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19/04/2012 | CEDH | N°001-110544

CEDH | CEDH, AFFAIRE SAŠO GORGIEV c. « L'EX-REPUBLIQUE YOUGOSLAVE DE MACEDOINE » [Extraits], 2012, 001-110544


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE SAŠO GORGIEV c. « L’EX-RÉPUBLIQUE YOUGOSLAVE DE MACÉDOINE »

(Requête no 49382/06)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

19 avril 2012

DÉFINITIF

19/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.




En l’affaire Sašo Gorgiev c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine »,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Peer Lorenzen, président,
Karel Jungwiert,


Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ganna Yudkivska,
Julia Laffranque, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de s...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE SAŠO GORGIEV c. « L’EX-RÉPUBLIQUE YOUGOSLAVE DE MACÉDOINE »

(Requête no 49382/06)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

19 avril 2012

DÉFINITIF

19/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.

En l’affaire Sašo Gorgiev c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine »,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Peer Lorenzen, président,
Karel Jungwiert,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ganna Yudkivska,
Julia Laffranque, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 mars 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 49382/06) dirigée contre « l’ex-République yougoslave de Macédoine » et dont un ressortissant de cet Etat, M. Sašo Gorgiev (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 novembre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, le requérant a été représenté par Me P. Silegov, avocat à Skopje. Le gouvernement de « l’ex-République yougoslave de Macédoine » (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme R. Lazareska Gerovska.

3. Dans sa requête, le requérant alléguait notamment que le gouvernement défendeur devait être tenu pour responsable, au regard de l’article 2 de la Convention, d’un acte potentiellement mortel commis sur sa personne par un agent public dénommé R.D.

4. Le 5 octobre 2009, le président de la cinquième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement et de la traiter en priorité en application de l’article 41 du règlement de la Cour. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la Cour se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de la requête.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1972 et réside à Skopje.

A. La genèse de l’affaire

6. L’intéressé travaillait comme serveur dans un bar de Skopje. Le 6 janvier 2002, à 3 h 50, un réserviste de la police dénommé R.D. ouvrit le feu sur le requérant, le blessant au thorax. Il ressort d’un rapport médical établi le 12 septembre 2002 par le centre clinique de Skopje que l’intéressé fut admis dans cet établissement dans un « état grave » (тешка општа состојба). Le rapport précisait que le requérant avait la clavicule droite et quatre côtes fracturées, une blessure à l’artère sous-clavière, une hémorragie interne, une lésion des nerfs du plexus brachial et une paralysie du bras droit. Il concluait que l’intéressé avait subi de graves lésions corporelles potentiellement mortelles dont les séquelles seraient durables (витална загрозеност и трајни последици). Le requérant subit deux opérations, dont la dernière eut lieu en avril 2002 au centre clinique de Belgrade (Serbie).

B. La procédure pénale dirigée contre R.D.

7. Le 27 mars 2003, le tribunal correctionnel de Skopje (« le tribunal ») condamna R.D. par contumace à une peine d’emprisonnement de deux ans, estimant que celui-ci s’était rendu coupable d’une « grave atteinte à la sécurité publique » (тешки дела против општата сигурност). Après avoir entendu R.D. ainsi que le requérant et six témoins, et avoir examiné d’autres preuves matérielles, le tribunal conclut que R.D., qui était ivre au moment des faits, avait involontairement pressé la détente de son arme de service et tiré sur l’intéressé, qui se trouvait à un mètre de lui. Il invita le requérant à demander réparation de son préjudice par la voie d’une action indemnitaire distincte devant la justice civile. Le jugement du tribunal devint définitif le 8 mai 2003.

8. R.D. commença à purger sa peine le 6 juin 2008. A sa demande, le tribunal rouvrit la procédure le 23 juin 2008. Le 12 mars 2009, il le jugea derechef coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à une peine d’emprisonnement de deux ans assortie d’un sursis de quatre ans. On ignore si cette décision est devenue définitive ou si elle a été frappée d’appel.

C. L’action civile indemnitaire

9. Le 11 novembre 2002, le requérant, représenté par Me P. Šilegov, assigna le ministère de l’Intérieur (« le ministère ») devant les juridictions civiles, lui demandant réparation du préjudice matériel et du dommage moral résultant des blessures que R.D. lui avait infligées. Dans ses conclusions, il alléguait que l’Etat devait être tenu pour responsable des dommages causés par R.D., lequel avait ouvert le feu sur sa personne dans un bar alors qu’il était censé assurer une garde dans un commissariat. Il argua que R.D. avait utilisé son arme de service et qu’il portait l’uniforme. Il réclamait 28 millions de denars macédoniens (MKD) pour dommage moral et 208 480 MKD au titre du préjudice matériel (somme correspondant aux frais exposés pour son traitement médical[1]).

10. Le 12 décembre 2003, après avoir renvoyé l’affaire à cinq reprises, le tribunal de première instance de Skopje débouta le requérant. Pour se prononcer ainsi, il estima que le ministère n’avait pas qualité à défendre l’action en réparation des dommages causés par R.D., qu’il qualifia d’agent public eu égard à ses fonctions de réserviste de la police. Le tribunal releva que, du 5 janvier 2002 à 19 h 30 au 6 janvier 2002 à 7 h 30, R.D. était de service dans un commissariat de Skopje, qu’il devait y assurer un tour de garde (службена задача – стража) du 5 janvier à minuit au 6 janvier à 1 heure, puis le 6 janvier de 6 heures à 7 heures, et que le 6 janvier à 1 heure passée, il s’était rendu dans le bar de son propre chef au lieu de retourner au commissariat, sans en informer son supérieur ou le remplaçant de celui-ci. Le tribunal établit en outre que R.D. était en uniforme, qu’il portait son arme de service et que, sous l’influence de l’alcool, il l’avait dégainée dans le bar en présence d’autres clients et avait ouvert le feu sur le requérant, qui se trouvait devant lui, à une distance de 1,5 mètre environ. Le tribunal jugea que l’acte commis par R.D. avait causé un dommage à l’intéressé. Toutefois, en ce qui concerne la responsabilité du ministère au titre de l’article 157 de la loi sur les obligations (paragraphe 17 ci-dessous), il s’exprima ainsi :

« [la mise en cause de la responsabilité de l’Etat] est subordonnée à certaines conditions : le dommage doit avoir été causé à une personne physique ou morale par un agent public [овластено службено лице] agissant dans l’exercice de ses fonctions. Le dommage doit aussi résulter d’un acte illicite de l’agent. Le défendeur (l’Etat) ne peut être tenu pour responsable du dommage que si celui-ci a été infligé dans ou à l’occasion de l’exercice de fonctions officielles. Pour qu’un acte dommageable soit considéré comme ayant été accompli dans l’exercice de fonctions officielles, il faut qu’il relève des fonctions [функција] de l’agent mis en cause. Il doit avoir été commis pendant les heures de travail par un agent public agissant en sa qualité officielle et dans le cadre de ses attributions officielles. Le dommage peut avoir été causé en dehors des fonctions officielles de l’agent mais doit présenter un lien de causalité avec l’exercice des fonctions en question ou ces fonctions elles-mêmes (...) En l’espèce, la présence de R.D. dans le bar ne s’inscrivait pas dans le cadre de ses fonctions officielles (...) dès lors, le dommage ne peut être considéré comme relevant de l’exercice des fonctions conférées à R.D. par le ministère, même s’il a été commis à un moment où R.D. aurait dû être de service. Bien que l’acte dommageable ait été commis pendant les heures de travail de R.D., que celui-ci ait été en uniforme et qu’il ait utilisé son arme de service, il n’exerçait pas de fonctions officielles au moment et sur les lieux de la commission de cet acte, mais a agi à titre privé. R.D. est responsable de l’acte qu’il a commis et du dommage qui en est résulté. Il n’existe pas de lien de causalité entre cet acte et les fonctions de R.D. (...)

Le fait que [R.D.] était en uniforme et qu’il ait utilisé son arme de service n’implique pas en soi qu’il ait agi dans l’exercice de ses fonctions officielles. Il n’a pas utilisé cette arme à l’occasion de l’exercice de ses fonctions, mais en qualité de client du bar (...)

Réserviste de la police, R.D. était un adulte rompu au maniement des armes au moment de la commission du dommage. La responsabilité du défendeur, propriétaire de l’arme, ne peut être retenue au titre de l’article 163 § 2 de la loi sur les obligations car le dommage résulte exclusivement d’un acte imprévisible commis par l’un de ses agents, acte dont les conséquences ne pouvaient être évitées, ni effacées. »

11. Le tribunal conclut qu’il demeurait loisible au requérant de demander réparation à R.D. sur le fondement de l’article 141 de la loi sur les obligations (paragraphe 16 ci-dessous).

12. Le 3 mars 2004, l’intéressé interjeta appel de cette décision, alléguant que le ministère devait être tenu pour responsable de l’acte commis par R.D. au motif que celui-ci avait agi dans l’exercice de ses fonctions, qu’il était en uniforme à ce moment-là et qu’il avait utilisé son arme de service. Dans ses conclusions, il soutenait que la responsabilité du ministère était fondée sur l’article 103 de la loi de 1993 sur l’emploi (paragraphe 20 ci-dessous), disposition qui autorisait le ministère à exercer une action récursoire contre R.D. Arguant qu’il souffrait d’une paralysie permanente du bras droit, il avançait enfin que l’acte de R.D. lui avait causé un dommage irréparable.

13. Le 27 avril 2004, la cour d’appel de Skopje débouta le requérant de son appel, ne voyant aucune raison de s’écarter de la conclusion du premier juge selon laquelle l’acte que R.D. avait commis dans le bar était étranger à ses fonctions officielles d’agent de police. Elle ajouta que, en ouvrant le feu sur l’intéressé, R.D. n’avait pas agi en qualité d’agent de police dans l’exercice de fonctions officielles. Elle en conclut que la responsabilité du ministère n’était pas engagée. Elle confirma qu’il était loisible au requérant de demander à R.D. réparation de son préjudice.

14. Le 21 juillet 2004, le requérant se pourvut en cassation (ревизија) devant la Cour suprême, alléguant notamment que la cour d’appel n’avait pas répondu à ses moyens tendant à faire reconnaître la responsabilité du ministère au titre de la loi sur l’emploi.

15. Le 31 mai 2006, la Cour suprême débouta le requérant de son pourvoi en adoptant les motifs retenus par les juridictions du fond.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi sur les obligations

16. Les principes généraux régissant l’action civile en réparation se trouvent énoncés à l’article 141 de la loi sur les obligations.

17. L’article 157 du même texte dispose que l’employeur est responsable du dommage causé par ses employés dans l’exercice ou à l’occasion de leurs fonctions. La victime d’un dommage volontairement infligé par un employé peut en demander réparation à l’employeur. Ce dernier peut exercer une action récursoire contre l’employé en vue du remboursement des dommages et intérêts accordés à la victime si celui-ci a causé le dommage volontairement ou par négligence.

18. Selon l’article 160, le propriétaire d’un objet dangereux (опасен предмет) est responsable de tous les dommages causés par celui-ci.

19. L’article 163 § 2 énonce que le propriétaire d’un objet dangereux peut s’exonérer de sa responsabilité en établissant que le dommage résulte exclusivement d’un acte imprévisible de la victime ou d’un tiers et dont les conséquences ne pouvaient être ni évitées, ni effacées.

B. La loi de 1993 sur l’emploi

20. Selon l’article 103 de la loi de 1993 sur l’emploi tel qu’en vigueur à l’époque pertinente, les employeurs étaient responsables de tous les dommages causés par leurs employés dans l’exercice ou à l’occasion de leurs fonctions. L’employeur pouvait exercer une action récursoire contre l’employé en vue du remboursement des dommages et intérêts si celui-ci avait causé le dommage volontairement ou par négligence.

C. La loi sur les affaires intérieures (Journal officiel no 19/1995)

21. L’article 24 de la loi sur les affaires intérieures, tel qu’en vigueur à l’époque pertinente, définissait les catégories d’agents ayant la qualité d’agents publics.

22. En application de l’article 26 dudit texte, les agents publics devaient exercer leurs fonctions en tout temps, qu’ils soient ou non en service.

23. En cas de guerre ou d’état d’urgence, le ministère pouvait rappeler les réservistes pour assurer la sûreté publique ou prévenir des émeutes (article 45 § 2 de la loi sur les affaires intérieures). Il pouvait aussi recruter des réservistes pour suivre une formation ou un entraînement. Pendant la durée de leur service, les réservistes avaient la qualité d’agent public au sens de l’article 24 de la loi (article 46 de la loi).

(...)

III. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

A. Les Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois (« les principes de base ») adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants (La Havane, Cuba, 27 août – 7 septembre 1990)

25. Les passages pertinents de l’article 11 des principes de base sont ainsi libellés :

« 11. Une réglementation régissant l’usage des armes à feu par les responsables de l’application des lois doit comprendre des directives aux fins ci-après:

a) Spécifier les circonstances dans lesquelles les responsables de l’application des lois sont autorisés à porter des armes à feu (...) ;

b) S’assurer que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances appropriées et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles ;

(...)

d) Réglementer le contrôle, l’entreposage et la délivrance d’armes à feu et prévoir notamment des procédures conformément auxquelles les responsables de l’application des lois doivent rendre compte de toutes les armes et munitions qui leur sont délivrées ; »

B. La Recommandation Rec(2001)10 du Comité des Ministres aux Etats membres sur le Code européen d’éthique de la police[2]

26. L’article 37 du code énonce que « [l]a police ne peut recourir à la force qu’en cas de nécessité absolue et uniquement pour atteindre un objectif légitime. »

27. Le commentaire de cette disposition précise notamment que

« (...) On ne saurait surestimer l’importance du recrutement et de la formation à cet égard (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

28. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant allègue qu’il a été victime d’un acte potentiellement mortel imputable à R.D., un agent public. Sous l’angle de l’article 6, il reproche aux juridictions internes d’avoir jugé que l’Etat n’en était pas responsable. Maîtresse de la qualification juridique des faits (Akdeniz c. Turquie, no 25165/94, § 88, 31 mai 2005), la Cour estime que le grief du requérant relatif à la responsabilité de l’Etat soulève une question uniquement sous l’angle de l’article 2 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A. Sur la recevabilité

1. Applicabilité de l’article 2 de la Convention

29. La Cour relève d’emblée que la force utilisée à l’encontre du requérant n’a pas conduit à la mort de celui-ci. Cela n’exclut pas un examen des griefs formulés par l’intéressé sous l’angle de l’article 2 : dans des affaires antérieures, la Cour s’est penchée sur des griefs formulés sur le terrain de cette disposition alors que les victimes alléguées n’étaient pas décédées des suites des comportements incriminés (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 49-55, CEDH 2004-XI ; Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, §§ 115-22, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, et Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 92-108, Recueil 1998-VI).

(...)

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

34. Le requérant soutient que l’Etat doit être déclaré responsable des actes illicites de R.D. et que la mise en cause de la responsabilité pénale de ce dernier n’exonère pas les autorités de leur responsabilité pour les dommages causés par R.D. dans l’exercice de ses fonctions. Il voit dans la décision de première instance communiquée par le Gouvernement (...) une preuve supplémentaire de la fausse application du droit en vigueur par les juridictions internes.

35. Le Gouvernement fait observer que R.D. n’a jamais eu l’intention de tuer le requérant et que cela a été constaté dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre R.D. (paragraphe 7 ci-dessus). Eu égard à la gravité des blessures infligées à l’intéressé, il concède que celui-ci a subi un mauvais traitement susceptible de relever de l’article 3 de la Convention, mais arguë que l’Etat n’est pas responsable d’une violation du volet matériel de cette disposition. Il plaide que la procédure pénale à l’issue de laquelle R.D. a été reconnu coupable et condamné a dégagé l’Etat de toute responsabilité. A cet égard, il rappelle que les juridictions des trois degrés qui ont connu de l’affaire ont toutes débouté le requérant, estimant que la responsabilité de l’Etat ne se trouvait pas engagée faute de lien de causalité entre les actes de R.D. et les fonctions officielles de celui-ci. Il souligne que R.D. avait quitté son poste pendant ses heures de travail sans l’accord de ses supérieurs avant la survenance du fait dommageable, et que ce fait a été commis par R.D. en dehors de ses fonctions officielles, qui consistaient à assurer un tour de garde. Il soutient que R.D. n’a accompli dans le bar aucun acte relevant de l’exercice de ses fonctions ou s’y rattachant et qu’il a agi à titre privé, comme les tribunaux internes l’ont constaté.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’applicabilité de l’article 2 de la Convention

36. Selon la jurisprudence de la Cour, c’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels infligés par des agents de l’Etat peuvent s’analyser en une violation de l’article 2 de la Convention lorsqu’il n’y a pas décès de la victime. Quant à la responsabilité pénale des personnes qui ont recouru à la force litigieuse, elle est certes étrangère à la procédure engagée au titre de la Convention, mais le degré et le type de force utilisés, de même que l’intention ou le but sous-jacents à l’usage de la force peuvent, parmi d’autres éléments, être pertinents pour l’appréciation du point de savoir si, dans un cas donné, les actes d’agents de l’Etat responsables de l’infliction de blessures n’ayant pas entraîné la mort sont de nature à faire entrer les faits dans le cadre de la garantie offerte par l’article 2 de la Convention, eu égard à l’objet et au but de cette disposition. Dans pratiquement tous les cas, lorsqu’une personne est agressée ou maltraitée par des policiers ou des militaires, ses griefs doivent être examinés plutôt sous l’angle de l’article 3 de la Convention (Makaratzis, précité, § 51, et İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 76, CEDH 2000-VII).

37. En l’espèce, il ressort clairement des faits établis par les juridictions internes que R.D. a ouvert le feu sur le requérant, le blessant au côté droit du thorax. S’il est exact, comme l’affirme le Gouvernement, que R.D. n’a pas eu l’intention de tuer le requérant, ce dernier ne doit sa survie qu’à la chance. A cet égard, la Cour attache de l’importance au fait que R.D. a tiré sur le requérant à bout portant (il se trouvait alors à 1 ou 1,5 mètre de l’intéressé – paragraphes 7 et 10 ci-dessus). L’intéressé a subi des blessures potentiellement mortelles qui l’ont rendu invalide. Hospitalisé en urgence, il a subi deux opérations. La gravité de ses blessures ne prête pas à controverse entre les parties.

38. Au vu de ce qui précède, et indépendamment de la question de savoir si R.D. a eu ou non l’intention de tuer le requérant, celui-ci a été victime d’un acte par nature potentiellement mortel, auquel il a pourtant survécu. Dans ces conditions, l’article 2 trouve à s’appliquer en l’espèce.

b) Sur la responsabilité directe de l’Etat au titre de l’article 2 de la Convention

i. Principes généraux

39. La Cour rappelle que l’article 2 de la Convention, qui garantit le droit à la vie et définit les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d’infliger la mort, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et ne souffre aucune dérogation (Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 68, CEDH 2000-VI).

40. Reconnaissant l’importance de cet article dans une société démocratique, la Cour doit examiner de façon extrêmement attentive les allégations de violation de cette disposition, en prenant en considération non seulement les actes des agents de l’Etat ayant effectivement eu recours à la force, mais également l’ensemble des circonstances les ayant entourés (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 150, série A no 324).

41. L’article 2 ne concerne pas exclusivement les cas de mort d’homme résultant de l’usage de la force par des agents de l’Etat mais implique aussi, dans la première phrase de son premier paragraphe, l’obligation positive pour les Etats de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction (Makaratzis, précité, § 57).

42. Cette obligation positive implique avant tout pour les Etats le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace. Ce cadre doit comporter une réglementation adaptée aux particularités de l’activité en jeu notamment au niveau du risque qui pourrait en résulter pour la vie humaine. L’Etat doit faire preuve de la plus grande diligence et définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent faire usage d’armes à feu (Abdullah Yilmaz c. Turquie, no 21899/02, §§ 56 et 57, 17 juin 2008, et Makaratzis, précité, § 59).

43. Eu égard à sa jurisprudence pertinente, la Cour estime que le devoir de l’Etat de protéger le droit à la vie implique aussi pour lui l’obligation d’adopter des mesures raisonnables garantissant la sécurité des individus dans les lieux publics et, en cas de blessure grave ou de décès, l’obligation de disposer d’un système judiciaire efficace et indépendant offrant des voies de droit permettant d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (Ciechońska c. Pologne, no 19776/04, § 67, 14 juin 2011).

44. Toutefois, il faut interpréter cette obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau excessif et sans perdre de vue, entre autres, l’imprévisibilité du comportement humain ni les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 90, CEDH 2001-III, et A. et autres c. Turquie, no 30015/96, §§ 44-45, 27 juillet 2004). A cet égard, le choix des mesures que l’Etat doit adopter pour se conformer à ses obligations positives au titre de l’article 2 relève en principe de sa marge d’appréciation. Etant donné la diversité des moyens propres à garantir les droits consacrés par la Convention, le fait pour l’Etat concerné de ne pas mettre en œuvre une mesure déterminée prévue par le droit interne ne l’empêche pas de remplir son obligation positive d’une autre manière (Ciechońska, précité, § 65, et Fadeïeva c. Russie, no 55723/00, § 96, CEDH 2005-IV).

ii. Applicabilité en l’espèce des principes susmentionnés

45. La Cour relève que R.D. a ouvert le feu sur le requérant dans des circonstances particulières. A l’époque des faits, R.D. était réserviste de la police et avait donc la qualité d’agent public, qualité confirmée par les juridictions civiles (paragraphe 10 ci-dessus) sur le fondement de l’article 46 de la loi sur les affaires intérieures alors en vigueur (paragraphe 23 ci-dessus). Au moment critique, c’est-à-dire dans la nuit du 5 au 6 janvier 2002, R.D. était de service dans un commissariat, où il devait prendre un tour de garde d’une heure le 5 janvier 2002 à minuit, puis le 6 janvier 2002 à 6 heures. Le 6 janvier 2002, R.D. quitta le commissariat à 1 heure, à l’issue de son premier tour de garde, et se rendit dans un bar sans en informer ses supérieurs. Il portait l’uniforme et son arme de service. Le même jour, à 3 h 50, il ouvrit le feu avec cette arme sur le requérant, le touchant au thorax. Jugé d’abord par contumace, R.D. fut reconnu coupable d’avoir par négligence gravement porté atteinte à la sécurité publique et fut condamné à une peine d’emprisonnement de deux ans. Après la réouverture de la procédure, il fut derechef reconnu coupable et condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis (paragraphes 7 et 8 ci-dessus). Pour sa part, le requérant fut invité à demander réparation de son préjudice par la voie d’une action distincte devant les juridictions civiles.

46. Au civil, l’intéressé allégua que l’Etat devait être tenu pour responsable des dommages subis par lui. Les juridictions internes le déboutèrent de son action, estimant que l’Etat n’avait pas qualité pour y défendre parce que R.D. n’avait pas agi dans l’exercice de ses fonctions officielles, mais à titre privé seulement, et que le dommage ne s’était pas produit dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions en question.

47. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’Etat est directement responsable des actes de violence commis par des policiers dans l’exercice de leurs fonctions (Krastanov c. Bulgarie, no 50222/99, § 53, 30 septembre 2004). La présente espèce se distingue de l’affaire Krastanov en ce qu’elle porte sur un acte dommageable commis par un agent public en dehors de l’exercice de ses fonctions.

48. Pour rechercher si un Etat peut être tenu pour responsable d’un acte illégal commis par un agent public en dehors de l’exercice de ses fonctions officielles, la Cour doit porter une appréciation sur l’ensemble des circonstances de l’espèce et examiner la nature ainsi que les particularités de l’acte incriminé.

49. A cet égard, la Cour observe que l’acte dommageable a été accompli par R.D. pendant ses heures de travail car il n’est pas douteux que celui-ci aurait dû être de service au commissariat au moment des faits. Il a quitté le commissariat sans l’autorisation de ses supérieurs, puis s’est enivré et a adopté un comportement dangereux qui a mis en péril la vie du requérant. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la conduite de R.D. s’analyse en une violation flagrante du règlement et qu’elle est à l’origine du fait dommageable. R.D. portait l’uniforme lorsqu’il a ouvert le feu sur le requérant. Dans ces conditions, il pouvait raisonnablement passer, aux yeux du public, pour un agent des forces de l’ordre. En outre, il a tiré sur le requérant avec l’arme de service qui lui avait été confiée par les autorités.

50. La Cour admet que les autorités ne pouvaient objectivement pas prévoir l’insubordination de R.D. et la conduite qu’il a par la suite adoptée dans le bar. Toutefois, elle souligne que l’Etat doit se doter et veiller à l’application stricte d’une réglementation comportant des garanties effectives et adéquates destinées à prévenir toute utilisation abusive par ses agents des armes de service qu’ils se sont vu confier dans le cadre de leurs fonctions officielles, en particulier lorsqu’il s’agit de réservistes rappelés temporairement. Le Gouvernement n’a pas mentionné devant la Cour l’existence d’une telle réglementation. La Cour renvoie à l’article 26 de la loi sur les affaires intérieures, selon lequel les agents publics tels que R.D. sont tenus d’exercer leurs fonctions « en tout temps, qu’ils soient ou non en service ». Il va sans dire que cette disposition présente des avantages indéniables pour la société, mais qu’elle entraîne aussi certains risques potentiels. Le service permanent exigé des agents publics que sont les policiers les contraint à porter constamment leur arme de service pour exercer leurs fonctions.

51. En outre, la Cour rappelle que les Etats doivent assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels des forces de l’ordre et veiller à ce qu’ils satisfassent aux critères qui leur sont imposés (voir, mutatis mutandis, Abdullah Yilmaz, précité, §§ 56-57). Lorsque l’Etat confie des armes à feu aux membres des forces de l’ordre, il doit non seulement dispenser à ceux-ci la formation technique nécessaire, mais aussi sélectionner avec le plus grand soin les agents autorisés à porter de telles armes.

52. En l’espèce, le Gouvernement n’a pas indiqué à la Cour si les autorités compétentes avaient vérifié que R.D. était apte au service et au port d’arme. Dans ces conditions, la Cour estime que l’Etat défendeur doit être tenu pour responsable de l’acte dommageable commis par R.D. dans le bar.

53. L’action exercée par le requérant contre l’Etat constituait un recours approprié aux fins de faire reconnaître la responsabilité des pouvoirs publics du fait des actes de R.D. attentatoires aux droits garantis à l’intéressé par l’article 2 de la Convention. L’action du requérant et sa requête devant la Cour tendant à établir le principe de la responsabilité de l’Etat, le fait que l’intéressé n’ait pas réclamé réparation à R.D. n’est pas déterminant.

54. Au vu de ce qui précède, la Cour (...) conclut à la violation du volet matériel de l’article 2.

55. Le requérant n’ayant pas expressément invoqué le volet procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour juge inutile d’examiner la question de l’observation par l’Etat défendeur de ses obligations procédurales au titre de cette disposition.

(...)

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

62. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

63. Au titre du préjudice matériel dont il se dit victime, le requérant réclame le remboursement des frais exposés pour son traitement médical, à savoir 3 390 euros (EUR), factures à l’appui. Il réclame par ailleurs 455 300 EUR en réparation du dommage moral résultant de la souffrance, de la peur, de la perte de capacité et de la défiguration qu’il dit avoir subies. Ces deux montants correspondent à ceux que l’intéressé a réclamés dans le cadre de la procédure civile (paragraphe 9 ci-dessus). En outre, le requérant demande 10 000 EUR au titre de la violation alléguée de l’article 2 et 10 000 EUR pour avoir été privé de son droit à un procès équitable.

64. Le Gouvernement conteste ces prétentions, soutenant qu’il n’existe pas de lien de causalité entre le dommage allégué et les violations dénoncées. En ce qui concerne la demande formulée au titre du dommage matériel, il fait valoir que le requérant n’a pas cherché à obtenir réparation auprès de R.D., l’auteur de l’infraction directement responsable du dommage causé. Pour ce qui est de la demande formulée au titre du préjudice moral, il soutient que celle-ci n’est nullement étayée, et qu’il en va de même des réclamations fondées sur la violation alléguée des articles 2 et 6. Enfin, il avance qu’il convient de tenir compte du niveau de vie dans « l’ex‑République yougoslave de Macédoine » et que le constat d’une violation constitue une satisfaction équitable suffisante.

65. La Cour relève que le dommage matériel dont la réparation est demandée correspond aux frais médicaux exposés par le requérant et que ceux-ci sont une conséquence directe des blessures infligées par R.D. Eu égard aux pièces justifiant les frais en question et au fait que le Gouvernement n’en a pas contesté le montant, la Cour décide d’accorder au requérant la totalité de la somme réclamée à ce titre.

66. La Cour admet que le requérant a subi un préjudice moral qui ne saurait être réparé par le seul constat d’une violation de l’article 2 de la Convention. Statuant en équité, elle lui alloue 12 000 EUR de ce chef, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.

(...)

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

(...)

2. Dit que l’article 2 de la Convention est applicable en l’espèce ;

(...)

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention ;

6. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 3 390 EUR (trois mille trois cent quatre-vingt-dix euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,

ii. 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

(...)

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 19 avril 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekPeer Lorenzen
GreffièrePrésident

* * *

[1]. Soit, respectivement, 455 300 euros (EUR) et 3 390 EUR environ.

[2]. Adoptée le 19 septembre 2001 lors de la 765e réunion des Délégués des Ministres.


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