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15/03/2012 | CEDH | N°001-109578

CEDH | CEDH, AFFAIRE AKSU c. TURQUIE, 2012, 001-109578


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE AKSU c. TURQUIE

(Requêtes nos 4149/04 et 41029/04)

ARRÊT

STRASBOURG

15 mars 2012




En l’affaire Aksu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Nicolas Bratza, président,
Jean-Paul Costa,
Josep Casadevall,
Nina Vajić,
Dean Spielmann,
Karel Jungwiert,
Anatoly Kovler,
Elisabet Fura,
Alvina Gyulumyan,
Mark Villiger,
Päivi Hirvelä,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,


Nebojša Vučinić,
Işıl Karakaş,
Vincent A. De Gaetano,
Angelika Nußberger, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibér...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE AKSU c. TURQUIE

(Requêtes nos 4149/04 et 41029/04)

ARRÊT

STRASBOURG

15 mars 2012

En l’affaire Aksu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Nicolas Bratza, président,
Jean-Paul Costa,
Josep Casadevall,
Nina Vajić,
Dean Spielmann,
Karel Jungwiert,
Anatoly Kovler,
Elisabet Fura,
Alvina Gyulumyan,
Mark Villiger,
Päivi Hirvelä,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Nebojša Vučinić,
Işıl Karakaş,
Vincent A. De Gaetano,
Angelika Nußberger, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 13 avril 2011 et 1er février 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 4149/04 et 41029/04) dirigées contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mustafa Aksu (« le requérant »), a saisi la Cour les 23 janvier et 4 août 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me S. Esmer, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait que trois publications – un livre et deux dictionnaires – financées par l’Etat contenaient des observations et expressions hostiles aux Roms. Il invoquait l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

4. Les requêtes ont été attribuées à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 27 juillet 2010, une chambre de ladite section, composée de Françoise Tulkens, Ireneu Cabral Barreto, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, Nona Tsotsoria, Işıl Karakaş et Kristina Pardalos, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, a rendu un arrêt par lequel, après avoir joint les requêtes (article 52 § 1), elle a décidé par quatre voix contre trois qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

5. Le 22 novembre 2010, à la suite d’une demande du requérant datée du 25 octobre 2010, un collège de la Grande Chambre a décidé de renvoyer l’affaire à celle-ci en vertu de l’article 43 de la Convention.

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond des requêtes (article 59 § 1 du règlement). En outre, des observations ont été reçues du Greek Helsinki Monitor, que le président avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement).

8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 13 avril 2011 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.M. Özmen,coagent,
MmeA. Emüler,
M.M.Z. Uzun,
MmeN. Aksoy,
M.O. Saydam,
M.U. Aksungur, conseils ;

– pour le requérant
M.S. Esmer,conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Esmer et Özmen.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Le requérant, d’origine rom, est né en 1931 et réside à Ankara.

A. Requête no 4149/04

1. Le livre « Les Tsiganes de Turquie » (Türkiye Çingeneleri)

10. En 2000, le ministère de la Culture publia à 3 000 exemplaires un livre intitulé « Les Tsiganes de Turquie », qui avait été rédigé par le professeur associé Ali Rafet Özkan. Avant sa publication, un comité consultatif des publications approuva le contenu de l’ouvrage, dont la préface se lisait ainsi :

« (...)

Aujourd’hui comme à toute époque de l’histoire, les Tsiganes vivent en paix sur le territoire turc, mais ils sont à présent totalement livrés à eux-mêmes, en dehors de toute réglementation, surveillance ou attention. Le non-accompagnement par des textes de leur mode de vie, dans lequel ils sont entièrement abandonnés à leur sort, s’analyse en une défaillance de la Turquie. Le mode de vie inorganisé des Tsiganes à l’heure actuelle et le fait que l’on juge inutile de s’aventurer de quelque façon que ce soit dans leur monde fermé malgré la longue histoire que nous partageons sont d’autres signes de cette défaillance. Par ailleurs, alors que les Tsiganes vivent depuis de longues années parmi nous, ils sont frappés d’ostracisme par la population locale et victimes de railleries marquées, pour la plupart, par l’ignorance et les préjugés. Les réactions négatives et accusations affligeantes auxquelles ils se heurtent partout où ils vont ont amené les Tsiganes, dont la structure sociétale était déjà fermée par rapport au monde extérieur, à se replier encore plus sur eux-mêmes.

Nous avons estimé qu’il était nécessaire de pénétrer dans le monde inconnu de cette communauté qui vit parmi nous depuis des siècles et fait à présent partie de la culture turque contemporaine. Privilégiant une approche empirique, j’ai donc cherché à connaître étroitement les Tsiganes de Turquie et à les présenter tels qu’ils sont, sous toutes leurs facettes, sur la base des principes de l’objectivité scientifique.

La présente étude comprend une introduction et deux parties.

L’introduction donne des précisions sur la notion même de Tsigane, sur les origines et sur les mouvements migratoires de cette communauté, et elle évoque son histoire en Turquie à la lumière de divers documents d’archives et de sources universitaires. La première partie traite des caractéristiques socioculturelles des Tsiganes de manière générale. Elle aborde en particulier la vie quotidienne et les déplacements des Tsiganes, leur musique, leurs danses, leur langue, leurs traditions et leurs coutumes. La deuxième partie porte sur leurs croyances et pratiques.

Cette étude – que je livre sans prétention, mais dans le simple souci de combler une lacune importante (puisqu’il s’agit de la première étude de ce genre) et d’ouvrir la voie à d’autres travaux sur les Tsiganes à l’avenir – se fonde sur les méthodes descriptive, comparative et phénoménologique, ainsi que sur l’observation des participants et certaines techniques d’entretien.

(...) »

11. Dans l’introduction, l’auteur poursuivait ainsi :

« (...)

Les Tsiganes se sont dispersés dans le monde entier mais se sont avérés incapables d’échapper à leur statut de groupe marginal exclu et partout méprisé. Outre leur mode de vie différent, la caractéristique qui les distingue de la manière la plus évidente est la couleur de leur peau, qui est plus sombre, plus basanée. D’un point de vue typologique, la plupart des Tsiganes sont de taille moyenne, sveltes, avec de grands yeux noirs (quelquefois noisette ou bleus) et de longs cils épais ; les hommes ont de longues moustaches. La bouche est mince et élégante, les dents sont blanches et régulières, la mâchoire arrondie. Ils ont un front et des tempes étroites, et un petit crâne. Leurs cheveux sont bouclés, bruns, longs et épais. Les femmes deviennent larges et corpulentes à l’âge mûr. Les jeunes gens sont minces, avec des muscles fermes et puissants (voir Carmen de Prosper Mérimée, Histoires tsiganes d’ici et d’ailleurs, de Tahir Alangu et La fabrication de tamis par les Tsiganes de Posalar, d’Esat Uras).

(...)

La présente étude a pour but de décrire l’identité des Tsiganes, ce peuple qui vit chez nous depuis des siècles et est devenu partie intégrante de la culture turque contemporaine, mais sur laquelle aucune étude scientifique à visée exhaustive n’a été menée ; l’identité culturelle des Tsiganes a en effet jusqu’ici été dans une large mesure ignorée, ce en raison de la difficulté qu’il y a à les identifier et à les définir. L’étude décrit leurs caractéristiques socioculturelles, leurs croyances, leur mythologie, leurs festivals et leurs cérémonies sous tous leurs aspects.

Aux fins de cette recherche, un ensemble d’informations, de documents et d’éléments concernant les Tsiganes de Turquie et d’ailleurs ont d’abord été rassemblés. Ces données ont ensuite été classées en fonction de leur fiabilité scientifique, sur la base de critères de validité. Cette étape a été suivie d’une étude empirique impliquant l’observation des participants, au travers de rencontres avec des Tsiganes et de séjours dans leur communauté. Toutes les régions de Turquie ayant une population tsigane – nomade ou sédentaire – ont été visitées en vue d’établir les faits concernant le mode de vie, les traditions, les croyances, les cultes et les pratiques tsiganes, non seulement par la collecte de données et d’éléments documentaires et autres mais également par la méthode empirique consistant à vivre parmi eux. »

12. Un chapitre du livre était consacré aux « Tsiganes dans la Turquie d’aujourd’hui ». Il comportait les passages suivants :

« Les Tsiganes aujourd’hui sont disséminés partout en Turquie. On les trouve principalement près de la mer de Marmara, de la mer Egée et de la Méditerranée, et, à des concentrations moindres, près de la mer Noire ainsi qu’au centre et au sud-est de l’Anatolie. La répartition des Tsiganes en Turquie sera traitée dans le présent chapitre.

(...)

Jusqu’à présent, aucun recensement général de population n’a comporté d’informations séparées pour les Tsiganes, ce qui explique pourquoi la taille de la population tsigane en Turquie n’est pas connue avec certitude. Plutôt que d’avoir recours à des estimations, nous avons obtenu des informations des Tsiganes eux-mêmes, des populations locales qui les côtoient et d’administrations locales. Nous avons tenté de préciser ces informations en établissant une comparaison avec les chiffres globaux des populations de chaque district, qui nous ont été communiqués par les chefs de district [muhtar].

(...)

Istanbul

(...)

Les Tsiganes vivant dans la province d’Istanbul gagnent généralement leur vie comme musiciens, fleuristes, ferrailleurs, ramasseurs d’ordures et de papier, forgerons et ferronniers, gardiens, diseurs de bonne aventure, femmes de ménage, cochers, chaudronniers, ramasseurs de limaces et vendeurs au porte-à-porte. Certains, peu nombreux, tirent leurs revenus de vols à la tire, de cambriolages et du trafic de stupéfiants.

Terkirdağ

(...)

Les Roms (Tsiganes) vivant à Terkirdağ gagnent leur vie comme musiciens, gardiens ou cireurs de chaussures. Les femmes font des ménages ou sont employées comme manutentionnaires à la briqueterie. Les Tsiganes de Çorlu et Lüleburgaz travaillent en tant que musiciens, concierges, maquignons (vente de bétail), ouvriers dans le bâtiment et organisateurs de loteries, tandis que les femmes font des ménages.

Kırklareli

(...)

Les Roms de Kırklareli gagnent généralement leur vie comme musiciens, cochers, vendeurs de rue, gardiens, femmes de ménage ou ferrailleurs.

Edirne

(...)

Ceux qui vivent au centre-ville d’Edirne sont généralement cochers, ferrailleurs ou vendeurs de rue, tandis que les femmes contribuent à l’économie familiale en faisant des ménages. Pratiquement tous les Tsiganes résidant dans le district de Yukarı Zaferiye de Keşan vivent de la musique. Les autres sont actifs dans divers secteurs : rizières, opérations de bétonnage sur les chantiers, gardiennage, organisation de tours de calèche, chasse aux grenouilles et ramassage des limaces, ferraillerie, recyclage de papier, travaux de peinture et vente de simit [une sorte de petit pain]. Ceux vivant à Uzunköprü gagnent leur vie comme ferrailleurs, ferronniers, ou vanniers.

(...)

Ankara

(...)

Les Tsiganes du district du centre d’Ankara vivent du produit de leurs vols, de la mendicité, de la vente au porte-à-porte, de la voyance, de zercilik [cambriolages de bijouteries] et de pratiques de sorcellerie. Un petit nombre gagnent leur vie comme ferrailleurs, harnacheurs, fabricants de tamis ou vanniers. Beaucoup travaillent également comme musiciens dans des boîtes de nuit. On dit que la plupart des quincailliers dans les environs d’Altındağ et d’Hamamönü sont des Tsiganes de Cankırı.

(...)

Nous nous sommes efforcés de nous rendre dans chaque province et district où des Tsiganes étaient installés. Nous sommes parvenus aux chiffres donnés pour chaque région en comparant les diverses informations, en notant les chiffres exagérés donnés par les Tsiganes puis en parlant avec les chefs de districts [muhtar] et, le cas échéant, avec la police locale. (...) »

D’autres remarques similaires aux observations ci-dessus étaient formulées relativement à la population rom vivant dans d’autres parties de la Turquie : İzmir, Manisa, Konya, Adana et Antalya.

13. Les derniers paragraphes de la conclusion de l’ouvrage « Les Tsiganes de Turquie » se lisaient ainsi :

« Les liens les plus importants qui relient les Tsiganes entre eux sont leurs structures familiales et sociales ainsi que leurs traditions. Nomades depuis plus de mille ans, ils ont réussi à préserver leur mode de vie traditionnel grâce aux mariages endogamiques. Leur attachement à leurs traditions commence à la naissance et dure toute la vie. Sans aucun doute, la tradition est l’élément le plus caractéristique de leur mode de vie. Les membres les plus anciens de la communauté tsigane portent la responsabilité la plus lourde en matière de préservation et de maintien des traditions. Toutefois, en raison de l’évolution constante des circonstances et des besoins, il devient difficile pour les Tsiganes de préserver leur structure sociale. En particulier, « Natia », l’une de ces structures sociales, n’est plus viable dans la Turquie d’aujourd’hui.

La caractéristique la plus frappante des Tsiganes est leur mode de vie. C’est ainsi par tous les aspects de leur activité socioculturelle, à savoir les migrations et campements, la danse, la musique, la langue, la nourriture et les boissons, la voyance, la sorcellerie et les petits métiers, que ressort la vraie nature de leur vie. En tout cas, ces éléments forment la partie visible de l’iceberg. C’est d’ordinaire par le biais de ces pratiques que les personnes extérieures identifient les Tsiganes. Cependant, la meilleure façon de les connaître vraiment est de se mêler à leur communauté et de se livrer à une analyse approfondie de leurs traditions et croyances. Le monde secret des Tsiganes se révèle à travers leurs croyances, en particulier leurs superstitions et tabous.

Comme tout un chacun, les Tsiganes ressentent le besoin d’avoir une foi et de la pratiquer. Parallèlement à l’adoption de la religion du pays où ils vivent, ils perpétuent les croyances traditionnelles spécifiques à leur culture. On observe ainsi que les Tsiganes ont de véritables fêtes et cérémonies découlant de leurs croyances, qui peuvent être retracées en partie jusqu’à l’Hindouisme.

A notre avis, ces personnes, partout rejetées et humiliées, pourraient être transformées en des citoyens qui seraient un atout pour notre Etat et notre nation une fois réglés leurs problèmes éducationnels, sociaux, culturels et médicaux. La seule chose à faire est de s’atteler à la tâche avec patience et détermination. »

2. Les procédures internes engagées par le requérant

14. Le 15 juin 2001, le requérant, agissant au nom des associations turques de Tsiganes/Roms, saisit le ministère de la Culture d’une demande dans laquelle il expliquait que l’auteur de l’ouvrage litigieux accusait les Tsiganes de se livrer à des activités illégales, les qualifiait « de voleurs, de pickpockets, d’escrocs, de cambrioleurs, d’usuriers, de mendiants, de trafiquants de stupéfiants, de prostitués et de tenanciers de maisons closes », et les présentait comme polygames et agressifs. Le requérant affirmait également que le livre contenait plusieurs autres expressions humiliantes et dévalorisantes pour les Tsiganes. Alléguant que ces expressions étaient passibles de sanctions pénales, il sollicitait la suspension des ventes de l’ouvrage et la saisie de la totalité des exemplaires.

15. Le même jour, le chef de l’unité des publications du ministère de la Culture ordonna à son unité le renvoi des 299 exemplaires restants du livre.

16. Par une lettre du 11 octobre 2001, le requérant demanda au ministère de la Culture si les exemplaires du livre avaient été saisis.

17. Le 17 octobre 2001, le chef de l’unité des publications du ministère de la Culture expliqua au requérant que le comité consultatif des publications du ministère, composé de sept professeurs, avait estimé que le livre était un ouvrage de recherche scientifique et qu’il ne comportait aucune insulte ou expression assimilable à une insulte. Le requérant fut également informé que l’auteur du livre n’acceptait aucune modification du texte et qu’à sa demande le ministère lui avait rétrocédé les droits d’auteur sur l’ouvrage.

18. Le 4 février 2002, le requérant écrivit au ministère de la Culture et au professeur associé Ali Rafet Özkan, réitérant sa demande initiale. Il ne reçut aucune réponse.

19. Par la suite, le 30 avril 2002, le requérant engagea en son nom personnel devant le tribunal de grande instance d’Ankara une procédure dirigée contre le ministère de la Culture et l’auteur de l’ouvrage en question dans laquelle il demandait réparation pour le dommage moral qu’il disait avoir subi du fait des expressions figurant dans le livre, considérant que celles-ci portaient atteinte à son identité tsigane/rom et étaient insultantes. Il sollicitait également la confiscation des exemplaires du livre et l’interdiction de sa publication et de sa diffusion.

20. L’auteur rétorqua qu’il s’était servi pour la rédaction de l’ouvrage de données émanant du commissariat d’Adana et de livres écrits par d’autres auteurs au sujet des Tsiganes, et qu’il n’avait eu aucune intention d’insulter ou d’humilier cette communauté. Il déclara en outre que les passages auxquels le requérant faisait référence ne devaient pas être considérés isolément mais à la lumière de l’ensemble de l’ouvrage.

21. Le 24 septembre 2002, le tribunal de grande instance d’Ankara rejeta les demandes du requérant pour autant qu’elles concernaient l’auteur du livre. Il estima que l’ouvrage était le fruit de recherches universitaires, se fondait sur des données scientifiques et traitait des structures sociales des Roms/Tsiganes en Turquie. Le tribunal conclut donc que les expressions en question n’insultaient pas le requérant. Quant aux griefs de l’intéressé à l’encontre du ministère, le tribunal se déclara incompétent pour en connaître et estima qu’ils relevaient des juridictions administratives.

22. Le 25 octobre 2002, le requérant forma un recours contre cette décision, soutenant que le livre ne pouvait pas être considéré comme un ouvrage de recherche scientifique et qu’en conséquence le ministère de la Culture n’aurait pas dû le publier.

23. Le 21 avril 2003, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance. Dans sa décision, elle indiqua que les expressions litigieuses étaient de nature générale et que, dès lors, rien ne pouvait l’amener à conclure qu’elles concernaient l’ensemble des Roms/Tsiganes ou qu’elles portaient atteinte à l’identité du requérant.

24. Le 8 décembre 2003, une demande de rectification de la décision présentée par le requérant fut rejetée.

25. Par la suite, à une date non précisée, le requérant saisit le tribunal administratif d’Ankara d’une action dirigée contre le ministère de la Culture, dans laquelle il sollicitait une indemnité pour dommage moral, alléguant que le contenu du livre publié par le ministère de la Culture était offensant et insultant pour la communauté rom/tsigane. Le 7 avril 2004, il fut débouté de sa demande. Le tribunal administratif constata qu’avant d’être publié le livre en question avait été examiné et approuvé par un rapporteur nommé par le comité consultatif des publications, qui avait alors avalisé sa parution. Il releva qu’à la suite des allégations du requérant, le comité consultatif, composé de sept professeurs, avait de nouveau examiné le livre le 25 septembre 2001 et avait décidé qu’il s’agissait d’une étude universitaire fondée sur des recherches scientifiques et que le maintien de sa diffusion et de ses ventes n’entraînerait aucun désagrément. Le tribunal administratif conclut donc que les allégations du requérant étaient dénuées de fondement. Le requérant n’interjeta pas appel de cette décision.

B. La requête no 41029/04

26. En 1991 et en 1998, l’Association linguistique, une organisation non gouvernementale, publia deux dictionnaires intitulés respectivement « Dictionnaire de la langue turque à l’usage des élèves » (Öğrenciler için Türkçe Sözlük) et « Dictionnaire de la langue turque » (Türkçe Sözlük). La publication de ces ouvrages fut en partie financée par le ministère de la Culture.

27. Le 30 avril 2002, le requérant, agissant au nom de la Confédération des associations culturelles roms/tsiganes, envoya au conseil exécutif de l’Association linguistique une lettre dans laquelle il soutenait que certaines entrées dans les dictionnaires étaient insultantes et discriminatoires envers les Roms/Tsiganes.

28. A la page 279 des deux dictionnaires figuraient les entrées suivantes concernant le terme « tsigane » (çingene)

« Tsigane(s) » (Çingene) : 1. Groupe ethnique originaire de l’Inde dont les membres mènent une vie nomade et ont largement essaimé dans le monde entier, ou personne appartenant à ce groupe ethnique. 2. (métaphoriquement) radin.

« Dette de Tsigane » (Çingene borcu) : dette insignifiante composée de plusieurs petites dettes.

« Danses kurdes par les Tsiganes » (Çingene çalar Kürt oynar) : endroit plein d’agitation et de bruit.

« Tente de Tsigane » (Çingene çergesi) : (métaphoriquement) endroit sale et pauvre.

« Mariage tsigane » (Çingene düğünü) : réunion où se presse une assistance nombreuse et bruyante.

« Combat de Tsiganes » (Çingene kavgası) : échange verbal au cours duquel un langage vulgaire est utilisé.

« Monnaie de Tsigane » (Çingene parası) : petite monnaie.

« Rose tsigane » (Çingene pembesi) : rose.

« Langage de Tsigane » (Çingenece) : langage utilisé par les Tsiganes.

« Tsiganerie » : (Çingenelik) : 1. Le fait d’être tsigane. 2. (métaphoriquement) radinerie, avidité.

« Faire le Tsigane » (Çingeneleşmek) : faire preuve de radinerie. »

29. De l’avis du requérant, les entrées concernant la communauté tsigane étaient négatives, discriminatoires et empreintes de préjugés. L’intéressé affirmait en outre que le ministère de l’Education et l’Académie turque avaient modifié leurs dictionnaires à sa demande, et il invitait l’Association linguistique à rectifier pareillement les définitions susmentionnées et enlever toutes les expressions discriminatoires des dictionnaires. Il ne reçut aucune réponse.

30. Par la suite, le 15 juillet 2002, le requérant adressa à l’Association linguistique une nouvelle lettre, dans laquelle il réitérait sa demande et précisait qu’il engagerait une procédure contre l’association s’il n’obtenait pas satisfaction avant le 20 août 2002.

31. Le 16 avril 2003, le requérant saisit le tribunal de grande instance d’Ankara d’une action dirigée contre l’Association linguistique dans laquelle il demandait que les définitions et expressions susmentionnées fussent enlevées des dictionnaires. Il sollicitait également réparation pour le dommage moral qu’il disait avoir subi du fait des expressions en cause, celles-ci s’analysant selon lui en une attaque contre son identité tsigane et en une insulte à sa personne.

32. L’Association linguistique déposa des observations en réponse dans lesquelles elle soutenait notamment que les définitions et expressions figurant dans les dictionnaires se fondaient sur une réalité historique et sociologique et ne dénotaient aucune intention d’humilier ou de dévaloriser un groupe ethnique. Elle ajoutait que les expressions et définitions en cause étaient couramment utilisées dans la société et qu’il existait dans la langue turque d’autres expressions similaires qui concernaient les Albanais, les Juifs et les Turcs eux-mêmes.

33. Le 16 juillet 2003, le tribunal de grande instance d’Ankara débouta le requérant. Il conclut que les définitions et expressions figurant dans les dictionnaires se fondaient sur la réalité historique et sociologique et ne dénotaient aucune intention d’humilier ou de dévaloriser un groupe ethnique. Il releva en outre qu’il existait dans la langue turque des expressions similaires concernant d’autres groupes ethniques, qui figuraient dans des dictionnaires et encyclopédies.

34. Le requérant attaqua la décision devant la Cour de cassation, qui la confirma le 15 mars 2004.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Le code civil

35. L’article 24 du code civil se lit ainsi :

« Toute personne victime d’une atteinte illégale à ses droits personnels peut demander au juge sa protection contre les personnes à l’origine de cette atteinte.

Toute atteinte qui n’est pas fondée sur l’accord de l’intéressé, sur un intérêt supérieur privé ou public ou sur un pouvoir octroyé par la loi est illégale. »

De plus, aux termes de l’article 25 du code civil :

« Toute personne peut demander au juge de prévenir un risque d’atteinte à ses droits, d’ordonner la cessation d’une telle atteinte ou d’en établir l’illégalité même après sa cessation.

Elle peut également demander que la rectification ou la décision soit publiée ou notifiée à des tiers.

(...) »

B. Le code pénal

36. L’article 312 § 2 de l’ancien code pénal était ainsi libellé :

« Est passible d’un à trois ans d’emprisonnement ainsi que d’une amende de neuf mille à trente-six mille livres quiconque, sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, incite le peuple à la haine et à l’hostilité. Si pareille incitation compromet la sécurité publique, la peine est majorée d’une portion pouvant aller d’un tiers à la moitié de la peine de base. »

37. Le 1er juin 2005 est entrée en vigueur la loi no 5237 relative au nouveau code pénal. Celui-ci, en son article 216, dispose :

« 1. Est passible d’un à trois ans d’emprisonnement quiconque, sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, incite une partie de la population à la haine et à l’hostilité envers une autre partie de la population, si pareille incitation fait naître un risque manifeste et imminent pour la sécurité publique.

2. Est passible de six mois à un an d’emprisonnement quiconque, sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, dénigre publiquement une partie de la population.

(...) »

III. DOCUMENTS DE LA COMMISSION EUROPÉENNE CONTRE LE RACISME ET L’INTOLÉRANCE (ECRI)

38. Dans son quatrième rapport sur la Turquie (CRI(2011)5), publié le 8 février 2011, l’ECRI salue le fait que, pour éviter les stéréotypes négatifs, les connotations qui auraient pu être perçues comme négatives ont été supprimées de la définition du terme « tsigane » figurant dans les dictionnaires. Elle encourage vivement les autorités turques à poursuivre et à renforcer leurs efforts pour combattre les stéréotypes négatifs à l’égard des Roms et à engager un dialogue constructif avec cette communauté.

39. Dans sa recommandation de politique générale no 10 intitulée « Lutter contre le racisme et la discrimination raciale dans et à travers l’éducation scolaire », adoptée le 15 décembre 2006, l’ECRI recommande aux Etats membres de s’assurer que l’éducation scolaire joue un rôle clé dans la lutte contre le racisme et la discrimination raciale dans la société « en promouvant l’esprit critique des élèves et en leur fournissant les outils nécessaires pour identifier et pour réagir aux stéréotypes et aux éléments intolérants contenus dans les matériels qu’ils utilisent ».

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

40. Le requérant allègue que l’ouvrage intitulé « Les Tsiganes de Turquie » et les dictionnaires mentionnés aux paragraphes 26 à 28 ci-dessus comportent des expressions et définitions offensantes pour son identité rom/tsigane.

41. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la question de savoir si les requêtes doivent être examinées sous l’angle de l’article 8 de la Convention ou sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8

42. La Grande Chambre observe que la chambre a examiné les griefs du requérant au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. Ces dispositions se lisent comme suit :

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

43. La Grande Chambre rappelle que la Cour est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause et n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 54, 17 septembre 2009). Aux fins de l’article 14, la discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables. Une différence de traitement ne repose pas sur une justification objective et raisonnable si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007‑IV, et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008).

44. La Cour observe que la discrimination fondée notamment sur l’origine ethnique d’une personne constitue une forme de discrimination raciale. La discrimination raciale est une forme de discrimination particulièrement odieuse qui, compte tenu de la dangerosité de ses conséquences, exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse de la part des autorités. Celles-ci doivent recourir à tous les moyens dont elles disposent pour combattre le racisme, renforçant ainsi la conception démocratique de la société, dans laquelle la diversité est perçue non pas comme une menace, mais comme une richesse (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 145, CEDH 2005‑VII, et Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 56, CEDH 2005‑XII). La Cour note en outre que, du fait de leurs vicissitudes et de leur perpétuel déracinement, les Roms constituent une minorité défavorisée et vulnérable, qui a dès lors besoin d’une protection spéciale, ainsi qu’elle l’a déjà déclaré dans sa jurisprudence (D.H. et autres, précité, § 182).

45. La Cour constate qu’en l’espèce le requérant, d’origine rom, allègue qu’un livre et deux dictionnaires financés par l’Etat comprennent des observations et expressions hostiles aux Roms. L’intéressé estime que ces propos constituent une attaque contre son identité rom. Cependant, la Cour observe qu’aucune différence de traitement, et spécialement aucune question de discrimination ethnique, n’est en jeu en l’espèce, le requérant n’ayant pas produit d’éléments aptes à valoir un commencement de preuve que les publications litigieuses eussent une intention discriminatoire ou qu’elles aient produit un effet discriminatoire. L’affaire ne saurait donc se comparer à d’autres introduites antérieurement par des membres de la communauté rom (voir, en matière d’éducation, ibidem, §§ 175-210, en matière de logement, Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 73, CEDH 2001‑I, et, en matière électorale, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 45, CEDH 2009). Dans ces conditions, il s’agit en l’espèce essentiellement de déterminer si les publications litigieuses, qui selon le requérant comportent des remarques insultantes à caractère racial, ont porté atteinte au droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et, dans l’affirmative, si cette atteinte est compatible avec l’article 8 de la Convention. La Cour se propose donc d’examiner la présente affaire uniquement sous l’angle de cette disposition.

B. Sur l’exception préliminaire du Gouvernement

1. Thèses des comparants

a) Le Gouvernement

46. Le Gouvernement conteste la qualité de victime du requérant dans les deux requêtes, soutenant qu’il s’agit d’une actio popularis. Selon le Gouvernement, l’intéressé n’a pas démontré être directement touché par les remarques et expressions litigieuses.

b) Le requérant

47. Le requérant allègue que du fait de son origine rom/tsigane, il a subi un préjudice matériel et moral à raison des remarques et expressions à son sens dévalorisantes figurant dans le livre et les dictionnaires en cause. Dès lors, il considère avoir la qualité de victime au regard de l’article 34 de la Convention.

c) Le tiers intervenant

48. Pour le Greek Helsinki Monitor, tout membre d’un groupe ethnique visé par des propos exprimant une discrimination générale fondée sur la race a la qualité de victime, étant donné que de telles expressions génèrent des préjugés contre chacun des membres de ce groupe. Le Greek Helsinki Monitor considère en outre que la protection offerte par la Cour ne peut être moindre que celle ménagée par le système interne : l’acceptation de la qualité de victime au niveau interne devrait entraîner une reconnaissance de cette qualité par la Cour.

2. L’arrêt de la chambre

49. La chambre a observé que le requérant, bien qu’il n’eût été directement et personnellement visé ni dans le livre ni dans les deux dictionnaires en cause, a pu engager une procédure en indemnisation et plaider sa cause devant les juridictions nationales sur le fondement des dispositions du droit interne, à savoir les articles 24 et 25 du code civil (paragraphe 35 ci-dessus). En conséquence, la chambre a estimé que le requérant avait la qualité de victime au regard de l’article 34 de la Convention.

3. Appréciation de la Cour

50. La Cour rappelle que, pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention. Pour pouvoir se prétendre victime d’une telle violation, un individu doit avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse. Ainsi, la Convention n’envisage pas la possibilité d’engager une actio popularis aux fins de l’interprétation des droits reconnus dans la Convention ; elle n’autorise pas non plus les particuliers à se plaindre d’une disposition de droit interne simplement parce qu’il leur semble, sans qu’ils en aient directement subi les effets, qu’elle enfreint la Convention (Burden, précité, § 33, et Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 104, CEDH 2010).

51. En conséquence, l’existence d’une victime personnellement touchée par la violation alléguée d’un droit garanti par la Convention est une condition indispensable à la mise en œuvre du mécanisme de protection de la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de manière rigide et inflexible (Bitenc c. Slovénie (déc.), no 32963/02, 18 mars 2008). La question de savoir si un requérant peut ou non se prétendre victime du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure au titre de la Convention (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 30, CEDH 2002‑III).

52. La Cour rappelle qu’elle interprète le concept de victime de façon autonome, indépendamment des notions internes telles que celles d’intérêt ou de qualité pour agir (Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000-XI), même si elle doit prendre en compte le fait que le requérant a été partie à la procédure interne (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 48, CEDH 2009).

53. La Cour observe qu’en l’espèce le requérant, qui est d’origine rom, dénonce des remarques et expressions qui, selon lui, sont dévalorisantes pour la communauté rom. L’intéressé n’est certes pas personnellement visé, mais les remarques concernant le groupe ethnique auquel il appartient peuvent heurter sa susceptibilité. En outre, la qualité pour agir du requérant n’a pas été contestée au cours de la procédure interne, le fond de l’affaire ayant ainsi été examiné par les tribunaux nationaux à deux degrés de juridiction.

54. Eu égard à ce qui précède, ainsi qu’à la nécessité d’appliquer de manière flexible les critères déterminant la qualité de victime, la Cour admet que le requérant, bien que n’étant pas directement visé par les passages litigieux, peut, au regard de l’article 34 de la Convention, passer pour être victime des faits qu’il dénonce. Dès lors, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la qualité de victime.

C. Sur le fond de l’affaire

1. Quant à la requête no 4149/04

a) Thèses des comparants

i. Le requérant

55. Le requérant allègue que certains passages du livre intitulé « Les Tsiganes de Turquie » contiennent des remarques et des expressions dévalorisantes à l’égard de la communauté rom. Il se réfère spécialement au chapitre de l’ouvrage où l’auteur décrit le mode de vie des Roms habitant dans certaines villes turques, en particulier leur implication alléguée dans des activités illégales (paragraphe 12 ci-dessus). Il considère que l’intention générale de l’auteur importe peu, les passages en cause constituant selon lui en eux-mêmes une insulte manifeste à la communauté rom. Aussi critique‑t‑il les décisions par lesquelles les juridictions internes ont rejeté sa demande d’indemnisation.

ii. Le Gouvernement

56. Le Gouvernement indique que le livre a été publié par le ministère de la Culture sur la recommandation de son comité consultatif des publications. Il ajoute que, selon le rapport de ce comité, l’ouvrage constitue une étude universitaire comparative, élaborée en vue de contribuer aux recherches à caractère ethnique en Turquie. L’étude donnerait des informations sur les origines, la langue, les traditions, les croyances, les festivals, la cuisine, les vêtements, la musique et les conditions de vie de la communauté rom. Le Gouvernement affirme qu’à la suite des protestations du requérant le livre a fait l’objet d’un réexamen par plusieurs professeurs d’université, qui auraient estimé qu’il ne contenait aucune remarque insultante. Enfin, le Gouvernement soutient que le ministère de la Culture consacre des efforts importants à la promotion de la culture et des traditions roms.

b) L’arrêt de la chambre

57. La chambre a estimé que si, lus isolément, les passages et remarques cités par le requérant apparaissaient discriminatoires et insultants, il était impossible de conclure, au terme d’un examen du livre dans sa globalité, que l’auteur avait agi de mauvaise foi ou avec l’intention d’insulter la communauté rom. La chambre a spécialement tenu compte de la conclusion du livre, dans laquelle l’auteur explique clairement que « Les Tsiganes de Turquie » constitue une étude universitaire fondée sur une analyse comparative et axée sur l’histoire et les conditions de vie socioéconomiques de la population rom en Turquie. Elle a estimé que si l’auteur avait décrit une représentation des Roms empreinte de préjugés c’était afin de montrer quelle était la perception de cette communauté par le public. Elle a donc conclu à la non-violation des droits garantis au requérant par la Convention.

c) Appréciation de la Cour

i. Applicabilité de l’article 8 de la Convention

58. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. La notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de cette disposition. Elle peut donc englober de multiples aspects de l’identité physique et sociale d’un individu. La Cour rappelle de plus avoir admis par le passé que l’identité ethnique d’un individu doit être considérée comme un élément important de sa vie privée (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, et Ciubotaru c. Moldova, no 27138/04, § 49, 27 avril 2010). En particulier, à partir d’un certain degré d’enracinement, tout stéréotype négatif concernant un groupe peut agir sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres. En cela, il peut être considéré comme touchant à la vie privée des membres du groupe.

59. Par ailleurs, si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée, qui peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Tavlı c. Turquie, no 11449/02, § 28, 9 novembre 2006, et Ciubotaru, précité, § 50).

60. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour relève que le requérant, qui est d’origine rom, dit s’être senti blessé par certains passages du livre « Les Tsiganes de Turquie », consacré à la communauté rom. L’intéressé a en conséquence engagé une procédure civile à l’encontre de l’auteur du livre et du ministère de la Culture (paragraphes 19-25 ci-dessus). L’espèce a donc pour objet une publication présentée par le requérant comme portant atteinte à l’identité d’un groupe dont il est membre, et donc à sa vie privée à lui. La Cour ajoute que si « Les Tsiganes de Turquie » a été publié par le ministère de la Culture (paragraphe 10 ci‑dessus) celui-ci a par la suite rétrocédé les droits d’auteur à l’auteur du livre (paragraphe 17 ci-dessus). De plus, le requérant n’a pas interjeté appel de la décision par laquelle le tribunal administratif d’Ankara a rejeté sa réclamation administrative contre le ministère de la Culture (paragraphe 25 ci-dessus). Il n’a donc pas persévéré dans l’action par laquelle il contestait l’implication des autorités de l’Etat dans la publication en cause.

61. Dans ces conditions, la Cour considère qu’il s’agit principalement en l’espèce de déterminer non pas si les autorités internes ont porté directement atteinte à la vie privée du requérant, mais plutôt si le gouvernement défendeur a respecté l’obligation lui incombant en vertu de l’article 8 de protéger la vie privée du requérant contre une ingérence alléguée d’un tiers, à savoir l’auteur du livre en cause. En d’autres termes, la Cour se propose d’examiner si, à la lumière de l’article 8 de la Convention, les juridictions turques auraient dû faire droit à la demande civile du requérant, et donc lui accorder une indemnité pour préjudice moral et interdire la diffusion de l’ouvrage litigieux.

ii. Observation de l’article 8 de la Convention

α) Principes généraux

62. La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la communauté ; de même, dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, parmi beaucoup d’autres, Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 49, série A no 290, Botta c. Italie, 24 février 1998, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, et Gourguénidzé c. Géorgie, no 71678/01, § 38, 17 octobre 2006).

63. Dans des affaires telles que celle ici examinée, où le grief consiste à dire que des droits protégés par l’article 8 ont été enfreints du fait de l’exercice par autrui du droit à la liberté d’expression, il faut appliquer l’article 8 en prenant dûment en compte les exigences de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 58, CEDH 2004‑VI). En pareil cas, la Cour est donc amenée à mettre en balance le droit du requérant au « respect de sa vie privée » et l’intérêt général à la protection de la liberté d’expression, sans perdre de vue qu’il n’existe aucun rapport de subordination entre les droits garantis par les deux dispositions (Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010).

64. A cet égard, la Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique (voir, parmi beaucoup d’autres, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Reinboth et autres c. Finlande, no 30865/08, § 74, 25 janvier 2011). Cette liberté est soumise à des exceptions, qu’il convient toutefois d’interpréter strictement, et la nécessité de toute restriction doit être établie de manière convaincante (voir, par exemple, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no 103, et Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999‑VIII).

65. Dans le contexte de l’article 10, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression est « nécessaire, dans une société démocratique ». Cette marge d’appréciation va cependant de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001‑I, Peck c. Royaume‑Uni, no 44647/98, § 77, CEDH 2003‑I, et Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 38, CEDH 2004‑X). La Cour n’a point pour tâche, lorsque elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Petrenco c. Moldova, no 20928/05, § 54, 30 mars 2010, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 41, 21 septembre 2010, et Petrov c. Bulgarie (déc.), no 27103/04, 2 novembre 2010).

66. C’est ainsi que, dans des affaires similaires, la Cour a attaché beaucoup de poids au fait que les autorités internes avaient établi l’existence de droits contradictoires et la nécessité de ménager un juste équilibre entre eux (voir, par exemple et mutatis mutandis, Tammer, précité, § 69 ; White c. Suède, no 42435/02, § 27, 19 septembre 2006, Standard Verlags GmbH c. Autriche (no 2), no 21277/05 § 52, 4 juin 2009, Lappalainen c. Finlande (déc.), no 22175/06, 20 janvier 2009, Papaianopol c. Roumanie, no 17590/02, § 30, 16 mars 2010).

67. Lorsque la mise en balance effectuée au plan interne n’est pas satisfaisante, en particulier lorsque l’importance ou la portée d’un des droits fondamentaux en jeu n’a pas été dûment prise en considération, la marge discrétionnaire reconnue au juge national est étroite. En revanche, si ladite mise en balance a été effectuée dans le respect des critères consacrés par une jurisprudence bien établie de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes, auxquelles elle reconnaît alors une ample marge d’appréciation (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150-155, 18 janvier 2011, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012).

68. Tout cela présuppose qu’un dispositif juridique efficace de protection des droits relevant de la notion de « vie privée » ait été mis en place et que le requérant ait pu s’en prévaloir (Karakó c. Hongrie, no 39311/05, § 19, 28 avril 2009). La Cour doit donc également examiner cette question.

β) Application de ces principes en l’espèce

69. En l’espèce, les juridictions internes étaient appelées à ménager un juste équilibre entre, d’une part, les droits que l’article 8 de la Convention reconnaissait au requérant en sa qualité de membre de la communauté rom, et, d’autre part, la liberté pour l’auteur de l’ouvrage litigieux de se livrer à des travaux de recherche universitaires/scientifiques sur un groupe ethnique spécifique et de publier ses conclusions. Selon le requérant, le livre, et en particulier le chapitre traitant des conditions de vie des Roms dans différentes villes turques, constituait une insulte envers la communauté rom. Les tribunaux turcs rejetèrent ce grief à deux échelons successifs en se fondant notamment sur un rapport élaboré par sept professeurs d’université qui concluait que l’ouvrage litigieux était une étude universitaire basée sur des recherches scientifiques (paragraphe 25 ci‑dessus). Ils considérèrent que les remarques et expressions litigieuses n’étaient pas insultantes, qu’elles revêtaient un caractère général, qu’elles ne visaient pas l’ensemble des Roms et qu’elles ne s’analysaient pas en une attaque contre l’identité du requérant (paragraphes 21 et 23 ci-dessus). En outre, le tribunal de grande instance d’Ankara estima que le livre traitait des structures sociales des Roms/Tsiganes en Turquie et qu’il reposait sur des données scientifiques (paragraphe 21 ci-dessus).

70. De l’avis de la Cour, ces conclusions ne sauraient passer pour déraisonnables ou fondées sur une altération des faits pertinents. A cet égard, il importe de relever que, si l’auteur évoque des activités illégales de certains membres de la communauté rom vivant dans des régions particulières, à aucun moment dans le livre il ne formule des observations négatives sur la population rom en général ou ne prétend que l’ensemble des Roms se livrent à des activités répréhensibles. En outre, dans différentes parties du livre (préface, introduction et conclusion), l’auteur explique clairement que son intention est de permettre de mieux comprendre le monde inconnu de la communauté rom en Turquie, victime d’ostracisme et visée par des remarques dévalorisantes fondées principalement sur des préjugés (paragraphes 10, 11 et 13 ci-dessus). Eu égard à ce qui précède, et en l’absence de tout élément de nature à démontrer que les déclarations de l’auteur manquaient de sincérité, la Cour estime que les juridictions internes étaient fondées à conclure que l’intéressé s’était donné de la peine et qu’il n’était pas mû par des intentions racistes (voir, mutatis mutandis, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 36, série A no 298).

71. De plus, même si certains d’entre eux sont formulés de manière quelque peu laconique, les motifs énoncés par les tribunaux internes à l’appui de leurs conclusions respectent les principes consacrés par la jurisprudence de la Cour. En particulier, ils ont attaché du poids au fait que le livre avait été rédigé par un professeur d’université et devait donc être considéré comme un travail universitaire. La Cour a aussi souligné l’importance de tels travaux dans des arrêts récents (Sorguç c. Turquie, no 17089/03, §§ 21-35, 23 juin 2009, et Sapan c. Turquie, no 44102/04, § 34, 8 juin 2010). Le fait de soumettre à un examen attentif une restriction à la liberté pour les universitaires de mener des recherches et de publier leurs conclusions cadre donc parfaitement avec sa jurisprudence.

72. Il est par ailleurs conforme à la démarche traditionnellement suivie par elle de procéder à un examen des passages litigieux non pas en dehors de tout contexte, mais à la lumière de l’ensemble de l’ouvrage, et de prendre en compte la méthode de recherche utilisée par l’auteur de la publication. A cet égard, la Cour observe que l’auteur expliquait qu’il avait collecté des informations auprès de membres de la communauté rom, des autorités locales et de la police, et qu’il avait vécu parmi les Roms pour étudier leur mode de vie selon les principes de l’observation scientifique (paragraphe 11 ci-dessus).

73. De plus, il convient de relever qu’un dispositif juridique efficace de protection des droits relevant de la notion de « vie privée » était en place et que le requérant en l’espèce a pu s’en prévaloir (paragraphe 68 ci-dessus). L’intéressé a pu soumettre ses griefs aux tribunaux nationaux à deux échelons successifs et il a obtenu des décisions motivées sur sa demande. En outre, lorsqu’il a introduit une action à l’encontre du ministère de la Culture, le ministère a ordonné à titre de précaution le retrait des 299 exemplaires encore en circulation du livre en question, et les droits d’auteur ont été rétrocédés à l’auteur à la demande de ce dernier (paragraphes 15 et 17 ci‑dessus).

74. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que, lorsqu’elles ont mis en balance les droits fondamentaux concurrents garantis par les articles 8 et 10 de la Convention, les juridictions turques se sont livrées à une appréciation fondée sur les principes découlant de sa jurisprudence bien établie en la matière.

75. La Cour souhaite néanmoins rappeler que la vulnérabilité des Roms/Tsiganes implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre, tant dans le cadre réglementaire considéré que lors de la prise de décision dans des cas particuliers (Chapman, précité, § 96, et D.H. et autres, précité, § 181). A l’instar de l’ECRI (paragraphe 38 ci-dessus), elle estime que le Gouvernement doit poursuivre ses efforts pour combattre les stéréotypes négatifs à l’égard des Roms.

76. Il découle de ce qui précède qu’en l’espèce les autorités turques n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et n’ont pas méconnu leur obligation positive de garantir au requérant un respect effectif de sa vie privée.

77. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention quant à la requête no 4149/04.

2. Quant à la requête no 41029/04

a) Thèses des comparants

i. Le requérant

78. Le requérant soutient que les expressions figurant dans les deux dictionnaires litigieux édités par l’Association linguistique turque sont insultantes envers la communauté rom/tsigane. Il se réfère en particulier au terme « faire le Tsigane », dont la définition figurant dans les dictionnaires en cause est : « faire preuve de radinerie ». Il estime que pareilles définitions, insultantes à ses yeux, devraient être supprimées des dictionnaires.

ii. Le Gouvernement

79. Le Gouvernement plaide que les termes et expressions figurant dans les dictionnaires concernés se fondent sur des faits historiques et sociologiques, et ne traduisent aucune intention de dévaloriser la communauté rom. Il ajoute que le ministère de la Culture a financièrement contribué à la publication des dictionnaires en 1991 et en 1998, à hauteur de 2 700 euros en tout. Il souligne que le dictionnaire à l’usage des élèves n’est pas un manuel scolaire et n’a été ni distribué dans les écoles ni recommandé par le ministère de l’Education comme ouvrage de référence pour les programmes scolaires. Enfin, il observe que les dictionnaires litigieux n’ont pas été réédités et sont à l’heure actuelle épuisés.

b) L’arrêt de la chambre

80. La chambre a eu particulièrement égard au fait que les définitions litigieuses étaient précédées par l’observation selon laquelle l’usage des termes en question était « métaphorique ». Par conséquent, elle a estimé que ces expressions n’avaient pas porté atteinte à l’identité ethnique du requérant et a conclu à la non-violation de l’article 8 de la Convention.

c) Appréciation de la Cour

81. La Cour relève d’emblée que le requérant se dit victime de stéréotypes négatifs à raison de certaines des entrées figurant dans les dictionnaires en cause. L’article 8 de la Convention trouve donc à s’appliquer pour les raisons exposées au paragraphe 60 ci-dessus. La Cour observe en outre que, bien que la publication des dictionnaires ait été en partie financée par le ministère de la Culture, le requérant a engagé une procédure civile uniquement à l’encontre de l’Association linguistique, organisation non gouvernementale, et n’a pas cherché à attraire le ministère devant les juridictions administratives internes (paragraphes 31-34 ci‑dessus). Partant, comme pour la requête no 4149/04 (paragraphes 60-61 ci-dessus), la Cour se propose d’examiner à la lumière des principes généraux exposés aux paragraphes 62 à 68 ci-dessus si le Gouvernement s’est conformé à l’obligation positive qui lui incombait en vertu de l’article 8 de protéger la vie privée du requérant contre une ingérence alléguée d’un tiers, en l’occurrence l’Association linguistique.

82. Pour rejeter la demande du requérant, le tribunal de grande instance d’Ankara a observé que les définitions et expressions figurant dans les dictionnaires se fondaient sur la réalité historique et sociologique, et ne dénotaient aucune intention d’humilier ou de dévaloriser la communauté rom. Il a également relevé que la langue turque comportait des expressions similaires concernant d’autres groupes ethniques, qui apparaissaient dans des dictionnaires et encyclopédies (paragraphe 33 ci-dessus).

83. Il a donc examiné les entrées litigieuses afin de déterminer si celles-ci portaient illégalement atteinte aux droits garantis au requérant par l’article 8 de la Convention. Ce faisant, il a appliqué les principes consacrés par la jurisprudence de la Cour (paragraphe 66 ci-dessus).

84. A cet égard, la Cour observe qu’un dictionnaire constitue une source d’informations qui recense les mots composant une langue et précise leurs différentes acceptions, celle de base étant simplement descriptive ou littérale, d’autres pouvant être figuratives, allégoriques ou métaphoriques. En cela il reflète le langage en usage dans la société. Dans les deux dictionnaires, la définition littérale du terme « çingene » (« tsigane ») apparaît à la page 279. Ces dictionnaires étaient donc manifestement volumineux et visaient à couvrir l’ensemble de la langue turque. La Cour note également la définition du terme « tsigane » qui apparaît en premier lieu dans les dictionnaires en cause et qui se lit ainsi : « Groupe ethnique originaire de l’Inde dont les membres mènent une vie nomade et ont largement essaimé dans le monde entier, ou personne appartenant à ce groupe ethnique. » En second lieu, il est indiqué que, dans un sens métaphorique, le terme « tsigane » signifie également « radin » (paragraphe 28 ci-dessus). Sur la même page des dictionnaires figurent d’autres définitions de certaines expressions se rapportant aux Tsiganes, telles que « monnaie de tsigane » et « rose tsigane ». La Cour relève à cet égard que, comme l’explique le tribunal de grande instance d’Ankara, ces expressions font partie du langage courant.

85. Il est vrai que, bien qu’ayant le même contenu, les dictionnaires visent des cibles différentes, puisque le second d’entre eux s’intitule « Dictionnaire de la langue turque à l’usage des élèves ». Il est clair que, dans un dictionnaire destiné à des écoliers, une attention accrue est requise s’agissant de définir des expressions qui font partie du langage courant mais qui peuvent être ressenties comme humiliantes ou insultantes. De l’avis de la Cour, il aurait été préférable d’indiquer que de telles expressions sont « péjoratives » ou « insultantes », plutôt que de se borner à les qualifier de métaphoriques. Pareille précaution aurait été conforme à la recommandation de politique générale no 10 de l’ECRI, qui énonce que les Etats doivent « promouv[oir] l’esprit critique des élèves et (...) leur fourn[ir] les outils nécessaires pour identifier et pour réagir aux stéréotypes et aux éléments intolérants contenus dans les matériels qu’ils utilisent » (paragraphe 39 ci-dessus).

86. Toutefois, la Cour juge que cet élément ne suffit pas à lui seul pour l’amener à substituer son propre avis à celui des juridictions internes, d’autant que le dictionnaire en cause n’était pas un manuel scolaire et n’était pas distribué dans les écoles ni recommandé par le ministère de l’Education comme ouvrage de référence pour les programmes scolaires (paragraphe 79 ci-dessus).

87. Enfin, la Cour observe que l’affaire du requérant contre l’Association linguistique a été examinée par les tribunaux internes à deux échelons distincts (paragraphes 31-34 ci-dessus). Elle estime que, même s’il a finalement été débouté, l’intéressé a disposé, en conformité avec l’article 8 de la Convention, de moyens effectifs pour faire redresser ses griefs.

88. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les autorités internes n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation ni méconnu leur obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée.

89. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention quant à la requête no 41029/04.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement et dit que le requérant peut se prétendre « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention ;

2. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention quant à la requête no 4149/04 ;

3. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention quant à la requête no 41029/04 ;

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 mars 2012.

Michael O’BoyleNicolas Bratza
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Gyulumyan.

N.B.
M.O’B.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE GYULUMYAN

(Traduction)

La majorité estime que les autorités turques n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et ne se sont pas soustraites à leur obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée. Je ne peux souscrire à cette conclusion.

En l’espèce, le requérant soutenait que certaines remarques que renfermait le livre intitulé « les Tsiganes de Turquie » et des expressions figurant dans les deux dictionnaires litigieux traduisaient un sentiment d’hostilité manifeste envers les Roms, et que le refus des juridictions nationales de lui octroyer réparation et d’interdire la diffusion des ouvrages litigieux dénotait un préjugé évident contre cette communauté. Il invoquait l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. La Cour a examiné l’affaire uniquement sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

1. Il me semble que si l’on examinait les faits de l’affaire au regard de l’article 14 de la Convention il faudrait en conclure qu’il y a eu violation de cette disposition combinée avec l’article 8.

Contrairement à ce qui est énoncé au paragraphe 45 de l’arrêt, je ne suis pas convaincue « qu’aucune différence de traitement, et spécialement aucune question de discrimination ethnique, [ne soit] en jeu en l’espèce ». La majorité parvient à cette conclusion uniquement sur la base de l’idée que « le requérant n’[a] pas produit d’éléments aptes à valoir un commencement de preuve que les publications litigieuses eussent une intention discriminatoire ou qu’elles aient produit un effet discriminatoire ». A cet égard, je souscris à l’opinion partiellement dissidente du juge Giovanni Bonello en l’affaire Anguelova c. Bulgarie (no 38361/97, CEDH 2002‑IV), dans laquelle il a déclaré :

« A titre subsidiaire, la Cour devrait à mon avis dire que lorsqu’un membre d’une minorité défavorisée subit un préjudice dans un environnement où les tensions raciales sont fortes et l’impunité des agents de l’Etat très répandue, la charge de prouver que le fait n’a pas été provoqué par les spécificités ethniques pèse sur le gouvernement. »

2. La Cour n’a pas pris en compte le contexte dans lequel s’inséraient ces trois publications et s’est satisfaite de l’appréciation qu’en ont faite les juridictions turques. Or ces juridictions adoptent généralement un point de vue bien différent lorsqu’elles connaissent d’affaires où est en jeu un dénigrement de la turcité (article 301 du code pénal turc).

Dans l’affaire Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, 25 octobre 2011), le Gouvernement a produit des informations statistiques démontrant que les procédures engagées en vertu de l’article 301 (article 159/1 de l’ancien code pénal) dans 744 affaires introduites entre 2003 et 2007 se sont soldées par une condamnation.

Dans le cadre de la procédure pénale à l’encontre de Hrant Dink (Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, § 28, 14 septembre 2010), la Cour de cassation turque a donné du terme « turcité » l’interprétation suivante (Yargıtay Ceza Genel Kurulu, E.2006/9-169, K.2006/184, arrêt du 11 juillet 2006) :

« (...) la turcité est constituée par l’ensemble des valeurs nationales et morales, composées des valeurs humaines, religieuses et historiques ainsi que de la langue nationale, des sentiments nationaux et des traditions nationales (...) »

S’agissant des sentiments et traditions nationaux des Roms, les juridictions turques suivent une approche radicalement différente, ce qui en soi tend à indiquer une différence de traitement fondée sur l’origine ethnique.

3. Dans le livre en jeu dans la requête no 4149/04, les Roms sont décrits en des termes forts comme un « groupe marginal exclu et partout méprisé ». Parmi les activités exercées par les Roms, il est fait référence à certains d’entre eux qui « tirent leurs revenus de vols à la tire, de cambriolages et du trafic de stupéfiants ». Dans un chapitre du livre, l’auteur explique que les « Tsiganes du district du centre d’Ankara vivent du produit de leurs vols, de la mendicité, (...) de zercilik [cambriolages de bijouteries] ». Dans un autre paragraphe, la « sorcellerie » est évoquée comme l’« une des caractéristiques les plus frappantes » de la communauté rom concernée.

4. Dans les dictionnaires objets de la requête no 41029/04, plusieurs expressions comportant le mot « tsigane » sont définies en des termes qui ne peuvent qu’être considérés comme désobligeants et incendiaires, tels que « mariage tsigane : réunion où se presse une assistance nombreuse et bruyante », « combat de Tsiganes : échange verbal au cours duquel un langage vulgaire est utilisé » et « faire le Tsigane : faire preuve de radinerie ».

5. Ces expressions et plusieurs autres dans les trois ouvrages dénotent manifestement une atteinte à la dignité des Roms, de l’intolérance et un manque de respect pour une culture différente de la culture majoritaire au sein de la société. De plus, elles perpétuent les stéréotypes et les préjugés dont les Roms sont victimes, et cautionnent une attitude discriminatoire à l’encontre d’une minorité qui compte sans aucun doute aujourd’hui parmi les plus vulnérables, sinon est la plus vulnérable, en Europe. Il convient de noter que les ouvrages litigieux ont été publiés avec le soutien des autorités turques. La restitution par le ministère de la Culture des droits de l’un des ouvrages à l’auteur de celui-ci n’équivaut pas à un retrait ou une dénonciation d’un soutien officiel.

6. Le fait que le livre a été écrit par un universitaire et doit donc être considéré comme un travail universitaire ne peut ni justifier ni excuser une insulte à la dignité ethnique d’autrui. L’article 2 de la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux, adoptée le 27 novembre 1978 par la Conférence générale de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, se lit comme suit :

« Toute théorie faisant état de la supériorité ou de l’infériorité intrinsèque de groupes raciaux ou ethniques qui donnerait aux uns le droit de dominer ou d’éliminer les autres, inférieurs présumés, ou fondant des jugements de valeur sur une différence raciale, est sans fondement scientifique et contraire aux principes moraux et éthiques de l’humanité. »

7. La Cour cite un rapport sur le pays et une recommandation générale de l’ECRI (paragraphes 38, 39 et 75) par laquelle l’ECRI encourage les Etats à combattre les stéréotypes négatifs et à garantir que l’éducation scolaire joue un rôle clé dans la lutte contre le racisme et la discrimination raciale. Le « Dictionnaire de la langue turque à l’usage des élèves » était destiné à un public d’enfants. Peu importe, à mes yeux, qu’il ait été d’emblée décidé de ne pas le distribuer dans les écoles ni de le recommander comme ouvrage de référence pour les programmes scolaires (paragraphe 86).

8. La Cour a omis de mentionner qu’outre l’ECRI, plusieurs institutions du Conseil de l’Europe ont entrepris des actions ciblées visant la promotion des droits des Roms. La Réunion à haut niveau sur les Roms organisée par le Conseil de l’Europe en octobre 2010 a adopté la « Déclaration de Strasbourg sur les Roms ». Son préambule condamne catégoriquement « le racisme, la stigmatisation et le discours de haine à l’encontre des Roms, en particulier dans le discours politique et public ». Sous le chapitre intitulé « Combattre la stigmatisation et le discours de haine », les Etats sont invités à :

« Renforcer les efforts visant à combattre le discours de haine. Encourager les médias à traiter des sujets relatifs aux Roms de manière responsable et équitable et à s’abstenir de tous stéréotypes négatifs et de toute stigmatisation. »

9. D’autres institutions œuvrant dans le domaine des droits de l’homme et certains organes d’organisations mondiales et régionales ont spécifiquement abordé la question de la discrimination à laquelle les minorités roms doivent faire face.

Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a adopté la Recommandation générale XXVII sur « La discrimination à l’égard des Roms » en 2000. Au paragraphe 9 de cette recommandation, le Comité invite les Etats à :

« s’employer, en encourageant un véritable dialogue, des consultations ou d’autres moyens appropriés, à améliorer les relations entre les communautés roms et non roms, en particulier à l’échelon local, dans le souci de promouvoir la tolérance et de surmonter les préjugés et stéréotypes négatifs existant d’un côté comme de l’autre, de favoriser les efforts d’ajustement et d’adaptation et d’éviter la discrimination, et de veiller à ce que tous les individus jouissent pleinement de leurs droits de l’homme et libertés. »

10. A la lumière de cette abondante littérature émanant des organisations intergouvernementales mondiales et régionales, et eu égard à la vulnérabilité de la minorité rom vivant en Turquie et dans d’autres pays, je ne peux souscrire aux conclusions de la Cour. J’estime que la Turquie a violé au moins l’article 8 de la Convention du fait qu’elle a soutenu et qu’elle n’a pas interdit la diffusion des ouvrages en question. Il n’y a pas violation de l’article 10 dans la mesure où cette disposition, en son paragraphe 2, évoque les devoirs et responsabilités induits par la liberté d’expression et la protection de la réputation et des droits d’autrui. Il est extrêmement important de rappeler que la liberté d’expression non seulement confère le droit d’émettre des opinions mais impose aussi des devoirs et des responsabilités. On ne peut donc s’en servir pour cautionner la promotion ou la diffusion d’idées de haine ethnique et de supériorité d’une nation vis‑à‑vis d’autres groupes ethniques.

Il faut mettre un terme aux stéréotypes tenaces visant les Roms. Il serait extrêmement regrettable que la Cour puisse être soupçonnée d’indulgence envers des déclarations incitant à la discrimination telles que celles qui figuraient dans les ouvrages litigieux en l’espèce.


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