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10/05/2012 | CEDH | N°001-110808

CEDH | CEDH, AFFAIRE FRĂSILĂ ET CIOCÎRLAN c. ROUMANIE, 2012, 001-110808


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE FRĂSILĂ ET CIOCÎRLAN c. ROUMANIE

(Requête no 25329/03)

ARRÊT

STRASBOURG

10 mai 2012

DÉFINITIF

10/08/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Frăsilă et Ciocîrlan c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ineta Ziemele,


Luis López Guerra,
Mihai Poalelungi,
Kristina Pardalos, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE FRĂSILĂ ET CIOCÎRLAN c. ROUMANIE

(Requête no 25329/03)

ARRÊT

STRASBOURG

10 mai 2012

DÉFINITIF

10/08/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Frăsilă et Ciocîrlan c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra,
Mihai Poalelungi,
Kristina Pardalos, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 avril 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 25329/03) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Petru Frăsilă et Mme Lucica Ciocîrlan (« les requérants »), ont saisi la Cour le 1er juillet 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me D. Tomaseschi, avocat à Iaşi et, ultérieurement par Me D. Bogdan, avocat à Bucarest, et M. M. Selegean, juriste à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

3. A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du Règlement de la Cour), le président de la chambre a désigné M. Mihai Poalelungi pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

4. Les requérants allèguent en particulier la violation de leur liberté d’expression en raison du fait qu’ils n’ont pas été assistés par les autorités nationales dans l’exécution de la décision définitive du 6 décembre 2002 ordonnant à des tierces personnes de leur permettre l’accès dans les locaux d’une radio locale, ce qui les a empêchés de travailler en tant que journalistes.

5. Le 11 février 2008, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Les requérants sont nés respectivement en 1957 et 1972 et résident respectivement à Piatra-Neamţ (Roumanie) et Jakobstad (Finlande). Ils sont journalistes.

A. Le contexte de l’affaire

7. En 1995, le requérant créa la société anonyme Tele M, ayant comme objet la production et la diffusion de programmes de radio et télévision. Le requérant en était l’actionnaire majoritaire et le gérant. La société obtint la licence de radiodiffusion no 246/1997 et les droits d’exploitation d’une licence de télévision pour le département de Neamţ.

8. En 1999, le requérant créa la société à responsabilité limitée Radio M Plus, ayant comme objet notamment la production de programmes audiovisuels. Le requérant en était l’associé unique et le gérant. En 2000, le capital social de la société subit une modification portant la participation du requérant à 20%.

9. L’intention du requérant était de séparer les activités de télévision de celles de radio et de consacrer la société Radio M Plus aux activités radiophoniques. En attendant la modification de la loi de l’audiovisuel qui lui permettrait le transfert de la licence de radiodiffusion (modification finalement adoptée le 8 août 2002), les activités de radiodiffusion étaient partagées entre la société Radio M Plus, chargée de la production de programmes radio, et la société Tele M, chargée de leur diffusion. Les équipements nécessaires à l’activité de radio (y compris à la diffusion de programmes) appartenaient à la société Radio M Plus.

10. En janvier 2002, la télévision Tele M diffusa deux reportages qui visaient, l’un, un protégé de I.T. qui était recherché par la police, et l’autre, une des affaires gérées par I.T., à savoir un hôtel où l’on avait découvert des traces de mercure dans la nourriture servie. Selon le requérant, suite à ces deux reportages, I.T. le menaça de mener ses sociétés à la faillite, à l’aide des contrôles effectués par les autorités financières. D’après les renseignements fournis par le requérant, I.T. était à l’époque élu député au Parlement national, au titre du parti au pouvoir, et il était désigné dans la presse comme étant un des « barons régionaux» (« baron local »).

11. Le 25 janvier 2002, les autorités financières locales de Piatra-Neamţ tentèrent d’effectuer un contrôle inopiné au siège de Tele M. Le requérant s’y opposant, les autorités financières lui infligèrent une amende. Cette amende fut néanmoins annulée ultérieurement, puisqu’elle avait été infligée, selon le requérant, en méconnaissance des dispositions légales qui prévoient l’obligation de prévenir la société concernée 15 jours avant la date fixée pour la réalisation du contrôle. Un contrôle fut toutefois effectué ultérieurement et les autorités constatèrent à cette occasion que la société était redevable de sommes importantes au budget de l’État. Un accord d’échelonnement du paiement des sommes dues fut conclu avec le requérant. Celui-ci affirme que le contrôle avait été demandé par I.T. auprès de V.M., chef de la direction locale des finances publiques et qui était à l’époque l’associé de I.T. dans plusieurs sociétés commerciales.

12. Le requérant expose que, eu égard au montant élevé des dettes accumulées, de leur exigibilité immédiate et afin d’éviter sa faillite, il a été persuadé de vendre la participation majoritaire de la société Tele M. à I.T. et à la société I. qui appartenait à l’épouse et au fils de V.M. La cessation de sa participation eut lieu le 1er août 2002. A la même date, le requérant fut révoqué de ses fonctions de gérant de cette société.

13. Le même jour, la société Radio M Plus, dont le requérant était toujours le gérant, et la société Tele M, constituèrent une association en participation portant sur la production et la diffusion de programmes de radio. Le contrat d’association prévoyait que la société Tele M apportait des biens meubles et immeubles, des programmes, des licences et des contrats alors que la société Radio M Plus apportait des équipements spécialisés, des ressources financières, des programmes et assurait la gestion de l’association. Conformément à l’autorisation technique d’émission datée du 16 septembre 1998, délivrée par le ministère des Communications, la station de radio Radio M Plus émettait depuis son siège sis au no 80, rue Stefan cel Mare, à Piatra-Neamţ.

14. Par une décision du 2 août 2002, la société Radio M Plus désigna le requérant en tant que gérant de l’association en participation susmentionnée. Les activités de la radio s’exerceraient au deuxième étage de l’immeuble sis no 80, rue Stefan cel Mare, à Piatra-Neamţ, où se trouvaient les studios destinés à la production et à la diffusion radio et celui pour les invités.

15. La requérante était la rédactrice de la station de radio et, à partir du 1er octobre 2002, sa directrice des programmes.

B. L’action en référé des requérants concernant leur accès aux locaux destinés aux services radiophoniques

16. A partir du 2 octobre 2002, suite à des malentendus entre les représentants des deux sociétés susmentionnées, les requérants se virent refuser l’accès à la rédaction de la station de radio par les représentants de la société Tele M.

17. Le 16 octobre 2002, les requérants saisirent les tribunaux d’une action en référé demandant le droit d’accès à la rédaction de la station de radio.

18. Par une décision du 6 décembre 2002, le tribunal départemental de Neamţ accueillit l’action des requérants et intima à la société Tele M de leur permettre d’accéder à la rédaction de Radio M Plus, sis au no 80, rue Stefan cel Mare, à Piatra-Neamţ. Cette décision fut confirmée en dernière instance par la cour d’appel de Bacău, le 11 mars 2003. Les tribunaux notèrent notamment que les sièges des sociétés Radio M Plus et Tele M se trouvaient dans le même immeuble et que celles-ci avaient donc le droit de s’en servir pour mener leurs activités. Ils conclurent donc que l’empêchement des requérants par les représentants de la société Tele M. d’accéder à la rédaction radio constituait une action illicite, de nature à porter préjudice aux activités de la station de radio dont les requérants étaient respectivement le gérant et la rédactrice.

C. Les démarches des requérants en vue de l’exécution de la décision définitive du 6 décembre 2002 du tribunal départemental de Neamţ

19. Le 7 janvier 2003, sur demande des requérants, le tribunal de première instance de Piatra-Neamţ ordonna l’exécution forcée de la décision du 6 décembre 2002 du tribunal départemental de Neamţ.

20. Le 14 janvier 2003, un huissier de justice se déplaça avec les requérants au siège de la rédaction radio. Le représentant de la société Tele M refusa l’accès des requérants au deuxième étage de l’immeuble arguant que le siège de la rédaction radio avait été transféré au
rez-de-chaussée de l’immeuble dans une pièce où ils furent accueillis. Seul l’huissier de justice put visiter les locaux dotés d’équipements spéciaux, situés au deuxième étage.

21. Le 18 mars 2003, les requérants réitérèrent leur demande d’exécution forcée de la décision définitive du 6 décembre 2002, étant donné que le recours formé contre cette décision par la partie défenderesse avait été rejeté entre-temps.

22. Une nouvelle tentative d’exécution eut lieu le 12 mai 2003, mais sans succès. A cette occasion, l’huissier de justice nota que la décision mise à exécution était claire et qu’il ne fallait pas engager une action judiciaire afin de clarifier le sens et la portée de son dispositif.

23. Le 24 janvier 2003, en raison de l’impossibilité d’exercer en tant que journalistes, suite au refus de la société Tele M de leur permettre d’accéder à la rédaction radio, les requérants saisirent le parquet d’une plainte pénale du chef d’opposition à l’exécution d’une décision définitive. Le 8 juillet 2003, le parquet près le tribunal de première instance de Piatra-Neamţ rendit un non-lieu, estimant que le litige concernait en réalité la mise en œuvre de l’accord d’association signé le 1er août 2002. Le 30 janvier 2004, le procureur en chef du parquet confirma le non-lieu.

24. Le 23 février 2004, les requérants saisirent les tribunaux d’une action en référé demandant que la société Tele M soit condamnée à respecter le contrat d’association en participation du 1er août 2002, et, à cette fin, à leur livrer les équipements de production et d’émission radio nécessaires pour la mise en œuvre du contrat précité. Ils demandèrent également la condamnation de la société au versement d’astreintes comminatoires de 2 millions lei roumains (ROL) par jour de retard.

25. Par une décision définitive du 12 octobre 2004, le tribunal départemental de Sibiu rejeta l’action estimant qu’elle visait le fond de la question de l’exécution du contrat et non une situation temporaire et urgente justifiant une intimation en référé.

26. Le 25 octobre 2004, la société Tele M restitua à la société Radio M Plus les équipements dont cette dernière était la propriétaire.

27. Le 25 mars 2005, le requérant saisit le parquet près le tribunal de première instance de Piatra-Neamţ d’une plainte pénale contre les actionnaires et les gérants de la société Tele M pour lui avoir refusé l’accès à la rédaction et l’utilisation des équipements nécessaires pour les émissions de radio, ce qui l’avait empêché d’exercer son métier de journaliste. Le 27 juin 2007, le requérant fut informé que sa plainte pénale avait été renvoyée au parquet près le tribunal de première instance de Piatra-Neamţ qui avait ouvert des poursuites pénales contre trois gérants de la société Tele M du chef d’abus de biens sociaux. Il n’a pas été informé du déroulement de cette procédure depuis.

28. La Cour n’a pas été informée si les requérants ont introduit une action de droit commun tendant à la mise en œuvre de l’accord d’association conclu le 1er août 2002 entre les sociétés Radio M Plus et Tele M.

29. Dans ses observations écrites du 9 juin 2008, le Gouvernement informe la Cour de ce que suit :

« En conformité avec les renseignements communiqués par l’huissier de justice N.T., celui-ci n’a pas pu continuer la procédure d’exécution forcée, vu l’objet de la cause - l’exécution d’une obligation « de faire » - et la nature juridique de l’immeuble et, de plus, ayant en considération le fait que le titre exécutoire ne précisait pas in concreto la localisation de la rédaction de la société Radio M Plus SRL et les pièces la composant. Dans ces conditions, l’huissier mentionna qu’il n’avait pas de compétence pour dépasser le cadre légal susmentionné. »

D. Le fonctionnement de la station de radio Radio M Plus

30. Le 30 janvier 2003, le Conseil national de l’audiovisuel (ci-après « C.N.A. ») intima à la société Tele M de mettre un terme au transfert de la licence audiovisuelle no 246/1997 consacré par l’accord d’association en participation du 1e août 2002 et d’entrer dans la légalité dans les trente jours compte tenu de ce que ledit contrat méconnaissait la nouvelle loi de l’audiovisuel no 504/2002 qui interdisait l’exploitation d’une licence audiovisuelle par autrui que son bénéficiaire légal. Il ne ressort pas des pièces du dossier si la sommation fut suivie d’une décision de retrait de la licence par le C.N.A. en vertu de la loi précitée.

31. Toutefois, le 9 juin 2003, la société Tele M céda à nouveau les droits d’exploitation de la licence audiovisuelle no 246/1997 à une société tierce. Par une décision du 14 novembre 2003, cette dernière obtint une autorisation technique d’émission, émission qui devait se réaliser à l’aide d’un émetteur appartenant à la société Radio M Plus. Néanmoins, il ressort des pièces du dossier que, par une décision du 20 novembre 2003, le C.N.A. suspendit temporairement ce transfert de licence jusqu’à la finalisation du litige déclenché entre-temps entre les deux sociétés. Ce n’est que le 9 novembre 2004 que la société tierce obtint le droit d’exploiter un nouvel émetteur.

32. Selon une attestation du C.N.A. du 4 juin 2008, délivrée à la demande de l’Agent du gouvernement roumain, la société Radio M Plus détient une licence audiovisuelle no 524 délivrée le 17 mai 2004 pour la ville de Târgu-Neamţ pour la station de radio ayant le même nom et une autorisation technique d’émission du 5 mai 2005, délivrée par l’Autorité nationale de régulation des communications (« ANRC »). La société détient également deux licences audiovisuelles obtenues en 2004 pour deux chaînes de télévision autorisées à émettre respectivement dans les villes de
Piatra-Neamţ et de Roman. La licence audiovisuelle no 246/1997 délivré au bénéfice de la station de radio Radio M Plus appartenait à la société Tele M Invest. Le C.N.A. conclut que la station de radio Radio M Plus n’avait exercé aucune activité de radiodiffusion pendant la période
2002-2004.

E. Renseignements concernant l’activité des requérants après octobre 2002

33. En octobre 2002, la requérante publia dans le journal national România liberă un article portant sur les différentes affaires menées par I.T.

34. A partir de novembre 2003, le requérant devint le directeur de l’hebdomadaire local Lumea Nemţeanului. La requérante fut nommée sa rédactrice en chef. D’après les renseignements fournis par les requérants, l’hebdomadaire a dû fermer après cinq parutions en raison des pressions exercées sur les sociétés de distribution du journal et sur les sociétés avec lesquelles le journal avait conclu des contrats de publicité.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La législation nationale dans le domaine de l’audiovisuel

35. La loi sur l’audiovisuel no 504 fut adoptée le 11 juillet 2002 et entra en vigueur le 22 juillet 2002. Cette loi institua le Conseil national de l’audiovisuel, autorité publique autonome d’intérêt public, placée sous contrôle parlementaire, qui, en vertu de l’article 17 c) de cette loi, est chargé d’octroyer des licences audiovisuelles. Selon l’article 57 b) de cette loi, le Conseil retire la licence audiovisuelle dans le cas où son titulaire arrête l’émission des programmes pendant 45 jours, pour des raisons techniques, et pendant 96 heures, pour toute autre raison. Selon l’article 59 § 1 de la loi, dans le cas où l’émission des programmes requiert l’utilisation d’une fréquence radioélectrique terrestre, la licence audiovisuelle doit être accompagnée d’une autorisation technique d’émission délivrée par l’Autorité nationale de régulation des communications.

B. Les dispositions internes pertinentes en matière d’exécution forcée

1. Le code de procédure civile

36. Les articles pertinents du code de procédure civile (ci-après « CPC ») sont ainsi libellés :

Article 371² § 1

« Peuvent faire l’objet de l’exécution forcée les obligations de payer une somme d’argent, de remettre un bien, de démolir une construction, une plantation ou un autre ouvrage ou de prendre des mesures permises par la loi. »

Article 373 § 1

« L’exécution est faite par les huissiers de justice (...) »

Article 373² § 1

« Dans les cas prévus par la loi ou si l’huissier le considère nécessaire, les organes de police, la gendarmerie ou les agents des forces de l’ordre sont tenus d’apporter leur concours à la réalisation de l’exécution. »

Article 3841 § 1

« En vue de l’exécution d’une décision judiciaire, l’huissier de justice peut pénétrer dans le domicile, la résidence ou le siège d’une personne, ainsi que dans d’autres endroits, avec son accord et, en cas d’opposition, à l’aide de la force publique. »

Article 399 § 1

« Contre l’exécution forcée ou contre tout acte d’exécution, les personnes intéressées ou lésées par l’exécution peuvent formuler une opposition à l’exécution. De même, (...) une opposition peut être formée lorsqu’il est nécessaire de clarifier le sens, la portée ou la modalité de mise en œuvre du titre exécutoire, ou bien au cas où l’organe chargé de l’exécution refuse d’accomplir un acte d’exécution tel que prévu par la loi. »

Le délai prévu par l’article 401 § 1 a) du code de procédure civile pour cette opposition est de quinze jours à partir du moment où l’intéressé a pris connaissance de l’acte d’exécution contesté ou du refus de l’huissier d’accomplir un acte d’exécution.

Article 574

« Si le titre exécutoire ne prévoit pas la contre-valeur [de l’obligation de faire] en cas d’impossibilité d’exécution, le tribunal fixera la somme, sur demande du créancier (...) »

Article 5802

« Si le débiteur refuse l’exécution de l’obligation de faire prévue par le titre exécutoire dans un délai de dix jours à partir de la réception de l’injonction, le tribunal, par décision avant-dire droit définitive, après avoir cité les parties, peut autoriser le créditeur à exécuter lui-même l’obligation ou à la faire exécuter par le biais de tierces personnes, aux frais du débiteur. »

Article 5803

« Si l’obligation « de faire » nécessite l’intervention personnelle du débiteur, celui-ci peut être contraint de l’exécuter par la voie d’une amende civile qui lui est infligée. Le tribunal saisi par le créancier peut condamner le débiteur par décision avant-dire droit définitive, après avoir cité les parties, à payer à l’État une amende civile de 200 000 lei roumains à 500 000 lei roumains, pour chaque jour de retard jusqu’à l’exécution de l’obligation prévue par le titre exécutoire. »

Le créancier peut demander la condamnation du débiteur à lui verser des dommages-intérêts afin de voir réparer le préjudice causé par la non-exécution de l’obligation (...) L’article 574 est applicable en l’espèce. »

2. La loi no 188/2000 sur les huissiers de justice

37. Les articles pertinents sont ainsi libellés :

Article 44

« La responsabilité disciplinaire de l’huissier de justice survient pour les faits suivants : (...)

e) le retard systématique et la négligence dans l’accomplissement des travaux. »

Article 45

« 1. L’action disciplinaire est exercée par le ministre de la Justice ou par le collège directeur de la Chambre des huissiers de justice et est examinée par le conseil de discipline de celle-ci, composé de trois membres élus par l’assemblée générale de la Chambre pour une durée de trois ans.

(...)

4. Le conseil de discipline de la Chambre des huissiers de justice adresse une notification aux parties et prononce une décision motivée qui leur est communiquée.

5. La décision du conseil de discipline peut être contestée dans un délai de quinze jours à compter de la communication à la commission supérieure de discipline de l’Union nationale des huissiers de justice qui examine la contestation dans une formation de cinq membres. La décision de la commission supérieure est définitive et peut faire l’objet d’un recours jugé par la cour d’appel dans l’arrondissement de laquelle se trouve le siège professionnel de l’huissier. »

Article 53

« (1) Le refus de l’huissier de justice d’accomplir un acte ou d’effectuer une exécution forcée est motivé, si les parties persistent dans la demande d’accomplissement de l’acte, dans un délai maximum de cinq jours à compter du refus.

(2) En cas de refus injustifié d’accomplir un acte, la partie intéressée peut formuler une plainte dans un délai de cinq jours à compter de la date où elle a pris connaissance de ce refus devant le tribunal de première instance de l’arrondissement où se trouve le siège de l’huissier de justice.

(3) L’examen de la plainte suppose une notification faite aux parties. Si la plainte est admise, la juridiction indique les modalités selon lesquelles l’acte doit être accompli.

(4) La décision de la juridiction est soumise au recours.

(5) L’huissier de justice est tenu de faire exécuter le dispositif du jugement irrévocable. »

Article 57

« (1) Les actes des huissiers de justice sont soumis au contrôle des juridictions compétentes, dans les conditions prévues par la loi.

(2) L’activité des huissiers de justice est soumise au contrôle professionnel, dans les conditions de la présente loi. »

Article 58

« Les personnes intéressées ou lésées par les actes d’exécution peuvent formuler une opposition à l’exécution, dans les conditions prévues par le code de procédure civile. »

3. Le code pénal

38. L’article 271 du code pénal concerne le délit de non-exécution d’une décision définitive. Il sanctionne d’une peine de prison l’opposition à l’exécution d’une telle décision par des menaces ou des actes de violence à l’égard de l’huissier de justice ainsi que le fait d’empêcher une personne d’utiliser un immeuble obtenu par un jugement définitif.

C. Rapports nationaux et internationaux sur la liberté de la presse en Roumanie pendant la période 2002-2004

39. Plusieurs organisations non-gouvernementales nationales et internationales ainsi que la Commission européenne de l’Union européenne ont dressé des rapports relatifs la liberté de la presse pendant la période 2002-2004.

40. L’Agence pour le monitoring de la presse – Academia Caţavencu, a publié en septembre 2003 un rapport intitulé « Liberté de la presse en Roumanie en 2003 » dont les extraits pertinents sont ainsi libellés :

« La pression politique exercée sur la presse est de plus en plus intense, surtout au niveau local. Ayant une faible situation financière, la presse est dépendante des achats directs et elle ne bénéficie pas d’avantages fiscaux. Ceci détermine une vulnérabilité envers l’influence politique. Ce phénomène, qu’on peut appeler « Berlusconisation » de la presse roumaine, a lieu depuis quelques années. Dans plusieurs régions de la Roumanie, les entrepreneurs et les hommes politiques locaux (la plupart du temps la même personne incarne les deux) détiennent le contrôle des journaux, de la radio et de la chaîne de télévisions locales. Certains d’entre eux déclarent ouvertement que la presse leur apporte des voix. Des régions telles que Bacau, Gorj, Brasov, Constanţa, Vrancea, Neamţ démontrent le mieux cette situation. Ce type de compagnies médiatiques n’est pas orienté vers la réalisation d’un profit, mais elles sont utilisées comme moyen d’exercer l’influence des autorités, protégeant les propriétaires de différentes compagnies et attaquant les adversaires économiques et politiques. »

41. Dans son rapport d’enquête, intitulé « Entre vieux réflexes et avancées démocratiques, la presse roumaine à la croisée des chemins » paru en avril 2004, après une visite en Roumanie, l’organisation Reporters sans frontières montre que la situation de la liberté de la presse en Roumanie n’était pas encore satisfaisante. Reporters sans frontières dénonçait une situation extrêmement préoccupante en province, où l’indépendance des médias était entravée par la multiplication des conflits d’intérêts de leurs propriétaires, à la fois détenteurs du pouvoir économique et politique. Les rares journalistes d’investigation faisaient face à une réelle insécurité. Quatre d’entre eux, qui enquêtaient sur des affaires de corruption impliquant des hommes politiques ou des hommes d’affaires locaux, ont été victimes d’agressions très violentes en 2003. En outre, de nombreux observateurs ont évoqué le fait que si la presse locale comptait plus de 100 journaux et autant de télévisions privées, rares étaient les médias qui ne se trouvaient pas, directement ou indirectement, sous le contrôle de responsables politiques. Très vulnérables du point de vue économique, les médias locaux ont été massivement rachetés par les « barons » du parti au pouvoir, détenteurs du pouvoir économique et politique en province, décidés à faire main basse sur la presse après la défaite électorale du parti en 1996. Une enquête, publiée dans l’hebdomadaire économique Capital le 18 mars 2004, avait mis en évidence le contrôle exercé par le parti au pouvoir sur les télévisions locales, la moitié d’entre elles ayant pour actionnaires principaux des responsables de ce parti, également hommes d’affaires.

42. Dans son « Rapport régulier 2003 sur les progrès réalisés par la Roumanie sur la voie d’adhésion », la Commission européenne de l’Union européenne dit ce qui suit :

« Malgré ces progrès, certaines limites de la liberté d’expression restent préoccupantes. Le nombre de sources de médias réellement indépendantes est peu élevé tandis que la propriété est extrêmement concentrée, d’où une certaine autocensure. Le harcèlement des journalistes par les autorités régionales constitue un problème dans certaines parties de la Roumanie, même si le nombre de cas de harcèlement a diminué au cours de la période de référence (...) Plusieurs des sociétés de médias les plus importantes de Roumanie sont fortement endettées vis-à-vis de l’État. Dans plusieurs cas, le ministère des finances a accordé des "facilités fiscales" qui permettent le rééchelonnement des créances en attente. Dans ces circonstances, le maintien de l’exploitation de certains médias dépend, dans une certaine mesure, de la bonne volonté des autorités roumaines. »

43. Dans son « Rapport régulier 2004 sur les progrès réalisés par la Roumanie sur la voie d’adhésion », la Commission européenne de l’Union européenne ajoute :

« En dépit de ces progrès, certains problèmes structurels pourraient affecter la mise en œuvre dans les faits de la liberté d’expression. De nombreuses sociétés de médias ne sont pas financièrement viables et leur survie peut dépendre du soutien d’intérêts politiques ou commerciaux. Des études externes ont conclu que les journalistes pouvaient souvent, dans leur présentation de l’information, être influencés par des incitations financières les amenant à pratiquer une autocensure. L’État a ainsi toléré que plusieurs des principales sociétés de médias, dont la plupart des grandes chaînes de télévision privées, accumulent d’importants arriérés. Cette situation pourrait compromettre l’indépendance éditoriale et des études consacrées au suivi des médias ont relevé que le journal télévisé était nettement moins critique à l’égard du gouvernement que la presse écrite. En outre, selon des informations dignes de foi, des élus locaux se serviraient de leur charge publique pour influer sur la politique éditoriale de la presse, des stations de radio et des chaînes de télévision locales, par exemple au moyen d’une attribution sélective des marchés publicitaires publics. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

44. Les requérants se plaignent de ce que les autorités compétentes ne les ont pas assistés de manière effective dans leurs démarches d’exécution de la décision définitive du 6 décembre 2002 du tribunal départemental de Neamţ, ce qui les a empêchés de travailler en tant que journalistes, portant ainsi atteinte à leur droit à la liberté d’expression. Ils invoquent l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

45. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il souligne qu’afin de sanctionner la passivité alléguée des autorités et de voir exécuter la décision du 6 décembre 2002 précité, les requérants auraient dû persévérer dans leurs demandes d’exécution auprès de l’huissier de justice et saisir les tribunaux d’une opposition à l’exécution, sur la base de l’article 399 du CPC, pour se plaindre du refus allégué de l’huissier d’accomplir un acte d’exécution ou afin de clarifier le sens et la portée du dispositif de la décision exécutoire.

En outre, les requérants auraient pu engager une action disciplinaire contre l’huissier, en vertu de la loi no 188/2000. Le Gouvernement considère que les requérants avaient également la possibilité d’obtenir l’exécution en application de l’article 5802 du CPC ou d’engager une action en condamnation du débiteur au paiement d’une amende civile ou à des dédommagements en vertu de l’article 5803 du CPC. Il soutient que ces voies de recours étaient accessibles, effectives et suffisantes représentant des voies aptes à contraindre les débiteurs à exécuter leur obligation en nature. Enfin, le Gouvernement mentionne que tout litige visant la mise en œuvre du contrat d’association entre les sociétés Radio M Plus et Tele M aurait pu être résolu par le biais d’une action de droit commun tendant à la résiliation dudit contrat.

46. Les requérants estiment que l’exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, ils soulignent que les actions énumérées par le Gouvernement sont des voies de recours indirectes qu’ils n’étaient pas obligés de suivre, étant donné que la décision du 6 décembre 2002 aurait pu être mise à exécution à l’aide de la force publique. Par ailleurs, ils indiquent que dans des affaires similaires antérieures, la Cour a déjà jugé que le Gouvernement n’avait pas apporté la preuve du caractère efficace de ces mêmes voies de recours et font remarquer que dans la présente affaire le Gouvernement n’a pas apporté d’éléments nouveaux non plus. En outre, ils soulignent qu’ils ne sont pas restés dans la passivité. Après la demande d’exécution forcée de la décision susmentionnée, ils ont suivi, certes sans succès, d’autres voies indirectes mentionnées par le Gouvernement comme étant efficaces dans d’autres affaires devant la Cour, à savoir la plainte pénale contre le débiteur et l’action en astreintes comminatoires. S’agissant particulièrement de l’opposition à l’exécution, les requérants font valoir que l’huissier n’a pas exprimé son refus de mettre à exécution la décision du 6 décembre 2002 et n’a d’ailleurs jamais clôturé la procédure d’exécution forcée et que, dès lors les dispositions légales invoquées par le Gouvernement ne sont pas applicables. L’opposition à l’exécution pour la clarification du sens et de la porté du dispositif de la décision précitée était également inutile en l’espèce, principalement compte tenu du fait que le dispositif devait être interprété à la lumière des considérants de la décision et du fait que l’huissier lui-même avait noté dans un procès-verbal que le dispositif était clair. Quant à l’action disciplinaire contre l’huissier de justice, les requérants mentionnent qu’il s’agit là d’une voie qui ne leur était pas directement accessible et qui n’était pas susceptible de mener à l’exécution de la décision. S’agissant des amendes civiles, les requérants font noter qu’elles sont applicables uniquement dans le cas des obligations personnelles qui ne peuvent être mises à exécution que par leurs débiteurs. Or, en l’espèce, l’obligation d’exécuter avait une toute autre nature, étant susceptible d’exécution forcée à l’aide de la force publique. A supposer qu’une telle amende ait été applicable, les requérants soulignent que la procédure ultérieure à une telle amende n’était pas claire et donc inefficace, avant la modification du CPC par la loi no 459/2003, entrée en vigueur en décembre 2006.

47. La Cour estime que l’exception du Gouvernement est étroitement liée à la substance du grief que les requérants tirent de l’article 10 de la Convention, de sorte qu’il y a lieu de la joindre au fond (voir, mutatis mutandis, Constantin Oprea c. Roumanie, no 24724/03, § 31, 8 novembre 2007).

48. Par ailleurs, la Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

a) Les requérants

49. Les requérants font valoir tout d’abord que l’article 10 de la Convention est bien applicable en l’espèce. Ainsi, ils soulignent qu’en dépit de leurs nombreuses démarches, ils n’ont pas eu accès aux studios et aux équipements de la station de radio, se trouvant ainsi dans l’impossibilité d’obtenir l’exécution de la décision du 6 décembre 2002 et, par conséquent, dans l’impossibilité de continuer l’exercice de leur profession de journalistes de radio. Ils mentionnent qu’avant et après le contrat d’association, ils assuraient le travail de rédaction pour la Radio M Plus. Selon eux, et contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la station de radio précitée continua à émettre même après octobre 2002 lorsqu’ils se virent refuser l’accès à la rédaction qui fut assurée par d’autres journalistes appartenant à la société Tele M. Les requérants affirment que cette situation est la conséquence d’un conflit entre, d’une part le requérant et, d’autre part, les représentants locaux d’un important parti politique agacés par l’activité de journaliste indépendant du requérant. A ce sujet, ils renvoient à la jurisprudence de la Cour selon laquelle le licenciement d’un intéressé à la suite « d’un ensemble d’agissements constitué d’un nombre indéterminé d’actes de communication ou d’expression, que [les requérantes] avaient accomplis pendant une période de quelques mois, dans le contexte particulier d’un conflit du travail les opposant à leur employeur » représentait une atteinte à leur droit à la liberté d’expression (Cârstea et Grecu c. Roumanie, no 56326/00, (déc.) 21 septembre 2004). A leur avis, même si la présente affaire ne concerne pas un licenciement, elle présente quelques traits communs avec un licenciement de facto déclenchant des effets similaires : l’impossibilité pour les requérants d’exercer leur profession de journalistes radio. D’ailleurs, ils rappellent que la Cour a déjà examiné sous l’angle de l’article 10 de la Convention l’impact des agissements délictueux des tiers perçus comme des obstacles de fait à la liberté d’expression.

Bien qu’ils aient eu la possibilité d’écrire des articles dans des journaux, les requérants soulignent que la situation litigieuse les a empêchés de choisir librement leur mode d’expression, qui est garanti par l’article 10 de la Convention. Ils mettent en exergue le fait qu’il ne revient pas aux autorités publiques ou bien aux tiers de choisir à la place des journalistes les modalités par lesquelles ces derniers poursuivent leur travail en communiquant des informations et des idées. De surcroît, suite à l’inexécution de la décision de 6 décembre 2002, les requérants n’ont pas eu accès aux moyens techniques permettant la communication de programmes de radio, alors que la Convention protège également ces moyens qui concurrent à la communication des informations et des idées (arrêt Autronic AG c. Suisse, 22 mai 1990, § 47, série A no 178).

50. Les requérants considèrent ensuite que la présente affaire n’appelle pas l’examen d’une quelconque ingérence de l’État dans l’exercice de leur liberté d’expression, mais plutôt une analyse de l’obligation positive qu’il a en vertu de la Convention. Aussi estiment-ils que les autorités nationales avaient en l’espèce une obligation positive de mettre à leur disposition un système leur permettant d’obtenir d’un particulier l’exécution d’une obligation et que celles-ci étaient tenues d’agir avec la diligence requise pour les aider à voir exécuter la décision judicaire favorable du 6 décembre 2002, ce qui leur aurait permis d’exercer leur profession de journalistes de radio. Ils mettent en exergue le fait que la Cour a déjà conclu à l’existence d’une telle obligation, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, dans des affaires concernant des obligations de faire à la charge des particuliers. A leur avis, la transposition d’une telle obligation sur le terrain de l’article 10 de la Convention respecte le principe de proportionnalité entre l’intérêt général et les intérêts des individus et ne représente pas un fardeau insupportable et excessif pour l’État étant donné qu’il ne s’agit pas d’obligations nouvelles à sa charge. Enfin, les requérants estiment que, dans la détermination de l’obligation positive en l’occurrence, il convient de tenir compte du fait que la liberté d’expression est exercée par des journalistes professionnels et de ce que les obstacles de fait dénoncés touchent à la diversité et à la pluralité des moyens d’expression. De surcroît, il faudrait également tenir compte de la situation de la presse en Roumanie dans la même période (2002-2004), telle qu’elle est décrite dans plusieurs rapports par différentes organisations nationales et internationales.

51. Les requérants dénoncent ensuite le non respect de l’obligation positive exposée ci-dessus. A cet égard, ils invoquent en premier lieu l’inefficacité de la procédure d’exécution forcée qu’ils ont engagée. Ils soulignent que l’huissier de justice chargé de l’exécution n’a pas fait preuve d’une diligence suffisante en vue de l’exécution de leur titre qu’il considérait comme étant clair, cela d’autant plus qu’il s’agissait d’un titre obtenu à la suite d’une procédure en référé qui requiert par définition une intervention urgente. En outre, ils font valoir que l’huissier avait la possibilité, en vertu des dispositions du CPC, de faire appel aux forces de police. Or, en l’espèce, l’huissier s’est contenté d’aller voir seul les équipements de radio qui se trouvaient au deuxième étage du bâtiment. Qui plus est, l’huissier n’a pas clôturé la procédure d’exécution forcée, les laissant dans l’incertitude. Enfin, les requérants contestent les arguments que l’huissier aurait communiqués au Gouvernement en 2008, soit huit ans après les faits, et qui ne leur avaient jamais été notifiés auparavant.

Deuxièmement, les requérants dénoncent le refus des autorités pénales d’infliger une sanction aux représentants de la société Tele M et l’inexistence d’autres mécanismes effectifs à leur disposition pour assurer l’exécution de « l’obligation de faire » permettant l’accès dans les locaux de la station de radio.

Troisièmement, les requérants soulignent les conséquences que l’inexécution de la décision du 6 décembre 2002 a eues sur l’exercice de leur profession. Ils font valoir qu’à la différence de l’affaire Vérités Santé Pratique SARL c. France, (requête no 74766/01, 1er décembre 2005), où la requérante avait pu diffuser ses informations par d’autres moyens, comme l’internet, et avait poursuivi la publication de celles-ci dans une autre revue, dans la présente affaire, les requérants n’ont pas pu – et, d’ailleurs, ne l’ont pas fait – transmettre des informations par des moyens équivalents. En effet, pour les requérants, journalistes spécialisés de la radio et de la télévision, écrire occasionnellement des articles dans des journaux, n’était pas une véritable alternative puisqu’il s’agit d’un journalisme d’un autre style. Comme la Cour l’a déjà relevé dans d’autres affaires, l’impact potentiel du canal de transmission des opinions a une certaine importance lorsqu’il s’agit de la liberté d’expression car l’on s’accorde à dire que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite (Purcell et autres c. Irlande, no 15404/89, décision de la Commission du 16 avril 1991, Décisions et rapports (DR) 70, p. 262). Enfin, les requérants soulignent qu’ils étaient les rédacteurs d’une station de radio locale qui transmettait des informations et des émissions d’intérêt local ; ils s’adressaient donc à un public local qui avait une bonne connaissance des sujets traités. Dés lors, la possibilité qu’à eue la requérante de publier quelques articles dans un quotidien national, qui s’adressait par définition à un public national, n’était point un moyen équivalent et ne pouvait pas être interprétée comme un « exercice de la profession ». Par ailleurs, le requérant n’a nullement exercé cette profession (même pas en écrivant quelques articles), pendant plusieurs années après les faits litigieux. De toute manière, la possibilité d’exercer leur profession – et donc leur liberté d’expression – par d’autres moyens (écrire dans une gazette, participer à une émission télévisée) est purement spéculative et théorique parce que de telles activités ne dépendent pas uniquement de la volonté des requérants, mais, plutôt, de la volonté des tiers. De plus, ce genre d’argument aurait pu paralyser toutes les requêtes où la Cour a analysé le licenciement des journalistes parce que dans toutes ces affaires les requérants auraient pu trouver un autre emploi dans les médias. De surcroît, saisir l’occasion d’écrire de temps en temps un article pour un journal ou d’être invité comme participant dans une émission radio ou télévisée ne constitue pas un exercice de la profession et ne représente pas un moyen équivalent à celui de rédacteur d’une station de radio.

b) Le Gouvernement

52. Le Gouvernement estime qu’aucune ingérence n’a eu lieu dans l’exercice par les requérants de leur liberté d’expression. Ainsi, il souligne que la station Radio M Plus n’a exercé aucune activité pendant la période 2002-2004, compte tenu des transferts irréguliers de la licence no 246/1997 (voir paragraphe 32 ci-dessus). De plus, il fait remarquer qu’il ressort des pièces du dossier que la requérante exerça une activité journalistique au quotidien national România liberă au mois d’octobre 2002. De même, rien n’empêchait le requérant d’écrire dans un journal ou de participer à des émissions télévisées.

53. A titre subsidiaire, le Gouvernement considère qu’une éventuelle ingérence dans la liberté d’expression des requérants dans le cas présent était prévue par la loi, à savoir la réglementation concernant l’exécution forcée d’une décision définitive. En outre, elle poursuivait un but légitime, qui était celui de la protection des droits d’autrui. Enfin, le Gouvernement est d’avis que la marge d’appréciation des autorités nationales quant à l’existence d’un besoin social impérieux correspondant à l’ingérence litigieuse n’a pas été dépassée et que l’ingérence a été à la fois nécessaire dans une société démocratique, afin d’assurer le respect des droits des tiers et la légalité, ainsi que proportionnelle. A cet égard, il rappelle que les requérants auraient pu exercer leur liberté d’expression par d’autres moyens que le journalisme radio.

2. L’appréciation de la Cour

a) Principes généraux

54. La Cour rappelle l’importance cruciale de la liberté d’expression, qui constitue l’une des conditions préalables au bon fonctionnement de la démocratie. L’exercice réel et effectif de cette liberté ne dépend pas simplement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence, mais peut exiger des mesures positives de protection jusque dans les relations des individus entre eux. Ainsi, dans l’affaire Appleby et autres c. Royaume-Uni (no 44306/98, § 47, CEDH 2003‑VI), la Cour a dû examiner les obligations du Royaume-Uni par rapport au refus d’une société privée propriétaire d’un centre commercial de permettre aux requérants d’établir un stand à cet endroit afin de distribuer des tracts par lesquels ils voulaient attirer l’attention de leurs concitoyens sur leur opposition au projet des élus locaux de construire sur des aires de jeu et de priver ainsi leurs enfants d’espaces verts dans lesquels ils pouvaient jouer. La Cour a décidé que, lorsque l’interdiction d’accéder à la propriété a pour effet d’empêcher tout exercice effectif de la liberté d’expression ou lorsque l’on peut considérer que la substance même de ce droit s’en trouve anéantie, elle n’exclut pas que l’Etat puisse avoir l’obligation positive de protéger la jouissance des droits prévus par la Convention en réglementant le droit de propriété.

55. La Cour rappelle ensuite que, pour déterminer s’il existe une obligation positive, il faut prendre en compte – souci sous-jacent à la Convention tout entière – le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu. L’étendue de cette obligation varie inévitablement, en fonction de la diversité des situations dans les Etats contractants et des choix à faire en termes de priorités et de ressources. Cette obligation ne doit pas non plus être interprétée de manière à imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (voir, parmi d’autres, Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 43, CEDH 2000‑III). Enfin, dans la détermination de l’existence d’une obligation positive sur le terrain de l’article 10 de la Convention, la Cour a pris en compte la nature de la liberté d’expression en question, sa capacité à contribuer au débat public, la nature et la portée des restrictions apportées à la liberté d’expression, l’existence des alternatives dans l’exercice de cette liberté ainsi que le poids des droits contraires d’autrui ou du public en général (Appleby précité, §§ 42-43 et
47-49).

56. La Cour rappelle enfin qu’elle a déjà conclu que l’inexécution d’une décision de justice favorable à un historien s’analyse en une violation de l’article 10 de la Convention, compte tenu de ce que ladite décision porte sur un élément essentiel du droit à liberté d’expression (Kenedi c. Hongrie, no 31475/05, §§ 43-45, 26 mai 2009).

b) Application des principes susmentionnés en l’espèce

57. Dans la présente affaire, les requérants ont obtenu une décision définitive de justice intimant aux représentants de la société Tele M de leur permettre d’accéder à la rédaction de Radio M Plus. Toutefois, cette décision est restée inexécutée et cela même après que les requérants ont demandé son exécution forcée et après avoir saisi un huissier de justice habilité à y procéder.

58. La Cour note que les parties ont des opinions divergentes quant à la démarche que la Cour devrait adopter dans l’examen de la présente affaire. Si le Gouvernement estime qu’elle devrait analyser la justification d’une éventuelle ingérence dans les droits des requérants, ceux-ci allèguent en revanche la méconnaissance de l’obligation positive qu’incomberait à l’État en vertu de l’article 10 de la Convention. La Cour, quant à elle, note d’emblée que les autorités n’ont aucune responsabilité directe dans cette restriction à la liberté d’expression des intéressés. Elle n’est pas convaincue qu’une responsabilité quelconque de l’État puisse découler du fait qu’une société privée empêche l’accès des requérants à la rédaction radio (Appleby, précité, § 41). Néanmoins, il reste à statuer sur la question de savoir si l’État défendeur a respecté ou non une éventuelle obligation positive de protéger d’une ingérence d’autrui – en l’occurrence les représentants de la société Tele M – l’exercice des droits que les requérants tirent de l’article 10 de la Convention.

59. La Cour examinera en premier lieu la question de savoir si l’État avait une obligation positive envers les requérants eu égard aux circonstances spécifiques de l’affaire. Force est de rappeler à cet égard que la Cour a déjà sanctionné l’inertie des autorités nationales face à d’autres types d’agissements délictueux de tiers qui avaient porté atteinte à la liberté d’expression des journalistes (voir Appleby précité ; Özgür Gündem précité, et Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, §§ 106-108 et 137-138, 14 septembre).

60. Sur ce point, la Cour rappelle sa jurisprudence élaborée sur le terrain de l’article 6 de la Convention qui garantit à chacun le droit d’accès à la justice, lequel a pour corollaire le droit à l’exécution des décisions judiciaires définitives (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-II). La question qu’il convient de trancher dans la présente affaire est de savoir si, à l’intérêt personnel d’un justiciable à faire exécuter une décision qui lui est favorable, et à l’intérêt général de la société à une bonne administration de la justice qui ont été consacrés par la Cour dans les affaires de non-exécution des décisions judicaires définitives (Hornsby, précité, § 41), peut s’ajouter l’intérêt des requérants à voir respecter leur droit à la liberté d’expression, moyennant l’exécution d’une décision définitive de justice.

61. En l’occurrence, la Cour note que le Gouvernement ne conteste pas que par l’accès à la rédaction et aux équipements de la station de radio Radio M Plus, les requérants entendaient exercer leur profession de journalistes de radio, qui, de toute évidence, porte sur un élément essentiel du droit à liberté d’expression (voir Kenedi précité § 43 et, mutatis mutandis, Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, no 37374/05, § 27, 14 avril 2009). Le Gouvernement conteste en revanche, attestation du C.N.A. à l’appui, que la station susmentionnée ait eu d’activités de radiodiffusion pendant la période 2002-2004 (voir paragraphe 52 ci-dessus) et affirme que dès lors, les requérants n’auraient pas pu exercer une quelconque activité journalistique dans cette société.

62. La Cour précise d’emblée qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur la légalité des activités d’une station de radio locale. Elle note que l’attestation du C.N.A. fait l’état de l’octroi et des transferts des licences audiovisuelles détenues par les sociétés en litige, à savoir Radio M Plus et Tele M, et conclut que la station de radio Radio M Plus n’a exercé aucune activité de radiodiffusion pendant la période 2002-2004. Toutefois, la Cour note que les sommations adressées par le C.N.A. suite aux différents transferts irréguliers n’ont jamais été suivies d’une décision de retrait de la licence audiovisuelle no 246/1997 que Radio M Plus exploitait, en vertu de la Loi no 504/2002 sur l’audiovisuel. Par ailleurs, aucun retrait n’a été effectué en application de l’article 57 de la même loi qui permet au C.N.A. de retirer la licence audiovisuelle dans le cas où son titulaire arrête l’émission des programmes pendant 45 jours, pour des raisons techniques, et pendant 96 heures, pour toute autre raison (voir paragraphe 35 ci-dessus). Eu égard à ce qui précède, la Cour ne peut pas accepter l’argument du Gouvernement consistant à dire que l’inexécution de la décision définitive du 6 décembre 2002 n’a pas méconnu la liberté d’expression des requérants au motif que Radio M Plus n’a pas eu d’activités de radiodiffusion pendant la période 2002-2004.

63. La Cour observe ensuite que la présente affaire ne concerne pas l’impossibilité de communiquer certaines informations ou certaines idées à des tierces personnes, mais le mode d’exercice d’une profession à laquelle la Cour reconnaît un rôle essentiel dans une société démocratique, à savoir celui de « chien de garde » (voir récemment Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 102, 7 février 2012). En conclusion, un élément essentiel pour la liberté d’expression, à savoir son mode d’exercice, était en jeu pour les requérants. Par ailleurs, force est de constater qu’il ne s’agissait pas d’une simple vocation de l’exercice d’un tel droit. En effet, les requérants disposaient des moyens techniques permettant la communication de programmes de radio. La Cour note qu’il ressort des pièces du dossier que les requérants ont pu publier quelques articles dans la presse écrite nationale et locale au courant des années 2002 et 2003 (voir paragraphes 33-34 ci-dessus). Cependant, elle admet que la possibilité d’écrire des articles dans des journaux ne saurait pallier au libre choix du mode d’expression des journalistes. Or, conformément à la jurisprudence de la Cour, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 de la Convention protège également leur mode d’expression (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, §§ 39-40, arrêt du 11 janvier 2000, et Vérités Santé Pratique SARL, précité). En effet, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions nationales d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (Jersild, précité, § 31). Il convient également de prendre en compte l’impact potentiel du canal de transmission des opinions qui a une certaine importance lorsqu’il s’agit de la liberté d’expression car l’on s’accorde à dire que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite (Purcell et autres précité). En conséquence, la Cour ne peut non plus accueillir l’argument du Gouvernement consistant à dire que les requérants avaient d’autres alternatives pour manifester leur liberté d’expression.

64. En outre, la Cour rappelle que l’État est l’ultime garant du pluralisme, surtout pour ce qui est des médias audiovisuels dont les programmes se diffusent souvent à très grande échelle (Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, 24 novembre 1993, § 38, série A no 276). Ce rôle devient d’autant plus indispensable lorsque l’indépendance de la presse souffre de pressions extérieures exercées par des politiciens et des détenteurs du pouvoir économique. En conséquence, il faut donc attacher une importance particulière au contexte de la liberté de la presse en Roumanie à l’époque des faits. Or, d’après les rapports établis par plusieurs organisations nationales et internationales, la situation de la presse en Roumanie pendant la période 2002-2004 n’apparaît pas comme ayant été satisfaisante (voir paragraphes 39-43 ci-dessus). Ces rapports soulignent, entre autres, que la presse locale se trouvait directement ou indirectement, sous le contrôle des responsables politiques ou économiques de la région. La Cour ne saurait ignorer que, dans la présente affaire, le requérant affirme avoir subi des pressions politiques et économiques qui ont abouti à la vente d’une partie de sa participation dans une société de télévision (voir paragraphes 10-12 ci-dessus). Dans ces conditions, les mesures que l’État devait prendre, vu son rôle de garant du pluralisme et de l’indépendance de la presse, sont d’une réelle importance.

65. Eu égard à ce qui précède, la Cour est d’avis que les autorités nationales étaient tenues de prendre des mesures efficaces afin d’assister les requérants dans la mise à exécution de la décision judiciaire définitive et exécutoire du 6 décembre 2002 du tribunal départemental de Neamţ. Or, malgré leurs démarches, les requérants se sont vu refuser l’accès à la rédaction de la station de radio. Seul le requérant s’est vu restituer le 25 octobre 2004, les équipements appartenant à la société Radio M Plus.

66. La Cour rappelle que l’exercice du pouvoir étatique ayant une influence sur des droits et libertés garantis par la Convention met en jeu la responsabilité de l’État, indépendamment de la forme sous laquelle ces pouvoirs se trouvent être exercés (Wos c. Pologne (déc.), no 22860/02, CEDH 2005-IV, et Vodopyanovy c. Ukraine, no 22214/02, § 33, 17 Janvier 2006). En outre, la décision de l’Etat défendeur de déléguer à une certaine entité certains de ses pouvoirs ne saurait le soustraire aux responsabilités qui auraient été les siennes s’il avait choisi de les exercer lui-même (voir, mutatis mutandis, Wos, précité). Dès lors, l’Etat, en sa qualité de dépositaire de la force publique, était appelé à avoir un comportement diligent et à assister les requérants dans l’exécution de la décision qui leur était favorable, plus particulièrement par l’intermédiaire des huissiers de justice.

67. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont demandé très rapidement l’exécution forcée de la décision du 6 décembre 2002. En conséquence, un huissier de justice s’est déplacé à deux reprises avec ceux-ci au siège de la station de radio, mais ces derniers ont été accueillis dans une pièce vide au rez-de-chaussée de l’immeuble, seul l’huissier ayant pu visiter les studios dotés d’équipements spéciaux, situées au deuxième étage de l’immeuble (voir paragraphes 19-22 ci-dessus). Bien que l’huissier de justice ait noté que la décision exécutoire était claire et qu’il ne fallait pas engager une action judiciaire afin de clarifier le sens et la portée de son dispositif, il n’a pas sollicité le concours et l’assistance des forces de police, qui s’imposaient eu égard au comportement non-coopératif des débiteurs, et n’a fait aucune autre démarche afin d’obtenir l’exécution de la décision favorable aux requérants. Or, en l’espèce, compte tenu de l’enjeu de la procédure pour les requérants qui entendaient exercer leur profession de journalistes de radio et eu égard au fait qu’il s’agissait d’une décision adoptée en référé, la procédure d’exécution forcée appelait des mesures urgentes. La Cour ne saurait accueillir les motifs exposés par l’huissier devant le Gouvernement en 2008 afin de justifier l’inexécution de la décision du 6 décembre 2002 (voir paragraphe 29 ci-dessus). En effet, il ne ressort pas des pièces du dossier que ces motifs aient été notifiés aux requérants, étant pour la première fois soulevés devant la Cour (voir, mutatis mutandis, Svipsta c. Lettonie, no 66820/01, § 110, CEDH 2006-III (extraits).

68. Pour autant que le Gouvernement soutient que les requérants auraient pu former une opposition contre l’exécution, sur la base de l’article 399 du CPC, ou engager une action disciplinaire contre l’huissier de justice en vertu de la loi no 188/2000, pour se plaindre du refus de celui-ci d’accomplir un acte d’exécution (voir paragraphe 45 ci-dessus), la Cour rappelle avoir déjà jugé que le Gouvernement n’a pas démontré le caractère effectif des voies de recours en question (Constantin Oprea, précité, § 41 in fine, et Elena Negulescu c. Roumanie, no 25111/02, § 43, 1er juillet 2008) et note qu’il n’a pas soumis d’éléments pouvant la mener à une autre conclusion en l’espèce. En particulier, le Gouvernement n’a pas fourni d’exemples de jurisprudence interne pour prouver qu’en l’absence de la notification du refus de l’huissier de justice de continuer l’exécution et de la clôture officielle de cette procédure, les requérants auraient pu engager la responsabilité de l’huissier de justice. Par ailleurs, il n’a pas précisé non plus en quoi l’action disciplinaire était une voie de recours directement accessible aux requérants et susceptible de mener à l’exécution du jugement définitif, vu qu’elle ne pouvait être engagée que par le collège directeur de la chambre des huissiers ou par le ministre de la Justice et ne pouvait mener qu’à la suspension de l’huissier de ses fonctions (Topciov c. Roumanie (déc.), 17369/02, 15 juin 2006).

69. S’agissant en outre de l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants avaient également la possibilité d’obtenir l’exécution en application de l’article 5802 du CPC ou d’engager une action en condamnation du débiteur au paiement d’une amende civile ou à des dédommagements en vertu de l’article 5803 du CPC (voir paragraphe 45
ci-dessus), la Cour note en premier lieu que le Gouvernement n’a pas montré de quelle manière les requérants auraient pu faire appliquer les dispositions de l’article 5802 du CPC, à savoir procéder à l’exécution
eux-mêmes ou par le biais d’un tiers.

70. Par ailleurs, s’agissant de la possibilité d’engager une action en condamnation du débiteur au paiement d’une amende civile ou à des dédommagements en vertu de l’article 5803 du CPC, la Cour note que ces voies de recours suggérées par le Gouvernement sont des moyens indirects de faire exécuter la décision définitive, et ne sont donc pas de nature à remédier directement à la violation prétendue. A supposer que, eu égard à son caractère spécial, l’obligation d’exécuter eût nécessité l’intervention personnelle du débiteur, et que ces moyens de contraindre le débiteur eussent pu, en principe, s’avérer des voies de recours effectives et accessibles, la Cour constate qu’en l’espèce les requérants ont déjà usé d’autres moyens indirects, à savoir les deux plaintes pénales, mais qui n’ont pas abouti à l’exécution de la décision définitive. Or, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants. Lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Ghibusi c. Roumanie, no 7893/02, § 28, 23 juin 2005).

71. Compte tenu de ce qui précède, la Cour constate que les requérants ont pris l’initiative d’actes d’exécution suffisants et ont déployé les efforts nécessaires afin d’obtenir l’exécution de la décision définitive du 6 décembre 2002. Or, l’essentiel de l’arsenal juridique mis à la disposition des requérants pour faire exécuter la décision qui leur était favorable, à savoir le système des huissiers de justice, s’est montré inadéquat et inefficace. De plus, en s’abstenant de prendre des mesures efficaces et nécessaires pour assister les requérants dans l’exécution de la décision judiciaire définitive et exécutoire précitée, les autorités nationales ont privé les dispositions de l’article 10 de la Convention de tout effet utile et ont remis en cause l’exercice de la profession de journaliste de radio par les requérants.

72. Partant, il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement et de constater qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

73. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

74. Les requérants réclament 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’ils auraient subi pendant la période 2002-2004. Ils font valoir que la somme réclamée correspond aux salaires que la requérante aurait dû toucher en tant que rédactrice et ultérieurement de directrice des programmes à la station de radio Radio M Plus, à la perte des revenus subie par le requérant en tant que gérant et participant à 20 % du profit de la même station de radio, aux coûts engendrés par la mise en place d’une nouvelle société de radiodiffusion et à l’interdiction d’accès à la rédaction de la station de radio. Ils produisent à l’appui de leur demande le contrat de travail de la requérante d’où il ressort qu’elle touchait à partir d’octobre 2002 un salaire mensuel de 6 millions ROL, la balance comptable de la société Radio M Plus qui ferait état de la diminution importante de son profit pour les mois d’octobre et de novembre 2002, ainsi que le carnet de travail du requérant d’où ressort le fait qu’il a travaillé, à partir du 1er février 2003, comme coordinateur de projet pour une organisation
non-gouvernementale et ultérieurement comme ingénieur de systèmes, ainsi que les salaires touchés.

75. Quant au préjudice moral, les requérants réclament 5 000 EUR. Ils ne précisent pas s’ils réclament la somme précitée chacun ou conjointement. A cet égard, ils invitent la Cour à prendre en compte l’importance des valeurs en jeu pour eux, sachant qu’ils ont été empêchés d’exercer en tant que journalistes, les efforts déployés et les procédures engagées pour la mise à exécution de la décision définitive du 6 décembre 2002, ainsi que leur désarroi face à l’échec de toutes ces procédures et au manque de protection des droits reconnus par la justice et, plus généralement, face à l’absence de protection des médias indépendants contre les pressions politiques et économiques spécifiques à la date des faits.

76. Le Gouvernement estime que la demande des requérants au titre du préjudice matériel est spéculative puisque la présente affaire concerne uniquement l’article 10 de la Convention et non l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et que les requérants n’ont pas prouvé l’existence d’un lien de causalité entre le préjudice réclamé et la violation alléguée de la Convention.

77. S’agissant du dommage moral, le Gouvernement estime qu’il serait suffisamment compensé par un constat de violation. A titre subsidiaire, le Gouvernement considère que les prétentions des requérants sont excessives et qu’aucun lien de causalité n’a été établi entre le dommage moral allégué et la prétendue violation de la Convention.

78. La Cour relève que le fondement à retenir, pour l’octroi d’une satisfaction équitable, réside en l’espèce dans la violation de l’article 10 de la Convention en raison de l’inertie des autorités nationales qui se sont abstenues de prendre des mesures efficaces et nécessaires pour assister les requérants dans l’exécution de la décision judiciaire définitive et exécutoire favorable et qui leur aurait permis d’exercer en tant que journalistes de radio. A son avis, il est indéniable que les requérants ont subi un préjudice matériel de ce fait. Néanmoins, la Cour souligne qu’il peut se révéler impossible, en raison du caractère forcément aléatoire du dommage découlant de la violation, de chiffrer précisément les sommes nécessaires à l’octroi d’une réparation totale (restitutio in integrum) pour les pertes matérielles subies par un requérant (arrêt Young, James et Webster c. Royaume-Uni (article 50) du 18 octobre 1982, § 11, série A no 55). La Cour jouit en la matière d’un pouvoir d’appréciation dont elle use en fonction de ce qu’elle estime équitable (arrêts Sunday Times
c. Royaume-Uni (no 1) (article 50), 6 novembre 1980, § 15, série A no 38 et Smith et Grady c. Royaume-Uni (satisfaction équitable), nos 33985/96 et 33986/96, §§ 18-19, CEDH 2000-IX). Par ailleurs, la Cour estime que les requérants ont subi un tort moral compte tenu de l’angoisse et du stress considérables qu’ils ont certainement ressentis.

En conséquence, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer 18 000 EUR tous préjudices confondus aux deux requérants conjointement.

B. Frais et dépens

79. Les requérants demandent également 37,5 millions ROL pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 4 500 EUR pour ceux engagés devant la Cour.

80. Le Gouvernement s’oppose à cette demande.

81. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour note d’emblée que les contrats d’assistance judicaire produits au dossier ont été signés uniquement par le requérant. Compte tenu du contenu de ces documents et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme totale de 5 500 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

82. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement concernant le non-épuisement des voies de recours internes et la rejette ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

4. Dit,

a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i) aux requérants, conjointement, 18 000 EUR (dix-huit mille euros) tous préjudices confondus ;

ii) au premier requérant, 5 500 EUR (cinq mille cinq cents euros) pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 mai 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-110808
Date de la décision : 10/05/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Exception préliminaire jointe au fond et rejetée (Article 35-1 - Epuisement des voies de recours internes);Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression);Dommage matériel et préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : FRĂSILĂ ET CIOCÎRLAN
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DRAGOS B.S. ; SELEGEAN M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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