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12/04/2012 | CEDH | N°001-110306

CEDH | CEDH, AFFAIRE MARTIN ET AUTRES c. FRANCE, 2012, 001-110306


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE MARTIN ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 30002/08)

ARRÊT

STRASBOURG

12 avril 2012

DÉFINITIF

12/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Martin et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Karel Jungwiert,
Boštjan M. Zupančič,
Mark Villiger,
Ann

Power-Forde,
Angelika Nußberger,
André Potocki, juges,
et de Stephen Phillips, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du co...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE MARTIN ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 30002/08)

ARRÊT

STRASBOURG

12 avril 2012

DÉFINITIF

12/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Martin et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Karel Jungwiert,
Boštjan M. Zupančič,
Mark Villiger,
Ann Power-Forde,
Angelika Nußberger,
André Potocki, juges,
et de Stephen Phillips, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 mars 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30002/08) dirigée contre la République française et dont quatre ressortissants de cet État, MM. Francois Martin, Jacky Vilaceque, Anthony Jones et Pierre Bruynooghe (« les requérants »), ont saisi la Cour le 3 juin 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention).

2. Les requérants sont représentés par Me L. Salleles, avocat à Montpellier. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères

3. Les requérants allèguent une violation de l’article 10 de la Convention et notamment du principe du secret des sources des journalistes.

4. Le 21 septembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1955, 1949, 1955 et 1961 et résident à Poulx, Assas, Poussan et Montpellier.

A. La genèse de l’affaire

6. Les requérants sont journalistes au quotidien le Midi Libre.

7. Le 31 août 2005, la Chambre régionale des comptes (C.R.C.) du Languedoc-Roussillon a établi un rapport d’observations provisoires mettant en cause la gestion de cette région pendant la période durant laquelle M. J.B., par ailleurs sénateur depuis 2001, en avait assuré la présidence.

8. Dans ses éditions des 25 et 26 octobre 2005, le quotidien Le Midi Libre publia plusieurs articles, rédigés par les requérants, contenant de larges extraits du rapport de la C.R.C.

9. En première page de l’édition du 25 octobre 2005, figurait sous le titre mentionnant le rapport, un paragraphe se lisant :

« dans un rapport d’observations provisoires, susceptible d’être modifié par les arguments de ceux qu’il met en cause, la chambre des comptes épingle l’ancien exécutif du conseil régional »

Par ailleurs, en page 22 consacrée au rapport, figurait un encadré de quarante-cinq lignes intitulé « A savoir » précisant que le rapport confidentiel n’était pas définitif et était « forcément à charge ». Il était indiqué également que la C.R.C. attendait de recevoir l’ensemble des réponses, notamment des personnes explicitement ou nommément mises en cause et qu’une nouvelle délibération aurait lieu ensuite, avant la publication du rapport définitif.

10. Ce rapport étant couvert, en vertu de l’article L.241-6 du code des juridictions financières, par le secret professionnel, M. J.B. déposa une plainte avec constitution de partie civile, le 3 novembre 2005, des chefs de violation du secret professionnel et de recel de violation du secret professionnel, en application des articles 226-13 et 321-1 du code pénal.

B. La perquisition sur le lieu de travail des requérants

11. Aux fins de déterminer les conditions et circonstances dans lesquelles les requérants avaient obtenu les informations à l’origine des articles litigieux, le magistrat instructeur décida, par ordonnance du 26 juin 2006, d’effectuer une perquisition dans les locaux du Midi Libre avec l’assistance d’un expert en informatique.

12. Au cours de cette perquisition, effectuée le 5 juillet 2006, divers documents furent saisis et placés sous scellés parmi lesquels, dans le bureau du troisième requérant, une copie du rapport de la C.R.C., un cahier comportant des annotations manuscrites, un document de douze pages incluant des explications sur le budget de la région et une pochette contenant des documents relatifs au budget primitif de la région. Le juge d’instruction fit également procéder à une copie des disques durs des ordinateurs des requérants.

L’analyse de ces disques durs fit apparaître des traces du rapport de la C.R.C. sur les ordinateurs des deuxième et quatrième requérants.

13. L’enquête révéla qu’une copie de ce rapport avait été adressée, pour observations, aux seuls président et ancien président du conseil régional. Ces exemplaires comportaient en bas de chaque page rappel de la mention de confidentialité. Il ne fut toutefois pas possible de déterminer si l’exemplaire saisi au siège du Midi Libre provenait de l’une de ces copies.

Par ailleurs, des extraits de ce rapport avaient été envoyés à soixante-six personnes mises en cause dans ce rapport.

14. Les magistrats et le personnel de la C.R.C. concernés furent également entendus sans qu’aucune charge soit retenue à leur encontre du chef de violation du secret professionnel. Les résultats de l’enquête ne permirent pas d’identifier la personne ayant remis ou envoyé le rapport de la C.R.C. aux requérants.

15. A l’issue de ces investigations, le juge d’instruction ordonna la mise en examen, le 28 novembre 2006, des premier, deuxième et troisième requérants puis, le 7 février 2007, du quatrième requérant, du chef de recel de violation du secret professionnel. Entendus par le juge d’instruction, ils excipèrent tous du « secret des sources ».

16. Le 6 avril 2007, les requérants sollicitèrent l’annulation de la perquisition et des saisies du 5 juillet 2006 ainsi que de tous les actes subséquents, dont leurs mises en examen. A l’appui de leur demande, les requérants alléguaient que la perquisition était entachée de nullité car elle était constitutive d’une violation de l’article 10 de la Convention. Ils ajoutaient que l’article 56-2 du code de procédure pénale ne permettait pas expressément de procéder à des perquisitions dans les locaux d’un journal dans le but de rechercher les sources d’information des journalistes, alors qu’en l’espèce, il s’agissait du seul but poursuivi par le juge d’instruction. Ils ajoutaient que les saisies opérées dans le bureau du troisième requérant constituaient un obstacle à la diffusion de l’information, puisqu’elles le privaient d’une documentation indispensable à l’exercice de sa profession.

17. Dans un arrêt du 3 juillet 2007, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Montpellier rejeta la demande des requérants. Elle nota que les magistrats et le personnel de la CRC concernés avaient été entendus et qu’aucune charge n’avait été retenue à leur encontre concernant une violation du secret professionnel. En outre, les recherches sur commission rogatoire n’avaient pas permis d’identifier l’auteur de l’envoi ou de la remise du rapport provisoire d’observations de la CRC aux journalistes, même si seuls le Président et l’ancien Président du conseil régional en avaient reçu une copie complète.

18. Elle rappela ensuite que la perquisition en cause avait été pratiquée dans les locaux du Midi Libre par le juge d’instruction aux fins de déterminer les conditions et circonstances dans lesquelles les journalistes avaient pu obtenir des informations à l’origine de leurs articles sur le rapport de la CRC.

Elle ajouta que le principe de la protection des sources journalistiques ne saurait entraver la recherche et la manifestation de la vérité en matière pénale, cette recherche pouvant être accomplie par des perquisitions ou saisies dans les locaux d’entreprises de presse.

19. La cour d’appel estima par ailleurs qu’il relevait de la seule conscience du juge d’instruction de déterminer si, au vu des pièces qu’il possédait déjà, il devait, ou non, procéder dans le respect des règles à la perquisition envisagée. Elle ajouta qu’il n’était pas nécessaire que le juge d’instruction ait effectué antérieurement tous les actes possibles, certains pouvant d’ailleurs se révéler plus attentatoires aux libertés, telles les interceptions de conversations téléphoniques.

20. La cour souligna ensuite que la perquisition dans les locaux du Midi Libre avait été limitée dans le temps, que les investigations n’avaient pas porté atteinte à la profession de journaliste et n’avaient pas non plus créé d’obstacle ou de retard dans la diffusion de l’information. Enfin, la cour considéra qu’au vu des pièces de la procédure, le juge d’instruction « pouvait légitimement considérer qu’il existait (...) des indices graves ou concordants » de la participation des requérants aux faits de violation du secret professionnel dont le juge était saisi.

21. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation. A l’appui de celui-ci, ils firent valoir qu’en s’abstenant de vérifier si la perquisition poursuivait un but légitime et si elle était nécessaire dans une société démocratique à la poursuite de ce but, la cour d’appel avait méconnu l’article 10 de la Convention.

22. Par un arrêt rendu le 4 décembre 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants. Elle jugea que la perquisition avait été effectuée conformément au code de procédure pénale et que l’ingérence était nécessaire et proportionnée au but légitime visé, à savoir, la protection des droits d’autrui – et en particulier de la présomption d’innocence –, la préservation d’informations confidentielles et la nécessité de se prémunir contre des agissements de nature à entraver la manifestation de la vérité.

C. L’issue de la procédure pénale

23. Dans l’intervalle, le juge d’instruction rendit, le 22 mai 2007, une ordonnance de non-lieu en faveur des requérants. Il constata en effet que l’information n’avait pas permis d’établir que l’auteur de la divulgation était tenu au secret professionnel et qu’il ne pouvait donc être retenu un délit de recel, à défaut de caractérisation d’un délit antérieur.

24. Cette ordonnance fut confirmée le 4 octobre 2007, par un arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Montpellier. Celle-ci constata que l’information n’avait pas permis d’identifier la personne qui avait transmis au Midi Libre la copie du rapport provisoire de la CRC, découverte lors de la perquisition au journal, et qu’il ne pouvait donc pas non plus être établi si la personne qui avait transmis le rapport était ou non tenue au secret professionnel. Elle nota encore que l’article L. 241-6 du code des juridictions financières ne prévoit pas une classification erga omnes des documents provisoires. Elle releva en outre que copie intégrale de ce rapport provisoire avait été transmise à M. J. B. et à M. G. F., mis en cause et intéressés, et que des extraits avaient été adressés à soixante-six autres personnes, également mises en cause. Or, les destinataires n’étaient pas tenus au secret professionnel. La cour d’appel en conclut qu’aucun délit de violation du secret professionnel n’avait pu être établi et qu’il ne pouvait dès lors y avoir recel d’une telle infraction.

25. La Cour de cassation rendit le 31 mars 2009 un arrêt déclarant le pourvoi formé par la partie civile irrecevable.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

26. [Code des juridictions financières](http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do;jsessionid=E8AD1514572B09444A56584D4D8CD02F.tpdjo02v_2?cidTexte=LEGITEXT000006070249&dateTexte=20090819)

Article L241-6

« Les documents d’instruction et les communications provisoires de la chambre régionale des comptes sont couverts par le secret professionnel que les experts sont tenus de respecter en application de l’article L. 241-3 (...) »

Code de procédure pénale

Article 56-2

« Les perquisitions dans les locaux d’une entreprise de presse ou de communication audiovisuelle ne peuvent être effectuées que par un magistrat qui veille à ce que les investigations conduites ne portent pas atteinte au libre exercice de la profession de journaliste et ne constituent pas un obstacle ou n’entraînent pas un retard injustifiés à la diffusion de l’information.».

Code pénal

Article 226-13

« La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.»

Article 321-1

« Le recel est le fait de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, ou de faire office d’intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d’un crime ou d’un délit.

Constitue également un recel le fait, en connaissance de cause, de bénéficier, par tout moyen, du produit d’un crime ou d’un délit.

Le recel est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 375000 euros d’amende.»

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

27. Les requérants allèguent que les investigations menées en l’espèce étaient contraires aux dispositions de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

28. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

29. Le Gouvernement fait valoir qu’aucun élément ne lui permet de vérifier que la requête a été introduite dans le délai de six mois, dès lors que l’exemplaire de la requête qui lui a été communiqué est vierge de toute indication de date.

30. La Cour constate que le formulaire de requête a été envoyé au greffe de la Cour par télécopie du 3 juin 2008.

31. Elle rappelle que la date de l’introduction d’une requête est celle de la première lettre par laquelle le requérant formule, ne serait-ce que sommairement, les griefs qu’il entend soulever (voir par exemple Arslan c. Turquie (déc.), no 36747/02, CEDH 2002‑X (extraits) et Taffin et Contribuables Associés c. France, no 42396/04, § 22, 18 février 2010). Eu égard aux considérations qui précèdent, elle considère que la date d’introduction de la requête est celle de la télécopie de l’avocat des requérants, à savoir le 3 juin 2008, et conclut qu’elle a été introduite dans le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention.

32. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Arguments des requérants

33. Les requérants font observer que, même si aucune condamnation n’a été prononcée à leur encontre à l’issue de la procédure, l’instruction de la plainte a conduit le juge d’instruction à procéder à la perquisition litigieuse avec le concours de la force publique et l’assistance d’un expert en informatique dans les locaux du journal où ils étaient employés, avec saisie de différents textes et copie des disques durs de leurs ordinateurs professionnels.

34. Ils ajoutent que divers documents appartenant au troisième requérant et relatifs à sa profession ont été saisis et placés sous scellés et que la perquisition litigieuse a été suivie par leur convocation chez le juge d’instruction en charge de l’affaire où ils ont été auditionnés pour rechercher l’origine de leurs sources. Ces auditions par le juge d’instruction se sont achevées par leur mise en examen pour l’infraction de recel de violation de secret professionnel, sur le fondement des articles 226-13 et 321-1 du code pénal.

35. Dès lors, les requérants estiment qu’ils ont indiscutablement subi des mesures contraignantes qui ont porté atteinte à leur profession de journaliste en les privant de la possibilité d’exercer normalement leur métier et qui constituent des ingérences dans leur liberté d’expression.

36. Ils exposent encore que, même si aucune source n’a pu être révélée par la perquisition litigieuse, les investigations menées par le Juge d’instruction avaient bien pour objectif de déterminer l’origine des informations qu’ils avaient communiquées au public dans le cadre de leur profession.

37. Les requérants soulignent que l’existence même de la possibilité de perquisitionner les locaux d’une entreprise de presse dans le but de rechercher les sources de ses journalistes constitue une atteinte au principe du droit à l’information du public édicté par l’article 10 de la Convention.

38. Ils font encore observer que l’évolution de la législation française démontre la pertinence de l’ingérence qu’ils invoquent, puisque la loi du 4 janvier 2010 concernant la protection du secret des sources des journalistes a instauré à leur profit des mesures de protection spécifiques, notamment à l’occasion d’une perquisition.

39. Les requérants estiment par ailleurs que la nécessité de les poursuivre du chef d’un prétendu recel de violation du secret professionnel n’apparaissait pas établie, ni a fortiori légitime, alors même que les articles dont ils étaient les auteurs, n’avaient fait l’objet d’aucune contestation par la personne concernée. Ils en concluent que le but poursuivi par la perquisition litigieuse n’était pas de préserver les droits d’autrui et notamment la présomption d’innocence de M. J. B., mais de découvrir la source des journalistes, sous couvert d’une infraction finalement non retenue de recel de violation du secret professionnel.

Quant à la préservation d’informations confidentielles, les requérants rappellent que la Cour apprécie encore plus fermement la nécessité de protection de la liberté d’expression lorsqu’il s’agit de sujets concernant l’intérêt général.

40. Pour ce qui est enfin de la nécessité de la mesure, les requérants soulignent notamment qu’ils ont agi dans le but d’informer le public sur une question touchant à l’intérêt général, puisque directement en rapport avec l’utilisation des fonds publics et visant des personnes elles-mêmes impliquées dans la vie publique.

Ils estiment que la perquisition menée à leur encontre dans le seul but de déterminer la source de leurs informations s’avère être une mesure disproportionnée et contraire à la nécessité d’information du public qui devait prévaloir en l’espèce.

41. Les requérants font encore observer qu’ils ont largement souligné dans leurs articles le caractère « provisoire » du rapport de la Chambre régionale des comptes et la possibilité ensuite offerte aux personnes mises en cause de faire valoir leurs observations en réponse. Ils estiment donc ne pas avoir dénaturé l’information donnée au public.

b) Arguments du Gouvernement

42. Le Gouvernement soutient qu’aucune ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérants n’a eu lieu en l’espèce.

Il expose ainsi que la plainte formée par M. J.B., a fait l’objet d’une décision de non-lieu qui est définitive. Aucune condamnation n’a donc été prononcée contre les requérants.

Il ajoute qu’aucune source n’a pu être révélée par la perquisition litigieuse, ainsi que cela résulte expressement de l’arrêt de la chambre de l’instruction en date du 4 octobre 2007.

43. Le Gouvernement en conclut que la perquisition litigieuse n’ayant eu aucune conséquence, celle-ci ne saurait être qualifiée d’ingérence dans la liberté d’expression des journalistes, dès lors que la Convention ne vise pas à protéger des droits théoriques et illusoires.

44. Il établit une distinction entre le droit pour les journalistes de taire leurs sources (consacré en France par l’article 109 du code de procédure pénale) et les perquisitions effectuées pour rechercher les auteurs d’infractions pénales.

45. Il expose que lorsqu’une perquisition est effectuée, ce sont les enquêteurs qui recherchent des éléments de preuve. Partant la mesure en cause ne peut avoir aucun effet « inhibiteur » dans la liberté d’expression du journaliste.

46. Selon lui, une solution contraire aurait pour conséquence, soit de rendre impossible les enquêtes et, par suite, les sanctions des violations des obligations au secret professionnel, soit de créer une véritable immunité pour de telles infractions pénales, dès lors qu’un journaliste aurait été destinataire d’un document que la loi interne considère comme confidentiel.

47. En conséquence, la protection de certains secrets étant nécessaire dans une société démocratique, les actes d’enquête effectués pour rechercher les auteurs des manquements à ces normes, ne peuvent constituer, en eux-mêmes, une ingérence dans la liberté d’expression. Ce n’est que la sanction infligée aux auteurs ou complices de ces infractions, qui peut être ainsi qualifiée.

48. Le Gouvernement ajoute qu’à supposer que la Cour parvienne à la conclusion que la perquisition litigieuse constitue une ingérence dans la liberté d’expression des requérants, cette ingérence ne pourrait qu’être jugée en parfaite conformité avec l’article 10.

49. Il expose ainsi que la préservation d’informations confidentielles, la défense de l’ordre, la protection du crime, l’autorité du pouvoir judiciaire et la protection de la présomption d’innocence font incontestablement partie des buts légitimes visés par le second paragraphe de l’article 10 de la Convention.

50. Le Gouvernement souligne que l’importance de la présomption d’innocence est d’autant plus grande lorsqu’est en cause un document présentant un caractère confidentiel.

Se référant à la jurisprudence de le Cour en la matière, il fait observer que, contrairement aux affirmations des requérants, celle-ci ne fait pas toujours prévaloir les nécessités de la transparence dans une société démocratique chaque fois qu’il s’agit d’un sujet d’intérêt général, surtout lorsque les journalistes n’ont pas respecté les lois pénales de droit commun relatives à la confidentialité de certains documents.

Il fait valoir que c’est au vu de ces considérations que doit être apprécié le caractère «nécessaire dans une société démocratique» de la mesure d’enquête à laquelle a procédé le magistrat instructeur dans la présente affaire.

51. Ainsi, selon lui, si l’on se réfère aux arrêts de la Cour qui ont constaté une violation de l’article 10 de la Convention du seul fait d’une perquisition dans des locaux professionnels de presse, on constate que celle-ci s’est fondée exclusivement sur le fait que les perquisitions contestées avaient eu lieu sans avoir été précédées d’autres mesures d’instruction ainsi que sur leur caractère massif et excessif notamment quant à l’ampleur des objets saisis dont certains avaient disparu.

52. Le Gouvernement souligne que dans la présente affaire, d’autres actes d’instruction avaient été réalisés préalablement à la perquisition litigieuse : les membres et le personnel de la chambre régionale des comptes avaient été entendus mais ces auditions n’avaient pas permis de recueillir d’élément pertinent et les recherches sur commission rogatoire n’avaient pu aboutir à l’identification de l’auteur de la remise du rapport aux journalistes.

53. Il en conclut que la perquisition litigieuse n’a été effectuée qu’en dernier recours, après que le magistrat eut vainement tenté d’obtenir des éléments par d’autres voies et que la mesure d’enquête contestée était donc bien nécessaire pour parvenir à la manifestation de la vérité.

54. Le Gouvernement ajoute que la présente perquisition a été, comme l’ont également relevé les juges internes, limitée dans le temps et dans les faits et qu’elle a été menée par un juge qui s’est déplacé sur les lieux et a veillé personnellement au bon déroulement de la mesure.

55. Enfin, il souligne que le document litigieux était un rapport provisoire de la chambre régionale des comptes de la région Languedoc-Roussillon, document de travail visant « à susciter les réactions des mis en cause » et susceptible d’être modifié par les arguments de ceux-ci.

56. Il estime qu’abstraction faite du caractère confidentiel de ce document, sa publication, alors qu’il n’était que provisoire et devait être complété par les arguments des personnes qui y étaient mises en cause, contrevenait gravement au droit à la présomption d’innocence.

57. Le Gouvernement conclut que, si la Cour estimait que 1a perquisition litigieuse constituait une ingérence dans le droit la liberté d’expression des requérants, cette ingérence devrait être jugée conforme à un but légitime et nécessaire dans une société démocratique au sens de la jurisprudence de la Cour.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

58. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière (voir, entre autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999-I, § 45 et Dupuis c. France, no 1914/02, § 33, 7 juin 2007).

59. La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde », et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (voir, parmi beaucoup d’autres, Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 46, CEDH 2003-IV ; Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 53, 27 novembre 2007, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001-III et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 93, CEDH 2004‑XI).

60. La presse joue un rôle essentiel dans une société démocratique ; si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, § 37 ; Fressoz et Roire précité, § 45).

61. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation. Lorsqu’il y va de la presse, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume‑Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, § 40, Worm, précité, § 47 et Dupuis, précité, § 36).

62. Par ailleurs, il y a lieu de rappeler que toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, § 49 in fine). Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l’article 10, de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression, qui restent valables même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999‑III, Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 66, CEDH 2006‑... et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 102, CEDH 2007‑V).

63. Ainsi, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002‑V, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007).

64. Ces considérations jouent un rôle particulièrement important de nos jours, vu le pouvoir qu’exercent les médias dans la société moderne, car non seulement ils informent, mais ils peuvent en même temps suggérer, par la façon de présenter les informations, comment les destinataires devraient les apprécier. Dans un monde dans lequel l’individu est confronté à un immense flux d’informations, circulant sur des supports traditionnels ou électroniques et impliquant un nombre d’auteurs toujours croissant, le contrôle du respect de la déontologie journalistique revêt une importance accrue.

65. Là où la liberté de la « presse » est en jeu, les autorités ne disposent que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux », préalable nécessaire à toute mesure d’investigation portant sur les sources d’information des journalistes (voir mutatis mutandis Editions Plon c. France, no 58148/00, § 44, CEDH 2004‑IV).

66. En outre, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (voir, par exemple, Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, § 58). La Cour doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque, comme en l’espèce, les mesures prises ou les sanctions infligées par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 64, et Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 25, § 35).

67. Par conséquent, les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux (Roemen et Schmit, précité, § 46 et Goodwin, précité, §§ 39-40), et une ingérence ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public.

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

i. Sur l’existence d’une ingérence

68. La Cour note que le Gouvernement soutient que les mesures prises en l’espèce ne sauraient être qualifiées d’ingérence car aucune condamnation n’a été prononcée contre les requérants, aucune source n’a été révélée par la perquisition en cause et les investigations n’ont pas entraîné de retard dans la diffusion de l’information.

69. Les requérants contestent cette thèse et exposent que la perquisition a bien eu lieu avec le concours de la force publique et d’un expert en informatique, que des documents saisis n’ont jamais été restitués et que le fait qu’aucune source n’ait été révélée importe peu.

70. La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que des perquisitions qui avaient été menées au domicile et sur les lieux de travail de journalistes aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré aux intéressés des informations confidentielles s’analysaient en des atteintes aux droits résultant pour les journalistes du paragraphe 1 de l’article 10 ( voir Roemen et Schmit, précité, § 47, Ernst et autres c. Belgique, précité, § 94, Tillack, précité, § 56 et Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 61, 14 septembre 2010).

71. Elle a également précisé que l’absence de résultats des perquisitions ne leur enlève pas leur finalité, à savoir l’identification de l’auteur d’une violation du secret professionnel et donc la source du journaliste (Roemen et Schmit, précité, § 57).

72. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce ingérence dans la liberté des requérants de recevoir ou de communiquer des informations au sens de l’article 10 § 1 de la Convention.

73. La question se pose dès lors de savoir si pareille ingérence peut se justifier au regard du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu d’examiner si cette ingérence était « prévue par la loi », visait un « but légitime » au regard de ce paragraphe et était « nécessaire dans une société démocratique ».

ii. Sur la justification de l’ingérence

74. La Cour note que les requérants ne contestent pas que l’ingérence était prévue par la loi mais qu’ils soutiennent en revanche que son but n’était pas légitime car, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, il ne s’agissait pas de protéger les droits d’autrui et notamment la présomption d’innocence de M. J.B. ou la préservation d’informations confidentielles, mais bien de découvrir la source des journalistes.

75. La Cour estime, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, que l’ingérence visait à empêcher la divulgation d’informations confidentielles, à protéger la réputation d’autrui et, notamment, la présomption d’innocence.

76. La question essentielle est celle de savoir si l’ingérence critiquée était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre le but poursuivi. Il y a donc lieu de déterminer si l’ingérence correspondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants.

77. La Cour note d’emblée que dans la présente affaire, les requérants, journalistes, ont publié dans un quotidien des extraits d’un rapport provisoire de la Cour régionale des comptes du Languedoc-Roussillon mettant en cause la gestion de cette région sous la présidence de M. J.B.

78. Force est de constater à cet égard que les articles litigieux contenaient principalement des informations au sujet de la gestion faite des fonds publics par certains élus locaux et fonctionnaires publics, telle qu’elle avait été mise en cause par un rapport provisoire de la Chambre régionale des comptes.

79. Il s’agissait là incontestablement d’un sujet d’intérêt général pour la collectivité locale, que les requérants avaient le droit de faire connaître au public à travers la presse. La circonstance que le sujet ait été soulevé précisément dans un rapport d’observations de la Chambre régionale des comptes ne fait que confirmer que les articles litigieux s’inscrivaient dans le cadre d’un débat présentant un intérêt pour la population locale, et que celle-ci avait le droit d’en être informée (Cumpănă et Mazăre, précité, § 95).

80. Pour autant que le Gouvernement allègue que ledit rapport avait un caractère provisoire (paragraphe 54 ci-dessus), la Cour souligne que le rôle des journalistes d’investigation est, précisément, d’informer et d’alerter le public sur des phénomènes indésirables dans la société, dès que les informations pertinentes entrent en leur possession. Or, une simple lecture des articles fait apparaître qu’à la date de sa rédaction les requérants avaient connaissance sinon du rapport définitif (publié le 4 septembre 2006) de la Chambre régionale des comptes, au moins de sa version initiale, les moyens par lesquels les intéressés s’étaient procuré le texte en cause relevant de la liberté d’investigation inhérente à l’exercice de leur profession (Cumpănă et Mazăre, précité, § 96).

81. La Cour relève que les journalistes avaient indiqué en première page du quotidien qu’il s’agissait d’un « rapport d’observations provisoires susceptible d’être modifié par les arguments de ceux qu’il met en cause ».

Par ailleurs, dans la page consacrée à ce rapport, un encadré de quarante‑cinq lignes décrivait la procédure et précisait que les conclusions pouvaient changer après la réception des réponses des personnes mises en cause (voir paragraphe 8 ci-dessus).

Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants ont fait une présentation claire de la nature du rapport en cause et ont démontré ainsi leur bonne foi et un souci du respect de la déontologie de leur profession.

82. En ce qui concerne plus précisément la perquisition, la Cour note qu’elle eut lieu plus de huit mois après la publication des articles en cause. Au cours de cette perquisition, des documents furent saisis et placés sous scellés, dont, dans le bureau du troisième requérant, une copie du rapport, un cahier contenant des annotations manuscrites, un document de douze pages comportant des explications sur le budget de la région, ainsi qu’une pochette contenant des documents relatifs au budget primitif de la région. Le juge fit également procéder à une copie des disques durs des ordinateurs des requérants (paragraphe 12 ci-dessus).

83. La Cour relève que, selon le Gouvernement (voir paragraphe 52 ci‑dessus), ces actes faisaient partie d’une série de mesures prises en vue de tenter d’identifier la ou les personnes qui avaient fourni la copie du rapport d’observations provisoires de la CRC aux journalistes. Elle constate toutefois qu’aucune précision n’a été apportée par le Gouvernement sur la nature des actes d’enquête qui auraient été effectués avant la perquisition.

Elle note en outre que, dans son arrêt du 3 juillet 2007, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Montpellier a elle-même indiqué que la perquisition avait pour but de découvrir comment les journalistes, soupçonnés de participation aux faits de violation du secret professionnel, avaient obtenu les informations à l’origine de leurs articles (voir paragraphe 18 ci-dessus).

84. Or, la Cour constate que le rapport en cause avait été communiqué aux président et ancien président du conseil régional du Languedoc‑Roussillon et que des extraits avaient été adressés à soixante-six personnes mises en cause dans ce rapport (voir § 12 ci-dessus).

Il convient d’ailleurs de relever sur ce point que le juge d’instruction ayant mis les requérants en examen constata lui-même, dans son ordonnance du 22 mai 2007, que l’enquête n’avait pas permis de déterminer si l’auteur de la divulgation était tenu au secret professionnel.

La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Montpellier, souligna quant à elle, dans son arrêt du 4 octobre 2007, que les destinataires de ce rapport n’étaient pas tenues au secret professionnel et que les documents provisoires n’étaient pas classifiés erga omnes (voir § 24 ci-dessus).

85. La Cour rappelle que l’absence de résultat des perquisitions n’enlève pas à ces dernières leur objet, à savoir trouver l’auteur d’une violation du secret professionnel et donc la source des journalistes.

Elle note encore qu’en l’espèce, la perquisition litigieuse n’a pas été effectuée dans le cadre de la recherche d’une infraction que les requérants auraient commise en dehors de leurs fonctions de journalistes. Elle avait au contraire pour but la recherche des auteurs potentiels d’une violation du secret professionnel et de l’éventuelle illégalité subséquemment commise par les requérants dans l’exercice de leurs fonctions. Les mesures tombent ainsi, à n’en pas douter, dans le domaine de la protection des sources journalistiques (voir Roemen et Schmit, précité, § 52).

86. La Cour se demande si d’autres mesures que la perquisition au siège de la rédaction du journal n’auraient pas pu permettre au juge d’instruction de rechercher s’il y avait eu effectivement violation du secret professionnel. Force est en tout état de cause de constater que le Gouvernement omet de démontrer qu’en l’absence de la perquisition litigieuse, les autorités nationales n’auraient pas été en mesure de rechercher d’abord l’existence d’une éventuelle violation du secret professionnel et, ensuite, celle du recel de cette violation par les requérants (Ernst et autres, précité, § 20).

Elle souligne encore sur ce point que la chambre d’instruction de la cour d’appel a elle-même estimé qu’il n’était pas nécessaire que le juge d’instruction ait effectué antérieurement tous les actes possibles et qu’il relevait de sa seule conscience de déterminer s’il devait procéder à la perquisition (voir paragraphe 19 ci-dessus).

La Cour en induit que, procéder à d’autres actes d’instruction avant la perquisition, n’était pas une priorité pour les magistrats chargés de superviser l’instruction.

87. Au vu de tout ce qui précède, la Cour arrive à la conclusion que le Gouvernement n’a pas démontré que la balance des intérêts en présence, à savoir, d’une part, la protection des sources, et, de l’autre, la prévention et la répression d’infractions, a été préservée. A cet égard, elle rappelle que « les considérations dont les institutions de la Convention doivent tenir compte pour exercer leur contrôle sur le terrain du paragraphe 2 de l’article 10 font pencher la balance des intérêts en présence en faveur de celui de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique » (Goodwin, précité, § 45).

88. La Cour est ainsi d’avis que si les motifs invoqués par les juridictions nationales peuvent certes passer pour « pertinents », ils ne peuvent être jugés « suffisants » pour justifier la perquisition incriminée.

89. Elle conclut que la mesure litigieuse est à considérer comme disproportionnée et a violé le droit des requérants à la liberté d’expression reconnu par l’article 10 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

90. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

91. Se référant à l’arrêt Tillack c. Belgique (précité), les requérants réclament 10 000 euros (EUR) chacun au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi. Ils exposent que leur préjudice moral résulte des contraintes qu’ils ont subies du fait de la perquisition et de la fouille approfondie de leurs bureaux, de leurs affaires personnelles, de leurs dossiers professionnels et de leurs ordinateurs, ainsi que des auditions chez le juge d’instruction.

92. Le Gouvernement estime les demandes des requérants excessives et non justifiées. Dans l’hypothèse où la Cour entrerait en voie de condamnation, la somme de 1 500 euros pour chaque requérant lui semblerait suffisante.

93. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 5 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

94. Les requérants ne demandant pas le remboursement des frais et dépens exposés, il n’y a pas lieu de leur allouer de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

95. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 avril 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stephen PhillipsDean Spielmann
Greffier adjointPrésident


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-110306
Date de la décision : 12/04/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : MARTIN ET AUTRES
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SALLELES L.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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