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24/04/2012 | CEDH | N°001-110686

CEDH | CEDH, AFFAIRE ILIYA PETROV c. BULGARIE, 2012, 001-110686


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE ILIYA PETROV c. BULGARIE

(Requête no 19202/03)

ARRÊT

STRASBOURG

24 avril 2012

DÉFINITIF

24/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Iliya Petrov c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Lech Garlicki, président,
David Thór Björgvinsson,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi

Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE ILIYA PETROV c. BULGARIE

(Requête no 19202/03)

ARRÊT

STRASBOURG

24 avril 2012

DÉFINITIF

24/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Iliya Petrov c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Lech Garlicki, président,
David Thór Björgvinsson,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 septembre 2009 et 3 avril 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19202/03) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Iliya Vasilev Petrov (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 mai 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme M. Dimova, du ministère de la Justice.

3. Le requérant alléguait en particulier qu’il avait subi un grave traumatisme en raison de la non-sécurisation d’un transformateur électrique et dénonçait le fait que le système judiciaire bulgare n’avait pas pu identifier les fonctionnaires et les organisations responsables de cet accident, ainsi que le fait qu’il ne s’était pas vu accorder d’indemnisation pour le préjudice matériel et moral qu’il avait subi.

4. Par une décision du 8 septembre 2009, la chambre a déclaré la requête recevable, après avoir estimé que les griefs du requérant devaient être examinés sous l’angle des articles 2 et 8 de la Convention.

5. La chambre ayant décidé qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 3 in fine du règlement), les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l’autre.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1984 et réside à Varna.

7. Le 16 septembre 1996, le requérant, alors âgé de onze ans et accompagné de deux garçons âgés de douze et quinze ans, entra dans le bâtiment d’un transformateur électrique dont la porte était ouverte et qui se situait dans le parc « Le Monde des enfants » (Детски свят), à deux cents mètres de l’immeuble où il habitait. Il pénétra dans un des compartiments intérieurs, lequel n’était pas non plus fermé à clé. Alors qu’il se baissait pour récupérer un morceau de fer-blanc, un courant de vingt mille volts traversa son corps ; ses cheveux s’enflammèrent et il tomba dans le coma.

8. Le requérant fut amené à l’hôpital où il resta environ deux mois et demi. Le choc électrique entraîna la nécrose d’une partie de l’os du crâne et de la dure-mère sous-jacente. Les tissus nécrosés, dont la superficie était de huit centimètres de large sur douze centimètres de long, furent remplacés par une greffe de peau.

9. Cet accident donna lieu à l’ouverture d’une instruction préliminaire. Au cours de celle-ci, les organes de l’enquête effectuèrent une inspection des lieux de l’accident, interrogèrent neuf témoins, y compris le requérant, ordonnèrent une expertise médicale et une expertise technique et recueillirent des preuves documentaires.

10. A une date non précisée en 1998, le procureur de district de Varna introduisit un acte d’accusation contre un employé de l’entreprise publique de distribution d’électricité (« l’entreprise publique d’électricité »), M.D., qui occupait le poste de chef technique de secteur. A l’égard des blessures causées au requérant, il fut inculpé de dommage corporel grave par négligence dans le cadre de l’exercice de sa profession, infraction prévue et réprimée par l’article 134, alinéa 1 (1) du code pénal.

11. Le tribunal de district de Varna tint une audience le 14 septembre 1998. Le requérant se constitua partie civile.

12. Le procureur releva que selon sa description d’emploi, M.D. avait l’obligation d’assurer la sécurité technique de tous les transformateurs qui se trouvaient dans son secteur. Le procureur présenta également une ordonnance administrative de décembre 1980, traitant, entre autres, de la cession gratuite de la propriété du transformateur en cause à l’entreprise publique d’électricité par un autre organisme public (« DIO Varna‑Zapad »). Il présenta des lettres de la municipalité de Varna et du directeur du centre de jeunesse « Le Monde des enfants» affirmant que le transformateur ne leur appartenait pas.

13. Interrogé devant le tribunal de district le requérant indiqua qu’à l’époque des faits, il ne connaissait pas les fonctions du bâtiment, qu’il y était rentré plusieurs fois, et que le panneau posé sur la porte d’entrée du transformateur était rouillé et illisible. Les deux autres garçons firent des dépositions dans le même sens.

14. Un agent de sécurité interrogé comme témoin indiqua que la veille de l’accident il avait vu que la porte du bâtiment du transformateur était ouverte et avait demandé qu’on en informe l’entreprise publique d’électricité. Il affirma avoir vu souvent des enfants jouer à l’intérieur.

15. K.K., inspecteur de police, indiqua avoir vu à deux reprises que la porte du transformateur en question était ouverte. Il déclara savoir que des enfants du quartier avaient l’habitude de jouer dedans. Il affirma avoir informé son supérieur de ces faits.

16. Dans ses conclusions présentées devant le tribunal de district, le médecin expert confirma que la peau greffée à la place de l’os était une protection insuffisante pour le cerveau et qu’il y avait un risque permanent pour la vie du requérant.

17. L’expert technique interrogé par le tribunal de district constata que les compartiments intérieurs du transformateur n’étaient pas équipés de blocages conformes aux normes en vigueur, et cela depuis la construction de l’installation. L’expert indiqua que l’obligation d’installer ces blocages incombait au propriétaire, mais que celui-ci n’avait pas pu être déterminé. La porte du transformateur était également ouverte. Il précisa qu’il s’agissait de manquements aux articles I-7-32 et V-2-28 (5) du règlement sur les installations électriques (Правилник за устройството на електрическите уредби).

18. Interrogé devant le tribunal de district, M.D. précisa avoir travaillé dans le transformateur dans les mois précédant l’accident et avoir trouvé la porte fermée. Il reconnut avoir constaté que les compartiments intérieurs n’avaient pas de blocages. Toutefois, il avança qu’il n’était pas responsable de la sécurité technique des transformateurs n’appartenant pas à l’entreprise publique d’électricité. En ce qui concerne ces transformateurs-là, M.D. fit valoir que les techniciens de l’entreprise n’y effectuaient que les manipulations nécessaires au bon fonctionnement du réseau électrique. Il indiqua avoir installé une nouvelle serrure après l’accident, afin d’éviter qu’un tel évènement se reproduise.

19. Interrogés devant le tribunal, d’autres employés de l’entreprise publique d’électricité confirmèrent que ses registres ne mentionnaient pas les propriétaires des transformateurs qui ne lui appartenaient pas (déposition de P.K., chef du contrôle technique), mais qu’il y avait un service spécialisé (Служба „Контрол на пласмента”) qui devait connaître les propriétaires de ce type d’installations (déposition de T.B., ingénieur). Ils expliquèrent que seuls les techniciens de l’entreprise publique d’électricité, et non le propriétaire, avaient le droit de mettre hors tension un transformateur électrique (déposition de T.B., ingénieur). Y. P., responsable de secteur technique, avoua quant à lui avoir vu, un certain temps avant l’accident, que la porte du transformateur était ouverte. Il indiqua qu’à une époque ce transformateur avait appartenu à l’organisation régionale des jeunes communistes (Окръжен комитет на ДКМС), mais qu’il ne connaissait pas son propriétaire actuel.

20. Par un jugement du 14 septembre 1998, le tribunal de district acquitta M.D. et rejeta l’action civile. Le tribunal estima qu’il n’était pas établi que le transformateur appartînt à l’entreprise publique d’électricité, le droit de propriété n’ayant pas été cédé dans les formes prescrites par la loi. Par ailleurs, il fut considéré qu’en vertu des dispositions pertinentes du droit interne, les propriétaires et les usagers (ползуватели) étaient les seuls responsables de la sécurité technique de leurs transformateurs. Au regard de ces arguments, le tribunal conclut que M.D n’avait pas l’obligation d’assurer la sécurité d’un transformateur qui n’appartenait pas à l’entreprise publique d’électricité, sa description d’emploi ne pouvant pas déroger aux dispositions légales pertinentes.

21. Le procureur et le requérant interjetèrent appel. Une audience eut lieu le 16 septembre 1999. Le procureur et le requérant firent valoir qu’en vertu de l’article 2 de la loi sur l’électricité, les transformateurs étaient propriété de l’Etat. Se fondant sur l’article 20 de la même loi, ils avancèrent que l’entreprise publique d’électricité était chargée de contrôler la sécurité technique des transformateurs. Par un jugement du même jour, le tribunal régional de Varna annula le jugement du tribunal de première instance pour défaut de motivation cohérente et ordonna le réexamen de l’affaire.

22. Le tribunal de district tint une audience le 9 mai 2001. Par un jugement du même jour, il acquitta M. D., au motif que celui-ci n’avait pas l’obligation d’assurer la sécurité d’un transformateur dont il n’était pas prouvé qu’il appartînt à l’entreprise publique d’électricité. L’action civile fut également rejetée.

23. Le requérant et le procureur interjetèrent appel.

24. Le tribunal régional de Varna tint une audience le 14 février 2002. Le requérant demanda la production de preuves concernant la propriété du transformateur et en particulier une attestation du ministère de l’Énergie. Cette demande fut rejetée, au motif que les éléments en question ne pouvaient pas apporter d’informations pertinentes.

25. Par un jugement du 15 mars 2002, le tribunal régional confirma le jugement de la juridiction inférieure. Interprétant l’article 20, alinéa 1, de la loi sur l’électricité en combinaison avec son article 21, le tribunal conclut que l’entreprise publique n’était pas chargée du contrôle de la sécurité des installations électriques dont elle n’était pas le propriétaire ou l’usager. Il releva que même si le transformateur était visiblement propriété de l’Etat, il n’y avait aucune preuve permettant de conclure que l’entreprise d’électricité en était propriétaire ou usager aux termes de la loi sur l’électricité. Par ailleurs, le tribunal régional considéra que le terme « bon état technique », figurant dans la description d’emploi de l’accusé, n’englobait pas la « sécurité » des installations.

26. Le requérant se pourvut en cassation.

27. Une audience eut lieu le 14 octobre 2002.

28. Le 26 novembre 2002, la Cour suprême de cassation rejeta le pourvoi. Dans les motifs de son arrêt, la juridiction suprême confirma l’interprétation de la législation interne retenue par le tribunal régional. Par ailleurs, elle releva que le maître d’ouvrage (инвеститор) de la construction du transformateur avait été l’organisme public « DIO Varna‑Zapad » et que le droit de propriété n’avait pas été cédé à l’entreprise publique d’électricité dans les formes prescrites par la loi.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi sur l’électricité de 1975 (Закон за електростопанството – ci-après « LE ») et son règlement d’application (Правилник за приложение на Закона за електростопанството)

29. Selon l’article 2 de la LE, abrogé à compter du 16 juillet 1999, les centrales de production d’électricité, les installations et les réseaux de transport et de distribution d’électricité appartenaient à l’Etat. Des coopératives et d’autres organisations pouvaient acquérir ce type de biens après autorisation de la part de l’Agence de l’énergie (Асоциация „Енергетика”).

30. Selon l’article 20 de la même loi, le contrôle du bon état technique des équipements et des installations électriques était exercé par l’Agence de l’énergie.

31. Les organes de contrôle de l’Agence de l’énergie pouvaient effectuer des contrôles et donner des instructions contraignantes aux usagers (article 65 du règlement d’application). Si une installation électrique présentait un problème de sécurité pouvant mettre en danger la vie du personnel, ils devaient prendre des mesures préventives ou mettre hors tension l’installation en question (article 66 du règlement d’application).

32. En vertu de l’article 64, alinéa 2, du règlement d’application, abrogé à compter du 14 avril 2000, les entreprises publiques de distribution d’électricité exerçaient elles aussi le contrôle visé par l’article 20 de la LE.

33. D’autres organes et organisations, dans le cadre de leurs compétences, pouvaient également contrôler les installations et les équipements électriques (article 22 de la LE).

34. Selon l’article 21 de la LE, les institutions administratives et les entreprises contrôlaient le bon état technique et la sécurité des installations électriques qu’elles utilisaient.

35. Selon l’article 17 du règlement d’application, les propriétaires et les usagers (ползуватели) étaient responsables des dommages dus au mauvais état technique ou à la non-sécurisation de leurs installations et réseaux électriques.

B. L’ordonnance ministérielle no 9 de 2004 relative à l’exploitation technique du réseau électrique et des centrales électriques

36. L’article 119 de cette ordonnance prévoit que l’état technique et l’exploitation des installations électriques sont contrôlés par les organes auxquels le ministre de l’Économie et de l’Énergie a délégué ces fonctions. Ces mêmes organes sont chargés de mener des enquêtes en cas d’accidents graves et autres manquements aux règles techniques d’exploitation des installations.

C. Le code pénal

37. Les articles 133 et 134 du code pénal prévoient que les dommages corporels graves, causés à autrui par négligence en dehors ou dans le cadre de l’exercice d’une profession, donnent lieu à des poursuites pénales obligatoires.

D. Le code de procédure pénale de 1974 (CPP de 1974)

38. Selon les dispositions pertinentes du CPP de 1974, désormais abrogé, la victime d’une infraction pénale pouvait introduire une action civile dans le cadre de la procédure pénale pour demander réparation des dommages causés par l’infraction (article 60).

39. L’action pouvait être dirigée uniquement contre l’accusé et les personnes répondant de celui-ci au titre de la responsabilité civile délictuelle (article 62).

40. La victime d’une infraction pouvait également porter sa demande de réparation devant les juridictions civiles. Si l’intéressé choisissait cette voie, il ne pouvait alors plus se constituer partie civile dans la procédure pénale (article 60, alinéa 2).

41. Par ailleurs, les juridictions civiles sont liées par les conclusions adoptées par les jugements définitifs des juridictions pénales en ce qui concerne la commission des faits et la culpabilité de l’accusé (article 372, alinéa 2, du CPP de 1974 et article 222 du code de procédure civile de 1952, désormais abrogé.

E. La loi sur les obligations et les contrats

42. Les articles 45 et suivants de cette loi régissent la responsabilité délictuelle.

43. Selon l’article 45, toute personne ayant causé par sa faute un dommage à autrui est tenue de le réparer.

44. Selon la jurisprudence de la Cour suprême bulgare, la responsabilité civile des personnes morales ne peut être engagée sur le fondement de l’article 45 (пост. № 7 от 30 декември 1959 г., Пленум на ВС), mais peut l’être en vertu des articles 49 et 50.

45. Selon l’article 49, la personne ayant confié un travail à un tiers est civilement responsable des dommages causés par la faute de ce dernier, par le fait ou à l’occasion de son travail.

46. En vertu de l’article 50 de la même loi, les dommages causés par des biens corporels (вещи) doivent être réparés solidairement par leur propriétaire et les personnes responsables de leur surveillance.

47. Aux termes des articles 110 et 114, les délits sont prescrits à l’expiration d’un délai de cinq ans à compter de l’identification de l’auteur du délit.

48. L’article 116, alinéa 3 (b) prévoit que la prescription est interrompue par l’introduction d’une action en justice à condition qu’elle soit accueillie par les tribunaux compétents.

EN DROIT

I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

49. Le requérant allègue que l’Etat doit être tenu responsable du grave traumatisme qu’il a subi à la suite de son électrocution survenue dans le bâtiment d’un transformateur électrique. Il dénonce également le caractère inadéquat de la réaction judiciaire des autorités. L’intéressé invoque l’article 2 de la Convention, libellé comme suit :

« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) ».

50. Dans sa décision du 8 septembre 2009, la Cour a déclaré la requête recevable, après avoir estimé qu’il fallait joindre au fond l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (voir Iliya Petrov c. Bulgarie (déc.), no 19202/03, 8 septembre 2009).

A. Le volet matériel de l’article 2

1. Positions des parties

51. Le requérant rappelle qu’à l’âge de onze ans il a été électrocuté dans le bâtiment d’un transformateur qui se trouvait dans un parc public destiné aux enfants et situé à quelque deux cents mètres de son domicile. Il a été hospitalisé en état de coma et une partie de son crâne a été enlevée parce que les tissus s’étaient nécrosés. L’os a été remplacé par une greffe de peau qui ne représente pas une protection suffisante pour le cerveau. La vie du requérant est constamment menacée parce que tout accident, même le plus anodin en apparence, peut lui être fatal.

52. L’intéressé allègue que l’accident en cause est imputable aux autorités de l’Etat chargées de surveiller la sécurité et le bon fonctionnement des réseaux de distribution d’électricité. Il rappelle que selon la législation interne en vigueur à l’époque des faits, les installations de production et de distribution d’électricité étaient la propriété de l’Etat. Toujours selon la même législation, les entreprises d’électricité et les autorités étatiques avaient l’obligation d’assurer le bon fonctionnement et la sécurité de ces installations. Or, le transformateur dans lequel s’est produit l’accident en cause n’était pas fermé à clé et ne disposait pas des blocages exigés par la législation interne, ce qui était dû à la négligence des personnes et autorités responsables du contrôle de cette installation.

53. Le Gouvernement fait observer que les activités liées à l’exploitation et le contrôle des réseaux et installations électriques ont été réglementées par la loi sur l’électricité et son règlement d’application, ainsi que par un certain nombre d’ordonnances ministérielles. Les actes en question fixaient, entre autres, les conditions de sécurité qui devaient être respectées pour prévenir les accidents liés à ces activités dangereuses. Le Gouvernement est dès lors d’avis que l’Etat bulgare a rempli l’obligation positive lui incombant en vertu de l’article 2 de la Convention d’adopter une législation protégeant la vie des personnes physiques dans ce domaine.

2. Appréciation de la Cour

54. Le droit à la vie revêt une importance primordiale dans le système de la Convention. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 2 de la Convention oblige les Etats, entre autres, à prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction (voir, parmi beaucoup d’autres, L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III ; Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 54, CEDH 2002‑II). Ladite obligation vaut également dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie, a fortiori pour les activités à caractère industriel, dangereuses par nature (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 71, CEDH 2004‑XII). La Cour tient à rappeler que l’article 2 de la Convention trouve à s’appliquer également dans des situations où la personne a en fin de compte survécu à un grave accident mettant en danger sa vie (voir Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, § 146, CEDH 2008 (extraits)).

55. L’obligation positive implique avant tout pour les Etats le devoir de mettre en place un cadre législatif et administratif visant à une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie. Dans le cas spécifique des activités dites « dangereuses » la législation doit régir l’autorisation, la mise en place, l’exploitation, la sécurité et le contrôle afférents à l’activité ainsi qu’imposer à toute personne concernée par celle‑ci l’adoption de mesures d’ordre pratique propres à assurer la protection effective des citoyens dont la vie risque d’être exposée aux dangers inhérents au domaine en cause. Le public doit être suffisamment informé des risques inhérents à l’activité en cause. Les réglementations mises en place doivent par ailleurs prévoir des procédures adéquates tenant compte des aspects techniques de l’activité en question et permettant de déterminer ses défaillances ainsi que les fautes qui pourraient être commises à cet égard par les responsables à différents échelons (voir Öneryıldız, précité, §§ 89 et 90).

56. La Cour observe que dans le cas d’espèce le requérant a été victime d’un grave accident survenu dans un transformateur électrique : il a reçu une décharge électrique de 20 000 volts qui l’a plongé dans le coma et qui lui a laissé des séquelles au niveau du crâne qui mettent constamment en danger sa vie (voir paragraphes 7, 8 et 16 ci-dessus). Elle estime qu’à l’instar du stockage des déchets ménagers (voir l’arrêt Öneryıldız, précité, § 71), l’exploitation des réseaux de distribution d’électricité à haute tension représente une activité qui comporte un risque élevé pour les personnes qui pour telle ou telle raison se trouvent à proximité de ces installations. Dès lors, les principes énoncés dans la jurisprudence précitée trouvent à s’appliquer dans la présente affaire.

57. La Cour estime que lorsque l’Etat met en place des installations électriques du type de celle de l’espèce, sa responsabilité sous l’angle de l’article 2 de la Convention implique la prévention des risques inhérents à ces installations. Il échet de rappeler que l’obligation positive imposée par cet article est une obligation de moyens et non pas de résultat. Dans le domaine de l’activité examinée, la Cour estime que l’Etat a une obligation de signaler les installations électriques à haute tension. La Cour se doit donc de rechercher si dans le cas d’espèce les autorités bulgares ont mis en place une réglementation adéquate concernant cette activité.

58. A l’époque des faits pertinents, l’exploitation des réseaux de distribution d’électricité était régie par la loi sur l’électricité et son règlement d’application (voir paragraphes 29-35 ci-dessus). Quant aux normes de sécurité qui devaient être respectées dans ce domaine, elles se trouvaient dans le règlement sur les installations électriques qui exigeait, entre autres, que les transformateurs électriques soient munis de blocages et que leurs portes soient fermées de façon à empêcher l’entrée de personnes non autorisées dans ces bâtiments (voir paragraphe 17 ci-dessus). De l’avis de la Cour, il s’agissait de normes suffisamment précises et exigeantes, dont l’observation suffisait en principe à assurer la sécurité des installations à haute tension et la prévention d’accidents potentiellement mortels comme celui de l’espèce.

59. Cependant, dans le cas du requérant ces règles de sécurité n’ont pas été respectées. Se pose donc la question de savoir si la législation interne prévoyait des procédures de contrôle suffisamment efficaces pour assurer l’application effective des règles de sécurité technique de ces installations. En particulier, la Cour doit rechercher si la législation pertinente prévoyait des contrôles réguliers, permettant la prise de mesures préventives lorsqu’une défaillance avait été constatée ou signalée.

60. La loi sur l’électricité de 1975 et son règlement d’application obligeaient les propriétaires et les usagers des différentes installations électriques à haute tension à assurer leur « bon état technique » et leur sécurité (voir paragraphe 34 ci-dessus). Les mêmes actes imposaient aux entreprises de distribution d’électricité de veiller au bon fonctionnement de toutes les installations nonobstant leurs propriétaires respectifs (voir paragraphe 32 ci-dessus). De surcroît, le « bon état technique » des installations était également l’objet du contrôle des organes de l’Agence de l’énergie. Ceux-ci pouvaient donner des instructions contraignantes aux usagers et devaient prendre des mesures préventives en cas de problèmes techniques impliquant un danger pour le personnel travaillant sur ces installations (voir paragraphe 31 ci-dessus).

61. Il apparaît que la législation interne faisait la distinction entre les termes « bon état technique » et « sécurité » des installations de distribution d’électricité et qu’il existait une différence au niveau de la responsabilité de leur mise en œuvre. La Cour observe que la réglementation interne semblait donner la priorité au bon fonctionnement du système de distribution d’électricité, qui devait être assuré et contrôlé par l’ensemble des autorités et des personnes physiques et morales susmentionnées : les usagers, les propriétaires, les entreprises de distribution d’électricité et l’Agence de l’énergie. La sécurité des installations était en revanche de la seule responsabilité des propriétaires et des usagers de celles-ci. Les organes de l’Agence de l’énergie avaient visiblement la possibilité légale de contrôler cet aspect de l’exploitation des réseaux de distribution d’électricité. Cependant, à l’époque des faits, la législation interne ne leur imposait en des termes non équivoques aucune obligation d’effectuer des contrôles réguliers sur les installations en cause. Ce n’est qu’en 2004 qu’une telle possibilité a été prévue et que des prérogatives en ce sens ont été données à des organes désignés par le ministre de l’Energie (voir paragraphe 36 ci-dessus).

62. La Cour considère que le désintérêt des autorités pour le contrôle de la sécurité des installations de distribution d’électricité à haute tension semble difficilement conciliable avec leur obligation positive de prendre les mesures nécessaires afin de minimiser le risque d’accidents mortels liés à l’exploitation de ces installations. Certes, l’Etat bulgare avait adopté des règles de sécurité de ces installations qui étaient contraignantes pour les propriétaires et les usagers de celles-ci. Cependant, compte tenu de l’importance de ces installations, de l’ampleur des infrastructures liées à l’acheminement et à la distribution de l’électricité, du nombre assurément considérable de leurs propriétaires et usagers et du niveau élevé de risque pour la vie des personnes que leur exploitation pouvait représenter, la Cour estime qu’il incombait aux autorités de mettre en place un système efficace de repérage des propriétaires et usagers des installations dangereuses afin d’assurer le respect des règles de sécurité dans ce domaine. Force est de constater qu’à l’époque des faits pertinents un tel système n’existait pas. Cela a rendu impossible d’identifier le propriétaire ou l’usager actuel du transformateur en question, même si les tribunaux ont estimé qu’il s’agissait de toute évidence d’un bien appartenant au domaine public (voir paragraphe 25 ci-dessus).

63. Sans vouloir sous-estimer l’imprévisibilité du comportement humain et le fait que le requérant, alors âgé de onze ans et accompagné de deux autres mineurs, a fait preuve d’une grande imprudence en pénétrant dans un bâtiment visiblement abandonné et dont il ne connaissait pas les fonctions, la Cour considère que l’absence d’un système de contrôle de la bonne application des règles de sécurité en matière d’exploitation des installations électriques à haute tension a été le facteur déterminant de la survenue de l’accident du 16 septembre 1996. Elle observe à cet effet que le transformateur en cause se trouvait dans un parc destiné aux enfants, à proximité d’une zone d’habitation (voir paragraphe 7 ci-dessus). Le tableau de signalisation, indiquant qu’il s’agissait d’une installation à haute tension, était rouillé et illisible et la porte du bâtiment avait été aperçue ouverte à plusieurs reprises, y compris par un agent de police qui en avait averti ses supérieurs (voir paragraphes 14 et 15 ci-dessus). L’entreprise publique d’électricité était également au courant de ces dysfonctionnements (voir paragraphes 18 et 19 ci-dessus). Dans ces circonstances, et compte tenu du fait que d’après la législation interne la sécurisation de l’installation était de la responsabilité du propriétaire de celle-ci, les autorités auraient dû déployer les efforts nécessaires afin d’identifier celui-ci et de lui enjoindre de sécuriser le transformateur en cause. En l’absence d’une telle sécurisation, la survenue d’un accident comme celui de l’espèce dans un parc fréquenté par des enfants et des adolescents n’était qu’une question de temps.

64. La Cour estime que la carence des autorités est d’autant plus regrettable que la sécurisation de l’installation en cause ne demandait apparemment pas des moyens considérables. En effet, quelque temps après l’accident en cause, les employés de l’entreprise publique d’électricité ont changé, de leur propre initiative, la serrure de la porte du bâtiment du transformateur (voir paragraphe 18 in fine ci-dessus).

65. La Cour conclut que pareilles circonstances entraînent une violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet matériel, étant entendu qu’à cet égard l’argument invoqué par le Gouvernement et lié à l’issue d’une éventuelle procédure de dommages et intérêts contre le propriétaire du transformateur en cause (paragraphe 69 ci-dessous) ne prête pas à conséquence, pour les raisons exposées ci-après au paragraphe 79.

B. Le volet procédural de l’article 2

1. Positions des parties

66. Le requérant expose que la réaction judiciaire des autorités bulgares à l’accident du 16 septembre 1996 n’a pas satisfait aux exigences procédurales de l’article 2 de la Convention. Une procédure pénale a été ouverte peu de temps après l’accident et le parquet a traduit devant les tribunaux un employé de l’entreprise de distribution d’électricité en lui reprochant d’avoir causé par négligence des lésions corporelles graves au requérant. Ce dernier s’est constitué partie civile dans la procédure. Le procès pénal s’est soldé par l’acquittement de l’accusé et par le rejet de l’action civile au motif que l’entreprise de distribution qui employait celui‑ci n’était pas le propriétaire du transformateur en question et que, par conséquent, l’accusé n’était pas responsable du contrôle de la sécurité de cette installation. Ainsi, les autorités en charge des poursuites pénales ont manqué à leur obligation d’identifier les responsables de l’accident qui avait mis en danger la vie du requérant.

67. L’intéressé met en avant le fait que le rejet de son action civile dans le cadre du procès pénal rend impossible l’initiation d’une nouvelle procédure civile contre le même défendeur parce que la décision des tribunaux dans la partie concernant la réparation des dommages subis a l’autorité de la chose jugée.

68. Le Gouvernement observe qu’une procédure pénale a été initiée par le parquet de district de Varna à l’encontre d’un des responsables locaux de l’entreprise publique d’électricité. A la fin de cette procédure, les tribunaux pénaux ont estimé que cette personne n’était pas pénalement responsable des lésions causées au requérant parce qu’il ne lui incombait pas d’assurer la sécurité de cette installation électrique, dont son employeur n’était ni propriétaire ni utilisateur. Le Gouvernement fait observer que cette décision des tribunaux était amplement motivée et qu’elle était prise en conformité avec les dispositions pertinentes du droit interne.

69. Le Gouvernement estime que le requérant ne s’est pas prévalu des possibilités que lui offrait le droit interne d’obtenir un dédommagement pécuniaire du préjudice subi. En particulier, il lui serait ouvert d’intenter une action civile en dommages et intérêts contre le propriétaire ou l’usager du transformateur, qui selon la législation interne étaient responsables du préjudice causé par leurs installations électriques non sécurisées.

2. Appréciation de la Cour

70. Selon la jurisprudence constante de la Cour, dans les cas de pertes de vies humaines dans des circonstances de nature à engager la responsabilité de l’Etat, l’article 2 impose à l’Etat de garantir, par tous les moyens à sa disposition, une réponse appropriée – judiciaire ou autre – permettant au cadre législatif et administratif conçu pour protéger le droit à la vie d’être mis en œuvre comme il se doit et garantissant la répression et la sanction de toute atteinte à ce droit (Öneryıldız, précité, § 91, Boudaïeva, précité, § 138). Les mêmes standards de protection trouvent à s’appliquer dans les cas d’accident impliquant un danger imminent pour la vie de la personne lorsque celle-ci a finalement survécue (voir, mutatis mutandis, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 98-100, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI et Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 73, CEDH 2004‑XI).

71. Si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive de mettre en place un « système judiciaire efficace » n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale et il peut y être satisfait par l’offre de recours de nature civile, administrative ou même disciplinaire (voir, par exemple, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004-VIII; Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002-I; Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 90, CEDH 2002-VIII).

72. Dans le contexte particulier des activités dangereuses, la Cour a toutefois estimé qu’une enquête officielle s’impose dans la mesure où les autorités publiques sont souvent les seules à disposer des connaissances suffisantes et nécessaires pour identifier et établir les phénomènes complexes susceptibles d’être à l’origine de tels incidents. Selon elle, lorsque lesdites autorités n’ont pas pris, en toute connaissance de cause et conformément aux pouvoirs qui leur étaient conférés, les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier les risques inhérents à une activité dangereuse, l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables d’atteintes à la vie peut entraîner une violation de l’article 2, abstraction faite de toute autre forme de recours que les justiciables pourraient exercer de leur propre initiative (voir Öneryıldız, précité, § 93).

73. L’enquête en cause doit être indépendante et impartiale et doit répondre à certains critères d’effectivité. Elle doit être notamment de nature à assurer la répression pénale des atteintes à la vie du fait d’une activité dangereuse, si et dans la mesure où les résultats des investigations justifient cette répression. Les autorités compétentes doivent faire preuve d’une diligence et d’une promptitude exemplaires et procéder d’office à des investigations propres à, d’une part, déterminer les circonstances dans lesquelles une telle atteinte a eu lieu ainsi que les défaillances dans la mise en œuvre du cadre réglementaire et, d’autre part, identifier les agents ou les organes de l’Etat impliqués, de quelque façon que ce soit, dans l’enchaînement de ces circonstances (voir Öneryıldız, précité, § 94).

74. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe qu’une enquête pénale a été ouverte peu après l’accident du 16 septembre 1996. En 1998, le parquet a traduit en jugement un dénommé M.D., responsable technique de secteur employé par l’entreprise publique d’électricité, pour avoir causé au requérant un dommage corporel grave par imprudence. Au cours de l’examen de l’affaire pénale, il s’avéra que la question principale à laquelle devaient répondre les tribunaux était de savoir à qui appartenait le transformateur non sécurisé puisque selon la législation interne, telle qu’elle a été interprétée par les tribunaux, c’était le propriétaire ou l’usager de l’installation qui devait assurer le respect des règles de sécurité (voir paragraphes 20-28 ci-dessus). Après avoir estimé que le transformateur n’appartenait pas à l’entreprise publique d’électricité, les juridictions pénales ont acquitté M.D. des charges soulevées à son encontre (ibidem).

75. Le requérant n’a pas contesté l’indépendance et l’impartialité des organes de l’enquête pénale et des tribunaux qui ont statué sur cette affaire pénale (voir paragraphes 66 et 67 ci-dessus). La Cour n’aperçoit de son côté aucun indice de parti pris de la part des autorités chargées de l’examen de l’affaire pénale.

76. La Cour constate cependant que l’enquête menée en l’occurrence n’a pas apporté de réponse à la question principale qui conditionnait l’identification des responsables de l’accident en cause, à savoir qui était le propriétaire ou l’usager actuel du transformateur non sécurisé. Il apparaît que les autorités de l’enquête n’ont pas davantage cherché à déterminer les fonctionnaires pouvant être tenus pour responsables du fait que l’installation soit restée abandonnée et non sécurisée pendant des années. De surcroît, les autorités n’ont fait aucun effort pour identifier les propriétaires défaillants à la fin de l’enquête pénale quand les tribunaux avaient déjà constaté que le transformateur n’appartenait pas à l’entreprise publique d’électricité.

77. La Cour rappelle le constat auquel elle est parvenue dans son analyse relative à l’obligation positive de l’Etat découlant de l’article 2 dans son volet matériel : l’Etat a failli à son obligation de mettre en place un système efficace de repérage et de contrôle des propriétaires et usagers des installations de distribution d’électricité à haute tension (voir paragraphes 61-63 ci-dessus). Elle constate que l’enquête menée sur les événements en cause ne s’est pas penchée non plus sur l’existence ou l’absence d’un tel système de contrôle et que de ce fait elle n’était pas en mesure d’identifier les carences organisationnelles qui ont été à l’origine de l’accident du 16 septembre 1996.

78. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’enquête officielle menée sur l’accident ne présentait pas l’efficacité voulue en raison de son étendue limitée.

79. Dans ses observations le Gouvernement insiste sur la possibilité pour le requérant d’intenter une action en dommages et intérêts contre le propriétaire ou l’usager de l’installation non sécurisée (voir paragraphe 69 ci-dessus). La Cour observe toutefois que même dans le cadre de la procédure pénale ouverte à la suite de l’accident du 16 septembre 1996, qui a duré six ans et qui a impliqué les organes de l’instruction préliminaire, le parquet et trois degrés de juridiction, le propriétaire du transformateur en cause n’a pas pu être identifié. Dans ces circonstances, la possibilité pour le requérant d’identifier le propriétaire du transformateur en cause afin d’intenter contre celui-ci une nouvelle action en dommages et intérêts paraît purement hypothétique. En tout état de cause, la Cour estime que dans les circonstances spécifiques de la présente affaire et en l’absence d’une enquête officielle effective sur les événements, une action civile en dommages et intérêts intentée à l’initiative du requérant ne saurait constituer une « réponse judiciaire adéquate » aux termes de l’article 2 de la Convention (voir Öneryıldız, précité, § 93). Il convient donc de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement (voir paragraphes 50 et 69 ci-dessus).

80. Il y a donc eu violation de l’article 2 dans son volet procédural.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

81. Invoquant les mêmes faits, le requérant se plaint que les autorités ont manqué à leur obligation positive de protéger sa vie privée. Il se réfère à l’article 8, libellé comme suit dans sa partie pertinente :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ».

82. La Cour relève que le grief tiré de l’article 8 de la Convention porte sur les faits qui ont déjà été examinés sous l’angle de l’article 2. Au vu des constats qu’elle a faits au regard de cette disposition, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ce grief séparément.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

83. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. ».

A. Dommage

84. Le requérant réclame 400 000 levs bulgares (BGN) pour le préjudice moral subi. Il demande le paiement de 140 000 BGN pour financer une opération chirurgicale de reconstitution crânienne à l’aide d’implants. L’intéressé réclame enfin la somme de 500 000 BGN pour le préjudice matériel subi et le manque à gagner causés par l’impossibilité d’exercer une activité professionnelle qualifiée.

85. Le Gouvernement estime que les prétentions du requérant concernant le préjudice moral sont trop élevées et invite la Cour à rejeter les demandes concernant le préjudice matériel comme spéculatives et mal fondées.

86. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel prétendument lié aux pertes subies et au manque à gagner, pour lesquels le requérant a avancé le chiffre de 500 000 BGN, et rejette donc cette demande. Pour ce qui est de la somme demandée pour financer une opération de reconstitution crânienne, la Cour observe que le requérant n’a présenté aucun document à l’appui de cette prétention. Elle ne saurait donc spéculer sur ce point et elle estime qu’il faut rejeter cette prétention comme mal fondée.

87. La Cour considère que le requérant a effectivement subi un dommage moral en raison des violations constatées de l’article 2 de la Convention. Statuant en équité, comme le lui impose l’article 41 de la Convention, elle estime qu’il y a lieu de lui octroyer 15 000 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

88. Le requérant n’ayant pas formulé de demande concernant les frais et dépens, la Cour estime qu’il n’y pas lieu de lui octroyer une somme d’argent à ce titre.

C. Intérêts moratoires

89. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel et rejette en conséquence l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural ;

3. Dit qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 8 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 avril 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Fatoş AracıLech Garlicki
Greffière adjointePrésident


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