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25/09/2012 | CEDH | N°001-113336

CEDH | CEDH, AFFAIRE EL HASKI c. BELGIQUE, 2012, 001-113336


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE EL HASKI c. BELGIQUE

(Requête no 649/08)

ARRÊT

STRASBOURG

25 septembre 2012

DÉFINITIF

18/03/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 c) de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire El Haski c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Danutė Jočienė, présidente,
Françoise Tulkens,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre,

András Sajó,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du co...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE EL HASKI c. BELGIQUE

(Requête no 649/08)

ARRÊT

STRASBOURG

25 septembre 2012

DÉFINITIF

18/03/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 c) de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire El Haski c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Danutė Jočienė, présidente,
Françoise Tulkens,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 septembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 649/08) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant marocain, M. Lahoucine El Haski (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 décembre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représenté par Me Christophe Marchand, avocat à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.

3. Le 12 janvier 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

Le gouvernement britannique et les organisations non-gouvernementales European Centre for Constitutional and Human Rights et Redress Trust se sont vus accorder l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1975. Il est détenu à la prison d’Andenne.

5. Après avoir étudié le Coran et la Charia, le requérant quitta son pays natal, le Maroc, pour se rendre en Syrie. Il y séjourna de 1993 à 2002 et y étudia la théologie islamique et la langue arabe. Pendant cette période, il fit plusieurs voyages au Maroc, en Turquie et en Arabie Saoudite. Il se rendit également en Afghanistan à deux reprises, en 1994 et 1995, pour des séjours de quelques mois. Il y suivit une formation militaire et – selon les termes de sa requête – s’engagea « dans un programme d’entraînement au profit du chef militaire Hekmatyar ».

6. Le requérant retourna au Maroc en 2002. Surveillé par les autorités marocaines, il quitta le pays à destination de l’Arabie Saoudite où il arriva en octobre 2002. Il n’y resta toutefois que jusqu’en mai 2003 car – indique-t-il – il était « recherché tant par les services de renseignements marocains que saoudiens ».

7. Le requérant arriva en Belgique via la Turquie au début de l’année 2004, muni de faux documents d’identité. Il s’y établit avec son épouse belge et son fils. Il déposa une demande d’asile le 16 juin 2004.

8. Le requérant fut arrêté en Belgique le 1er juillet 2004. Il fut inculpé de participation, entre le 7 janvier 2004 et le 2 juillet 2004, en tant que membre dirigeant, à l’activité d’un groupe terroriste (le groupe islamique combattant marocain ; « GICM »), du chef de faux et usage de faux, d’association de malfaiteurs, en qualité de dirigeant, de recel, de port et utilisation de faux nom et d’entrée et de séjour illégaux.

A. Le contexte de l’arrestation du requérant

9. Il ressort du rapport sur les faits présenté le 26 avril 2006 par le procureur fédéral devant la cour d’appel de Bruxelles (paragraphe 27 ci-dessous) et de l’arrêt de cette juridiction du 19 janvier 2007 (paragraphes 29-41 ci-dessous) que, le 25 novembre 2002, l’administrateur général de la Sûreté de l’Etat avait transmis au Parquet fédéral un rapport révélant la présence en Belgique d’un groupe de ressortissants maghrébins proches du GICM, rassemblant des individus formés militairement en Afghanistan dans des camps liés à « Al Qaïda », et dirigé par un certain « Shihab », alias « Abdellah ». Un deuxième rapport, daté du 24 décembre 2002, avait indiqué qu’un dénommé B. faisait partie de ce groupe.

10. Une instruction à charge de X pour association de malfaiteurs avait été ouverte 9 janvier 2003.

11. Dans un troisième rapport, du 28 mars 2003, la Sûreté de l’Etat avait informé le parquet qu’un certain O. se cachait derrière le surnom « Shihab », et qu’il aurait séjourné en Afghanistan en 2001, où il aurait suivi un entraînement paramilitaire.

12. Dans le cadre de l’enquête relative aux attentats commis à Casablanca le 16 mai 2003, qui avaient causé une cinquantaine de morts, les autorités marocaines avaient procédé à l’interpellation de plusieurs opposants islamistes. Lors de son audition le 8 août 2003, l’un d’entre eux, N., alias Abou Mouad, qui avait reconnu être l’un des cadres du GICM et avoir contribué à structurer le mouvement en 2001 en Afghanistan, avait déclaré qu’un certain H. et le requérant s’y étaient vus confier des responsabilités. Il avait ajouté qu’après l’intervention occidentale en Afghanistan en 2001, le mouvement s’était reconstitué en petites unités au Maroc, en France, en Belgique, en Italie, en Grande Bretagne et au Canada, et que la cellule belge réunissait notamment le requérant, H., B. et O..

Au vu de ces déclarations ainsi que de celles faites le 9 août 2003 par un autre suspect, le Maroc avait lancé, le 3 octobre 2003, un mandat d’arrêt et extraditionnel international contre plusieurs personnes dont le requérant, H. et B. pour, notamment, « association criminelle pour la préparation et la commission d’actes terroristes, la collecte de fonds destinés à l’accomplissement d’action terroriste ».

13. Le 9 octobre 2003, la Sûreté de l’Etat avait communiqué un quatrième rapport au juge d’instruction, relatif à un certain I.. Ce dernier avait, le 17 novembre 2003, déclaré auprès du consulat marocain d’Anvers la perte de son passeport et requis la délivrance d’un nouveau passeport ; il avait par la suite déclaré avoir procédé ainsi afin de procurer au requérant un passeport lui permettant d’entrer en Belgique.

14. Le 15 mars 2004, la Sûreté de l’Etat avait communiqué un cinquième rapport, indiquant notamment que le domicile de B. avait été surveillé durant la seconde quinzaine de janvier 2004, et qu’il était fréquenté par le requérant, son frère Hassan, O. et H.

15. Le 16 mars 2004, l’office du procureur fédéral avait pris des réquisitions complémentaires à charge de X du chef de participation à l’activité d’un groupe terroriste.

16. Le 19 mars 2004, la police fédérale avait arrêté H., O. et deux autres personnes, après avoir procédé à des perquisitions au cours desquelles avaient été saisis notamment des passeports et des cartes d’identité belges pour étrangers falsifiées.

17. Parallèlement, en France, dans le contexte d’une instruction ouverte contre X le 19 mai 2003 pour association de malfaiteurs dans un cadre terroriste, six personnes suspectées de participer au GICM avaient été arrêtées les 4 et 5 avril 2004 (dont trois étaient désignées par le mandat extraditionnel marocain du 3 octobre 2003).

Lors de leur garde à vue, puis devant les juges d’instructions français, ils avaient fait des déclarations sur, notamment, la structure internationale du GICM, la formation militaire suivie par certains d’entre eux en Afghanistan, leur rencontre là-bas avec des protagonistes de la procédure conduite en Belgique, le rôle joué par ces derniers dans la structure internationale du GICM et leurs activités en Belgique.

18. Dans un rapport du 1er juin 2004, la sûreté de l’Etat avait indiqué avoir procédé le 12 mars 2004 à la surveillance d’un snack (« Le village ») situé dans la banlieue de Bruxelles.

19. Une deuxième vague de perquisitions avait eu lieu le 8 juin 2004 ; quatre personnes furent interpellées.

20. Le 26 juin 2004, B., qui avait été arrêté aux Pays-Bas le 27 janvier 2004 sur le fondement du mandat marocain d’octobre 2003, avait été extradé vers la Belgique.

21. I. fut interpellé le 16 septembre 2004. Des personnes ayant des liens avec le requérant ou certains de ses co-inculpés furent également arrêtées en Espagne dans le cadre de l’enquête relative aux attentats de Madrid du 11 mars 2004.

22. Un dernier rapport de la Sûreté de l’Etat du 6 janvier 2005 signale des liens que pourrait avoir un certain R. avec des protagonistes du dossier.

B. La procédure pénale

23. Par une ordonnance du 29 août 2005, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles renvoya le requérant et douze autres personnes devant le tribunal correctionnel de Bruxelles pour, notamment, participation à un groupe terroriste. Le même jour, considérant que le requérant justifiait de l’insuffisance de ses revenus, elle lui octroya l’assistance judiciaire afin de le faire bénéficier d’une copie gratuite de l’ensemble du dossier répressif.

24. Des pièces transmises par les autorités marocaines consécutivement à une commission rogatoire internationale furent jointes au dossier postérieurement au règlement de la procédure. Il s’agit de procès-verbaux de l’audition de quatre des suspects poursuivis au Maroc.

Y figurait notamment le procès-verbal de l’audition, le 14 janvier 2004, d’un certain A., qui avait été arrêté en Arabie Saoudite et extradé à cette date au Maroc. D’après les indications figurant dans le rapport du procureur fédéral sur les faits (paragraphe 9 ci-dessus), on y lit notamment qu’A. avait déclaré qu’il avait rencontré le requérant dont il était ami d’enfance en Afghanistan en 1998, puis, en 2000, le prévenu H., alors que ce dernier suivait une formation aux explosifs et aux bombes télécommandées. A. avait ajouté que, début 2000, le GICM avait été structuré en commission, que le requérant s’était vu confier la présidence de la commission religieuse et que le prévenu H. était devenu membre de la commission de sécurité. Il avait également indiqué qu’il avait logé quatre mois à Kaboul avec le requérant début 2001, dans une « maison d’hôte du GICM » où les cadres du groupement exhortaient à « passer aux opérations djihadistes au Maroc », et qu’après l’intervention occidentale en 2001, il s’était rendu au Maroc, où il avait participé à des réunions du GICM en compagnie notamment du requérant ; il avait ensuite rejoint ce dernier en 2003 en Arabie Saoudite. Il avait en outre confirmé qu’il existait des sections française et belge du GICM, la dernière réunissant notamment les prévenus B. et O. qu’il indiquait avoir vus en Afghanistan en 2000 et 2001 respectivement.

1. La procédure devant le tribunal correctionnel de Bruxelles

25. Le parquet fixa l’affaire au 3 novembre 2005, puis au 16 novembre 2005. Le tribunal correctionnel y consacra vingt-cinq audiences, qui se déroulèrent du 3 novembre 2005 au 16 février 2006. A cette dernière date, il condamna le requérant à une peine de sept ans d’emprisonnement et à une amende de 2 500 EUR. Il prononça également des peines d’emprisonnement et d’amende contre huit de ses co-prévenus, et acquitta les quatre autres.

26. Cinq co-prévenus – dont le requérant – et l’office du procureur fédéral interjetèrent appel.

2. La procédure devant la cour d’appel de Bruxelles

a) L’arrêt par défaut du 15 septembre 2006

27. Une première audience fut fixée dès le 26 avril 2006 devant la cour d’appel de Bruxelles. Après avoir brièvement interrogé le requérant sur son identité et la raison de son appel, le président donna la parole au procureur fédéral pour qu’il fasse le rapport de l’affaire. Ce dernier lut alors un rapport sur les faits, de plusieurs dizaines de pages, qui avait été préparé par le parquet fédéral (alors, souligne le requérant, que la pratique pénale belge consiste habituellement à ce que le rapport sur les faits soit présenté par un conseiller de la cour d’appel). La cour d’appel invita par la suite le ministère public à prendre la parole pour ses réquisitions, sans qu’une instruction d’audience n’ait eu lieu.

Compte tenu du caractère très volumineux du dossier (une centaine de fardes composées de milliers de feuillets), les co-prévenus déposèrent des conclusions écrites afin que l’affaire soit reportée au 1er septembre 2006. La cour d’appel ayant refusé d’accueillir cette demande, quatre d’entre eux, dont le requérant, décidèrent de faire défaut.

28. Le 15 septembre 2006, statuant par défaut à l’égard des quatre prévenus absents, la cour d’appel réforma partiellement le jugement du 16 février 2006 et condamna le requérant à une peine de huit ans d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 2 500 EUR. Le requérant et deux des co-prévenus formèrent opposition.

b) L’arrêt du 19 janvier 2007

29. Une dizaine d’audiences se succédèrent du 6 octobre au 10 novembre 2006 et, le 19 janvier 2007, la cour d’appel de Bruxelles confirma la culpabilité du requérant et sa condamnation à une peine d’emprisonnement de sept ans et à une amende de 2 500 euros.

i. Les questions de procédure pénale

30. Dans son arrêt, la cour d’appel écarte tout d’abord le moyen des prévenus selon lequel les observations effectuées par la Sûreté de l’Etat étaient illégales (dans la mesure où seuls les fonctionnaires de police étaient habilités à procéder ainsi) et la législation belge ne répondait pas aux exigences de l’article 8 de la Convention.

Elle constate que la Sûreté de l’Etat avait effectivement procédé, sur la voie publique, à des filatures d’individus soupçonnés d’être liés au GICM, ainsi qu’à la surveillance des abords de la résidence de certains d’entre eux et de snack-bars qu’ils fréquentaient, qui avait consisté à identifier – éventuellement en les photographiant – les personnes qui s’y présentaient. Elle souligne cependant que « l’atteinte à la vie privée qu’engendre les filatures et les surveillances sur la voie publique (...) est nettement relative par rapport à celle provoquée par des méthodes d’investigation intrusives telles que les écoutes et le repérage téléphoniques, la perquisition ou l’infiltration ». Or, selon elle, le degré de précision exigé des textes législatifs habilitant les pouvoirs publics à porter atteinte à la vie privée dépend essentiellement du caractère intrusif et secret de la méthode d’investigation.

Après avoir constaté que les filatures et surveillances réalisées en l’espèce par des agents de la Sûreté de l’Etat avaient été réalisées conformément aux pouvoirs conférés à ce service par la loi organique du 30 novembre 1998 relative aux services de renseignements et de sécurité, elle retient que les dispositions pertinentes de cette loi respectent les exigences de l’article 8 de la Convention, notamment les principes de proportionnalité et de finalité. Elle ajoute qu’elles sont suffisamment explicites et prévisibles, « compte tenu de l’atteinte relative à la vie privée qu’engendrent la filature et les surveillances sur la voie publique ».

31. La cour d’appel constate ensuite que, contrairement à ce que prétendaient les prévenus, la Sûreté de l’Etat n’avait pas eu illégalement recours à l’infiltration d’agent ou à des repérages téléphoniques : elle s’était bornée à collecter régulièrement des renseignements auprès de sources humaines – telles que les agences de voyage et les centres sportifs fréquentés par les suspects – et d’agents de services publics.

32. La cour d’appel rejette également la thèse des prévenus selon laquelle, en méconnaissance des principes du contradictoire et de l’égalité des armes et en violation du droit à un procès équitable, la Sûreté de l’Etat avait transmis aux autorités judiciaires des rapports de renseignements sans préciser la manière dont ces derniers avaient été recueillis.

Après avoir rappelé que le premier de ces principes implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de faire valoir ses arguments dans des conditions qui ne la désavantagent pas d’une manière appréciable par rapport à la partie adverse, elle constate que le ministère public et les prévenus disposaient de la même « possibilité effective » de faire valoir leurs arguments respectifs en ce qui concerne ces rapports.

Quant au principe du contradictoire, la cour d’appel souligne qu’il implique la faculté pour les parties de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge en vue d’influencer sa décision et d’en contredire utilement la régularité et le contenu. Elle rappelle de plus que la communication d’information par la Sûreté de l’Etat aux autorités judicaires en application des articles 19 et 20 de la loi du 30 novembre 1998 s’opère sur base volontaire, et que le secret des sources de cette dernière repose sur le double souci de veiller à la sécurité de ses agents et de ses sources humaines et de préserver l’efficacité du service chargé de la prévention des atteintes aux intérêts essentiels de l’Etat. Elle en déduit que, pour concilier ces exigences légitimes et le principe du contradictoire, il convient d’appliquer aux informations de la Sûreté dont la source ou l’origine ne sont pas précisément révélées le régime applicable aux renseignements anonymes : elles sont dépourvues de valeur probante mais peuvent conduire à la découverte ou à l’obtention d’éléments de preuve, et peuvent permettre d’ouvrir une enquête ou de l’orienter et de collecter des preuves de manière autonome. Le juge du fond peut en faire état de manière marginale pour, notamment, vérifier la cohérence des éléments de preuve recueillis par ailleurs et sur lesquels il fonde sa conviction.

33. Les prévenus demandaient en outre que les auditions de suspects effectuées en France soient écartées, au motif qu’ils avaient été entendus en garde à vue et sous serment en violation du droit de ne pas s’auto-accuser. Ils soulignaient à cet égard que l’article 13 de la loi du 9 décembre 2004 sur l’entraide judicaire internationale en matière pénale stipulait en particulier que ne pouvaient être utilisés dans le cadre d’une procédure menée en Belgique les éléments de preuve recueillis à l’étranger en violation d’une règle de forme prescrite à peine de nullité ou dont l’utilisation violait le droit à un procès équitable.

La cour d’appel rejette ce moyen. Elle constate en effet que, s’il résulte de l’article 153 du code de procédure pénale français que l’obligation de prêter serment ne peut être appliquée aux suspects gardés à vue dans le cadre d’une commission rogatoire d’un juge d’instruction, ce même article énonce qu’une telle circonstance ne constitue pas une cause de nullité de la procédure. Elle juge ensuite notamment qu’une violation du droit à un procès équitable ne peut se déduire de la seule jonction au dossier d’auditions sous serment de suspects entendus à l’étranger, d’autant moins lorsque, comme en l’espèce, les déclarations retenues ne sont pas relatives aux agissements de leurs auteurs et que les prévenus ont eu la possibilité devant les juridictions de jugement d’en combattre la pertinence. Elle souligne de plus que les préventions seront analysées à la lumière non de ces seules déclarations, mais des nombreux devoirs réalisés en ce dossier.

34. Les prévenus protestaient en outre contre la jonction au dossier d’auditions effectuées en France et au Maroc. Ils soutenaient qu’elles avaient été obtenus par le biais de traitements contraires à l’article 3 de la Convention, ajoutant quant à celles réalisées au Maroc, qu’elles étaient irrégulières au regard du droit marocain. Invoquant leur droit à un procès équitable, ils demandaient à la cour d’appel de les écarter du dossier pénal.

35. S’agissant des auditions réalisées en France, la cour d’appel constate qu’il ressort des procès-verbaux des interrogatoires que les personnes entendues ont bénéficié des droits énoncés aux articles 63-1 à 63-5 et 64 du code de procédure pénale tels que modifiés par la loi du 15 juin 2000 : dès leur placement en garde à vue, ils ont été informés de la nature de l’infraction sur laquelle portait l’enquête ainsi que sur leurs droits, dont ceux d’être examinés par un médecin et de s’entretenir confidentiellement avec un avocat ; les procès-verbaux mentionnent, comme il se doit, la durée des interrogatoires et des temps de repos, les heures auxquelles les intéressés ont pu se restaurer, le jour et l’heure du début et de la fin de la garde à vue et les demandes des intéressés, notamment quant à leur droit de voir un médecin ou un avocat. Elle souligne ensuite ceci :

« (...) S’il n’est pas contestable que ces personnes furent interrogées à de nombreuses reprises durant leur garde à vue (d’une durée de 24 heures renouvelables en matière de terrorisme pour une même durée, à nouveau renouvelable pour une durée de 48 heures), ces interrogatoires furent entrecoupés d’autant de phases suffisantes et effectives de repos ou de prise de nourriture. Plusieurs personnes entendues subirent, à leur demande, un, voire deux examens médicaux. Elles furent généralement interrogées concernant leur état de fatigue et sur les possibilités qui leur furent offertes de s’alimenter, dans le respect des prescrits de leur religion. Chaque demande de repos formulée par le gardé à vue fut immédiatement rencontrée.

Les affirmations ultérieures de ces personnes selon lesquelles elles auraient, au-delà des mesures de sécurité légitimes dont elles faisaient l’objet, été victimes de brutalités, d’intimidations et plus généralement de tortures ou de traitements inhumains ou dégradants de la part des policiers lors de leur arrestation et de leurs auditions sont dès lors, à l’analyse même du dossier pénal et de leurs propres déclarations initiales, dépourvues de toute crédibilité.

Les considérations générales du rapport de la fédération internationale des ligues des droits de l’homme concernant le fonctionnement de la justice française ne sont pas de nature à fonder cette crédibilité. La cour observe à ce propos, notamment, que ce rapport (...) date du mois de janvier 1999 et est donc nettement antérieur tant aux importantes réformes législatives évoquées ci-dessus intervenues depuis lors en France dans le but de renforcer la présomption d’innocence, qu’à la saisine du juge d’instruction français.

En outre, les contradictions que contiendraient (...) lesdites déclarations, ou leur manque de crédibilité, ne sont pas de nature à asseoir l’affirmation selon laquelle les personnes auditionnées en France ont fait l’objet de violence policière. De plus, les juridictions de jugement belges ne sont nullement liées par ces déclarations et demeurent libre d’en apprécier souverainement l’exactitude.

Il résulte des considérations qui précèdent que les auditions réalisées en France par la police et les autorités judiciaires sont, en ce qui concerne le présent reproche, exemptes de critique et conformes au prescrit de la Convention (...) et du Pacte international relatif aux droits civils et politique. Leur jonction au dossier belge n’a nullement privé les prévenus de leur droit à un procès équitable.

Enfin, les reproches infondés des prévenus concernant les violences policières qu’auraient subies les personnes gardées à vue en France ne sont pas de nature à ébranler la fiabilité des déclarations irrégulièrement recueillies sous serment par la police française (...) ».

36. Quant aux auditions réalisées au Maroc, la cour d’appel relève tout d’abord que les prévenus n’apportent aucun élément concret de nature à susciter un doute raisonnable concernant la violation par la police ou les autorités judiciaires marocaines de la législation de ce pays dans la procédure ayant conduit aux auditions jointes au dossier pénal. Elle constate notamment que les procès-verbaux relatent les déclarations de manière circonstanciée, mentionnent l’identité du policer rédacteur, la durée précise des arrestations judiciaires et le fait qu’elles étaient autorisées par le procureur général du Roi compétent. Elle juge en outre ce qui suit :

« (...) Par ailleurs, citer de manière générale différents rapports d’organisations, certes respectables, de défense des droits de l’homme n’apporte aucun élément concret propre à susciter en la présente cause le doute raisonnable évoqué ci-avant concernant les violences, les tortures ou les traitements inhumains ou dégradants dont les personnes auditionnées au Maroc (...) auraient été victimes.

Enfin, il ne résulte nullement de l’analyse de ces auditions et des décisions judiciaires marocaines versées au dossier que (...) les personnes précitées auraient été entendues ou condamnées à l’issue d’un procès expéditif pour avoir participé aux attentats de Casablanca sur la base d’une loi marocaine du 28 mai 2003 relative à la lutte contre le terrorisme appliquée rétroactivement en violation tant de l’article 4 du code pénal marocain que du principe général de la non-rétroactivité de la loi pénale.

L’analyse des décisions judiciaires marocaines – et plus particulièrement l’arrêt de la cour d’assise de Rabat – révèle au contraire que les huit accusés marocains étaient poursuivis initialement du chef de constitution d’une association criminelle pour la préparation et la commission d’actes terroristes, falsification de passeports, collecte de fonds destinés à l’accomplissement d’actions terroristes sur la base de dispositions légales étrangères à la loi précitée du 28 mai 2003.

Il résulte des considérations qui précèdent que les auditions et les décisions judiciaires marocaines versées au dossier et soumises à la libre contradiction des parties ne doivent pas être écartées.

En outre, les contradictions que contiendraient, selon la défense des prévenus, lesdites déclarations, ne sont pas de nature à justifier l’affirmation selon laquelle les personnes auditionnées et/ou jugées au Maroc auraient fait l’objet de traitements inhumains et dégradants ou de tortures.

Enfin, les juridictions de jugement belges ne sont nullement liées par ces déclarations et demeurent libres d’en apprécier la pertinence et l’exactitude ».

37. Répondant au moyen des prévenus selon lequel, en violation notamment de l’article 6 § 3 d) de la Convention, ils n’avaient pas eu la possibilité d’interroger les personnes dont les déclarations devant les autorités françaises et marocaines avaient été versées au dossier, la cour d’appel souligne que le droit d’interroger les témoins à charge ne prive pas le juge du fond du pouvoir d’apprécier souverainement la nécessité de procéder à l’audition d’un témoin, sous réserve du respect des droits de la défense et du droit à un procès équitable. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour, elle ajoute qu’il peut dans certains cas s’avérer difficile, voir impossible, d’organiser la déposition d’un témoin à l’audience, par exemple lorsque les autorités d’un autre Etat adoptent une attitude négative, et que l’absence d’un témoin ne peut entraîner la paralysie de l’action publique. En conséquence, l’article 6 de la Convention n’interdit pas au juge de fonder une condamnation sur les déclarations d’un témoin que le prévenu n’a pas pu interroger pourvu que les autorités judiciaires aient agi avec diligence en vue de permettre cet interrogatoire et que le témoignage en question ne constitue pas la preuve unique ou déterminante fondant la condamnation du prévenu. Il incombe en outre au prévenu qui entend solliciter l’audition d’un témoin de le faire en temps utile, de démontrer en quoi le témoignage ou la confrontation est nécessaire à la manifestation de l’a vérité et d’être précis s’agissant de l’identité et de l’adresse du témoin et des questions qu’il souhaite poser.

S’agissant des « témoins à charge français », la cour d’appel relève que le juge d’instruction belge avait à plusieurs reprises (en octobre et décembre 2004 et février et juin 2005) requis de son homologue l’organisation d’une confrontation des prévenus français et belge mais s’était heurté à des refus fondés sur les nécessités de l’enquête menée en France. Eu égard à la diligence du juge d’instruction et compte tenu de la nécessité de poursuivre le jugement de prévenus détenus préventivement, la cour d’appel juge qu’il ne pouvait être reproché au parquet de ne pas avoir tenté d’obtenir les confrontations par d’autres biais, tels que la vidéoconférence (d’autant moins que le juge d’instruction français s’était opposé au principe même de la confrontation). Elle précise toutefois que la culpabilité éventuelle des prévenus ne pourrait reposer, de manière exclusive ou déterminante, sur les déclarations des personnes détenues en France.

S’agissant des « témoins à charge marocains », la cour d’appel constate en particulier que le requérant n’avait pas formulé sa demande de confrontation en temps utile et avait omis de préciser les personnes qu’il souhaitait entendre et les questions qu’il souhaitait voir posées. Elle ajoute néanmoins que les préventions ne seront pas analysées exclusivement ou de manière déterminante sur le base des déclarations de ces témoins, mais seront analysées à la lumière de l’ensemble des devoirs d’enquête soumis à la contradiction des parties.

38. Enfin, la cour d’appel rejette le grief des prévenus tiré du dépôt de pièces par le parquet fédéral postérieurement au règlement de la procédure, soulignant que les intéressés avaient eu la possibilité d’en prendre connaissance et d’en débattre contradictoirement. Elle souligne plus généralement qu’ils ont effectivement bénéficié et pleinement exercé leur droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de leur défense et de communiquer avec le conseil de leur choix, retenant en outre, se référant à l’arrêt Mayzit c. Russie (no 63378/00, 20 janvier 2005), que « la circonstance que les conditions de détention ne facilitent pas un intense travail intellectuel ne prive pas le prévenu du droit à un procès équitable dès lors que, comme en l’espèce, aucune restriction ne lui a été imposée concernant l’accès au dossier et qu’il a pu bénéficier d’une assistance juridique effective ».

ii. Examen au fond

39. Dans son arrêt, la cour d’appel s’attache tout d’abord à démontrer que le GICM est un groupe terroriste au sens de l’article 139 § 1 du code pénal, retenant à cet égard qu’il s’agit d’une association structurée de plus de deux personnes, établie dans le temps, qui agit de façon concertée en vue de commettre des infractions terroristes visées à l’article 137 du code pénal. Elle constate en particulier qu’il a mis en place une commission de coordination au Maroc et plusieurs cellules en Europe, lesquelles ont agi de manière concertée pour commettre des infractions terroristes (notamment des homicides volontaires et des destructions ou dégradations massives) dans le but de détruire par la violence les structures fondamentales du Maroc afin de rétablir le califat dans ce pays, et de lancer une guerre sainte vers d’autres pays.

40. S’agissant spécifiquement de la culpabilité du requérant, la cour d’appel conclut tout d’abord qu’« il ressort de manière certaine des éléments de la procédure » qu’il a participé à une activité d’un groupe terroriste, au sens de l’article 140 § 1 du code pénal, en multipliant les initiatives pour faciliter les mouvements de fonds nécessaires au financement d’activités illicites du GICM, en faisant circuler les informations relatives à celles-ci et en jouant un rôle fédérateur entre les membres des cellules belge et française, et qu’il avait connaissance du fait que cette participation contribuait à commettre un crime ou un délit. Elle déduit à cet égard l’existence d’un « faisceau de présomption suffisantes » des éléments suivants :

. de déclarations faites par les personnes poursuivies au Maroc et de renseignements fournis par les autorités marocaines ;

. de déclarations faites par les personnes poursuivies en France ;

. de déclarations du requérant, dont il ressortait qu’il avait participé à des réunions du GICM en Europe ;

. du fait que le requérant avait effectué « plusieurs voyages dans des pays connus pour les opinions islamistes radicales développées par certains groupes influents », avait « suivi une formations paramilitaire à Djalalabad » et avait eu de « nombreux contacts avec des personnes connues pour leurs relations étroites avec les cellules islamistes extrémistes ou leur participation active à celles-ci » ;

. de la participation du requérant aux activités extrémistes de groupes islamistes actifs sur le plan international, déduite de ce qu’il avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt international délivré par les autorités marocaines dans le cadre d’une enquête relative à des activités terroristes, et de ce qu’il avait fui l’Arabie Saoudite où il était suspecté d’avoir participé aux attentats de Riyad du 12 mai 2003 et était pour cette raison visé par un mandat d’arrêt ;

. de sa participation à des formations spécifiquement données aux membres de groupements islamistes terroristes, déduite de ses propres déclarations ainsi que de celles de personnes poursuivies au Maroc ;

. de liens du requérant avec les autres membres de la cellule belge du GICM.

La cour d’appel retient ensuite que le requérant était l’un des dirigeants du GICM, considérant que cela ressortait d’un faisceau de présomptions constitué par des déclarations de personnes poursuivies au Maroc et en France et de son rôle fédérateur entre les membres du GICM en Belgique.

41. Enfin, la cour d’appel constate que « les actes commis par les prévenus s’inscrivaient résolument dans une mouvance ayant pour but d’imposer par la violence et l’intolérance la cause d’un islam radical menaçant directement le pluralisme religieux et philosophique existant dans les sociétés démocratiques et les droits fondamentaux de leurs citoyens, tels que la liberté de pensée et la liberté d’expression », et retient que la sanction devait être « à la mesure de cette très grave atteinte à la sécurité publique et à l’ordre démocratique ». Fixant la peine du requérant, elle précise ce qui suit :

« (...) Il y a lieu de spécifier en ce qui concerne le prévenu qu’il a occupé un rôle important au sein de la commission religieuse du GICM ; qu’il a ensuite été responsable des cellules belge et française du GICM, au côté du prévenu [O].

Comme cela a déjà été mentionné, ses fonctions au sein de la cellule belge ont essentiellement consisté à : diriger la récupération des fonds devant servir à financer les activités du groupement, après l’arrestation de [N.] ; jouer un rôle fédérateur entre les membres de la cellule belge et les membres des cellules belge et française et garder le contact avec de nombreux membres de cellules implantées dans d’autres pays.

Les faits commis par le prévenu revêtent un caractère de gravité certain puisqu’ils ont été commis : sur une échelle non négligeable par un individu qui a, notamment, effectué de nombreux voyages en Afghanistan, Tchétchénie, Turquie, Mauritanie, Arabie Saoudite et Syrie pour établir des relations internationales entre les membres des différentes cellules du groupement terroriste ; par un professionnel qui a suivi en Afghanistan des formations militaires et une formation en direction de groupe et qui a donné une formation religieuse pour mener à bien les responsabilités qui lui ont été confiées au sein du GICM ; par un extrémiste qui n’a aucun respect pour l’intégrité physique d’autrui et est prêt à porter atteinte à la sécurité publique internationale en rendant possible l’usage de méthodes violentes pour faire primer ses opinions.

Les éléments de personnalité du prévenu, tels qu’ils ressortent des éléments du dossier, sont préoccupants. En effet, il y a lieu de rappeler ici que le prévenu : est également connu depuis de nombreuses années sur le plan international pour ses activités terroristes et est aussi signalé à rechercher par les autorités judiciaires marocaines suite à un mandat d’arrêt international ; a séjourné illégalement sur le territoire belge pendant plusieurs mois et n’a introduit une demande d’asile à l’office des étrangers qu’en juin 2004 ; il ne justifie d’aucun moyen de subsistance et ne semble survivre que grâce au soutien d’autres membres du groupe terroriste. (...) »

42. Le requérant et certains de ses co-prévenus se pourvurent en cassation.

c) La procédure devant la Cour de cassation

43. La Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 27 juin 2007. Elle rappela en particulier que l’article 7.1 de la loi du 30 novembre 1998 relative aux services de renseignements et de sécurité donnait mission à la Sûreté de l’Etat de recherche, d’analyser et de traiter le renseignement relatif à toute activité qui menace ou pourrait menacer la sûreté intérieure de l’Etat et la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel, la sûreté extérieure de l’Etat et les relations internationales, le potentiel scientifique ou économique, ou tout autre intérêt fondamental du pays. Elle rappela également que les filatures et observations sur la voie publique ou dans des lieux publics constituaient « une méthode de recherche usuelle » qu’il appartenait aux services de renseignements et de sécurité de mettre en œuvre sur la base de l’article 13 de cette loi – dont, souligne-t-elle, les termes ne sont pas entachés de l’imprécision que lui prêtait le requérant –, lequel leur permet de rechercher, collecter, recevoir et traiter des informations et des données à caractère personnel utiles à l’exécution de leurs missions et de tenir à jour la documentation appropriée à cette fin. Cela étant, elle admit que les filatures et observations, accompagnées le cas échéant de prises de vue, effectuées par la Sûreté de l’Etat conformément aux articles 7.1 et 13 précités, en vue notamment de détecter la présence de groupements terroristes sur le territoire et de prévenir, le cas échant, la menace d’attentats de cette nature, constituaient une ingérence d’autorité publique dans l’exercice du droit au respect de la vie privée. Elle estima cependant que cette ingérence n’était pas prohibée par l’article 8 de la Convention dès lors qu’elle était prévue par la loi, et qu’elle était nécessaire, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

44. Quant au moyen relatif au traitement contraire à l’article 3 prétendument subi par les personnes dont le témoignage avait été recueilli à l’étranger, la Cour de cassation estima qu’il revenait à critiquer l’appréciation en fait des éléments de la cause par le juge du fond ou à requérir la vérification de ceux-ci, et qu’il n’était pas de sa compétence d’en connaître.

45. Elle retint en outre, notamment, qu’en constatant que les renseignements fournis aux autorités judiciaires par la Sûreté de l’Etat procédaient de méthodes usuelles de renseignement mises en œuvres conformément à la loi et dans les conditions prévues à l’article 8 de la Convention, que les rapports de ce service de renseignements, les auditions recueillies à l’étranger et les pièces déposées en cours de procédure par le ministère public, à l’instar de l’ensemble du dossier répressif, avaient tous été rendus accessibles au requérant, lequel avait été mis en mesure de les contredire et d’exercer les recours prévus par la loi, l’arrêt d’appel concluait légalement que le requérant avait fait l’objet dans son ensemble d’une procédure équitable au sens de l’article 6 de la Convention.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

46. Les articles 139 et 440 du code pénal sont ainsi rédigés :

Article 139

« Constitue un groupe terroriste l’association structurée de plus de deux personnes, établie dans le temps, et qui agit de façon concertée en vue de commettre des infractions terroristes visées à l’article 137.

Une organisation dont l’objet réel est exclusivement d’ordre politique, syndical, philanthropique, philosophique ou religieux ou qui poursuit exclusivement tout autre but légitime ne peut, en tant que telle, être considérée comme un groupe terroriste au sens de l’alinéa 1er. »

Article 140

« 1. Toute personne qui participe à une activité d’un groupe terroriste, y compris par la fourniture d’informations ou de moyens matériels au groupe terroriste, ou par toute forme de financement d’une activité du groupe terroriste, en ayant connaissance que cette participation contribue à commettre un crime ou un délit du groupe terroriste, sera punie de la réclusion de cinq ans à dix ans et d’une amende de cent euros à cinq mille euros.

2. Tout dirigeant du groupe terroriste est passible de la réclusion de quinze ans à vingt ans et d’une amende de mille euros à deux cent mille euros. »

47. L’article 13 de la loi du 9 décembre 2004 sur l’entraide judiciaire internationale en matière pénale dispose :

« Ne peuvent être utilisés dans le cadre d’une procédure menée en Belgique, les éléments de preuve :

1o recueillis irrégulièrement à l’étranger, lorsque l’irrégularité :

– découle, selon le droit de l’Etat dans lequel l’élément de preuve a été recueilli, de la violation d’une règle de forme prescrite à peine de nullité ;

– entache la fiabilité de la preuve ;

2o ou dont l’utilisation viole le droit à un procès équitable. »

48. Les articles pertinents de la loi du 30 novembre 1998 relative aux services de renseignements et de sécurité sont libellés comme il suit :

Article 2

« La présente loi s’applique à la Sûreté de l’Etat, Service civil de Renseignement et de Sécurité, et au Service général du Renseignement et de la Sécurité des Forces armées, Service militaire de renseignement et de Sécurité, qui sont les deux services de renseignement et de sécurité du Royaume.

Dans l’exercice de leurs missions, ces services veillent au respect et contribuent à la protection des droits et libertés individuelles, ainsi qu’au développement démocratique de la société. »

Article 7

« La Sûreté de l’Etat a pour mission :

1. De rechercher, d’analyser et de traiter le renseignement relatif à toute activité qui menace ou pourrait menacer la sûreté intérieure de l’Etat et la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel, la sûreté extérieure de l’Etat et les relations internationales, (...) ;

2. D’effectuer les enquêtes de sécurité qui lui sont confiées conformément aux directives du Comité ministériel ;

3. D’exécuter les tâches qui lui sont confiées par le ministre de l’Intérieur en vue de protéger des personnes ;

4. D’exécuter toutes autres missions qui lui sont confiées par ou en vertu de la loi. »

Article 12

« Pour accomplir leurs missions, les services de renseignement et de sécurité ne peuvent utiliser des moyens de contrainte que dans les conditions prévues par la loi. »

Article 13

« Dans le cadre de leurs missions, ils peuvent rechercher, collecter, recevoir et traiter des informations et des données à caractère personnel qui peuvent être utiles à l’exécution de leurs missions et tenir à jour une documentation relative notamment à des événements, à des groupements et à des personnes présentant un intérêt pour l’exécution de leurs missions. Les renseignements contenus dans la documentation doivent présenter un lien avec la finalité du fichier et se limiter aux exigences qui en découlent. »

Article 16

« (...) les services de renseignement et de sécurité peuvent solliciter les informations nécessaires à l’exercice de leurs missions, y compris des données à caractère personnel, auprès de toute personne ou organisme relevant du secteur privé. »

Article 17

« Dans l’exercice de leurs missions, les services de renseignement et de sécurité peuvent notamment toujours pénétrer dans les lieux accessibles au public et, dans le respect de l’inviolabilité du domicile, visiter les établissements hôteliers et autres établissements de logement. (...) »

Article 18

« Dans l’exercice de leurs missions, les services de renseignement et de sécurité peuvent avoir recours à des sources humaines. Dans ce cas, ces services doivent veiller à la sécurité des données qui concernent les sources humaines et des informations qu’elles communiquent. »

Article 20

« 1. Les services de renseignement et de sécurité, les services de police, les autorités administratives et judiciaires veillent à assurer entre eux une coopération mutuelle aussi efficace que possible. Les services de renseignement et de sécurité veillent également à assurer une collaboration avec les services de renseignement et de sécurité étrangers.

(...) »

49. Le Comité permanent de contrôle des services de renseignement [« comité permanent R »], organe chargé en vertu de la loi du 18 juillet 1991 d’enquêter sur les activités et les méthodes des services de renseignement notait dans son rapport général d’activités 2001 :

« De manière générale, le Comité permanent R estime aussi que l’utilisation de techniques spéciales de recherches intrusives pour la vie privée (écoutes, filatures, informateurs) par les services de renseignement doit faire l’objet de normes légales prévoyant le respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité. De telles dispositions sont indispensables aussi bien du point de vue de l’efficacité, que de celui de la protection des droits des citoyens. »

Ces observations furent réitérées dans le rapport 2003 du Comité, ainsi que dans le rapport 2004, qui précisait ce qui suit :

« Le comité permanent R a déjà indiqué à plusieurs reprises dans le passé que le recours par les services de renseignement à des techniques spéciales de recherches de l’information (écoutes, filatures, observations, informateurs) ne pouvait plus, dans le contexte juridique national et international (notamment les articles 8 de la CEDH et l’article 22 de la Constitution belge), faire l’économie d’un encadrement légal prévoyant le respect des principes de légalité, de subsidiarité et de proportionnalité (...). Lors de la discussion du rapport général d’activités 2003 du Comité permanent R, cette recommandation a été adoptée par les Commissions de suivi du Sénat et de la Chambre (...). »

III. ELEMENTS RELATIFS A LA SITUATION DES DROITS DE L’HOMME AU MAROC

A. Les constats et recommandations du comité contre la torture et du comité des droits de l’homme des Nations Unies

50. Dans ses conclusions et recommandations consécutives au troisième rapport périodique du Maroc (CAT/C/CR/31/2 ; 5 février 2004), le comité des Nations Unies contre la torture se dit préoccupé par, notamment, l’accroissement du nombre d’allégations de torture et de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, impliquant la direction de la surveillance du territoire (« DST ») (§ 5.d) et l’absence d’une disposition de droit pénal interdisant que toute déclaration obtenue sous la torture soit invoquée comme un élément de preuve dans une procédure (§ 5.g). Il recommande en particulier : d’amender le code pénal de manière à prohiber clairement tout acte de torture même en cas de circonstances exceptionnelles ou si un ordre a été reçu d’un supérieur ou d’une autorité publique (§ 6.b) et à intégrer une disposition interdisant que toute déclaration obtenue sous la torture soit invoquée comme un élément de preuve dans une procédure (§ 6.h) ; de prendre toutes mesures effectives nécessaires pour éliminer l’impunité des agents de l’Etat responsables de tortures et traitements cruels, inhumains ou dégradants (§ 6.e) ; de veiller à ce que toutes les allégations de torture ou traitement cruels, inhumains ou dégradants fassent l’objet sans délai d’enquêtes impartiales et approfondies, notamment les allégations portant sur des cas et situations vérifiés par la Commission d’arbitrage et les allégations impliquant la DST dans des actes de torture, et de veiller à ce que des sanctions appropriées soient infligées aux coupables et des réparations justes accordées aux victimes.

51. Les observations finales du comité des Nations Unies contre la torture sur le quatrième rapport périodique du Maroc (CAT/C/MAR/CO/4 ; 21 décembre 2011) sont ainsi libellées :

« (...)

Recours à la torture dans les affaires de sécurité

10. Le Comité est préoccupé par les nombreuses allégations de torture et de mauvais traitements commis par les officiers de police, les agents pénitentiaires et plus particulièrement les agents de la Direction de surveillance du territoire (DST) – désormais reconnus comme officiers de police judiciaire – lorsque les personnes sont privées de l’exercice des garanties juridiques fondamentales comme l’accès à un avocat, en particulier celles suspectées d’appartenir à des réseaux terroristes ou d’être des partisans de l’indépendance du Sahara occidental ou durant les interrogatoires dans le but de soutirer des aveux aux personnes suspectées de terrorisme. (art. 2, 4, 11 et 15).

L’État partie devrait prendre immédiatement des mesures concrètes pour enquêter sur les actes de torture, et poursuivre et punir leurs auteurs. Il devrait garantir que les membres des forces de l’ordre n’utilisent pas la torture, notamment en réaffirmant clairement l’interdiction absolue de la torture, en condamnant publiquement la pratique de la torture, en particulier par la police, le personnel pénitentiaire et les membres de la DST, et en faisant clairement savoir que quiconque commet de tels actes, s’en rend complice ou y participe en sera tenu personnellement responsable devant la loi, fera l’objet de poursuites pénales et se verra infliger des peines appropriées. (...)

Arrestations et détentions secrètes dans les affaires de sécurité

14. Le Comité est préoccupé par les informations reçues selon lesquelles, dans les affaires liées au terrorisme, les procédures judiciaires qui régissent l’arrestation, l’interrogation et la détention ne sont pas toujours respectées dans la pratique. Il est également préoccupé par les allégations faisant état du schéma récurrent suivant: dans ces affaires, les suspects sont arrêtés par des officiers en civil qui ne s’identifient pas clairement, puis amenés pour être interrogés et détenus dans des lieux de détention secrets, ce qui revient en pratique à une détention au secret. Les suspects sont soumis à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants sans être officiellement enregistrés. Ils sont gardés dans ces conditions pendant plusieurs semaines sans être présentés à un juge et sans contrôle de la part des autorités judiciaires. Leur famille n’est informée de leur arrestation, de leurs mouvements et de leur lieu de détention qu’à partir du moment où ils sont transférés à la police pour signer des aveux obtenus sous la torture. Ce n’est qu’alors qu’ils sont officiellement enregistrés et réintégrés dans la procédure judiciaire régulière avec des dates et des données de facto falsifiées (art. 2, 11, 12, 15 et 16). (...)

L’État partie devrait garantir que toute personne arrêtée et détenue bénéficie des procédures judiciaires en vigueur et que les garanties fondamentales consacrées par le droit positif soient respectées: par exemple, l’accès du détenu à un avocat et à un médecin indépendant, son droit à ce que les membres de sa famille soient informés de son arrestation et de son lieu de détention, et sa présentation devant un juge.

L’État partie devrait prendre des mesures en vue de garantir que les registres, les procès-verbaux et tous les documents officiels relatifs à l’arrestation et à la détention des personnes soient tenus avec la plus grande rigueur et que tous les éléments se rapportant à l’arrestation et à la détention y soient consignés et attestés à la fois par les officiers de police judiciaire et par la personne concernée. L’État partie devrait s’assurer que des enquêtes approfondies, impartiales et efficaces soient menées rapidement sur toutes les allégations d’arrestation et de détention arbitraires et les responsables éventuels traduits en justice.

L’État partie devrait faire en sorte que nul ne soit gardé dans un centre de détention secret placé de facto sous son contrôle effectif. Comme l’a souvent souligné le Comité, la détention des personnes dans de telles conditions constitue une violation de la Convention. L’État partie devrait ouvrir une enquête impartiale et efficace sur l’existence de tels lieux de détention. Tous les lieux de détention devraient être soumis à un système régulier de contrôle et de surveillance.

Poursuite les auteurs d’actes de torture et de mauvais traitements

16. Le Comité est particulièrement préoccupé par le fait de n’avoir reçu à ce jour aucune information faisant état de la condamnation d’une personne convaincue d’actes de torture au titre de l’article 231-1 du Code pénal. Le Comité note avec préoccupation que les officiers de police sont dans le meilleur des cas poursuivis pour violences ou coups et blessures, et non pour le crime de torture, et que selon les données fournies par l’État partie, les sanctions administratives et disciplinaires prises à l’endroit des officiers concernés ne semblent pas proportionnées à la gravité des actes commis. Le Comité note avec préoccupation que les allégations de torture, pourtant nombreuses et fréquentes, font rarement l’objet d’enquêtes et de poursuites et qu’un climat d’impunité semble s’être instauré en raison de l’absence de véritables mesures disciplinaires et de poursuites pénales significatives contre les agents de l’État accusés des actes visés dans la Convention, y compris les auteurs des violations graves et massives des droits de l’homme intervenues entre 1956 et 1999 (art. 2, 4 et 12).

L’État partie devrait faire en sorte que toutes les allégations de torture et de mauvais traitements fassent rapidement l’objet d’une enquête efficace et impartiale et que les auteurs soient poursuivis et condamnés à des peines proportionnées à la gravité de leurs actes, comme le requiert l’article 4 de la Convention. En outre, l’État partie devrait modifier sa législation de sorte que celle-ci stipule explicitement que l’ordre d’un supérieur ou d’une autorité publique ne saurait être invoqué pour justifier la torture. L’État partie devrait également veiller à ce que, dans la pratique, les plaignants et les témoins soient protégés contre tout mauvais traitement et tout acte d’intimidation liés à leur plainte ou à leur témoignage.

Aveux sous la contrainte

17. Le Comité est préoccupé par le fait que dans le système d’investigation en vigueur dans l’État partie il est extrêmement courant que l’aveu constitue une preuve permettant de poursuivre et condamner une personne. Il est préoccupé de constater que de nombreuses condamnations pénales sont fondées sur les aveux, y compris dans les affaires de terrorisme, créant ainsi des conditions susceptibles de favoriser l’emploi de la torture et des mauvais traitements à l’encontre de la personne du suspect (art. 2 et 15).

L’État partie devrait prendre toutes mesures nécessaires pour garantir que les condamnations pénales soient prononcées sur la foi de preuves autres que les aveux de l’inculpé, notamment lorsque l’inculpé revient sur ses aveux durant le procès, et que les déclarations faites sous la torture ne soient pas invoquées comme éléments de preuve au cours de la procédure, si ce n’est contre la personne accusée de torture, conformément aux dispositions de la Convention.

L’État partie est invité à examiner les condamnations pénales prononcées exclusivement sur la foi d’aveux afin d’identifier dans quels cas la condamnation s’est fondée sur des aveux obtenus sous la torture ou par des mauvais traitements. (...) ».

52. Dans ses observations finales (CCPR/CO/82/MAR ; 1er décembre 2004) sur le cinquième rapport du Maroc, le comité des droits de l’homme des Nations Unies se dit préoccupé notamment par « les nombreuses allégations de torture et de mauvais traitements à l’égard de personnes en détention » et par le « fait que des fonctionnaires coupables de telles actions ne voient, en général, que leur responsabilité disciplinaire engagée pour autant qu’il y ait une sanction », et déclare « note[r] avec préoccupation l’absence d’enquêtes conduites de manière indépendante dans les commissariats de police et autres lieux de détention, afin de s’assurer de l’absence de torture et mauvais traitements » (§ 14). Il se dit également préoccupé par le fait que l’indépendance de la magistrature n’est pas pleinement garantie (§ 19) et par de nombreuses informations faisant état de l’application rétroactive de la loi sur la lutte contre le terrorisme adoptée le 28 mai 2003.

B. Rapports d’organisations non-gouvernementales (« ONG »)

53. Dans le rapport du 28 novembre 2005 intitulé « la commission marocaine de vérité : le devoir de mémoire honoré à une époque incertaine » auquel se réfère le requérant devant la Cour, comme il l’avait fait devant les juridictions internes, Human Rights Watch se penche sur les conséquences des attentats de Casablanca du 16 mai 2003. Elle souligne ce qui suit :

« (...) La fragilité des acquis au plan des droits humains au Maroc est apparue avec la réponse de l’Etat aux premières attaques terroristes de masse. Dans la nuit du 16 mai 2003, des kamikazes ont frappé plusieurs endroits de Casablanca, tuant quarante-cinq personnes y compris douze d’entre eux.

Moins d’une semaine après, le Parlement a adopté à l’unanimité la loi anti-terroriste (loi no 03-03) en discussion depuis l’automne 2002 et qui avait suscité une levée de boucliers des associations de défense des droits humains. Cette loi porte de huit à douze jours le délai légal de garde à vue pour tous les cas considérés en relation avec le terrorisme. Elle introduit également une définition très large du « terrorisme ». Ainsi, une série d’actes sont considérés comme terroristes dès lors que « leur principal objectif est de troubler l’ordre public par l’intimidation, la force, la violence, la peur ou la terreur ». Ce qui inclut, outre les attaques physiques à l’encontre des personnes, « la participation à des groupes ou rassemblements organisés avec l’intention de commettre un acte terroriste» et « la promulgation et la diffusion de propagande ou de publicité de ces actes ». Dans les mois qui ont suivi les attentats de Casablanca, le gouvernement s’est appuyé sur cette définition très large pour condamner des centaines de membres présumés de cellules terroristes, ainsi que plusieurs journalistes accusés de faire l’apologie de la terreur.

Plusieurs organisations de Droits de l’Homme ont montré que les droits de plus de 2000 présumés islamistes, détenus par les forces de sécurité et les tribunaux marocains dans les semaines qui ont suivi les attentats de Casablanca, avaient largement été bafoués. [Human Rights Watch renvoie aux documents suivants : les rapports de l’Organisation Marocaine des Droits de l’Homme, Muhakamat ikhtal fiha mizan al-`adalah (Procès au cours desquels les balances de la Justice ont vacillé), (Rabat, novembre 2003) ; Human Rights Watch, « Maroc: les droits de l’Homme à la croisée des chemins», (New York, Human Rights Watch, octobre 2004) ; Amnesty International, « Maroc et Sahara Occidental : Observations et recommandations au Comité contre la Torture », (Londres, Amnesty International, novembre 2003) ; Amnesty International, « Maroc et Sahara Occidental, lutte contre le terrorisme et recours à la torture: le cas du centre de détention de Témara » ; FIDH, « Les autorités marocaines à l’épreuve de terrorisme: la tentation de l’arbitraire » (Paris: FIDH, février 2004) no 379.] La plupart ont été maintenus au secret pendant des jours voire des semaines et ont été soumis, par des policiers, à différentes formes de mauvais traitements voire, dans certains cas, à des actes de torture afin de leur soutirer des aveux. Les tribunaux leur ont refusé le droit à un procès équitable, refusant régulièrement d’entendre les témoins de la défense et d’ordonner des expertises médicales à ceux qui affirmaient avoir été torturés. La plupart ont été jugés de manière expéditive et condamnés avant octobre 2003, date à laquelle les réformes leur conférant le droit de faire appel de leur condamnation sur la base des faits a pris effet (...). »

Human Rights Watch, qui relève par ailleurs que la traque des présumés islamistes, après les attentats à la bombe de Casablanca, constitue une détérioration alarmante des conditions des droits des personnes et que, plus largement, les autorités instrumentalisent les tribunaux à des fins politiques », constate en outre ceci :

« (...) Les mauvais traitements et les procès inéquitables des militants islamistes raflés après les attentats suicides du 16 mai 2003, rappellent d’une certaine manière les violations graves du passé (...).

(...) bien que certains suspects aient disparu, parfois même pendant plusieurs mois, alors qu’ils étaient aux mains de la police, ils ont finalement tous été retrouvés. Mais nombre d’entre eux ont été victimes de tortures et de mauvais traitements au cours de leurs interrogatoires. Certains ont été détenus dans un centre de détention non reconnu de Témara, un centre placé sous les auspices de la Direction de la Surveillance du territoire (DST). Près de 900 suspects ont été condamnés à des peines de prison, nombre d’entre eux dans des procès expéditifs ne leur permettant pas de faire valoir leurs droits. Dix-sept ont été condamnés à mort, condamnations qui n’ont pas encore été exécutées. (...)

Les autorités ont répondu aux différents rapports sur les abus présents en les qualifiant de phénomène isolé [note de bas de page : Par exemple, le ministre de la justice (...) a déclaré que dans le cadre de la lutte anti-terroriste, les abus avaient été « rares » et « isolés » avant d’ajouter que « nous répondrons aux rapports sur les violations » (...)]. Mohammed VI, dans une interview publiée dans le quotidien espagnol El Pais du 16 janvier 2005, a reconnu l’existence de « vingt cas d’abus » qu’il a affirmé être devant les tribunaux. A la connaissance de Human Rights Watch, aucun détail sur ces vingt cas n’a été divulgué, rendant difficile de vérifier si, et pour quels motifs, ces fonctionnaires ont été poursuivis.

De manière générale, les violations actuelles, critiquées par de nombreuses organisations de droits humains ainsi que par le comité des droits de l’Homme de l’ONU, [note de bas de page : Voir les recommandations finales du Comité des droits de l’Homme de l’ONU, 5 novembre 2004, CCPR/CO/82/MAR] montrent que les forces de sécurité continuent d’agir dans un climat d’impunité et de mépris de la loi, et que l’exécutif continue d’exercer une influence considérable sur les tribunaux. (...) ».

54. Dans le rapport susmentionné, publié en février 2004 et intitulé « mission internationale d’enquête – les autorités marocaines à l’épreuve du terrorisme : la tentation de l’arbitraire – violations flagrantes des droits de l’Homme dans la lutte anti-terroriste », la fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (« FIDH ») analyse la situation des droits de l’Homme au Maroc dans le contexte de la lutte contre le terrorisme consécutive aux attentats du 16 mai 2003. Elle fait état de milliers d’arrestations, pour beaucoup illégales, suivies dans de nombreux cas de privations de liberté arbitraires dans des centres secrets. Le chapitre 2-4, intitulé « torture et traitements cruels, inhumains et dégradants » est ainsi rédigé :

« Dans de tels centres, les interrogatoires sont menés en violation de l’ensemble des principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention et d’emprisonnement adoptés par les Nations Unies en 1975 et de la Convention contre la torture et traitements cruels, inhumains et dégradants de 1984 ratifiée par le Maroc.

Au centre de Témara où sont conduites la plupart des personnes arrêtées, les sévices, violences, tortures sont, d’après les témoignages recueillis, couramment pratiqués. Les cellules, en sous-sol, sont éclairées jour et nuit. Lors de leurs déplacements, comme pendant les interrogatoires, les personnes gardées ont les yeux bandés. Les interrogatoires sont souvent très longs, 16 heures par jour nous a-t-on dit, les policiers se relayant pour les interrogatoires.

Insultes et coups sont habituels, les personnes sont parfois dévêtues. Enfin plusieurs cas de torture à l’électricité ont été signalés. 22 accusés du groupe Fikri ont écrit en mars 2003 à l’AMDH pour témoigner. « La cellule à Témara dans laquelle je me suis trouvé était haute et avait une petite fenêtre sous plafond garnie de barreaux solides. Il y avait un trou servant de toilettes et un seau d’eau ». Agressé au cours de son arrestation, ayant gardé une foulure au genou, le témoin poursuit « Je souffrais le martyr et demandais qu’on me soigne, mon genou était devenu énorme et bleu. Un gardien m’a alors répondu je vais te découper ton p... de genoux à l’aide d’une scie ».

Abderrazek Fawzi a été maintenu depuis son arrestation le 18 septembre 2002 dans une cellule individuelle sans fenêtre. Seuls un matelas en mousse et une couverture vétustes sont jetés à terre. Les yeux bandés et menotté il est « cuisiné ». « Cet interrogatoire à Témara, écrit-il, était mené à coups de poing, de pieds, d’humiliation et d’injures et ponctué de brûlures de cigarettes sur mes mains. Ces pratiques bi-quotidiennes ont provoqué chez moi des souffrances physiques et morales dont je garde encore les traces évidentes sans parler des cauchemars et de l’absence de sommeil ».

« ... On m’a emmené au secret à Tamara où j’ai subi plusieurs interrogatoires avec des méthodes épouvantables puisque « je ne devais plus voir le soleil, selon eux, dit Salah Zarli. « j’ai reconnu m’être rendu en Afghanistan. Ils m’ont alors demandé de travailler avec eux pour mieux connaître les « Afghans » surtout les marocains afghans et les islamistes à Milan où je travaillais à l’Institut Islamique. Quatre jours après, ils m’ont laissé partir en me demandant de les informer. » Relâché, S. Zarli est repris le 3 septembre 2002 : « quatre individus m’ont accompagné chez moi, ont tout fouillé et ont emporté tous mes papiers. De nouveau ils m’ont emmené à Témara où ils m’ont gardé un mois et demi enfermé dans une cellule individuelle que je ne quittais que pour être interrogé durant 16 heures de suite, interrogatoire qui commençait à 8h00 du matin jusqu’à minuit. Tabassage sur tout le corps, mise à nu, insultes, crachats, menaces et j’en passe. Tout cela sans voir les visages de mes tortionnaires. Ce qui les intéressait, c’étaient les islamistes en Italie et ceux qui partaient en Afghanistan ou en Bosnie. Ils ont essayé de m’acheter en me promettant une patente pour un commerce ».

Des cas de viols sont signalés. Ainsi Abdelghani Bentaous a déclaré avoir été violé trois fois. Abdelmadjid Raïs a déclaré avoir été violé avec une bouteille et brûlé avec des cigarettes. D’autres détenus déclarent avoir été brûlés avec des cigarettes et suspendus pendant des heures ou soumis à la torture de l’eau ingurgitée de force.

Bouchaïeb Kermej, lui, rapporte à ses soeurs qu’outre le tabassage et les menaces, on lui aurait fait une fois une injection en haut de la colonne vertébrale à la suite de quoi il a cru perdre conscience.

Plusieurs détenus qui ont refusé de signer les procès-verbaux d’interrogatoire ont finalement signé sous l’effet de la torture. C’est par exemple ce que déclarent Abdelghani Bentaous et Atchane à leurs avocats et au juge. « ...Menotté et les yeux bandés, j’ai été emmené à la salle de tortures où on m’a agenouillé et mis les bras au dessus de la tête pour me maintenir ainsi durant le long interrogatoire qui a suivi. A chaque fois que j’hésitais ou bégayais ou me trompais, j’étais battu à l’aide d’un fil électrique tressé. Les coups portaient sur la tête, le dos, la plante des pieds, les fesses, les cuisses accompagnés de gifles et de coups de poings sur le visage, ce qui a provoqué une surdité de l’oreille gauche. Un médecin est alors venu me voir et m’a prescrit des médicaments. Lorsque j’eus rejoint la salle de torture, l’un des tortionnaires a déchiré ma chemise devant mon jeune frère, lequel poussait des hurlements, alors que je l’entendais sans le voir puisque j’avais toujours les yeux bandés. On m’emmenait à des séances de torture, où je passais la première nuit sans dormir parce qu’on m’interrogeait presque sans interruption » (Kamel Chtoubi).

La famille de Mohamed Chtoubi affirme qu’il a été violé à l’aide d’une bouteille et a tenu à nous dire qu’on lui a refusé des soins à la prison d’Okacha alors qu’il n’arrivait plus à s’asseoir, ce qu’elle a constaté lors de son procès. Le chantage constant à l’égard de Mohamed Chtoubi était : « reconnais les faits et ton frère sera relâché ».

« Le jour où je l’ai vu, raconte encore sa sœur, il avait le nez et la bouche déformés par les coups ».

« La perversité qu’ils rajoutaient au fur et à mesure que se prolongeait ce cauchemar relate Mohamed Chtoubi, c’est qu’ils menaçaient de violer ma mère, mon épouse et mes sœurs sous mes yeux. Ils n’oubliaient cependant pas la torture physique puisqu’ils utilisaient l’électricité, me suspendaient, m’étouffaient à l’aide de chiffons mouillés ... On m’a abandonné parce que mon état s’est gravement détérioré et que je passais des nuits entières à hurler à la suite de cauchemars horribles qui hantaient mon sommeil dès que j’essayais de dormir sans dire que je n’arrivais à rien avaler. Ils m’ont refusé les pilules pour dormir comme ils ont refusé de me donner un Coran [...] Le plus difficile, c’était d’abord la peur d’être violé, acte dont ils brandissaient constamment la menace, et les hurlements de ceux qu’on torturait [....]. Au bout de 40 jours de ce régime, je ne savais plus où j’en étais, ni ce que je disais, ni ce que je faisais ... Un jour du mois de Ramadan (novembre 2002) j’ai retiré l’enveloppe de mon matelas pour la transformer en corde que j’ai accroché à la fenêtre pour me pendre ... Ce sont mes râles qui ont fait venir les gardiens. Le médecin qu’on m’a emmené voir les yeux bandés, leur a dit que mon état d’hypotension pouvait entraîner de graves conséquences ». C’est alors que les chefs de la prison le convoquent pour dire à Mohamed Chtoubi que toute autre tentative de sa part lui coûterait la vie et qu’il sera « enterré dans la forêt toute proche sans que quiconque ne sache le sort qui lui a été réservé... ». Trois ou quatre jours après, de nouveaux tortionnaires prirent la relève avec les mêmes méthodes ....

Abderrahman Majdoubi arrêté à Tanger dans la nuit du 2 juillet 2002, parle d’un lieu où il a été introduit dès le 2ème jour de son arrestation en présence de cinq individus « dont certains m’interrogeaient et d’autres me frappaient. L’un d’eux utilisait la tranche d’un hâchoir pour me frapper et un autre un tuyau en métal recouvert de caoutchouc pour taper sur mes genoux ... puis j’ai été tiré et traîné par terre pour être emmené dans une autre cellule où un tortionnaire me frappait le visage avec ses brodequins alors que son complice m’interrogeait ... Le soir, on m’a embarqué dans une voiture et lorsqu’on a entamé l’entrée à Rabat, on m’a appliqué un bandeau sur les yeux ». La réception est d’une violence rare et un des tortionnaires promet alors à Abderrahman Majdoubi qu’il ne sortira de ce lieu que réduit à quelques kilos. « La nuit, j’entendais des bruits de bêtes des bois... ». La même nuit, on reprenait l’interrogatoire à coups de gifles et coups de pieds et menace de viol par une bouteille, et ce, jusqu’à l’aube. « ... Cette torture dura 20 jours ... je souffrais tellement du genou que je faisais ma prière assis et qu’on a dû m’emmener chez un médecin. Dans ce lieu, j’ai passé mes trois derniers jours, menotté et les yeux bandés. Lorsque je demandais un peu d’eau pour mes ablutions et pouvoir faire ma prière, on me répondait que je pouvais le faire sans eau et sans bouger ... »

Kamel Hanouichi, condamné à la peine capitale au procès du Youssef Fikri rapporte de son côté que lorsqu’il a été emmené à Témara alors qu’il avait été arrêté à Casablanca, il a été comme la plupart de ses complices enfermé dans une cellule individuelle qui se caractérisait par « le froid polaire qui y régnait ». Une fois les empreintes prises, Kamel Hanouichi n’échappe pas au rituel du bandage des yeux mais ce sont ses pieds qu’on entrave. Comme il ne marche pas vite, on le bat, avant même d’être interrogé. « Qu’on me batte sur les bras et la plante des pieds à l’aide de fils électriques durs comme des cordes était moins douloureux que l’idée qu’ils pouvaient mettre à exécution leurs menaces de violer mes sœurs ... 15 jours de suite, ce furent les mêmes tortures et les mêmes questions : ma vie, mes engagements, mes amis, 15 jours au bout desquels on m’a emmené dans un autre lieu toujours menotté et les yeux bandés. Là, je suis resté ainsi du jeudi soir au lundi matin dans une cellule puante de saleté en compagnie de trois autres détenus dans le même état que moi et sous la garde de trois équipes de 10 à 12 gardiens qui se relayaient 24h/24h. C’est seulement le lundi que nous avons été interrogés par le juge d’instruction et déférés à la prison d’Okacha à Casablanca ».

La FIDH indique en outre qu’il ressort de ses propres constatations que « les violences, y compris la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants, commis contre les personnes poursuivies, comme les atteintes au droit à un procès équitable y compris les droits de la défense (...) sont flagrantes ». Elle relève notamment le caractère expéditif de la phase d’instruction et le non-respect de garanties consacrées par le droit marocain, telles que le droit à un avocat et à un examen médical, tant devant le parquet que devant le juge d’instruction. Elle souligne en particulier ce qui suit :

« (...) Soumis apparemment à une obligation immédiate de résultat, les juges d’instruction ont d’évidence pris de grandes largesses avec les dispositions de la législation marocaine : « l’instruction s’est déroulée en effet dans des conditions aberrantes, souvent après minuit et même à 3h00 ou 4h00 du matin » dit un avocat, les inculpés attendant pendant des heures dans le fourgon, où on leur donnait parfois à boire. Quant à l’interrogatoire lui-même, il se déroule selon un avocat d’après un questionnaire pratiquement préétabli, l’inculpé devant répondre à des questions précises. « Ne me parlez de rien, qui soit en dehors de ce dossier », a dit un magistrat à un accusé qui voulait s’expliquer. Les accusations n’étaient parfois étayées que par une dénonciation ou une citation d’un tiers ou d’un autre accusé, le plus souvent à la suite de mauvais traitements ou de torture. Les dossiers comprenaient rarement des pièces attestant de la possession d’armes ou d’explosifs ou encore d’une participation à des associations interdites. (...).

D’après les avocats (...), les procès-verbaux rédigés par les juges d’instruction durant la phase d’instruction préliminaire étaient basés essentiellement ou exclusivement sur les procès-verbaux de la DST, les juges n’acceptant pas leur remise en cause ou obligeant certains inculpés à les signer sans leur permettre d’en prendre connaissance. (...)

Ni le parquet, ni le juge d’instruction n’ont commis de médecin dans ces dizaines de procédures qui ont concerné, faut-il le rappeler, des centaines de personnes. Ces visites médicales auraient constitué non seulement une garantie pour les personnes inculpées mais aussi pour les policiers accusés de torture. De même, les avocats se sont fait systématiquement refuser les expertises demandées, la convocation et la présentation de témoins à la justice. (...)

Devant [les juridictions de jugement], les juges ont refusé systématiquement de considérer les pièces que la défense souhaitait présenter, les auditions de témoins à décharge et les confrontations nécessaires à l’établissement des faits, se basant exclusivement sur des accusations unilatérales non étayées par des preuves. De manière systématique, les cours ont d’abord reporté la convocation des témoins à la fin des débats, puis décidé, à l’issue de ceux-ci, de joindre les demandes des avocats au fond, prononçant les verdicts sans avoir au final permis ces auditions, pourtant garanties par plusieurs articles (319, 430, 464...) du CPP. (...)

Il va malheureusement sans dire que toutes les objections de la défense concernant les violations intervenues durant les périodes de garde-à-vue et l’instruction, relevées ci-dessus, ont été elles aussi refusées dans toutes les procédures, sans aucune exception à notre connaissance. À cet égard, aucune requête d’expertise médicale pour démontrer les allégations de mauvais traitements n’a été acceptée. (...) ».

55. Dans le rapport susmentionné, publié le 24 juin 2004 et intitulé « Maroc et Sahara Occidental, lutte contre le terrorisme et recours à la torture: le cas du centre de détention de Témara », Amnesty International indique notamment ce qui suit :

« (...) L’augmentation brutale depuis 2002 des cas de torture et de mauvais traitements dans le cadre des mesures « antiterroristes » au Maroc et Sahara occidental est bien établie. Des rapports sur cette question ont été publiés ces derniers mois par Amnesty International et par d’autres organisations internationales de défense des droits humains, ainsi que par des groupes marocains de défense de ces droits, notamment l’Association marocaine des droits humains (AMDH) et l’Organisation marocaine des droits humains (OMDH). Des avocats spécialisés dans la défense des droits humains et des groupes d’aide aux victimes, comme le Forum pour la vérité et la justice (FVJ), ont dénoncé les violations, et la presse marocaine et internationale a mis en évidence ce problème dans de nombreux articles.

Les allégations de sévices émanent le plus souvent de personnes qui ont été détenues en garde à vue par les forces de sécurité, et plus particulièrement par la Direction de la surveillance du territoire (DST), ainsi que par la police. Les auteurs de ces agissements ont pour but d’extorquer des « aveux » ou des informations ou de contraindre les détenus à apposer leur signature ou l’empreinte de leur pouce sur des documents qu’ils récusent ou contestent, voire dont ils ignorent le contenu.

Les très nombreuses personnes qui auraient été torturées ou maltraitées figurent parmi les centaines d’islamistes notoires ou présumés placés en détention car on les soupçonnait d’avoir formé des « associations de malfaiteurs » ou d’avoir organisé, préconisé ou commis des actes de violence. Les arrestations, au nombre de 2 000 selon des sources officielles, ont débuté en 2002 ; cette année-là, les autorités ont lancé une campagne de répression contre des individus soupçonnés d’appartenir à des groupes de militants islamistes. Ces groupes auraient été impliqués dans des homicides ciblés de personnes dont ils désapprouvaient le comportement et l’un d’eux préparait, semble-t-il, des attentats à l’explosif. Un grand nombre des personnes arrêtées depuis mai 2003 ont été accusées d’implication dans les attentats à l’explosif perpétrés à Casablanca le 16 mai 2003, qui ont causé la mort de 45 personnes, dont les 12 auteurs de ces actions. De très nombreuses personnes ont été condamnées à de lourdes peines d’emprisonnement et plus d’une douzaine d’autres à la peine de mort à l’issue de procès au cours desquels leur culpabilité avait été établie sur la base d’éléments de preuve apparemment obtenus à la suite d’actes de torture et de mauvais traitements.

Le centre de détention de Témara, administré par la DST, est l’un des principaux endroits dans lesquels le recours à la torture est signalé. Plusieurs dizaines de personnes arrêtées en application de mesures « antiterroristes » se sont plaintes d’avoir été torturées et maltraitées à Témara. La détention dans ce centre est secrète et non reconnue, ce qui constitue une violation de la législation marocaine et des normes internationales relatives aux droits humains. (...) ».

Amnesty International signale que beaucoup d’anciens prisonniers de Témara se sont plaints d’avoir été torturés ou maltraités au cours de ces séances d’interrogatoire, dans le but de leur extorquer des aveux ou des informations ou de les contraindre à apposer leur signature ou l’empreinte de leur pouce sur des documents qu’ils récusaient ou contestaient. Elle ajoute que, dans de nombreux cas, des détenus ont signé les documents ou y ont apposé leur empreinte digitale après avoir été transférés dans un poste de police où ils étaient menacés d’être renvoyés à Témara et de nouveau torturés s’ils refusaient d’obtempérer. Quant aux traitements infligés, Amnesty International expose ceci :

« (...) Les sévices infligés aux prisonniers au cours des interrogatoires peuvent prendre différentes formes. Certains ont affirmé qu’on les avait déshabillés et suspendus dans une position contorsionnée au plafond de la salle d’interrogatoire. Beaucoup se sont plaints d’avoir été frappés à la tête et sur tout le corps à coups de poing ou au moyen d’objets, par exemple un bâton ou une règle métallique. Selon certaines sources, des détenus auraient reçu des décharges électriques administrées au moyen d’électrodes ou de matraques électriques. Abdellah Meski a déclaré à Amnesty International qu’on lui avait plongé la tête à plusieurs reprises dans un lavabo rempli d’eau.

Certains ont affirmé qu’on leur avait introduit de force un objet, par exemple une bouteille, dans l’anus ou qu’on les avait menacés de leur infliger ce traitement, entre autres formes de sévices sexuels. On aurait menacé d’autres prisonniers d’arrêter leur femme ou une autre de leurs parentes pour la violer ou lui faire subir d’autres sévices sexuels. Des anciens prisonniers ont même affirmé qu’ils avaient entendu des hurlements provenant d’une pièce voisine et avaient pensé entendre les cris d’une parente ; après avoir quitté le centre et avoir eu la confirmation qu’aucune de leurs parentes n’y avait été détenue, ils ont toutefois conclu qu’il s’agissait de hurlements enregistrés pour les tromper. (...)

Des anciens prisonniers ont déclaré qu’ils avaient été maintenus à l’isolement pendant toute la durée de leur détention à Témara, qu’ils y soient restés quelques jours ou plusieurs mois. Ils étaient incarcérés dans des cellules rudimentaires où, outre des toilettes et un robinet dans un coin, l’équipement se réduisait à des couvertures étalées sur le sol, qui tenaient lieu de lit. Ils affirment n’avoir jamais rencontré d’autres détenus et n’avoir pas quitté leur cellule pour prendre de l’exercice ou respirer un peu d’air frais. Ils étaient en outre en détention secrète et privés de tout contact avec le monde extérieur. De telles conditions carcérales s’apparentent à un traitement cruel, inhumain ou dégradant, voire à des actes de torture. (...) ».

Amnesty International relève par ailleurs que des responsables gouvernementaux ont insisté dans la presse sur l’absence de plaintes pour torture et mauvais traitement ou pour détention secrète lors de la comparution des détenus devant le procureur à la fin de la garde à vue, et précisé que, si des plaintes avaient été formulées à l’issue de l’interrogatoire préliminaire, elles avaient été rejetées au motif qu’il ne s’agissait que d’un moyen de défense. Sur le premier point, Amnesty International explique cette situation par le fait notamment que les autorités judiciaires omettent d’informer les intéressés de leur droit d’être assistés par un avocat et que, comparaissant seuls, beaucoup ignorent qu’ils ont la possibilité de déposer une telle plainte. Sur le second point, elle dénonce l’attitude des autorités judiciaires en ces termes :

« (...) Lors de leurs comparutions ultérieures devant le juge d’instruction pour des interrogatoires approfondis, de nombreux détenus se plaignent d’avoir été torturés et maltraités ou maintenus en détention secrète. Quand les affaires sont renvoyées devant un tribunal, beaucoup d’accusés dénoncent de nouveau à l’audience les traitements auxquels ils ont été soumis ainsi que la prolongation illégale de leur garde à vue. Des avocats ont demandé que soient cités à comparaître des proches des accusés, témoins de leur arrestation, et les policiers qui avaient rédigé les procès-verbaux, afin d’établir les faits quand la date d’arrestation et les circonstances dans lesquelles des déclarations avaient été faites devant la police étaient contestées. Ces demandes sont toutefois systématiquement rejetées au motif que les témoignages souhaités ne concernent pas directement les faits reprochés aux accusés.

Malgré la persistance des allégations de torture ou de mauvais traitements et de maintien en détention secrète, les autorités judiciaires semblent les rejeter systématiquement sans ordonner ni l’ouverture d’une enquête ni un examen médical. Amnesty International n’a connaissance d’aucun cas dans lequel une enquête ou un examen médical aurait été effectué. (...) »

Amnesty International constate en outre que les déclarations obtenues au moyen de sévices sont souvent retenues à titre de preuve par le tribunal pour motiver une condamnation, alors même que les accusés les rétractent généralement à l’audience. Elle ajoute que de nombreux accusés contestent durant leur procès certains éléments de preuve retenus à leur encontre, qui reposent sur des déclarations faites par des tiers arrêtés et détenus par les forces de sécurité pour des faits similaires ; au vu des allégations persistantes selon lesquelles les déclarations faites devant les forces de sécurité sont obtenues sous la contrainte, leurs avocats demandent que les auteurs de ces déclarations soient cités à comparaître à titre de témoins afin d’établir la véracité des éléments de preuve ; ces requêtes sont cependant systématiquement rejetées par les tribunaux.

EN DROIT

I. SUR L’EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

56. Le Gouvernement constate qu’il ressort du tampon apposé par le greffe de la Cour sur l’exemplaire de la requête dont il a reçu copie que cet exemplaire est parvenu au greffe le 7 janvier 2008. La décision interne définitive, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, étant l’arrêt de la Cour de cassation du 27 juin 2007, le Gouvernement en déduit que la requête a été introduite au-delà du délai de six mois prévu par cette disposition et qu’elle et en conséquence irrecevable.

57. La Cour relève avec le requérant que la requête a été envoyée à son greffe par télécopie le 27 décembre 2007, soit avant l’expiration dudit délai. Il y a donc lieu de rejeter l’exception.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

58. Le requérant se plaint du fait que les juridictions internes ont principalement et essentiellement fondé sa condamnation pour participation à une organisation terroriste sur des éléments de preuve viciés et obtenus dans des conditions incompatibles avec les exigences de la Convention. Dénonçant une violation de son droit à un procès équitable, il invoque l’article 6 de la Convention, dont les paragraphes 1 et 3 d) sont ainsi libellés :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »

3. Tout accusé a droit notamment à : (...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ; (...) ».

Premièrement, le requérant dénonce le fait que les juridictions internes se sont fondées sur des informations fournies par les Services de renseignements auxquels la défense n’a pas eu accès. Il précise que son dossier pénal était pour beaucoup constitué de rapports de la Sûreté de l’Etat contenant des éléments dont la source ou l’origine n’étaient pas révélées – ce qui l’a privé de toute possibilité de contrôle et de contradiction – ou des éléments recueillis dans le secret et sans contrôle juridictionnel par le biais d’observations, filatures ou indicateurs.

Deuxièmement, il déplore que, pour retenir qu’il avait participé en tant que dirigeant aux activités du groupe islamique combattant marocain, la cour d’appel de Bruxelles, en méconnaissance de l’article 13 de la loi belge du 9 décembre 2004 sur l’entraide judiciaire, se soit fondée de manière déterminante sur des témoignages recueillis dans le cadre de procédures dans lesquelles il n’était pas partie, qui se sont déroulées en France et au Maroc. Or, d’une part, les témoignages recueillis en France l’ont été au cours de gardes à vue, sous serment, au mépris des règles de la procédure pénale française ; quant à ceux recueillis au Maroc, ils l’ont été dans le cadre d’une procédure pénale douteuse car expéditive, conduite à la suite des attentats de Casablanca du 16 mai 2003, dans laquelle il a été fait une application rétroactive de loi pénale marocaine antiterroriste. D’autre part, en France comme en Maroc, ces témoignages ont été obtenus au moyen de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Enfin, il dénonce la circonstance que ni lui ni son conseil n’ont eu la possibilité de contester ces témoignages, au moyen d’un contre-interrogatoire ou d’une confrontation.

Troisièmement, il soutient que plusieurs éléments viennent renforcer le caractère inéquitable de la procédure prise dans sa globalité : des techniques spéciales d’enquête ont été mises en œuvre durant l’instruction de manière secrète par la police, sans qu’il ait pu obtenir qu’un juge indépendant et impartial contrôle la légalité de ces mesures ; le dossier pénal a été constitué notamment par la jonction systématique de pièces complémentaires déposées dans le cours de la procédure au fond jusqu’à la clôture des débats, alors que les demandes de devoirs sollicités par la défense après le règlement de la procédure avaient été refusées et que la phase préliminaire du procès était terminée ; les conditions de sa détention, caractérisées par l’isolement et un régime strict, ont eu des effets délétères sur sa santé et l’ont empêché de préparer sereinement sa défense ; le principe de l’égalité des armes a été violé devant la cour d’appel en raison du rôle actif du parquet quant aux préparations matérielles des audiences et du retrait des représentants du parquet fédéral en chambre du conseil, avec les juges, pendant les suspensions d’audience ; pour retenir sa « participation connue aux activités de groupes extrémistes », la cour d’appel s’est basée sur des mandats d’arrêt marocain et saoudien relatifs à des faits pour lesquels il bénéficiait de la présomption d’innocence.

A. Thèses des parties

1. Le Gouvernement

59. S’agissant de l’absence de contre-interrogatoire et de confrontation avec les personnes auditionnées en France et au Maroc, le Gouvernement rappelle notamment que, s’il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur l’admissibilité des preuves, il ressort de sa jurisprudence qu’il y a violation du droit à un procès équitable lorsqu’une condamnation se fonde uniquement ou dans une mesure déterminante sur des dépositions d’une personne que l’accusé n’a pu interroger ou faire interroger ni au stade de l’instruction ni pendant les débats.

Il soutient qu’en l’espèce, les juridictions internes ont fait leur possible pour organiser les confrontations requises. Il indique que le juge d’instruction a adressé à cette fin deux demandes à son homologue français, l’une en octobre 2004 (réitérée en décembre 2004 et février 2005), l’autre en juin 2005, que ce dernier a rejeté au motif que la confrontation pouvait être préjudiciable aux investigations en cours en France. Quant à la demande de confrontation avec les personnes poursuivies au Maroc, le requérant l’aurait formulée fort tardivement (le 21 décembre 2005, soit juste avant la fin de la procédure devant le tribunal correctionnel) et sans préciser ni les personnes qu’il souhaitait entendre ni les questions utiles à la manifestation de la vérité qu’il souhaitait voir posées. Le Gouvernement souligne ensuite que, comme cela ressort des décisions internes, la condamnation du requérant ne repose pas de manière déterminante sur ces témoignages mais sur un faisceau d’indices et de preuves concordants.

60. A propos des critiques du requérant relatives à l’utilisation par les juges de preuves recueillies irrégulièrement, le Gouvernement rappelle qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il appartient aux juridictions internes de se prononcer sur la question de la recevabilité des preuves : la Cour ne peut connaître d’erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions internes ; son rôle se limite à vérifier si la procédure est équitable dans son ensemble. Il rappelle également qu’en droit interne, le juge du fond doit écarter un élément probant obtenu illicitement dans trois hypothèses : si une forme prescrite à peine de nullité a été violée ; si l’irrégularité entache la fiabilité de la preuve ; si l’usage de la preuve dont il est question compromettrait le droit à un procès équitable.

Le Gouvernement s’attache ensuite à démontrer que les juridictions belges ont, de manière circonstanciée, analysé la qualité et la légalité des éléments de preuve dont il est question, et que ceux-ci n’ont de toute façon pas été déterminants.

61. Premièrement, il souligne que, si les juridictions internes ont décidé de ne pas écarter les auditions réalisées sous serment en France, c’est après avoir constaté que le fait que les témoins gardés à vue ont dû prêter serment n’entraînait pas la nullité de celles-ci en droit français et s’être assurées, en application de l’article 13 de la loi belge du 9 septembre 2004 sur l’entraide judiciaire internationale, que l’irrégularité de ces témoignages n’entravait pas la fiabilité des preuves ni n’affectait l’équité de la procédure ; elles ont de plus décidé que ces témoignages ne serviraient pas exclusivement ou de manière déterminante à forger leur conviction. Se référant aux arrêts Allen c. Royaume-Uni (no 18837/06) du 30 mars 2010 et Bykov c. Russie [GC] (no 4378/02) du 10 mars 2009, il indique que ce qui importe avant tout c’est que le requérant ait pu mettre en question leur authenticité et s’opposer à leur utilisation (devant le chambre du conseil lors du règlement de la procédure, puis devant les juridictions du fond) et que l’irrégularité involontairement commise par la police française était sans incidence sur leur fiabilité. Sur ce dernier point, il fait valoir que les juridictions belges ont considéré que le requérant n’avait pas d’intérêt à se plaindre du non-respect de la règle procédurale selon laquelle un suspect maintenu en garde à vue ne peut se voir tenu de prêté serment, l’objectif de cette règle étant d’empêcher ledit suspect de s’auto-incriminer.

Le Gouvernement parvient au même constat s’agissant des témoignages recueillis au Maroc. Il souligne tout particulièrement que les allégations hypothétiques du requérant selon lesquelles ils auraient été recueillis dans le cadre d’un procès expéditif devant la cour d’assises de Rabat, laquelle aurait fait une application rétroactive de la loi pénale, n’affecte pas leur qualité. Il ajoute que, comme l’a retenu la Cour de cassation, l’illégalité de la décision de la cour d’assise de Rabat serait le cas échéant sans effet sur la légalité des auditions réalisées au cours de l’enquête préliminaire.

62. Deuxièmement, quant à l’utilisation par les juges du fond de renseignements fournis par la sûreté de l’Etat, le Gouvernement constate que les allégations du requérant selon lesquelles ils ont été recueillis à l’aide d’« indicateurs » ou de « repérages téléphoniques » ne reposent sur aucun élément factuel susceptible d’en étayer le fondement. D’après lui, ils ont été obtenus dans des conditions conformes aux exigences de la loi du 30 novembre 1998 relative aux services de renseignements et de sécurité, par des observations sur la voie publique, des filatures et des « sources humaines » (c’est-à-dire la collecte d’informations auprès d’organismes et de personnes privées), mesures d’autant moins intrusives dans la vie privée que leur mise en œuvre a duré moins de deux semaines. Il souligne là aussi que ces éléments de preuve n’ont pas contribué de manière déterminante à la condamnation du requérant, qui de plus a eu la possibilité d’en contester l’utilisation tant devant la chambre du conseil que devant les juridictions du fond.

63. Troisièmement, le Gouvernement invite la Cour à rejeter la thèse du requérant selon laquelle les juridictions belges ont fait usage de témoignages recueillis en France et au Maroc dans des conditions contraires à l’article 3 de la Convention.

Il ne conteste pas qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’utilisation par un tribunal de preuves ainsi obtenues emporte violation de l’article 6 § 1 même si cela n’a pas pesé de manière décisive sur la condamnation. En outre, renvoyant à cet égard à l’arrêt de la Chambre des Lords du Royaume-Uni dans l’affaire A. and Others v. Secretary of States of the Home Department (no 2) et à l’article 15 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, du 10 décembre 1984, il estime que ce principe doit valoir également lorsque ce n’est pas l’Etat défendeur qui a méconnu l’article 3.

64. S’appuyant sur ce même arrêt et cette même disposition ainsi que sur l’arrêt El Motassadeq du 14 juin 2005 de la cour d’appel hanséatique de Hambourg et sur la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement soutient toutefois que la règle d’exclusion ne s’applique que s’il est clair que les déclarations en cause ont été obtenues par le biais de la torture. D’après lui, il appartient d’abord au requérant d’apporter des éléments de preuves étayant son allégation. A cet égard, un simple soupçon est insuffisant : c’est le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » qui s’applique, étant entendu qu’elle peut « résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants » ; il faut que le requérant soit du moins en mesure d’alléguer « de manière défendable » que telle preuve a été obtenue sous la torture.

Le Gouvernement souligne que la thèse selon laquelle une preuve doit être rejetée dès lors qu’il existe un « risque réel » qu’elle ait été obtenue par la torture ne peut, au vu du libellé de l’article 15 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, qu’être rejetée. Il signale en outre que le « test du risque réel » est en fait le test appliqué par la Cour lorsqu’elle examine des allégations de violation future de l’article 3 susceptible de se produire en cas d’extradition ou d’expulsion d’un individu vers un Etat où il pourrait subir des traitements ou peines contraires à cette disposition. Dans des cas tels que le présent, il ne s’agit pas de déterminer s’il y a un risque de traitements de cette nature, mais si un tel traitement a été effectivement infligé aux personnes dont le témoignage est en cause.

65. Selon le Gouvernement, en l’espèce, à supposer que les allégations du requérant relatives aux auditions réalisées en France étaient « défendables » », au sens de la jurisprudence de la Cour, la cour d’appel a jugé, après un examen concret des documents disponibles, qu’il n’était pas établi que les autorités françaises avaient violé l’article 3. Il souligne qu’elle a tout d’abord constaté, au vu des pièces de la procédure française, que toutes les garanties procédurales et les droits des personnes interrogées avaient été respectés (le droit d’être immédiatement informé de la « plainte » et des droits des personnes en garde à vue, le droit de demander d’être examiné par un médecin, le droit à un avocat etc.) ; elle a ensuite jugé que les modalités des interrogatoires litigieux étaient acceptables et que les allégations des intéressés selon lesquelles ils ont été victimes de brutalités, d’intimidations et de tortures ou de traitements inhumains ou dégradants de la part de policiers lors de leur arrestation et de leurs auditions étaient, à l’analyse de leurs déclarations et du dossier, dépourvues de toute crédibilité ; elle a de plus considéré qu’il n’était pas suffisant pour le requérant de se référer à des considérations générales contenues dans des rapports sur le fonctionnement de la justice française réalisés par des ONG pour établir une méconnaissance de l’article 3 de la Convention. Le Gouvernement fait en outre remarquer que les témoins français n’ont pas introduit une procédure devant la Cour pour violation de cette disposition.

S’agissant des auditions réalisées au Maroc, le Gouvernement souligne que la cour d’appel a constaté que le requérant n’avait pas fourni le moindre début de preuve d’une violation de l’article 3. Il retient tout particulièrement qu’elle a jugé ce qui suit : « (...) citer de manière générale différents rapports d’organisations, certes respectables, de défense des droits de l’homme n’apporte aucun élément concret propre à susciter en la présente cause le doute raisonnable évoqué ci-avant concernant les violences, les tortures ou les traitements inhumains ou dégradants dont les personnes auditionnées au Maroc (...) auraient été victimes » ; « (...) les contradictions que contiendraient, selon la défense des prévenus, lesdites déclarations, ne sont pas de nature à justifier l’affirmation selon laquelle les personnes auditionnées et/ou jugées au Maroc auraient fait l’objet de traitements inhumains et dégradants ou de tortures ».

66. Le Gouvernement, considère qu’il ne peut être reproché aux autorités de ne pas avoir mené une enquête sur des allégations aussi peu étayées.

Il ajoute que, devant la Cour comme devant les juridictions internes, le requérant n’apporte aucun élément concret établissant que les témoignages litigieux auraient été recueillis à la suite de torture et de traitements inhumains ou dégradants.

2. Le requérant

67. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement selon laquelle les juridictions belges ont tout entrepris afin d’obtenir des confrontations avec les témoins à charge marocains et français. D’une part, il fait tout particulièrement observer que la dernière demande de confrontation avait été envoyée aux autorités françaises en juin 2006 et que pour la rejeter, le juge d’instruction français avait invoqué les nécessités de l’instruction en France ; or les audiences devant la cour d’appel de Bruxelles se sont prolongées jusqu’au 10 novembre 2006 sans que les autorités judiciaires belges se soient préoccupées de savoir si ce motif avait encore un sens. Similairement, rien ne permettait de dire que N., détenu au Maroc, qui avait refusé d’être entendu, était toujours dans cet état d’esprit.

Il conteste également la thèse du Gouvernement selon laquelle les témoignages litigieux ont été utilisés avec circonspection par les juridictions belges et n’ont pas été considérés comme des éléments déterminants. Il rappelle que les infractions mises à sa charge concernent l’appartenance à un groupe terroriste en qualité de dirigeant. Or il résulte des décisions internes que la dénomination du groupe terroriste allégué – le GICM – et la description de sa structure et de son organisation reposaient de manière exclusive sur les auditions critiquées réalisées en France et au Maroc. Niant tout particulièrement qu’il puisse être déduit de ses propres déclarations qu’il aurait admis être membre d’une organisation terroriste ainsi dénommée, il soutient que, pour établir l’ « imputabilité des qualifications pénales reprochées » (l’existence d’un groupe terroriste appelé GICM, son appartenance à ce groupe et son rôle de direction), les juridictions belges se sont fondées de manière « quasi-exclusive » et déterminante sur les déclarations querellées.

68. Le requérant souligne ensuite notamment que ses allégations relatives à l’application rétroactive de la loi marocaine anti-terroriste par la cour d’assises de Rabat ne sont pas hypothétiques dès lors qu’il y a eu condamnation pour des faits commis le 16 mai 2003 sur la base d’une loi votée le 28 mai 2003.

69. S’agissant de l’application en l’espèce de la règle d’exclusion des preuves obtenues par des moyens contraires à l’article 3, le requérant considère qu’elle vaut aussi pour les preuves obtenues de la sorte à l’étranger, sauf à méconnaître le but et l’objet de la Convention. Cela se déduirait notamment des termes de l’article 15 de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la jurisprudence du comité contre la torture et de l’arrêt A. de la Chambre des Lords précité.

70. Le requérant estime par ailleurs que c’est à tort que le Gouvernement déduit de l’article 15 et de l’arrêt A. précités que la preuve que les témoignages litigieux ont été obtenus par le biais d’un traitement contraire à l’article 3 repose pleinement sur lui.

Il observe que le standard retenu par la Chambre des Lords dans l’arrêt A. consiste à poser la question de savoir s’il est « établi, au moyen de telles enquêtes diligentes qu’il est possible de réaliser, et sur base d’une balance de probabilités, que l’information a été obtenue sous la torture », et que la haute juridiction britannique semble avoir retenu que des rapports d’organisation humanitaires ne suffisent pas à démontrer le « caractère établi » de la torture subie par un dénonciateur. D’après lui, eu égard au but de la Convention et à la nécessité d’une protection effective des droits fondamentaux, la charge de la preuve qui repose sur l’accusé ne doit pourtant pas être « inaccessible » : il doit être considéré suffisant qu’il démontre un « risque réel » que la preuve a été obtenue par la torture et qu’il produise à cette fin des rapports d’ONG respectables indiquant que, dans le pays en question, la torture est pratiquée de manière systématique. Exiger de l’accusé qu’il fournisse des informations plus concrètes alors qu’il ne dispose pas de moyens d’investigation à l’étranger serait lui demander l’impossible. Autrement dit, on devrait se borner à exiger de l’accusé qu’il démontre la « vraisemblance » de ce qu’il allègue. Or il aurait pour sa part fait cette démonstration.

71. A propos des déclarations obtenues au Maroc, le requérant fait valoir qu’il n’est pas contesté que ce pays a été sévèrement critiqué par des organisations tant gouvernementales que non gouvernementales pour des tortures et mauvais traitements infligés de manière systématique aux personnes poursuivies pour des faits de terrorisme après les attentats de Casablanca du mois de mai 2003 ; or les auteurs des témoignages à charge du requérant ont été poursuivis dans ce cadre et durant cette période.

Il précise ensuite que, devant les juridictions belges, il s’est appuyé sur les éléments suivants pour démontrer l’existence de torture :

. des rapports stigmatisant une pratique systématique de mauvais traitements à l’égard de suspects dans les mois qui ont suivi les attentats de Casablanca, notamment le rapport de Human Rights Watch de 2005 (intitulé « la commission marocaine de vérité : le devoir de mémoire honoré à une époque incertaine »), qui relève que plusieurs organisations des droits de l’homme ont montré que plus de 2000 présumés islamistes ont été détenus, que la plupart ont été maintenus au secret pendant des jours, voire des semaines, et ont été soumis, par des policiers, à des mauvais traitements voire, dans certains cas, à des actes de torture, afin de leur soutirer des aveux ;

. le fait que les intéressés se sont plaints d’avoir subi des actes de torture et des traitements inhumains et dégradants – en particulier un certain N. qui aurait été arrêté en Mauritanie et aurait subi une détention secrète de plusieurs mois – et que les autorités marocaines n’ont pas conduit d’enquête suite à ces allégations ;

. le fait qu’ils ont été gardés à vue douze jours, en vertu de la loi du 28 mai 2003 relative à la lutte contre le terrorisme appliquée rétroactivement ;

. le fait que la procédure marocaine a été menée de manière expéditive, sans utilisation des méthodes d’enquêtes classiques.

72. Quant au fait que les auditions réalisées en France l’ont été dans des conditions contraires à l’article 3, il serait d’abord établi par les procès-verbaux rédigés par les enquêteurs, dont il ressortirait que les suspects n’ont bénéficié au cours de leur garde à vue que de très courtes périodes nocturnes pour dormir et ont donc subi une privation partielle de sommeil. Le requérant critique l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles en ce qu’il conclut sans motivation que les périodes de repos étaient « suffisantes et effectives », et en ce qu’il n’a pas davantage donné foi aux autres éléments démontrant qu’il existait des raisons plausibles de croire à l’utilisation de méthodes illégales par les policiers français, à savoir : la longueur des interrogatoires, repris dans des procès-verbaux parfois extrêmement courts ; la pression exercée sur des membres de la famille ou par rapport à des membres de la famille ; les rétractations des intéressés devant le magistrat instructeur ; les allégations de mauvais traitement qu’ils ont formulées ; le rapport de la fédération internationale des droits de l’homme sur le fonctionnement de la justice française.

73. Selon le requérant, vu la vraisemblance de ses allégations relatives aux déclarations recueillies au Maroc et en France, l’article 6 de la Convention obligeait les juridictions belges à soit mener des investigations sur celles-ci – le principe de la prohibition de la torture induisant une obligation d’enquête – soit exclure ces éléments de preuve.

B. Les observations des tiers intervenants

1. Le gouvernement britannique

74. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour, le gouvernement britannique l’invite à confirmer que l’article 6 de la Convention comprend par exception une « règle d’exclusion » des déclarations obtenues directement par la torture, et qu’il y a violation de cette disposition dès lors que cette règle s’applique, sans qu’il soit nécessaire d’examiner l’équité de la procédure dans son ensemble.

Toutefois, se référant notamment à la décision Sharkunov et Mezentsev c. Russie (no 75330/01 ; 2 juillet 2009), il l’invite également à confirmer que la torture alléguée doit être établie « au-delà de tout doute raisonnable », et que, si des éléments relatifs à la situation générale des droits de l’homme dans le pays où les déclarations ont été obtenues peuvent suffire pour déclencher une enquête par la juridiction saisie sur la provenance de ces déclarations, cela ne suffit que rarement pour établir « au-delà du doute raisonnable » que les déclarations en cause on été obtenues de tel ou tel individu au moyen de la torture : la preuve d’un lien direct de causalité est en principe requis. Il ajoute que la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » correspond aussi aux exigences de l’article 15 de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, aux termes duquel il doit être « établi » que la déclaration litigeuse a été obtenue par la torture pour que la règle d’exclusion s’applique. Ce standard serait de plus en phase avec l’approche suivies par d’autres juridictions, notamment la Chambre des Lords du Royaume-Uni dans l’affaire A and Others v. Secretary of States of the Home Department (no 2).

75. Le gouvernement britannique estime par ailleurs qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour – tout particulièrement des arrêts Jalloh c. Allemagne [GC] (no 54810/00, CEDH 2006-IX, 11 juillet 2006, § 105) et Ashot Harutyunyan c. Arménie (no 34334/04, 15 juin 2010) – que la règle d’exclusion ne s’applique pas lorsque le tribunal a un doute quant au fait que des déclarations ont été obtenues par la torture ou lorsqu’il juge que les mauvais traitements en cause n’ont pas atteint le seuil de sévérité pour être ainsi qualifiés. Il souligne que, dans ce sens, l’article 15 susmentionné n’envisage que la torture, pas les autres formes de mauvais traitements prohibés.

Selon lui, quoiqu’il en soit, les juridictions internes conservent dans ce cas une latitude pour décider de la recevabilité de telles déclarations et pour évaluer le poids à leur accorder, latitude qu’il leur faut mettre en œuvre en gardant à l’esprit le rang particulier de l’article 3 et le fait que l’utilisation de déclarations obtenues par une violation de l’un des droits les plus fondamentaux pose de sérieuse questions quant à l’équité de la procédure ; l’équité de la procédure doit alors être évaluée au cas par cas, à la lumière de la procédure dans son ensemble.

2. Les ONG European Centre for Constitutional and Human Rights et Redress Trust

76. Les intervenantes signalent que la « règle d’exclusion », qui prohibe l’admission de preuves obtenues par la torture ou des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, est consacrée par plusieurs instruments internationaux : l’article 12 de la déclaration des Nations unies sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, l’article 15 de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, l’article 10 de la convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture, les lignes directrices de Robben Island pour la prévention de la torture et des peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants en Afrique, adoptées par la commission africaine des droits de l’homme et des peuples, et les règlements des tribunaux pénaux internationaux ad hoc et de la Cour pénale internationale. Il ajoute que le comité des droits de l’homme et le comité contre la torture soulignent régulièrement l’importance de cette règle, le second considérant qu’elle est inhérente à la prohibition de la torture et des peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants.

77. Selon les intervenantes, cette règle s’applique aux preuves obtenues non seulement par la torture, mais aussi à celles obtenues par d’autres traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants : si l’article 15 de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et l’article 10 de la convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture ne se réfèrent effectivement qu’à la torture, l’article 12 de la déclaration des Nations unies sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, renvoie quant à lui aux autres formes de traitement prohibés ; tel serait de plus la position du comité des droits de l’homme et du comité contre la torture. Par ailleurs, la règle impliquerait l’exclusion non seulement des déclarations de la personne poursuivie mais aussi les déclarations de tiers.

Renvoyant aux arrêts Jalloh et Ashot Harutyunyan précités, elles soulignent qu’il ressort incontestablement de la jurisprudence de la Cour que l’utilisation de preuves obtenues par la torture rend automatiquement le procès inéquitable. Elles observent ensuite que la Cour a indiqué dans le premier de ces arrêts (paragraphe 106) que lorsque les preuves en question ont été obtenues au moyen d’un traitement contraire à l’article 3 non constitutif de torture, l’impact sur l’équité de la procédure dépend des circonstances de chaque affaire ; elles estiment cependant qu’elle a laissé ouverte la question de savoir si l’utilisation de preuves ainsi obtenues rendait automatiquement le procès inéquitable (paragraphe 107).

78. Les intervenantes soulignent que le comité contre la torture considère que l’Etat du for a l’obligation de s’assurer que les déclarations admises comme preuve dans une procédure n’ont pas été obtenues par la torture (elles se réfèrent à cet égard à la décision G.K. c. Suisse). Elles indiquent que s’il y a peu de jurisprudence internationale sur la charge et le critère de preuve, il est assez bien établi que, lorsqu’un justiciable allègue qu’un élément de preuve a été obtenu par la torture, l’Etat du for est tenu d’enquêter sur les circonstances dans lesquelles il a été obtenu ; s’il s’avère que tel a été le cas, l’élément de preuve doit être exclu. Elles précisent que la jurisprudence n’est en revanche pas claire sur la mesure dans laquelle l’individu doit étayer son allégation. Renvoyant aux décisions Halimi-Nedzibi c. Autriche, Encarnación Blanco Abad c. Espagne, P.E. c. France et G.K. c. Suisse, elles observent que la comité contre la torture semble exiger que l’allégation soit « bien fondée » – tout en constatant cependant qu’une partie de la doctrine considère, à l’aune de cette jurisprudence, qu’il suffit que l’individu produise des éléments susceptibles d’indiquer l’existence de mauvais traitements (some evidence) – et que des jurisprudences internes vont dans ce même sens : aux Etats-Unis, la cour régionale du district de Colombia (District Court for Columbia) s’est bornée à vérifier que les requérants avaient formulé des « allégations suffisantes » (sufficient allegations) (Re Guantànamo Detainee cases, 31 janvier 2005) ; au Canada, la Cour suprême de Colombie britannique a vérifié s’il y avait des « allégations convaincantes » (persuasive allegations) (India v. Singh, 8 May 1996) et la Cour suprême des Pays-Bas s’est référée à des « allégations crédibles » (plausible allegations) (arrêt no 103.094, 1er octobre 1996).

Selon les intervenantes, l’essentiel de cette jurisprudence confirmerait que la charge de la preuve ne peut reposer entièrement ni sur l’individu ni sur l’Etat (elles renvoient en particulier à la décision du comité des droits de l’homme Saimijon et Bazarov c. Ouzbékistan). Telle serait aussi l’approche de la Chambre de Lords dans l’affaire A. précitée.

79. Les intervenantes relèvent ensuite qu’il résulte de l’article 15 de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qu’il doit être « établi » que la déclaration litigeuse a été obtenue par la torture pour que la règle d’exclusion s’applique, et qu’il est fait usage d’un langage similaires dans les articles 10 de la convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture et 12 de la déclaration des Nations unies sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, tout comme dans la jurisprudence du comité contre la torture et du comité des droits de l’homme. Elles ajoutent que, dans l’affaire A. précitée, la Chambre des Lords a donné une interprétation du mot « établir » dans le contexte de l’article 15 précité : la majorité (quatre Law Lords sur sept) a jugé que ce terme exigeait qu’un élément de preuve soit exclu lorsqu’il est « plus probable qu’improbable » (more likely than not) qu’il a été obtenu au moyen de la torture ; dans le même esprit, la cour d’appel hanséatique de Hambourg a, dans l’arrêt El Motassadeq précité, utilisé des témoignages alors que subsistaient de sérieux doutes quant à savoir s’ils avaient été obtenus par la torture.

Les intervenantes jugent cependant convaincante l’opinion de la minorité des Law Lords dans l’arrêt A. précité, selon laquelle la règle d’exclusion doit s’appliquer dès lors qu’il y a un « risque réel » qu’un élément de preuve a été obtenu par la torture. D’après elles, la position de la majorité des Law Lords revient à mettre en cause la répartition de la charge de la preuve entre l’Etat et le justiciable en imposant à ce dernier une part excessive, impossible à assumer dans la plupart des cas. Or, indiquent-elles, le fait que les preuves en question sont destinées à être utilisées contre des personnes accusées de terrorisme ne peut le justifier, la Cour ayant établi dans l’arrêt Hulki Güneş c. Turquie (no 28490/95, CEDH 2003-VII, 19 juin 2003) que les nécessités de la lutte contre le terrorisme n’autorisent pas qu’il soit porté atteinte à la substance même des droits de la défense. Telle serait d’ailleurs l’approche suivie par la Cour Suprême espagnole dans son arrêt du 20 juillet 2006 infirmant la condamnation d’Hamed Abderrahaman Ahmed au motif qu’en raison de la méconnaissance des droits fondamentaux des personnes détenues à Guantanamo et des garanties procédurales, tout acte accompli dans le contexte de Guantanamo doit être déclaré nul et, comme tel, inexistant. Elles observent que, similairement, le rapport du comité d’éminents juristes sur le terrorisme, la lutte contre le terrorisme et les droits de l’homme de 2009 s’inquiète du fait qu’en raison de la dimension internationale de récentes attaques terrorisme, les autorités de poursuite se sont dans certains cas fondées sur des déclarations d’accusés ou témoins obtenues à l’étranger dans des conditions jetant un doute sur leur fiabilité, et souligne que la protection des détenus contre la torture et les mauvais traitements ne peut être effective que si les autorités répondent immédiatement et effectivement aux allégations de mauvais traitement qui sont portées à leur attention.

C. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

80. La Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

2. Sur le fond

a) Principes généraux

81. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 19 de la Convention, elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la Convention. En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui relève au premier chef du droit interne (voir, notamment, Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 45-46, série A no 140, Teixeira de Castro c. Portugal, 9 juin 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, Heglas c. République tchèque, no 5935/02, § 84, 1er mars 2007 et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 162, CEDH 2010).

82. La Cour n’a donc pas pour tâche de se prononcer par principe sur la recevabilité de certaines sortes d’éléments de preuve – par exemple des preuves obtenues de manière illégale. Il lui faut examiner si la procédure, y compris le mode d’obtention des preuves, était équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’illégalité en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, la nature de cette violation (voir, entre autres, Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97, § 34, CEDH 2000‑V, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 76, CEDH 2001-IX, Allan c. Royaume‑Uni, no 48539/99, § 42, CEDH 2002‑IX, et Gäfgen précité, § 163).

83. Pour déterminer si la procédure a été équitable dans son ensemble, il faut aussi rechercher si les droits de la défense ont été respectés. Il y a lieu de se demander en particulier si le requérant a eu la possibilité de contester l’authenticité des preuves et de s’opposer à leur utilisation. Il faut également prendre en compte la qualité des preuves et notamment vérifier si les circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues jettent le doute sur leur crédibilité ou leur exactitude. Un problème d’équité ne se pose pas nécessairement lorsque la preuve obtenue n’est pas corroborée par d’autres éléments ; si elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui devient moindre (voir, entre autres, Khan, précité, §§ 35 et 37 ; Allan, précité, § 43, Jalloh, précité, § 96, et Gäfgen, précité, § 164). A ce propos, la Cour attache de l’importance au point de savoir si l’élément de preuve en question a exercé une influence décisive sur l’issue de l’action pénale (Gäfgen, précité, même référence).

84. Pour ce qui est de la nature de la violation de la Convention constatée, la Cour rappelle que pour déterminer si l’utilisation comme preuves d’informations obtenues au mépris de l’article 8 a privé le procès dans son ensemble du caractère équitable voulu par l’article 6, il faut prendre en compte toutes les circonstances de la cause et se demander en particulier si les droits de la défense ont été respectés et quelles sont la qualité et l’importance des éléments en question (Gäfgen, précité, § 164).

85. Des considérations particulières valent toutefois pour l’utilisation dans une procédure pénale d’éléments de preuve obtenus au moyen d’une mesure jugée contraire à l’article 3. L’utilisation de pareils éléments, recueillis par une violation de l’un des droits absolus constituant le noyau dur de la Convention, suscite toujours de graves doutes quant à l’équité de la procédure, même si le fait de les avoir admis comme preuves n’a pas été décisif pour la condamnation du suspect (İçöz c. Turquie (déc.), no 54919/00, 9 janvier 2003, Jalloh, précité, §§ 99 et 104, Göçmen c. Turquie, no 72000/01, §§ 73-74, 17 octobre 2006, Haroutyounian, précité, § 63, et Gäfgen précité, § 165).

Ainsi, l’emploi dans l’action pénale de déclarations obtenues par le biais d’une violation de l’article 3 – que cette violation soit qualifiée de torture ou de traitement inhumain ou dégradant – prive automatiquement d’équité la procédure dans son ensemble et viole l’article 6 (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 166-167 et 173, CEDH 2010). Il en va de même de l’utilisation de preuves matérielles rassemblées à la suite directe d’actes de torture (ibidem) ; l’utilisation de telles preuves obtenues au moyen d’un traitement contraire à l’article 3 qui se situe en-deçà de la torture ne contrevient en revanche à l’article 6 que s’il est démontré que la violation de l’article 3 a influé sur l’issue de la procédure, c’est-à-dire qu’elle a eu un impact sur le verdict de culpabilité ou la peine (arrêt Gäfgen précité, § 178).

La Cour estime que ces principes valent non seulement lorsque la victime du traitement contraire à l’article 3 est l’accusé lui-même mais aussi lorsqu’il s’agit d’un tiers. Elle rappelle à cet égard qu’elle a déjà eu l’occasion d’indiquer dans l’arrêt Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni (no 8139/09, §§ 263 et 267, 17 janvier 2012), s’agissant spécifiquement du déni de jusice flagrant, que l’utilisation dans un procès de preuves obtenues par la torture est constitutif d’un tel déni même lorsque la personne à laquelle les preuves ont été extorquées par ce biais est une autre personne que l’accusé.

86. La Cour s’est penchée sur la problématique de la preuve dans l’affaire Othman précitée, dans laquelle elle était saisie notamment de la question de savoir si l’expulsion d’un ressortissant de la Jordanie vers ce pays, où il soutenait risquer d’être condamné sur le fondement de déclarations de tiers extorquées par la torture et d’être ainsi victime d’un déni de justice flagrant, emporterait violation de l’article 6 de la Convention. Répondant au gouvernement britannique qui plaidait que le requérant devait établir « au-delà de tout doute raisonnable » que la preuve litigieuse avait été obtenue par la torture, elle a considéré qu’il serait inéquitable de lui imposer une charge de preuve allant au-delà de la démonstration d’un « risque réel » que la preuve à charge dont il était question avait été ainsi obtenue (§ 273). Elle a mis en exergue trois raisons justifiant que l’on n’exige pas de lui qu’il prouve davantage.

Premièrement, la Cour a considéré que le test de probabilité mis en œuvre par la Chambre des Lords dans l’affaire A. précitée n’était pas pertinent dans la mesure où cette affaire concernait non une procédure pénale, mais une procédure devant la commission spéciale des appels en matière d’immigration (Special Immigration Appeals Commission ; « SIAC ») dont l’objet était d’évaluer la crédibilité de soupçons du ministre de l’Intérieur quant à l’implication d’un individu dans des faits de terrorisme. Elle a noté de plus qu’en tout état de cause, la majorité de la Chambre des Lords avait dans cet arrêt souligné qu’il appartenait à la SIAC de procéder au test de probabilité, et qu’il suffisait au requérant de présenter devant elle un motif crédible que la preuve litigieuse pouvait avoir été obtenue par la torture (§ 274). Deuxièmement, la Cour a jugé que la jurisprudence canadienne et allemande à laquelle se référait le gouvernement britannique (en particulier les arrêts Singh et El Motassadeq auxquels les parties renvoient également en l’espèce) n’étaient pas de nature à conforter sa thèse (§ 275).

Troisièmement, signalant qu’il s’agissait là du facteur le plus important, la Cour a indiqué qu’il fallait tenir dûment compte du fait qu’il est particulièrement difficile de prouver des allégations de torture. Elle a souligné dans ce contexte que la torture est un fléau exceptionnellement grave en raison, d’une part, de sa barbarie et d’autre part de son effet corrupteur sur le processus pénal, qu’elle est pratiquée en secret, souvent par des interrogateurs expérimentés qui savent parfaitement comment ne pas laisser de traces visibles sur leur victime et que, bien trop souvent, ceux-là même qui sont chargés de garantir l’absence de torture – juges, procureurs, médecins – se font les complices de sa dissimulation. Elle a retenu que dans un système de justice pénale où les tribunaux sont indépendants du pouvoir exécutif, où les affaires sont jugées de manière impartiale et où les allégations de torture font l’objet d’investigations sérieuses, il serait concevable que l’on exige d’un accusé qu’il démontre par des preuves solides que les éléments à charge présentés contre lui ont été obtenus par la torture ; en revanche, dans un système pénal complice des pratiques même qu’il est censé empêcher, un tel niveau de preuve est totalement inapproprié (§ 276).

87. S’agissant de la preuve dans le contexte de la mise en œuvre de la règle d’exclusion d’éléments prétendument obtenus par le biais de traitements contraires à l’article 3, plusieurs cas de figure peuvent se présenter. Tout d’abord, les traitements contraires à l’article 3 peuvent être imputés à des autorités de l’Etat du for ou à celles d’un Etat tiers, et la victime de ces traitements peut-être l’« accusé » lui-même ou un tiers. Ensuite, dans certains cas, la Cour elle-même (voir, par exemple, Levinta c. Moldavie, no 17332/03, 16 décembre 2008), les juridictions du for (voir, par exemple, l’arrêt Harutynyan précité) ou encore les juridictions d’un Etat tiers se sont prononcées sur la réalité et la nature des traitements dénoncés ; dans d’autres cas, il n’y a pas de décision judiciaire.

88. La Cour n’entend pas présentement examiner chacune de ces hypothèses. Il lui suffit en l’espèce de retenir que, dans le cas du moins où un « accusé » demande devant le juge interne l’exclusion de déclarations obtenues dans un Etat tiers au moyen, selon lui, de traitements contraires à l’article 3 infligés à une autre personne, il convient de suivre l’approche mise en exergue dans l’arrêt Othman précité. Ainsi, en tout cas, lorsque le système judiciaire de l’Etat tiers dont il est question n’offre pas de garanties réelles d’examen indépendant, impartial et sérieux des allégations de torture ou de traitements inhumains ou dégradants, il faut et il suffit, pour que l’intéressé puisse se prévaloir de la règle d’exclusion sous couvert de l’article 6 § 1 de la Convention, qu’il démontre qu’il y a un « risque réel » que la déclaration litigieuse a été ainsi obtenue. Il serait inéquitable de lui imposer une charge de preuve plus importante.

89. Le juge interne ne peut alors retenir l’élément de preuve litigieux sans avoir préalablement examiné les arguments de l’ « accusé » y relatifs et s’être convaincu que, nonobstant ces arguments, un tel risque n’existe pas. Cela découle de sa responsabilité de veiller au respect du droit à un procès équitable de ceux qui comparaissent devant lui et, en particulier, de s’assurer que l’équité de la procédure n’est pas compromise par les conditions dans lesquelles les éléments sur lesquels il se fonde ont été recueillis (voir, mutatis mutandis, Stojkovic c. France et Belgique, no 25303/08, 7 avril 2011, § 55).

b) Application au cas d’espèce

90. La Cour estime qu’il convient avant tout d’examiner l’allégation du requérant selon laquelle, en violation de l’article 6 de la Convention, les juridictions belges ont, dans le cadre de la procédure pénale dont il était l’objet, admis comme preuves des déclarations de tiers obtenues au Maroc par le biais de traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

91. Elle constate tout d’abord qu’il est établi que les juridictions internes ont refusé d’appliquer la règle d’exclusion à des déclarations de tiers recueillies au Maroc par les autorités marocaines dans le cadre de procédures pénales conduites dans ce pays. Cela ressort des motifs de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 19 janvier 2007 (paragraphes 36 et 40 ci-dessus). Le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas.

92. Il reste, dans les circonstances de la cause, à déterminer si le système judiciaire marocain offrait à l’époque des faits des garanties réelles d’examen indépendant, impartial et sérieux des allégations de torture ou de traitements inhumains ou dégradants et, dans la négative, s’il existait un « risque réel » que les déclarations litigieuses aient été obtenues par le biais de tels moyens (paragraphe 88 ci-dessus).

93. De nombreuses données conduisent la Cour à douter qu’à l’époque des faits, le système judiciaire marocain offrait de telles garanties. Il en ressort du moins que ce n’était pas le cas à l’époque des circonstances de la cause s’agissant d’allégations portant sur des faits commis dans le contexte de la lutte contre le terrorisme en général, et, en particulier, dans celui des investigations et procédures consécutives aux attentats de Casablanca du 16 mai 2003.

94. La Cour constate en effet que, dans son rapport du 28 novembre 2005 (paragraphe 53 ci-dessus) – auquel le requérant se réfère devant la Cour comme il l’avait fait devant les juridictions internes – Human Rights Watch expose que les personnes jugées dans ce contexte n’ont pas bénéficié d’un procès équitable, que les tribunaux ont en particulier refusé d’ordonner des expertises médicales de ceux qui affirmaient avoir été torturés, qu’elle n’a connaissance d’aucun cas de poursuites de fonctionnaires suspectés de torture et que, « de manière générale, les violations actuelles, critiquées par de nombreuses organisations de droits humains ainsi que par le comité des droits de l’homme de l’ONU, [CCPR/CO/82/MAR] montr[ai]ent que les forces de sécurité continu[ai]ent d’agir dans un climat d’impunité et de mépris de la loi, et que l’exécutif continu[ait] d’exercer une influence considérable sur les tribunaux ».

Similairement, le rapport de la FIDH de février 2004 auquel le rapport précédent renvoie (paragraphe 54 ci-dessus) relève notamment le caractère expéditif de la phase d’instruction et le non-respect de garanties consacrées par le droit marocain, telles que le droit à un avocat et à un examen médical, tant devant le parquet que devant le juge d’instruction. Elle souligne en particulier que les juridictions de jugement ont systématiquement écarté les objections tirées d’irrégularités intervenues durant la garde à vue et l’instruction et qu’aucune requête d’expertise médicale aux fins de démontrer des allégations de mauvais traitements n’a été acceptée. Amnesty International fait le même constat dans son rapport du 24 juin 2004 (paragraphe 55 ci-dessus) – mentionné dans le rapport précité de Human Rights Watch. Elle signale en particulier que les autorités judiciaires semblent avoir systématiquement rejeté les allégations de torture ou de mauvais traitements sans ordonner ni l’ouverture d’une enquête ni un examen médical. Elle ajoute que les déclarations obtenues au moyen de sévices étaient souvent retenues à titre de preuve par le tribunal pour motiver une condamnation, alors même que les accusés les rétractaient généralement à l’audience. Elle indique en outre que de nombreux accusés ont contesté, au motif qu’ils avaient été obtenus sous la contrainte, des éléments de preuve à charge reposant sur des déclarations de tiers arrêtés et détenus pour des faits similaires et que leurs demandes de confrontation ont été systématiquement rejetées par les tribunaux.

95. Dans le même sens, le comité contre la torture des Nations Unies et le comité des droits de l’homme des Nations Unis font état, dans des rapports couvrant la période pertinente (paragraphe 50-51 ci-dessus), de nombreuses allégations de mauvais traitements imputés à des agents de l’Etat et s’inquiètent de l’impunité dont ils jouissent. Le premier relève en outre l’absence de disposition prohibant que des déclarations obtenues sous la torture soient invoquées comme élément de preuve dans une procédure, tandis que le second se dit préoccupé par le fait que l’indépendance de la magistrature n’est pas pleinement garantie.

96. La Cour déduit de ce qui précède que, pour requérir l’application de la règle de l’exclusion s’agissant des déclarations recueillies au Maroc par les autorités marocaines, il suffisait au requérant de démontrer devant le juge interne qu’il y avait un « risque réel » qu’elles aient été obtenues au moyen de la torture ou d’un traitement inhumain ou dégradant.

97. A cet égard, la Cour relève que le requérant faisait valoir devant les juridictions internes que les déclarations litigieuses émanaient de personnes suspectées d’être impliquées dans les attentats de Casablanca du 16 mai 2003, interrogées au Maroc dans le cadre des enquêtes et procédures qui avaient suivi. Il exposait que ce pays était sévèrement critiqué par des organisations gouvernementales et non gouvernementales pour des actes de torture et des mauvais traitements infligés de manière systématique aux personnes poursuivies après ces événements, renvoyant en particulier au rapport précité de Human Rights Watch. Il précisait que les auteurs des déclarations en question s’étaient plaints d’avoir subi des actes de torture et des traitements inhumains et dégradants. Il ajoutait que les autorités marocaines n’avaient pas conduit d’enquête suite à ces allégations. Il arguait aussi du fait que la procédure marocaine avait été menée de manière expéditive.

La Cour d’appel de Bruxelles a toutefois considéré qu’en se bornant à « citer de manière générale » des rapports d’organisations de défense des droits de l’homme, le requérant n’avait apporté aucun élément concret propre à susciter en la présente cause un « doute raisonnable » s’agissant de violences, tortures ou traitements inhumains ou dégradants dont les personnes auditionnées au Maroc auraient été victimes (paragraphe 36 ci-dessus).

98. La Cour considère pour sa part que, dès lors que ces déclarations émanaient de suspects interrogés au Maroc dans le cadre des enquêtes et procédures consécutives aux attentats de Casablanca du 16 mai 2003, les rapports susmentionnés établissaient l’existence d’un « risque réel » qu’elles aient été obtenues au moyen de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Il en ressort en effet que des mauvais traitements aux fins d’aveux ont été largement pratiqués à l’encontre de ces suspects.

Ainsi, en 2004, le comité des droits de l’homme des Nations unies s’est dit préoccupé par les nombreuses allégations de torture et de mauvais traitements à l’égard de personnes en détention au Maroc, tout comme le comité contre la torture des Nations unis, qui a spécifiquement relevé l’augmentation de celles mettant en cause la direction de la surveillance du territoire (paragraphes 50 et 52 ci-dessus). Dans ses observations finales sur le quatrième rapport périodique du Maroc – adopté toutefois après que les juridictions internes aient définitivement statué sur la cause du requérant –, le second a réitéré cette préoccupation, évoquant tout particulièrement le recours à de tels traitement durant les interrogatoires des personnes suspectées de terrorisme dans le but de leur soutirer des aveux. Il évoque également des allégations faisant état du schéma récurrent suivant dans les affaires liées au terrorisme : « les suspects sont arrêtés par des officiers en civil qui ne s’identifient pas clairement, puis amenés pour être interrogés et détenus dans des lieux de détention secrets, ce qui revient en pratique à une détention au secret. Les suspects sont soumis à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants sans être officiellement enregistrés. Ils sont gardés dans ces conditions pendant plusieurs semaines sans être présentés à un juge et sans contrôle de la part des autorités judiciaires. Leur famille n’est informée de leur arrestation, de leurs mouvements et de leur lieu de détention qu’à partir du moment où ils sont transférés à la police pour signer des aveux obtenus sous la torture. Ce n’est qu’alors qu’ils sont officiellement enregistrés et réintégrés dans la procédure judiciaire régulière avec des dates et des données de facto falsifiées (...) » (paragraphe 58 ci-dessus).

En outre, il ressort du rapport de Human Rights Watch que la plupart des présumés islamistes détenus dans les semaines qui ont suivi les attentats de Casablanca « ont été maintenus au secret pendant des jours, voir des semaines, et ont été soumis, par les policiers, à différentes formes de mauvais traitements voire, dans certains cas, à des actes de torture afin de leur soutirer des aveux » (paragraphe 53 ci-dessus). La FIDH fait état de nombreux cas de privations de liberté arbitraires dans des centres secrets, où les interrogatoires étaient « menés en violation de l’ensemble des principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention et d’emprisonnement adoptés par les Nations Unies en 1975 et de la convention contre la torture et traitements cruels, inhumains et dégradants ». Elle souligne que dans le centre de Témara où la plupart des personnes arrêtées étaient conduites, les sévices, les violences et les tortures étaient couramment pratiqués ; les cellules, en sous-sol, étaient éclairées jour et nuit et, lors de leurs déplacements, comme pendant les interrogatoires, souvent très longs, les suspects avaient les yeux bandés. Elle ajoute que les insultes, les coups étaient habituels, que les personnes interrogées étaient parfois dévêtues, que des cas de torture à l’électricité et de viols avaient été signalés, et que plusieurs détenus avaient signé les procès-verbaux d’interrogatoires sous l’effet de la torture. Elle retranscrit en outre une série de témoignages circonstanciés, qui décrivent de mauvaises conditions de détention et font notamment état de tabassages, de coups, de viols, de brûlures de cigarettes, d’insultes, d’humiliations, de crachats, de menaces, de chantage, de mise à l’isolement, d’interrogatoires sans fin, de privations de sommeil et de refus de soins (paragraphe 55 ci-dessus). Amnesty International fait une description similaire des traitements infligés aux personnes détenues à Témara. Elle signale que beaucoup d’anciens prisonniers se sont plaints d’y avoir été torturés ou maltraités au cours de séances d’interrogatoire, dans le but de leur extorquer des aveux ou des informations ou de les contraindre à apposer leur signature ou l’empreinte de leur pouce sur des documents qu’ils récusaient ou contestaient. Elle ajoute que dans de nombreux cas, des détenus ont signé les documents ou y ont apposé leur empreinte digitale après avoir été transférés dans un poste de police où ils ont été menacés d’être renvoyés à Témara et de nouveau torturés en cas de refus d’obtempérer (paragraphe 56 ci-dessus).

99. Selon la Cour, ces informations, issues de sources diverses, objectives et concordantes, établissent qu’il existait à l’époque des faits un « risque réel » que les déclarations litigieuses aient été obtenues au Maroc au moyen de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. L’article 6 de la Convention imposait en conséquence aux juridictions internes de ne pas les retenir comme preuves, sauf à s’être préalablement assurées, au vu d’éléments spécifiques à la cause, qu’elles n’avaient pas été obtenues de cette manière. Or, comme indiqué précédemment, pour rejeter la demande du requérant tendant à l’exclusion de ces déclarations, la cour d’appel de Bruxelles s’est bornée à retenir qu’il n’avait apporté aucun « élément concret » propre à susciter à cet égard un « doute raisonnable ».

Cela suffit à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 6 en l’espèce, sans qu’il soit nécessaire de rechercher si, comme le soutient le requérant, cette disposition a en sus été méconnue pour d’autres raisons.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

100. Le requérant se plaint d’avoir été l’objet d’observations systématiques de la part de la Sûreté de l’Etat et de ce que cette dernière a eu recours à des indicateurs, voire à des agents infiltrés. Soulignant que ces méthodes sont extrêmement attentatoires à la vie privée et familiale, renvoyant à l’arrêt Antunes Rocha c. Portugal (no 64330/01, 31 mai 2005) et se référant aux rapports du comité permanent de contrôle des services de renseignement, il soutient qu’elles ne sont pas prévues par la « loi » au sens de la Convention et invoque l’article 8 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Le requérant précise que, si la loi du 6 janvier 2003 relative aux méthodes particulières d’enquête définit avec précision l’observation, l’infiltration et le recours aux indicateurs par les services de police, elle n’habilite pas les services de renseignement à y recourir. Il indique que l’action de ces derniers est régie par la loi du 30 novembre 1998 relative aux services de renseignements et de sécurité, qui ne contient aucune habilitation de ce type. Selon lui, cette loi ni ne prévoit des mesures telles que la surveillance, la filature, la prise de vue et le recours à des indicateurs, ni ne contient des indications appropriées sur l’étendue, les modalités d’exercice et le contrôle de la légalité de la mise en œuvre de mesures de ce type.

101. La Cour constate tout d’abord qu’il ressort des motifs de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 19 janvier 2007 que la Sûreté de l’Etat n’a pas eu recours à l’infiltration d’agents ; elle s’est bornée à collecter des renseignements auprès de sources humaines – tels que le personnel des agences de voyage et des centres sportifs fréquentés par les suspects – et d’agents de service publics. Elle a de plus procédé, sur la voie publique, à des filatures d’individus soupçonnés d’être liés au GICM, ainsi qu’à la surveillance des abords de la résidence de certains d’entre eux et de snack-bars qu’ils fréquentaient, dans le but d’identifier – éventuellement en les photographiant – les personnes qui s’y présentaient.

102. Ensuite, à l’instar de la cour d’appel de Bruxelles et de la Cour de cassation, la Cour considère que le fait pour une autorité publique de collecter des renseignements sur une personne en interrogeant d’autres individus, en la filant, en surveillant les abords de sa résidences et des lieux qu’elle fréquente et en la photographiant, y compris dans des lieux publics, est constitutif d’une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée (voir l’arrêt Antunes Rocha précité, §§ 62-65).

La cour d’appel de Bruxelles a cependant jugé que les intéressés n’avaient subi qu’une atteinte mesurée à leur vie privée, soulignant à cet égard que l’ingérence engendrée par des filatures et surveillances sur la voie publique était « nettement relative par rapport à celle provoquée par des méthodes d’investigation intrusives telles que les écoutes et le repérage téléphoniques, la perquisition ou l’infiltration ». La Cour adhère à cette analyse. Elle observe de plus que les éléments du dossier ne permettent pas d’établir que le requérant a lui-même été l’objet de filatures et que les abords de son domicile ont été surveillés. Il apparaît en fait que les mesures de surveillance de ce type visaient avant tout trois autres personnes. Cela relativise un peu plus encore l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée du requérant, sans toutefois la mettre entièrement en doute.

103. Cela étant, il convient de vérifier si cette ingérence peut se justifier au regard du second paragraphe de l’article 8 de la Convention : elle doit être « prévue par la loi », poursuivre l’un au moins des buts légitimes énumérés par ce paragraphe et être « nécessaire » « dans une société démocratique » pour atteindre ce but.

104. L’expression « prévue par la loi » veut d’abord que l’ingérence ait une base en droit interne, mais l’observation de celui-ci ne suffit pas : la loi en cause doit être accessible à l’intéressé qui, en outre, doit pouvoir en prévoir les conséquences pour lui (Leander c. Suède, arrêt du 26 mars 1987, série A no 116, § 50 ; voir aussi, parmi de nombreux autres, l’arrêt Antunes Rocha précité, § 67). Dans un système applicable à tous les citoyens, la loi doit user de termes assez clair pour leur indiquer de manière adéquate en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à se livrer à pareille ingérence secrète et virtuellement dangereuse dans leur vie privée (voir notamment les arrêts Leander et Antunes Rocha précités, §§ 51 et 68 respectivement).

105. La Cour note que les mesures dont il est question en l’espèce trouvent leur base légale dans la loi du 30 novembre 1998 relative aux services de renseignements et de sécurité, dont l’accessibilité ne fait pas de doute. Il reste à déterminer si cette loi fixe avec suffisamment de précisions les conditions dans lesquelles elles pouvaient être prises.

106. A cet égard, la Cour constate que l’article 7.1 de la loi du 30 novembre 1998 définit les missions de la Sûreté de l’Etat : il s’agit notamment de rechercher, analyser et traiter le renseignement relatif à toute activité qui menace ou pourrait menacer la sûreté intérieure de l’Etat et la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel, la sûreté extérieure de l’Etat et les relations internationales. L’article 13 précise que, dans le cadre de leurs missions, les services de renseignement et de sécurité peuvent rechercher, collecter, recevoir et traiter des informations et des données à caractère personnel qui peuvent être utiles à l’exécution de leurs missions et tenir à jour une documentation relative notamment à des événements, à des groupements et à des personnes présentant un intérêt pour l’exécution de leurs missions. Les articles 16 et 18 ajoutent qu’ils peuvent avoir recours à des sources humaines et solliciter les informations nécessaires à l’exercice de leurs missions, y compris des données à caractère personnel, auprès de toute personne ou organisme relevant du secteur privé.

107. Elle prend acte du fait que le comité permanent de contrôle des services de renseignement appelle de ses vœux un encadrement légal du recours par ces services à des techniques spéciales de recherches de l’information (écoutes, filatures, observations, informateurs) prévoyant le respect des principes de légalité, de subsidiarité et de proportionnalité (paragraphe 49 ci-dessus). Elle partage cependant l’approche des juridictions internes en l’espèce, selon laquelle il faut prendre en compte le fait que le requérant n’a subi qu’une ingérence mesurée dans l’exercice de son droit au respect de la vie privée. Ainsi, la cour d’appel de Bruxelles, considérant que le degré de précision exigé des textes législatif habilitant les pouvoirs publics à porter atteinte à la vie privée dépendait essentiellement du caractère intrusif et secret de la méthode d’investigation, a conclu que les dispositions de la loi du 30 novembre 1998 étaient suffisamment explicites et prévisibles « compte tenu de l’atteinte relative à la vie privée qu’engendrent la filature et les surveillances sur la voie publique » (paragraphes 30-31 ci-dessus). La Cour de cassation a pareillement estimé, après avoir relevé que la mission de la Sûreté de l’Etat était définie par l’article 7.1 de la loi du 30 novembre 1998, que l’article 13 de cette loi prévoyait avec suffisamment de précision la possibilité pour ce service de recourir à des filatures et observations sur la voie publique ou dans des lieux publics – constitutifs indique-t-elle d’« une méthode de recherche usuelle » – dès lors qu’elle leur permettait de rechercher, collecter, recevoir et traiter des informations et des données à caractère personnel utiles à l’exécution de leurs missions et de tenir à jour la documentation appropriée à cette fin (paragraphe 43 ci-dessus).

Assurément, les dispositions précitées de la loi du 30 novembre 1998 mettent les citoyens en mesure de prévoir que, dans le cadre de leur mission légale de renseignement, les services de la Sûreté de l’Etat procèdent sur le territoire national à des filatures de personnes suspectées de participer à un groupement terroriste, interrogent d’autres personnes à leur propos, surveillent les abords de leur résidence et des lieux qu’elles fréquentent et les photographient dans un but d’indentification. La loi pose en outre des limites à l’action de ces services. Elle précise en effet notamment que les renseignements contenus dans la documentation qu’ils élaborent sur des événements, groupements ou personnes doivent présenter un lien avec la finalité du fichier et se limiter aux exigences qui en découlent (article 13), leur impose le respect du principe d’inviolabilité du domicile (article 17) et les oblige à veiller au respect et à contribuer à la protection des droits et libertés individuelles (article 2). Elle ne leur confère de plus qu’un pouvoir d’investigation réduit puisqu’elle ne les autorise pas à user de moyens particulièrement intrusifs dans la vie privée, tels que des écoutes téléphoniques ou l’interception de courriers. Dans ces conditions, et eu égard au type de mesures effectivement prises en l’espèce, la Cour estime que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

108. Enfin, la Cour constate que le requérant ne conteste pas que l’ingérence litigieuse poursuivait l’un au moins des but légitimes énumérés par cette disposition et qu’elle était « nécessaire » « dans une société démocratique » pour l’atteindre.

109. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

110. Enfin, invoquant les articles 9, 10 et 11 de la Convention, le requérant soutient qu’il a été condamné pénalement pour appartenance à un groupe terroriste sans qu’il ait été prouvé ni que l’organisation dont il est question – le groupe islamique combattant marocain – présentait un caractère dangereux ou terroriste ni qu’il ait lui-même été impliqué dans des activités de cette nature. Il voit-là une ingérence disproportionnée dans la jouissance et l’exercice des libertés de conscience, d’expression et d’association.

111. La Cour constate que le requérant n’a pas préalablement saisi la Cour de cassation de ces griefs dans le cadre de son pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 19 janvier 2007. Elle en déduit qu’il n’a pas épuisé les voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. En conséquence, cette partie de la requête est irrecevable et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

112. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

113. Le requérant réclame 75 000 euros (EUR) au titre du « dommage moral extrêmement important » qu’il aurait subi. Il fait valoir à cet égard qu’il a été condamné à une lourde peine, au terme d’un procès inéquitable, et que, placé sans motif légitime en « régime extra », il a subi durant deux ans et demi un régime carcéral particulièrement sévère, caractérisé notamment par l’isolement. Il précise que ce montant correspond à 2 000 EUR par mois de détention en « régime extra », plus 15 000 EUR pour le « reste » (il se réfère sur ce point au caractère infamant de sa condamnation et à la séparation familiale de très longue durée qu’il subit du fait de son emprisonnement).

Il invite par ailleurs la Cour à rappeler sa jurisprudence selon laquelle, en cas de violation de l’article 6 § 1 de la Convention, il faut placer le requérant, le plus possible, dans une situation équivalant à celle dans laquelle il se trouverait s’il n’y avait pas eu manquement aux exigences de cette disposition et, lorsqu’elle conclut que la condamnation d’un requérant a été prononcée en violation d’une des garanties du procès équitable, le redressement le plus approprié est en principe de faire rejuger l’intéressé ou de rouvrir la procédure dans le respect des exigences de cette disposition. Il précise à cet égard souhaiter bénéficier d’un procès équitable par le jeu de l’article 422bis du code d’instruction criminelle, qui permet une réouverture de la procédure lorsque la décision attaquée est contraire sur le fond à la Convention ou lorsque la violation constatée est la conséquence d’erreurs ou de défaillances de procédure d’une gravité telle qu’un doute sérieux existe quant au résultat de la procédure attaquée.

114. Le Gouvernement estime à titre principal qu’il n’y a pas lieu de faire application de l’article 41 en l’espèce. Il rappelle tout d’abord qu’il ressort des termes de cette disposition que les victimes de violations de la Convention ne peuvent solliciter une satisfaction équitable que si la réparation intégrale de leurs préjudices est impossible. Il souligne ensuite que, dans l’hypothèse où la Cour concluait uniquement à la violation du droit à un procès équitable, d’une part, le dommage moral allégué serait pour l’essentiel dénué de lien de causalité avec le constat de violation de la Convention et, d’autre part, cette conclusion constituerait une réparation suffisante. Il ajoute que les articles 422bis et suivant du code d’instruction criminelle permettent aux victimes d’une violation de la Convention (notamment) de demander à la Cour de cassation d’ordonner la réouverture de la procédure pénale dans les cas évoqués par le requérant, pour autant que la partie condamnée continue à souffrir de conséquences négatives très graves que seule une réouverture peut réparer. Si la décision attaquée a été rendue par la Cour de cassation elle-même, la haute juridiction la retire et statue à nouveau sur le pourvoi dans les limites de la violation constatée ; dans les autres cas, elle annule la décision attaquée et renvoie éventuellement l’affaire à une juridiction du même rang que celle qui l’a rendue. Les frais de procédure sont alors à la charge de l’Etat et en cas d’annulation de la condamnation sans renvoi ou d’acquittement, une indemnité peut être octroyée à ceux qui ont été mis en détention en exécution de la décision modifiée. Selon le Gouvernement, ce mécanisme suffit à remédier aux conséquences d’un manquement aux exigences de l’article 6 de la Convention.

A titre subsidiaire, le Gouvernement considère que le montant réclamé par le requérant est excessif ; il déclare s’en remettre à cet égard à l’appréciation de la Cour.

115. La Cour rappelle que seuls les préjudices causés par les violations de la Convention qu’elle a constatées sont susceptibles de donner lieu à l’allocation d’une satisfaction équitable. Ainsi, en l’espèce, le requérant ne peut réclamer réparation que du dommage né de la violation de son droit à un procès équitable.

Cela étant, statuant en équité, la Cour alloue 5 000 EUR au requérant pour dommage moral. Elle note par ailleurs avec les parties que la loi du 1er avril 2007 a modifié le code d’instruction criminelle de manière à permettre à un requérant de solliciter la réouverture de son procès pénal à la suite d’un arrêt de la Cour constatant une violation de la Convention (voir Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, §§ 38-42 et 107, CEDH 2010).

B. Frais et dépens

116. Le requérant demande 26 034 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 5 270 EUR pour ceux engagés devant la Cour, soit 31 304 EUR au total.

Il précise qu’il a obtenu l’aide juridique devant les instances belges et que son conseil s’est vu accorder à ce titre 284,5 points, ce qui équivaut à 6 828 EUR. Selon lui cette somme ne correspond pas à la valeur du travail fourni, compte tenu du volume du dossier, de la durée de la procédure, du nombre d’audiences, du défaut de couverture des nombreux écrits de procédure effectués et des frais engagés. Il produit un état de frais et honoraires détaillé, établi sur la base d’un tarif horaire de 75 EUR, qui fait apparaître un montant total de 32 862 EUR ; la somme de 26 034 EUR correspond à la différence entre ce montant et celui versé par l’Etat dans le cadre de l’aide juridique.

Il ajoute qu’il a également obtenu l’aide juridique pour la procédure devant la Cour et que son conseil s’est vu accorder à ce titre 40 points, ce qui correspond à environ 960 EUR. Il produit un état de frais et honoraires détaillé faisant apparaître un montant global de 6 230 EUR, représentant selon lui le coût réel de la défense de ses intérêts ; la somme de 5 270 EUR correspond à la différence entre ce montant et celui qui devrait être versé par l’Etat belge dans le cadre de l’aide juridique.

117. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes. S’agissant des sommes réclamées au titre des honoraires en sus de celles payées par l’Etat dans le cadre de l’aide juridique, il rappelle la jurisprudence de la Cour selon laquelle le conseil d’un requérant ne saurait revendiquer une satisfaction équitable pour son propre compte (Delta c. France, 19 décembre 1990, § 47, série A no 191‑A). Il ajoute que les frais de gestion du dossier sont couverts par l’indemnité versée à l’avocat dans le cadre de l’aide juridique.

118. La Cour rappelle que, pour avoir droit au remboursement de ses frais et dépens, la partie lésée doit les avoir supportés afin d’essayer de prévenir ou de faire corriger une violation de la Convention, d’amener la Cour à la constater et d’en obtenir l’effacement. Le requérant ayant obtenu l’aide juridique gratuite des autorités belges ainsi que l’assistance judiciaire prévue par les articles 100 et suivant du règlement de la Cour – au titre de laquelle le Conseil de l’Europe a versé 850 EUR à son conseil – il n’a pas engagé les frais et honoraires qu’il réclame présentement. Il ne se justifie donc pas de lui octroyer une somme de ce chef (voir, par exemple, Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 79, Recueil 2003-II).

C. Intérêts moratoires

119. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 septembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosDanutė Jočienė
Greffière adjointePrésidente


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-113336
Date de la décision : 25/09/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable);Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : EL HASKI
Défendeurs : BELGIQUE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MARCHAND Ch.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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