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10/07/2012 | CEDH | N°001-112058

CEDH | CEDH, AFFAIRE ILIE ŞERBAN c. ROUMANIE, 2012, 001-112058


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ILIE ŞERBAN c. ROUMANIE

(Requête no 17984/04)

ARRÊT

STRASBOURG

10 juillet 2012

DÉFINITIF

10/10/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Ilie Şerban c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ineta Ziemele,
Luis López G

uerra,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 ju...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ILIE ŞERBAN c. ROUMANIE

(Requête no 17984/04)

ARRÊT

STRASBOURG

10 juillet 2012

DÉFINITIF

10/10/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ilie Şerban c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 juin 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 17984/04) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Ilie Şerban (« le requérant »), a saisi la Cour le 1er avril 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le 21 septembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

4. A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné Mme Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1953 et réside à Petroşani.

6. Le 20 décembre 2000, le requérant demanda au conseil du barreau du département de Hunedoara (« le conseil départemental ») son inscription au barreau sans examen. Il fit valoir qu’il exerçait la profession de juriste d’entreprise depuis plus de dix ans et qu’en vertu de l’article 14 § 2 de la loi no 51/1995 sur l’organisation de la profession d’avocat, il avait droit à être inscrit à l’Ordre des avocats (« l’Ordre ») sans examen d’entrée.

7. Le 1er août 2001, le conseil départemental exprima un avis négatif à l’égard de l’admission sans examen du requérant au barreau de Hunedoara. Les contestations introduites par le requérant auprès de la Commission permanente de l’Union des avocats (« la Commission permanente ») et du Conseil de l’Union des avocats (« Conseil de l’Union ») furent rejetées à des dates non précisées par le requérant.

8. En janvier 2002, le requérant déposa une nouvelle demande d’inscription au barreau sans examen. Le 2 février 2002, il fut soumis à un examen écrit sur l’organisation et l’exercice de la profession d’avocat. Le conseil départemental rendit à nouveau un avis négatif, au motif que le requérant avait échoué à l’examen écrit.

9. Le 22 mars 2002, se fondant sur l’avis du conseil départemental, la Commission permanente rejeta la demande du requérant. Le requérant n’a pas reçu de réponse à la contestation qu’il a introduite auprès du conseil de l’Union.

10. Le 2 juillet 2002, le requérant contesta la décision de la Commission permanente devant la cour d’appel d’Alba Iulia. Il exposa que le rejet de sa demande était arbitraire, la loi no 51/1995 lui conférant le droit d’être inscrit au barreau sans examen et le conseil départemental n’ayant qu’un rôle consultatif.

11. Par un arrêt du 28 août 2002, la cour d’appel fit droit à son action, jugeant que le requérant remplissait toutes les conditions requises par la loi pour être admis à l’Ordre sans examen.

12. L’Union des avocats forma un recours contre cet arrêt, en alléguant qu’en vertu du Statut de la profession d’avocat, pour bénéficier de l’inscription au barreau sans examen, les candidats ayant au moins dix ans d’expérience dans une profession juridique devaient passer un examen sur l’organisation et l’exercice de la profession, examen auquel le requérant avait échoué.

13. Par un arrêt du 3 octobre 2003, la Cour suprême de justice fit droit au recours, estimant que l’inscription à l’Ordre est une possibilité et non un droit et que la décision de la commission permanente était légale, dans la mesure où le conseil départemental avait rendu un avis négatif. Elle jugea que selon l’article 16 § 2 de la loi no 51/1995 concernant l’organisation et l’exercice de la profession d’avocat, la personne qui a exercé pendant dix ans la fonction de juge, procureur, notaire ou conseiller juridique, peut devenir avocat sans passer d’examen. Toutefois, la décision concernant l’inscription à l’Ordre est l’attribut de l’Union, qui l’exerce par ses organes dans les conditions de la loi. Dans la mesure où les dispositions de l’article 16 § 2 de la loi no 51/1995 ouvraient à l’intéressé seulement une possibilité et non un droit à être inscrit à l’Ordre sans examen, et compte tenu du fait que les autorités compétentes avaient constaté que le requérant avait échoué à l’examen d’admission et avaient légalement justifié leur refus d’autorisation d’inscription à l’Ordre sans examen, la Cour conclut que l’action du requérant était mal fondée.

14. Le 1er mars 2005, le requérant fut inscrit au barreau de Hunedoara, à la suite d’un avis favorable du conseil départemental sur une nouvelle demande d’inscription à l’Ordre qu’il avait déposée. Le 1er mai 2006, le requérant fut transféré sur demande au barreau de Dolj.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

15. Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans l’arrêt Ştefan et Ştef c. Roumanie (nos 24428/03 et 26977/03, §§ 20-26, 27 janvier 2009).

16. Par un arrêt du 25 février 2003, la Cour suprême de Justice jugea que si un candidat avait l’expérience professionnelle requise par la loi et s’il n’était pas dans une situation d’incompatibilité, son droit à être inscrit à l’Ordre découlait de la loi et l’Union ne pouvait pas entraver son exercice.

17. Dans des arrêts rendus les 22 novembre 1996, 6 mars 1998, 23 mai 2000, 10 décembre 2002, 29 janvier 2003, 16 septembre 2004, 27 janvier, 25 février et 23 mars 2005, la Cour suprême de justice a jugé que l’inscription à l’Ordre sans examen était, pour la personne qui remplissait les conditions de la loi, un droit et non pas une possibilité laissée à l’appréciation discrétionnaire de l’Union.

EN DROIT

I. SUR L’EXCEPTION DU GOUVERNEMENT RELATIVEMENT À LA PERTE DE LA QUALITÉ DE « VICTIME »

18. Le requérant alléguait que l’arrêt du 3 octobre 2003 de la Cour suprême de justice rejetant sa demande d’admission au barreau sans examen portait atteinte au principe de la sécurité juridique.

19. Le Gouvernement excipe de la perte de qualité de victime du requérant, au sens de l’article 34 de la Convention. Il rappelle que pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, au sens de cet article il faut non seulement qu’il ait cette qualité au moment de l’introduction de la requête, mais aussi au cours de la procédure devant la Cour. Le Gouvernement invoque également les affaires Stoicescu c. Roumanie ((révision), no 31551/96, 21 septembre 2004) et Negusse Mekonnen c. Roumanie ((déc.), no 19011/06, 25 novembre 2008). Le Gouvernement relève qu’après le rejet de sa première demande d’admission au barreau sans examen, le requérant a obtenu l’inscription au barreau le 1er mars 2005.

20. La Cour rappelle qu’une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention » (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III).

21. En l’espèce, même si l’inscription du requérant au barreau pouvait passer pour une reconnaissance en substance de l’atteinte à son droit à bénéficier de l’inscription à l’Ordre sans examen, la Cour estime que cette mesure ne lui fournit pas une réparation adéquate au sens de la jurisprudence de la Cour. En effet, pendant plus de cinq ans, le requérant a été dans l’impossibilité d’exercer la profession d’avocat sans recevoir ultérieurement une quelconque réparation.

22. Par conséquent, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

23. Le requérant dénonce une atteinte au principe de la sécurité juridique. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

24. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

25. Le requérant se plaint de la violation de son droit à un procès équitable au motif que la Cour suprême de justice a prononcé, dans son cas, un arrêt qui va à l’encontre de sa jurisprudence constante. Il expose qu’il se trouvait dans une situation identique à celle des autres conseillers juridiques qui se sont vu reconnaître le droit à être inscrits au barreau sans examen.

26. Dès lors, il estime que la position adoptée le 3 octobre 2003 par la Cour suprême dans son affaire porte atteinte au principe de la sécurité juridique.

27. Le Gouvernement relève le fait que le requérant n’a pas étayé son grief, notamment qu’il n’a pas envoyé des copies des arrêts contraires à celui rendu dans son affaire quant à l’interprétation et à l’application des dispositions de la loi no 51/1995 sur l’organisation et l’exercice de la profession d’avocat. Il affirme également que l’arrêt concernant le requérant ne saurait être qualifié d’arbitraire et, par conséquent, qu’il ne saurait porter atteinte au droit du requérant à un procès équitable, dès lors que la Cour suprême a analysé et répondu de manière détaillée à tous les arguments du requérant et qu’elle a suffisamment motivé son arrêt.

28. Le Gouvernement ajoute qu’à partir de l’année 2004, la jurisprudence de la Haute Cour de cassation et de justice (ancienne Cour Suprême) a toujours été en faveur de l’admission sans examen des anciens conseillers juridiques dans la profession d’avocat.

29. La Cour a déjà constaté dans l’arrêt Ştefan et Ştef précité que, dans une série d’arrêts allant de 1996 à 2005, la Cour suprême de justice (devenue la Haute Cour de Cassation et de Justice) avait jugé que les dispositions de la loi no 51/1995 conféraient aux juristes d’entreprise ayant exercé pendant plus de dix ans le droit d’accéder à l’Ordre des avocats sans examen d’entrée.

30. La Cour observe que, contrairement à sa jurisprudence constante confirmant ce droit, la Cour suprême de justice a adopté une solution opposée dans l’affaire du requérant. Or, force est de constater que l’arrêt du 3 octobre 2003 ne saurait être qualifié de revirement jurisprudentiel fondé sur une nouvelle interprétation de la loi. En effet, la Cour suprême de justice n’a nullement expliqué les raisons du changement de sa position et elle est revenue ultérieurement à sa jurisprudence constante. Dans ce contexte, l’arrêt déniant au requérant le droit de bénéficier des dispositions de la loi no 51/1995 apparaît comme singulier et arbitraire (Ştefan et Ştef précité, § 35).

31. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

32. Le requérant dénonce un traitement discriminatoire par rapport à d’autres personnes placées dans une situation similaire à la sienne.

33. Eu égard à ses conclusions figurant au paragraphe 31 ci-dessus, la Cour conclut que ce grief doit être déclaré recevable, mais qu’il n’y a pas lieu à statuer sur le fond (voir, mutatis mutandis, entre autres, Laino c. Italie [GC], no 33158/96, § 25, CEDH 1999-I ; Église catholique de la Cannée c. Grèce, 16 décembre 1997, § 50, Recueil 1997-VIII et Ruianu c. Roumanie, no 34647/97, § 74, 17 juin 2003).

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

34. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

35. Le requérant réclame le versement de 100 000 EUR au titre du préjudice moral.

36. Le Gouvernement prie la Cour de rejeter ces prétentions, estimant qu’elles ne sont pas justifiées et qu’elles n’ont aucun lien de causalité avec les violations alléguées de la Convention. En tout état de cause, il considère qu’un constat de violation des droits invoqués par le requérant pourrait constituer en soi une réparation suffisante des préjudices subis.

37. La Cour relève que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans le fait que le requérant n’a pu jouir des garanties de l’article 6. La Cour estime que le requérant a subi un tort moral indéniable. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle octroie au requérant 3 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

38. Le requérant ne demande pas le remboursement de ses frais et dépens. Dès lors, aucune somme ne sera allouée à ce titre.

C. Intérêts moratoires

39. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.


PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu à examiner le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 6 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 000 EUR (trois mille euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 juillet 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-112058
Date de la décision : 10/07/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Procès équitable)

Parties
Demandeurs : ILIE ŞERBAN
Défendeurs : ROUMANIE

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2012-07-10;001.112058 ?

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