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03/04/2012 | CEDH | N°001-110176

CEDH | CEDH, AFFAIRE NICOLETA GHEORGHE c. ROUMANIE, 2012, 001-110176


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE NICOLETA GHEORGHE c. ROUMANIE

(Requête no 23470/05)

ARRÊT

STRASBOURG

3 avril 2012

DÉFINITIF

03/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Nicoleta Gheorghe c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ján Šikuta,
Ineta

Ziemele,
Luis López Guerra,
Mihai Poalelungi, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE NICOLETA GHEORGHE c. ROUMANIE

(Requête no 23470/05)

ARRÊT

STRASBOURG

3 avril 2012

DÉFINITIF

03/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Nicoleta Gheorghe c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ján Šikuta,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra,
Mihai Poalelungi, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mars 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23470/05) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Nicoleta Gheorghe (« la requérante »), a saisi la Cour le 8 juin 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

3. Dans sa requête, la requérante soutenait en particulier que son droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention, avait été méconnu en raison notamment de l’obligation qui avait été mise à sa charge de renverser la présomption de bien-fondé attachée à un procès-verbal de contravention par lequel elle s’était vu infliger une amende, sanction qu’elle avait contestée devant les juridictions nationales.

4. Le 2 juillet 2007, la chambre a décidé de communiquer la requête au Gouvernement et, comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, de se prononcer en même temps sur la recevabilité et le fond. A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du Règlement de la Cour), le Président de la chambre a désigné M. Mihai Poalelungi pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement de la Cour).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1948 et réside à Bucarest.

6. Par un procès-verbal dressé par un policier de Bucarest le 1er mai 2004, la requérante fut condamnée à payer une amende de 700 000 lei roumains (ROL), soit environ 17 euros, pour avoir troublé la tranquillité des autres locataires de son immeuble. Cette contravention était réprimée par l’article 2 § 1 de la loi no 61/1991 sur les sanctions des faits portant atteinte à l’ordre public. Le policier expliquait dans son procès ‑verbal que, le 1er mai 2004, lors d’une discussion avec son voisin E., auquel elle était opposée dans plusieurs litiges pendants devant les juridictions nationales, la requérante avait crié dans la cage d’escalier de l’immeuble, ce qui avait troublé la tranquillité des autres locataires. Le procès-verbal portait la signature d’un témoin, U., un locataire de l’immeuble.

7. La requérante contesta ce procès-verbal devant le tribunal de première instance de Bucarest, alléguant que les faits qui y étaient relatés ne correspondaient pas à ce qui s’était réellement passé le 1er mai 2004. Elle expliquait notamment que les cris que le policier avait entendus le 1er mai 2004 et pour lesquels il lui avait infligée une amende étaient en fait des cris de douleur qu’elle avait poussés après que son voisin E., avec lequel elle était en conflit, l’eut frappée et blessée au coude en la jetant contre le cadre de sa porte d’entrée. Elle ajoutait que U., le témoin qui avait signé le procès­verbal, était un locataire âgé et malade qui craignait les réactions violentes de E. La requérante produisit une copie du procès-verbal de contravention et de son enveloppe, ainsi qu’une copie d’une plainte pénale qu’elle avait déposée au bureau local de police contre E., et la concubine de celui-ci et deux autres locataires de l’immeuble, d’où il ressortait que, de façon générale, il y a avait des tensions dans l’immeuble entre elle et une partie des autres colocataires.

8. Lors de l’audience publique du 15 juin 2004, à laquelle la requérante assista, le tribunal de première instance de Bucarest lui donna la parole pour qu’elle soumît ses demandes de preuves. La requérante répondit qu’elle n’avait pas de demandes en ce sens et le tribunal estima par conséquent qu’il était inutile de faire comparaître devant lui, en vue d’être entendu, le témoin dont le nom figurait dans le procès-verbal. Relevant l’absence d’autres demandes ou de preuves à administrer, le tribunal donna la parole aux parties sur le fond de l’affaire. La requérante demanda l’annulation du procès-verbal, soutenant qu’il était frappé de nullité absolue au motif que le policier qui l’avait dressé avait omis de lui remettre une copie, de l’informer qu’elle pouvait faire des objections et de lui demander de le signer.

9. Par un jugement du 15 juin 2004, le tribunal rejeta sa contestation, qu’il jugea non étayée. Dans sa décision, il notait que, si l’arrêté no 2/2001 du gouvernement sur le régime des contraventions ne contenait pas de règles spécifiques concernant la charge de la preuve et la force probante du procès-verbal, la loi autorisait le juge à en apprécier la valeur en tant qu’élément de preuve, et à présumer son bien-fondé jusqu’à preuve du contraire. Pour le tribunal, il appartenait donc à la requérante de rapporter des éléments de preuve qui renversaient cette présomption et qui mettaient en cause sa teneur, ce qu’elle avait omis de faire en l’occurrence. Invoquant l’article 1169 du code de procédure civile, aux termes duquel l’individu qui dépose une demande auprès du tribunal doit prouver ses allégations, le tribunal expliquait qu’en l’absence d’autres éléments de preuves contraires, le procès-verbal de contravention du 1er mai 2004 constituait la preuve que l’intéressée avait commis les faits qui lui étaient reprochés. Il estimait que les irrégularités du procès-verbal signalées par la requérante quant aux différentes omissions du policier n’étaient pas susceptibles, selon la loi, de frapper le document en question de nullité absolue, mais pouvaient éventuellement entraîner sa nullité relative dans l’hypothèse où l’intéressée démontrerait avoir subi un préjudice, ce que la requérante avait omis de faire.

10. La requérante forma un recours contre ce jugement, demandant au tribunal compétent de constater la nullité absolue du procès-verbal pour les motifs indiqués devant le tribunal de première instance.

11. Lors de l’audience du 7 octobre et 11 novembre 2004, le tribunal départemental de Bucarest, compétent pour connaître du recours, accueillit les demandes successives par lesquelles la requérante avait sollicité le report de l’examen de l’affaire au motif qu’elle était malade.

12. Lors de l’audience publique du 9 décembre 2004, la requérante demanda au tribunal l’autorisation de verser au dossier de l’affaire des déclarations extrajudiciaires des témoins U. et C. qui avaient assisté à l’incident du 1er mai 2004. Le tribunal accueillit sa demande, l’estimant pertinente et utile. Par la suite, la requérante, interrogée par le tribunal, déclara n’avoir plus de demandes à soumettre ou de preuves à administrer. Le tribunal lui donna ensuite la parole pour qu’elle s’exprimât sur le fond du recours. L’intéressée réitéra les motifs de recours qu’elle avait indiqués par écrit (paragraphe 10 ci-dessus). Le tribunal mit alors l’affaire en délibéré, puis, à la fin de l’audience publique tenue ce jour là, rejeta le recours de la requérante pour défaut de fondement. Il explicita les motifs l’ayant amené à aboutir à cette décision dans son arrêt définitif daté du 9 décembre 2004 et mis au net le 17 janvier 2005, par lequel il confirma le bien-fondé du jugement du 15 juin 2004.

13. Le 21 décembre 2004, la requérante fournit au greffe du tribunal départemental de Bucarest deux déclarations extrajudiciaires de tiers, U. et C. Dans une déposition du 16 décembre 2004, U. indiquait que le 1er mai 2004 il avait entendu un policier conseiller à la requérante, de s’adresser à un laboratoire médical pour confirmer le cas échéant les coups dont elle aurait été victime ce jour-là de la part de E. Dans une déclaration extrajudiciaire datée du 3 mai 2004, C. indiquait avoir vu le 1er mai 2004 E. et sa compagne en train de pousser la requérante dans la cage d’escalier de l’immeuble ; il déclarait en outre que E. était souvent violent et en état d’ébriété.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

14. A l’époque des faits, les dispositions pertinentes de la loi nº 61/1991 sur la répression des actes portant atteinte à la vie sociale et à l’ordre public (publiée au Journal officiel le 18 août 2000) étaient ainsi libellées :

Article 2

« Constitue une contravention, à moins que les circonstances de sa commission appellent la qualification d’infraction conformément à la loi pénale :

§ 1. le fait de se livrer dans un lieu public à des actes et des gestes obscènes, de proférer des insultes ou des termes vulgaires (...) de nature à troubler l’ordre public, à provoquer l’indignation des citoyens ou à nuire à la réputation ou à l’honneur des citoyens ou des institutions publiques. »

Article 3

« Les contraventions visées à l’article 2 sont punies : (...)

b) pour celles visées au paragraphe 1 (...) : d’une amende contraventionnelle d’un montant compris entre 700 000 ROL et 40 000 000 ROL ou d’une peine d’emprisonnement contraventionnel d’une durée comprise entre quinze jours et trois mois. »

15. La loi nº 61/1991 sur la répression des actes portant atteinte à la vie sociale et à l’ordre public fut modifiée par la loi no 265/2004, publiée au Journal officiel no 603 du 5 juillet 2004. Depuis lors, les troubles à l’ordre public sanctionnés en tant que contraventions par l’article 2 § 1 de la loi no 61/1991 sont uniquement passibles d’une amende d’un montant compris entre 2 000 000 et 10 000 000 ROL (soit l’équivalent de 47 et 237 euros respectivement).

16. Par l’arrêté no 108/2003, publiée au Journal officiel le 26 décembre 2003, le Gouvernement retira l’emprisonnement contraventionnel de la liste des sanctions susceptibles d’être infligées aux auteurs de contraventions, ceux-ci restant passibles, conformément à l’arrêté du Gouvernement nos 2/2001 et 55/2002 sur le régime des contraventions, d’un avertissement, d’une amende ou de l’obligation d’effectuer un travail d’intérêt général (cette dernière sanction ne pouvant être infligée que par un tribunal). En vertu de cet arrêté, toutes les sanctions d’emprisonnement contraventionnel prévues par les différentes lois et ordonnances en vigueur devaient être converties en un travail d’intérêt général. En cas de refus du contrevenant d’exécuter pareille sanction, le tribunal pouvait remplacer celle-ci par une amende. L’exécution d’une peine d’amende devait s’effectuer selon les règles relatives à l’exécution des créances pécuniaires, aucune conversion de l’amende en une peine privative de liberté n’étant plus possible en cas de non-paiement.

17. Le droit et la pratique internes pertinents en matière de contraventions et leur évolution sont exposés en détail aux paragraphes 29 à 40 de l’arrêt Anghel c. Roumanie (no 28183/03, arrêt du 4 octobre 2007). Chargé de l’exécution de l’arrêt Anghel précité, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a invité le Gouvernement roumain à lui présenter un plan d’action, indiquant qu’il n’était pas exclu, en dépit du fait que la peine de prison avait été retirée des sanctions encourues par les contrevenants, que les garanties de l’article 6 en matière pénale soient toujours applicables aux procédures en cause. Le Gouvernement a présenté au Comité des Ministres des décisions rendues par diverses juridictions nationales entre 2009 et 2010 qui reconnaissaient le caractère « pénal » des procédures régies par l’arrêté no 2/2001 sur le régime des contraventions.

18. Le Gouvernement fournit en annexe à ses observations des exemples de la pratique des juridictions nationales postérieure à l’arrêt Anghel précité et au changement intervenu depuis son adoption dans la législation interne (paragraphes 15 et 16 ci-dessus). Il en ressort que les tribunaux nationaux ont estimé que, nonobstant la suppression de la peine de prison contraventionnelle, les garanties de l’article 6 de la Convention en matière pénale continuaient à s’appliquer aux procédures ouvertes en vue de la contestation d’un procès‑verbal de contravention pour trouble à l’ordre public compte tenu notamment du caractère punitif de la sanction d’amende susceptible d’être infligée aux contrevenants et du caractère général de la norme transgressée. Les tribunaux en question soulignaient que, malgré la présomption de légalité et de bien-fondé dont jouissait le procès-verbal de contravention, il leur incombait de vérifier, dans chaque situation, la teneur du document contesté, en respectant les droit à la défense des contrevenants (voir, parmi d’autres, les jugements no 389 du 6 février 2007 du tribunal de Vaslui et no 931 du 21 juin 2007 du tribunal de Gura Humorului).

EN DROIT

19. Le requérante se plaint du manque d’équité de la procédure qu’elle a engagée en vue de contester le procès-verbal de contravention à son encontre pour trouble à l’ordre public. Elle invoque l’article 6 de la Convention, dont les passages pertinents sont ainsi libellés :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

20. L’intéressée allègue en particulier une méconnaissance de son droit à la présomption d’innocence en raison de la présomption de bien-fondé attachée au procès-verbal de contravention litigieux et de l’obligation qui lui a été faite de renverser cette présomption.

21. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

1. Arguments des parties

22. Le Gouvernement considère que l’article 6 de la Convention n’est pas applicable en l’espèce et que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Il explique qu’en droit interne les dispositions visant les contraventions ne relèvent pas du droit pénal et que l’ordonnance no 2 sur le régime juridique des contraventions, prise par le Gouvernement le 12 juillet 2001 et entérinée par la loi no 180 du 11 avril 2002, prévoit en matière de preuve que ses dispositions sont complétées par celles du code de procédure civile. Il souligne qu’en l’espèce la requérante n’encourait qu’une sanction d’amende, à la différence du requérant en l’affaire Anghel précitée dans laquelle la Cour avait estimé que le fait que le trouble à l’ordre public reproché au requérant était susceptible à l’époque d’être puni non seulement d’une amende mais aussi d’une peine d’emprisonnement. Il souligne à cet égard que, par l’arrêté no 108/2003 publiée au Journal officiel le 26 décembre 2003, en vigueur à l’époque des faits, l’emprisonnement contraventionnel a été retiré de la liste des sanctions susceptibles d’être infligées aux auteurs de contraventions. Il fait valoir en outre que les troubles à l’ordre public qualifiés de contraventions et relevant de l’article 2 § 1 de la loi no 61/1991, telle que modifiée à l’époque des faits par la loi no 265/2004, étaient passibles exclusivement d’une peine d’amende. Il ajoute enfin que l’exécution d’une telle peine s’effectuait selon les règles relatives à l’exécution des créances pécuniaires et que nulle conversion de l’amende en une peine privative de liberté n’était possible en cas de non-paiement.

23. La requérante ne fait aucun commentaire sur l’applicabilité en l’espèce de l’article 6 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

24. La Cour estime tout d’abord nécessaire d’examiner d’office s’il y a lieu d’appliquer en l’espèce le nouveau critère de recevabilité prévu par l’article 35 § 3 b) de la Convention, dans sa version modifiée. Au regard des circonstances particulière de l’espèce, elle considère que la poursuite de l’examen de l’affaire s’impose au nom du respect des droits de l’homme nonobstant la valeur de l’amende (environ 17 euros) qui était à l’origine du grief tiré de l’article 6 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Juhas Đurić c. Serbie, no 48155/06, §§ 56-58, 7 juin 2011 et Finger c. Bulgarie, no 37346/05, §§ 74-77, 10 mai 2011). A cet égard, elle relève que la requête portée par la Cour par la requérante soulève notamment la question de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention, sous son volet pénal, à une procédure pénale de contravention pour trouble à l’ordre public. Il s’agit de la première affaire que la Cour est appelée à examiner depuis le changement du droit et de la pratique internes pertinents qu’elle avait antérieurement jugés contraires à l’article 6 de la Convention au motif qu’ils n’offraient pas suffisamment de garanties, notamment quant au respect de la présomption d’innocence, pour protéger les individus face aux possibles abus des autorités (Anghel, précité, § 69). Une décision de la Cour sur cette question de principe guiderait les juridictions nationales quant à l’étendue des garanties dont les contrevenants pour trouble à l’ordre public devraient jouir au niveau national (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’appliquer en l’espèce le nouveau critère de recevabilité prévu par l’article 35 § 3 b) de la Convention.

25. Se tournant ensuite vers la question de l’applicabilité de l’article 6 à la procédure litigieuse, la Cour constate tout d’abord que les indications fournies par le droit interne, qui ne donne pas de coloration « pénale » à la contravention de trouble à l’ordre public ayant valu une amende à la requérante, n’ont qu’une valeur relative et ne sont donc pas décisives (voir, parmi d’autres, Öztürk c. Allemagne, arrêt du 21 février 1984, série A no 73, p. 19, § 52 ; Ezeh et Connors c. Royaume-Uni [GC], nos 39665/98 et 40086/98, § 120, CEDH 2003-X). Elle relève ensuite que la règle de droit transgressée par la requérante régit les contraventions pour incivisme et vise à maintenir la paix entre voisins. A ce titre, cette règle s’adresse à tous les citoyens et non pas à un groupe déterminé ayant un statut particulier (voir l’arrêt Öztürk précité, § 53). De plus, l’amende infligée à la requérante ne tendait pas à la réparation pécuniaire d’un préjudice, mais visait essentiellement à empêcher la réitération d’agissements semblables (voir, mutatis mutandis, Bendenoun c. France, 24 février 1994, § 47, série A no 284 et Ziliberberg c. Moldova, no 61821/00, § 33, 1er février 2005). Elle avait donc le caractère punitif par lequel se distinguent d’habitude les sanctions pénales (arrêt Öztürk précité, § 53 ; arrêt A.P., M.P. et T.P. c. Suisse du 29 août 1997, Recueil 1997-V, p. 1488, § 41 ; Ziliberberg précité, § 34).

26. Certes, comme le Gouvernement le remarque à juste titre, la requérante n’encourait plus une peine d’emprisonnement à l’époque des faits. Cela n’est toutefois pas déterminant en soi aux fins de l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 de la Convention car, comme la Cour l’a souligné à maintes reprises, la faiblesse relative de l’enjeu ne saurait ôter à une infraction son caractère pénal intrinsèque (voir, parmi d’autres, Öztürk précité, § 53 ; Kadubec c. Slovaquie, 2 septembre 1998, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI ; Ziliberberg précité, § 34 in fine ; Lauko c. Slovaquie, 2 septembre 1998, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI)). A l’instar des tribunaux nationaux dont les décisions pertinentes ont été portées à l’attention de la Cour par le Gouvernement (paragraphe 18 ci‑dessus), la Cour estime que le caractère général de la disposition légale transgressée en l’espèce par la requérante, ainsi que l’objectif dissuasif et punitif de la sanction infligée suffisent à montrer que l’infraction en question revêtait un caractère pénal au regard de l’article 6 de la Convention, lequel trouve donc à s’appliquer.

27. La Cour relève par ailleurs que le grief de la requérante ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

28. La requérante considère qu’elle n’a pas bénéficié du droit au respect de la présomption d’innocence en raison de la présomption de légalité et de bien-fondé dont jouissait en droit interne le procès-verbal de contravention et de l’obligation de la renverser mise à sa charge par les tribunaux nationaux. Elle fait valoir que cela lui a été impossible en pratique car les juridictions chargées de l’examen de sa contestation n’ont pris en compte ni les motifs de nullité du procès-verbal qu’elle avait invoqués devant elles ni les témoignages de C. et de U. par lesquels elle entendait contester la teneur de ce document.

29. Le Gouvernement conteste la thèse de la requérante et souligne que rien ne prouve que les tribunaux internes auraient eu des idées préconçues sur la culpabilité de la requérante. Selon lui, le fait que ceux-ci ont attaché une présomption de bien-fondé réfragable au procès‑verbal n’est pas contraire à l’article 6 § 2 de la Convention, vu la faiblesse de l’enjeu pour la requérante et le respect par les tribunaux en question des droits à la défense. Le Gouvernement ajoute qu’en l’espèce, contrairement à la situation de fait dans l’affaire Anghel précitée, le policier s’est basé sur ses propres constatations sur les lieux de l’incident pour rédiger le procès-verbal et que les tribunaux nationaux n’ont pas manqué de respecter les droits de la défense de la requérante. Il fait valoir, enfin, que la pratique nationale a considérablement évolué à la suite de l’arrêt Anghel précité, comme en attestent les décisions des tribunaux nationaux annulant des procès-verbaux de contravention sur la base des éléments de preuve fournis par les demandeurs pendant le déroulement de la procédure judiciaire ou administrés par les tribunaux sur demande des intéressés (paragraphe 18 ci­dessus).

30. A l’instar du Gouvernement, la Cour relève que rien ne prouve que les juridictions saisies par la requérante d’une contestation contre le procès‑verbal dressé par le policier le 1er mai 2004 aient eu des idées préconçues sur sa culpabilité. Certes, ainsi qu’il ressort du jugement du tribunal de première instance de Bucarest, elles attendaient que la requérante rapportât des éléments de preuve contraires aux faits établis par le policier. Pareille approche des juridictions nationales trouve son fondement dans le fait que le régime juridique applicable aux contraventions est complété, comme l’indique le Gouvernement, par les dispositions du code de procédure civile, auquel s’applique, en matière de preuves, le principe selon lequel la charge de la preuve d’un fait incombe à celui qui l’allègue. A cet égard, la Cour réitère que tout système juridique connaît des présomptions de fait et de droit et que la Convention n’y met pas obstacle en principe, mais elle oblige, en matière pénale, les Etats contractants à ne pas dépasser un certain seuil. En particulier, l’article 6 § 2 exige des Etats qu’ils enserrent ces présomptions dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l’enjeu et préservant les droits de la défense (Salabiaku c. France, arrêt du 7 octobre 1988, série A no 141‑A, p. 15, § 28 ; Telfner c. Autriche, no 33501/96, § 16, 20 mars 2001). La Cour recherchera si ces limites ont été franchies au détriment de la requérante.

31. S’agissant tout d’abord de la gravité de l’enjeu, la Cour relève qu’en l’espèce, au regard des modifications du régime juridique applicable aux contraventions survenues pendant le déroulement de la procédure engagée par la requérante, celle-ci encourait pour les faits qui lui était reprochés seulement une sanction d’amende. Aucune conversion de cette sanction en une sanction privative de liberté n’était alors possible, même en cas de non­paiement (voir, a contrario, Anghel précité, § 61).

32. Quant à la préservation des droits de la défense, la Cour constate que la requérante s’était contentée de verser au dossier, à titre de preuves, des écrits d’où il ressortait de façon générale qu’il y avait des tensions dans l’immeuble entre l’intéressée et une partie des autres locataires, mais qu’à aucun moment elle n’a demandé la comparution des personnes qui avaient assisté à l’incident du 1er mai 2004 ou celle du policier qui avait rédigé le procès‑verbal, pour les faire interroger afin d’éclaircir la situation de fait à l’origine du litige. Or, cette possibilité lui était ouverte, comme en témoigne le jugement du 15 juin 2004 du tribunal de première instance et l’arrêt définitif du 9 décembre 2004 du tribunal départemental, juridictions devant lesquelles la requérante a expressément indiqué, lors d’une audience publique, qu’elle n’avait pas de demandes à soumettre ou de preuves à produire. De plus, alors même que le tribunal départemental de Bucarest a accueilli le 9 décembre 2004 sa demande de verser au dossier des déclarations extrajudiciaires des témoins U. et C. qui, selon l’intéressée, avaient assisté à l’incident du 1er mai 2004, ce n’est que le 21 décembre 2004, soit bien après le prononcé public de l’arrêt définitif du 9 décembre 2004, que la requérante semble avoir fait parvenir au tribunal lesdites déclarations.

33. Ni la lettre ni l’esprit de l’article 6 de la Convention n’empêchent une personne de renoncer de son plein gré aux garanties qui y sont consacrées de manière expresse ou tacite, dont celle d’interroger ou de faire interroger un témoin, mais pareille renonciation doit être non équivoque et ne se heurter à aucun intérêt public important (Håkansson et Sturesson c. Suède, arrêt du 21 février 1990, série A no 171-A, p. 20, § 66, et Kwiatkowska c. Italie (déc.), no 52868/99, 30 novembre 2000). En indiquant en audience publique devant les tribunaux nationaux qu’elle ne souhaitait pas demander la production d’autres preuves, la requérante s’est sciemment exposée au risque d’une condamnation fondée sur les éléments du dossier, y compris donc sur le procès-verbal de contravention qu’elle avait elle-même produit devant le tribunal de première instance et auquel était attaché une présomption de bien-fondé réfragable.

34. La Cour relève par ailleurs que les tribunaux internes qui ont examiné la contestation de la requérante introduite contre le procès-verbal du 1er mai 2004 étaient des instances de pleine juridiction auxquelles il était loisible d’annuler ledit document si elles l’estimaient nul ou mal fondé. Il est de jurisprudence constante que l’interprétation de la législation interne incombent au premier chef aux autorités nationales, et spécialement aux cours et tribunaux (Tejedor García c. Espagne, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, p. 2796, § 31, et Garcίa Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I). La Cour n’a pas pour tâche de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne ou d’apprécier elle-même les éléments de fait ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt que telle autre. Si elle le faisait, elle méconnaîtrait les limites de sa mission (Kemmache c. France (no 3), arrêt du 24 novembre 1994, série A no 296-C, p. 88, § 44). En l’occurrence, la Cour ne décèle aucun indice d’arbitraire ou de manque d’équité. Le fait que les tribunaux, par des décisions motivées, ont analysé les motifs de nullité invoqués par l’intéressée et estimé que ceux-ci n’entraînaient pas la nullité du procès-verbal comme l’aurait souhaité la requérante ne suffit pas à mettre en doute l’équité de la procédure en cause ou, plus particulièrement, le respect de son droit à la présomption d’innocence.

35. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 6 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 avril 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-110176
Date de la décision : 03/04/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6-1 - Accusation en matière pénale;Procés équitable)

Parties
Demandeurs : NICOLETA GHEORGHE
Défendeurs : ROUMANIE

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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