du dommage moral. Quant au dommage matériel, la Cour relève d’emblée que, n’étant pas accompagnés de pièces justificatives, ses prétentions ne remplissent manifestement pas les conditions posées pour une demande de satisfaction équitable ; par ailleurs, le lien entre les violations constatées et le dommage invoqué n’a pas été établi d’une manière convaincante. Dès lors, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui accorder de somme à ce titre. En revanche, statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui octroie une somme de 5 000 EUR pour préjudice moral.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, tant sous son volet matériel que procédural, du fait des mauvais traitements infligés au requérant le 1er novembre 1999 ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention au regard de l’incident du 26 octobre 2004 ;

3. Dit qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de la durée excessive de la procédure pénale contre le requérant ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de la durée excessive de la procédure civile engagée par le requérant ;

6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros) pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 octobre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-113645
Date de la décision : 02/10/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Délai raisonnable);Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Délai raisonnable)

Parties
Demandeurs : JURIJS DMITRIJEVS
Défendeurs : LETTONIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : REINIS I.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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