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08/03/2012 | CEDH | N°001-109383

CEDH | CEDH, AFFAIRE JOSSEAUME c. FRANCE, 2012, 001-109383


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE JOSSEAUME c. FRANCE

(Requête no 39243/10)

ARRÊT

STRASBOURG

8 mars 2012

DÉFINITIF

08/06/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Josseaume c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Elisabet Fura,
Karel Jungwiert,
Mark Villiger,
Ann Power-Forde,
Ganna Y

udkivska,
André Potocki, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 février 2012,

Ren...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE JOSSEAUME c. FRANCE

(Requête no 39243/10)

ARRÊT

STRASBOURG

8 mars 2012

DÉFINITIF

08/06/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Josseaume c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Elisabet Fura,
Karel Jungwiert,
Mark Villiger,
Ann Power-Forde,
Ganna Yudkivska,
André Potocki, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 février 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 39243/10) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Rémy Josseaume (« le premier requérant ») et Alexis Josseaume (« le second requérant ») (« les requérants »), ont saisi la Cour le 9 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me Philippe Yllouz, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme Ewige Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérants allèguent en particulier une violation du droit d’accès à un tribunal.

4. Le 29 septembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1977 et 2002 et résident à Gambais.

6. Le premier requérant est le propriétaire d’un véhicule régulièrement immatriculé au nom du second requérant, son fils.

Ils indiquent que l’article L. 121-2 du code de la route prévoit par dérogation que le titulaire du certificat d’immatriculation est responsable pécuniairement des infractions à la réglementation sur le stationnement des véhicules ou sur l’acquittement des péages pour lesquelles seule une peine d’amende est encourue, à moins qu’il n’établisse l’existence d’un événement de force majeure ou qu’il ne fournisse des renseignements permettant d’identifier l’auteur véritable de l’infraction.

7. Le 20 janvier 2009, ledit véhicule fit l’objet d’une contravention pour infraction au stationnement sur la commune de Montigny-le-Bretonneux. Conformément à l’article L. 121-2 susmentionné, l’avis d’amende forfaitaire fut adressé au second requérant, titulaire du certificat d’immatriculation.

8. Le 5 mars 2009, le conseil du premier requérant envoya une lettre à l’officier du ministère public relative notamment à trois avis d’amende forfaitaire – dont un concernait l’amende susmentionnée –, dans laquelle il indiquait que son client contestait ces avis en application de l’article L. 529 du code de la route. Il soulignait à cet égard que ce dernier « contest[ait] le bien-fondé desdites verbalisations et entend[ait] soulever l’exception d’illégalité de l’arrêté municipal (...) modifiant les règles de stationnement payant sur la commune (...) et ce en raison notamment de l’absence de toute motivation en fait comme en droit de l’arrêté municipal ». Il demandait en outre à l’officier du ministère public d’en avertir le trésor et de faire comparaître son client devant la juridiction de proximité.

Le même jour, le premier requérant adressa une lettre au même officier, l’informant qu’il était le conducteur du véhicule le jour de la commission de l’infraction et l’invitant à « cesser toute poursuite à l’encontre du titulaire de la carte grise conformément aux dispositions de l’article L. 121-2 du code de la route ». Il demandait par ailleurs de pouvoir comparaître à la prochaine audience.

9. Le 15 juin 2009, l’officier du ministère public informa le conseil du premier requérant qu’il ne pouvait donner suite à sa requête et l’enjoignit de procéder dans les quinze jours au règlement de l’amende litigieuse, sous peine d’une majoration de celle-ci.

10. Le 29 juin 2009, le conseil du premier requérant répondit à l’officier du ministère public qu’en vertu de l’article L. 529 du code de procédure pénale, la majoration de l’avis de contravention ne pouvait intervenir qu’en l’absence de contestation ou de paiement de l’amende. Il ajoutait que l’officier du ministère public n’a pas le pouvoir d’apprécier le bien-fondé ou non d’une réclamation : son rôle se limite, après vérification des conditions de recevabilité, à soit renoncer aux poursuites, soit porter la réclamation devant la juridiction de proximité. En outre, invoquant l’article 6 de la Convention et soulignant que la France avait été condamnée par la Cour dans des affaires similaires, il réitérait la demande de saisine de la juridiction de proximité.

L’officier du ministère public répondit le 31 juillet 2009 que le dossier avait été transmis au tribunal de police et qu’une citation à comparaître serait adressée ultérieurement.

11. Toutefois, le 26 novembre 2009, les requérants reçurent – adressé au second requérant – deux avis d’amende forfaitaire majorée, dont l’une concernait l’infraction dont il est question en l’espèce et portait sur un montant de 33 EUR. L’avis relatif à cette infraction, qui précise que la décision de l’officier du ministère public a été prononcée le 28 octobre 2009, indique ce qui suit :

« A défaut [de paiement dans les délais], des poursuites (sur vos biens, comptes, salaires, véhicules et autres avoirs) seront engagées. Des frais supplémentaires (...) vous seront alors réclamés. (...) »

Le 4 décembre 2009, le conseil des requérants envoya une lettre à l’officier du ministère public l’informant que ses clients contestaient les amendes forfaitaires majorées imputées au second requérant. Dûment accompagnée de l’avis d’amende forfaitaire majoré, cette lettre était ainsi rédigée :

« (...) la procédure de l’amende forfaitaire diligentée contre [le second requérant] est illégale car infondée en droit. [Le second requérant] étant mineur, la procédure de l’amende forfaitaire ne lui est pas applicable (art. 524 du code de procédure pénale / art. 40 de la Convention internationale des droits de l’enfant / Cass. Crim. 4 février 1971 ; Bull. Crim. no 42, p. 110).

Vous voudrez bien en conséquence annuler la procédure conformément au respect des dispositions précitées. A cet effet, vous voudrez bien informer sans délai les services du trésor afin d’annuler les titres exécutoires y afférents. A défaut, mes clients m’ont d’ores et déjà donné instruction de saisir (...) la juridiction de proximité d’un incident contentieux. (...). »

12. L’officier du ministère public ne répondit pas à la réclamation.

13. Le 21 mai 2010, un huissier de justice envoya au second requérant une mise en demeure de payer la somme de 40,50 EUR. Ce courrier précisait « qu’à défaut de paiement immédiat, toutes les mesures d’exécution seront engagées sans autres avis ». Le 27 mai 2010, le premier requérant s’acquitta de la somme réclamée.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

14. Les dispositions pertinentes de code de procédure pénale (dans leur version applicable à l’époque des faits) sont les suivantes :

Article 529

« Pour les contraventions des quatre premières classes dont la liste est fixée par décret en Conseil d’Etat l’action publique est éteinte par le paiement d’une amende forfaitaire qui est exclusive de l’application des règles de la récidive (...). »

Article 529-1

« Le montant de l’amende forfaitaire peut être acquitté soit entre les mains de l’agent verbalisateur au moment de la constatation de l’infraction, soit auprès du service indiqué dans l’avis de contravention dans les quarante-cinq jours qui suivent la constatation de l’infraction ou, si cet avis est ultérieurement envoyé à l’intéressé, dans les quarante-cinq jours qui suivent cet envoi. »

Article 529-2

« Dans le délai prévu par l’article précédent, le contrevenant doit s’acquitter du montant de l’amende forfaitaire, à moins qu’il ne formule dans le même délai une requête tendant à son exonération auprès du service indiqué dans l’avis de contravention. (...)

A défaut de paiement ou d’une requête présentée dans le délai de quarante-cinq jours, l’amende forfaitaire est majorée de plein droit et recouvrée au profit du trésor public en vertu d’un titre rendu exécutoire par le ministère public. »

Article 530

« Le titre mentionné au second alinéa de l’article 529-2 ou au second alinéa de l’article 529-5 est exécuté suivant les règles prévues par le présent code pour l’exécution des jugements de police. La prescription de la peine commence à courir à compter de la signature par le ministère public du titre exécutoire, qui peut être individuel ou collectif.

Dans les trente jours de l’envoi de l’avis invitant le contrevenant à payer l’amende forfaitaire majorée, l’intéressé peut former auprès du ministère public une réclamation motivée qui a pour effet d’annuler le titre exécutoire en ce qui concerne l’amende contestée. Cette réclamation reste recevable tant que la peine n’est pas prescrite, s’il ne résulte pas d’un acte d’exécution ou de tout autre moyen de preuve que l’intéressé a eu connaissance de l’amende forfaitaire majorée. S’il s’agit d’une contravention au code de la route, la réclamation n’est toutefois plus recevable à l’issue d’un délai de trois mois lorsque l’avis d’amende forfaitaire majorée est envoyé par lettre recommandée à l’adresse figurant sur le certificat d’immatriculation du véhicule, sauf si le contrevenant justifie qu’il a, avant l’expiration de ce délai, déclaré son changement d’adresse au service d’immatriculation des véhicules ; dans ce dernier cas, le contrevenant n’est redevable que d’une somme égale au montant de l’amende forfaitaire s’il s’en acquitte dans un délai de quarante-cinq jours, ce qui a pour effet d’annuler le titre exécutoire pour le montant de la majoration.

La réclamation doit être accompagnée de l’avis d’amende forfaitaire majorée correspondant à l’amende considérée ainsi que, dans le cas prévu par l’article 529-10, de l’un des documents exigés par cet article, à défaut de quoi elle est irrecevable. »

Article 530-1

« Au vu de (...) la réclamation faite en application du deuxième alinéa de l’article 530, le ministère public peut, soit renoncer à l’exercice des poursuites, soit procéder conformément aux articles 524 à 528-2 ou aux articles 531 et suivants, soit aviser l’intéressé de l’irrecevabilité de la réclamation non motivée ou non accompagnée de l’avis. (...) »

Article 530-2

« Les incidents contentieux relatifs à l’exécution du titre exécutoire et à la rectification des erreurs matérielles qu’il peut comporter sont déférés à la juridiction de proximité, qui statue conformément aux dispositions de l’article 711. »

Article R. 49-8

« L’officier du ministère public saisi d’une réclamation recevable informe sans délai le comptable direct du trésor de l’annulation du titre exécutoire en ce qui concerne l’amende contestée. »

15. La « circulaire relative à la politique pénale en matière de contrôle automatisé de la vitesse » du 7 avril 2006 (CRIM 2006 – 08 E1/07-04-2006) souligne notamment qu’en application de l’article 530-1 du code de procédure pénale, une contestation ne peut être considérée comme étant irrecevable que si elle n’est pas motivée ou si elle n’est pas accompagnée de l’avis correspondant à l’amende, outre les cas où, en application des dispositions de l’article 529-10, elle doit être accompagnée du versement d’une consignation. Elle ajoute que l’officier du ministère public ne dispose pas du pouvoir d’apprécier le caractère bien-fondé ou non de la réclamation ou de la requête en exonération, son pouvoir d’appréciation se limitant à l’examen de la recevabilité formelle de la contestation : lorsque les conditions de recevabilité sont remplies, la contestation doit être obligatoirement portée devant la juridiction de jugement à moins que l’officier du ministère public ne décide de renoncer aux poursuites.

La circulaire précise ensuite que, dans un arrêt du 29 octobre 1997 (Cass. Crim., Bull. crim. no 357), la Cour de cassation a ainsi cassé un jugement ayant déclaré irrecevable une requête présentée sur le fondement de l’article 530-2 du code de procédure pénale « alors que la réclamation n’avait pas été déclarée irrecevable en raison de l’absence de motivation ou du défaut d’accompagnement de l’avis correspondant à l’amende considérée et que, dès lors, l’officier du ministère public devait, en application de l’article R. 49-8 du même code, informer le comptable du trésor de l’annulation du titre exécutoire ». Elle ajoute, renvoyant aux arrêts Peltier c. France (no 32872/96, 21 mai 2002) et Besseau c. France (no 73893/01, 7 mars 2006), que la jurisprudence de la Cour va dans le même sens.

16. Dans un avis du 5 mars 2007 (no 0070004P), la Cour de cassation a indiqué ce qui suit :

« Lorsque la décision d’irrecevabilité de la réclamation du contrevenant est prise par le ministère public pour un motif autre que l’un des deux seuls prévus par l’article 530-1, premier alinéa du code de procédure pénale, le contrevenant, avisé de cette décision, peut élever un incident contentieux devant la juridiction de proximité, en application de l’article 530-2 du même code.

Cet incident contentieux est recevable jusqu’à prescription de la peine.

Si la juridiction de proximité juge que la réclamation était recevable, le titre exécutoire est annulé, ce qui a pour effet d’ouvrir un nouveau délai de prescription de l’action publique. »

Dans les observations qu’il a formulées dans le cadre de l’examen de la demande d’avis, l’avocat général L. Davenas a rappelé qu’un incident contentieux relatif à l’exécution porté devant un tribunal ne permet pas en principe de remettre en cause le principe de la condamnation ni d’aborder le fond du litige. Il a toutefois souligné qu’il en va différemment pour le contentieux de l’amende forfaitaire majorée, en raison du caractère ambivalent du titre exécutoire – mi-acte de poursuite, mi-acte juridictionnel – qui fait que la réclamation visée à l’article 530-2 du code de procédure pénale touche à la fois la forme et le fond de la condamnation et remet en cause sa force de chose jugée. L’officier du ministère public, en effet, ne dispose pas du pouvoir d’apprécier le bien-fondé ou non d’une réclamation ; il doit seulement après avoir vérifié si les conditions de sa recevabilité (articles 530-1 et 529-10 du code de procédure pénale) sont remplies, la porter obligatoirement devant la juridiction de proximité à moins qu’il ne renonce aux poursuites. Dés lors, une réclamation régulièrement déposée, rejetée pour des motifs autres que l’absence de motivation ou d’avis qui donne lieu à un incident contentieux relatif à l’exécution du titre exécutoire, annule le titre exécutoire et met l’officier du ministère public dans l’obligation de soumettre la réclamation au juge de proximité. Il s’agit là, souligne l’avocat général L. Davenas, du « contrepoids nécessaire au pouvoir exorbitant donné à un agent de poursuite de rejeter une requête que lui seul juge irrecevable ».

III. LE POINT DE VUE DU MÉDIATEUR DE LA RÉPUBLIQUE

17. Le Médiateur de la République a dénoncé « le rejet illégal des réclamations par les officiers du ministère publics » en ces termes (« Médiateur actualités », février 2006, no 15) :

« (...) A cette limitation fondamentale apportée à l’accès au juge, vient s’ajouter la pratique illégale de certains officiers du ministère public (OMP) qui statuent directement sur le bien-fondé des réclamations qui leur sont adressées, au lieu de les adresser à la juridiction compétente. L’OMP délivre alors, sans avertir préalablement le contrevenant du rejet de sa réclamation, un titre exécutoire. La Cour de Strasbourg considère que cette pratique constitue « une violation des droits de la défense et une restriction illicite du droit d’accéder à un tribunal ». Pour la Cour européenne, une telle pratique est contraire aux stipulations de l’article 6 § 1 (...). L’officier du ministère public, qu’il soit saisi par voie de requête en exonération (article 529-2 de ce même code), par réclamation motivée (article 529-5) ou par une contestation du titre exécutoire (article 530), n’a que trois options, en application de l’article 530-1 du Code de procédure pénale : il peut rejeter la réclamation pour irrecevabilité, si celle-ci est non motivée ou non accompagnée de l’avis de contravention ; il peut renoncer à l’exercice des poursuites pénales et classer l’affaire au bénéfice du contrevenant ; il doit, si la réclamation est recevable, procéder à la saisine du tribunal de police ou de la juridiction de proximité qui statuera soit par le biais de la procédure simplifiée d’ordonnance pénale, soit selon la procédure de droit commun.

Quarante-cinq jours ! C’est, actuellement, le délai légal de contestation d’une contravention. L’officier du ministère public, lui, n’est soumis à aucune contrainte de délai de traitement d’une contestation qui, dans les faits varie entre six et douze mois. Or, en vertu de l’article 529-2 du Code de procédure pénale, à défaut de paiement ou d’une réclamation, « l’amende forfaitaire est majorée de plein droit et recouvrée au profit du trésor public » par un titre exécutoire. Dans certains cas, le comptable public n’ayant pas connaissance de la contestation qui doit être portée devant l’officier du ministère public, il arrive que postérieurement à l’émission d’une amende forfaitaire majorée, un classement sans suite intervienne. Ce dont le trésor public n’est pas toujours informé (...). »

EN DROIT

I. SUR LE CARACTÈRE PRÉTENDUMENT ABUSIF DE LA REQUÊTE

18. Le Gouvernement suppose que le premier requérant a fait immatriculer son véhicule au nom de son fils mineur dans le but d’échapper aux poursuites au titre d’infractions au code de la route auxquelles la procédure de l’amende forfaitaire s’applique. Il souligne qu’avocat spécialisé en la matière, le premier requérant conteste régulièrement les infractions qui lui sont imputables. Le Gouvernement émet en conséquence l’hypothèse qu’aux fins de faire progresser la cause qu’il défend, le premier requérant a « érigé en méthode le fait d’enfreindre la loi et la réglementation afin de mieux pouvoir contester les travers qu’il leur attribue, participant en cela à l’encombrement des juridictions internes comme de la Cour, sans que ses droits fondamentaux ne soient sérieusement en cause ». Selon lui, « le litige à l’origine de la présente requête, portant sur un montant très limité (...) n’apparaît pas réel et sérieux mais (...) semble artificiel et élaboré consciemment pour amener la Cour à se prononcer sur une question générale de droit ». Le Gouvernement, qui considère ainsi que le requérant use de son droit de recours à des fins personnelles et dans un but non conforme à la vocation de ce droit, invite la Cour à juger la requête abusive au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

19. Les requérants marquent leur désaccord. Ils concèdent que le premier d’entre eux a été plusieurs fois poursuivi pour des infractions au code de la route mais soulignent qu’il a systématiquement été relaxé : à chacune de ses comparutions, les juges ont reconnu le caractère illégal des verbalisations dressées à son encontre. Ils ajoutent que l’illégalité des pratiques en vigueur dans le cadre des procédures relatives aux contraventions au code de la route est un fait avéré. Ils soulignent à cet égard que le Médiateur de la République a dénoncé « la pratique illégale de certains officiers du ministère public (OMP) qui statuent directement sur le bien-fondé des réclamations qui leur sont adressées, au lieu de les adresser à la juridiction compétente » et indiqué que « l’OMP délivre alors, sans avertir préalablement le contrevenant du rejet de sa réclamation, un titre exécutoire » (paragraphe 17 ci-dessus).

20. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 3 a) de la Convention, elle déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsque, notamment, elle estime qu’elle est « abusive ». Cela étant, renvoyant à sa jurisprudence en la matière (voir en particulier Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, 15 septembre 2009, §§ 62-66, et Petrović c. Serbie (déc.), nos 56551/11, 56650/11, 56669/11, 56671/11, 56692/11, 56744/11, 56826/11, 56827/11, 56831/11, 56833/11 et 56834/11, 16 novembre 2011) et rappelant qu’il s’agit-là d’une mesure procédurale exceptionnelle (Miroļubovs et autres précité, § 62), elle constate que rien ne permet de considérer que la présente requête – la seule déposée à ce jour par le premier requérant – est abusive au sens de l’article 35 § 3 a).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION

21. Les requérants se plaignent d’une violation du droit d’accès à un « tribunal ». Ils invoquent les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, aux termes desquels :

Article 6 § 1

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

22. La Cour rappelle en tout premier lieu que les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, qui impliquent l’ensemble des garanties propres aux procédures judiciaires, sont en principe plus strictes que celles de l’article 13, qui sont absorbées par elles (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000-XI). L’article 6 § 1 trouvant à s’appliquer en l’espèce – cela n’a d’ailleurs pas prêté à controverse entre les parties –, il convient d’examiner cette partie des requêtes sous l’angle de cette disposition uniquement.

A. Sur la recevabilité

23. Le Gouvernement soutient que la requête est irrecevable, faute pour le requérant d’avoir épuisé les voies de recours internes. Il souligne à cet égard que ce dernier avait la possibilité, en application de l’article 530-2 du code de procédure pénale, de soulever devant la juridiction de proximité un incident contentieux relatif à l’exécution du titre exécutoire.

24. Les requérants objectent que, dans l’arrêt Peltier c. France (21 mai 2002, no 32872/96), la Cour a conclu que la possibilité ouverte par l’article 530-2 du code de procédure pénale n’était pas une voie de recours interne au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.

25. La Cour rappelle tout d’abord que seules les voies de recours effectives et propres à redresser la violation alléguée doivent être épuisées. Plus précisément, les dispositions de l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats ; ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Il incombe à l’Etat défendeur, s’il plaide le non-épuisement, de démontrer que ces conditions se trouvent réunies (voir, parmi de nombreux autres, Paksas c. Lituanie [GC], no 4932/04, 6 janvier 2011, § 75).

26. La Cour rappelle ensuite que dans l’affaire Peltier (arrêt précité, du 21 mai 2002, §§ 21-24, et décision sur la recevabilité du 29 juin 1999), dont les circonstances sont proches de celles de la présente affaire, elle a conclu que la possibilité prévue par l’article 530-2 du code de procédure pénale de soulever devant le juge (il s’agissait alors du tribunal de police) un incident contentieux relatif à l’exécution du titre exécutoire ne constituait pas un recours effectif. Elle a en effet constaté que ce recours ne concernait que la question de « l’exécution » du titre rendu exécutoire par le ministère public pour permettre au trésor public de recouvrer l’amende forfaitaire majorée : il visait à la mise en œuvre de l’obligation du ministère public d’informer le comptable du trésor de l’annulation du titre exécutoire lorsque la réclamation a été déclarée irrecevable pour un autre motif que l’absence de motivation ou du défaut d’accompagnement des avis correspondant à l’amende. Elle en a déduit que ce recours ne permettait pas de remédier au grief du requérant, qui consistait à mettre en cause le rejet de sa demande d’exonération de l’amende forfaitaire, la validité de la motivation de la décision de l’officier du ministère public rejetant sa réclamation contre l’amende forfaitaire majorée ainsi que l’entrave subséquente à son droit d’accès à un tribunal pour contester la réalité de l’infraction reprochée.

27. Certes, depuis lors, la Cour de cassation a confirmé que le contrevenant peut élever un incident contentieux en application de l’article 530-2 lorsque la décision d’irrecevabilité de la réclamation est prise par le ministère public pour un motif autre que l’un des deux seuls prévus par l’article 530-1 du code de procédure pénale. La Cour de cassation a précisé qu’il appartient alors au juge (il s’agit désormais de la juridiction de proximité) de décider si la réclamation est recevable, la recevabilité entraînant de plein droit l’annulation du titre exécutoire et mettant l’officier du ministère public dans l’obligation de soumettre la réclamation au juge de proximité (paragraphe 16 ci-dessus).

En l’espèce toutefois, la Cour constate que l’officier du ministère public a omis de répondre à la réclamation des requérants contre l’avis d’amende forfaitaire majorée. Ainsi, alors qu’il apparaît qu’il avait jugé la réclamation irrecevable, il a laissé les requérants dans l’ignorance de sa décision et des motifs de celle-ci, les privant par là-même de l’opportunité de saisir la juridiction de proximité sur le fondement de l’article 530-2 du code de procédure pénale. Ce n’est qu’incidemment que les requérants ont appris le rejet de leur réclamation par l’officier du ministère public, presque six mois après l’avoir déposée, lorsqu’ils ont reçu par voie d’huissier une mise en demeure de payer, alors de surcroît qu’il résulte de l’article 530-1 du code de procédure pénale que l’officier du ministère public était tenu de les en aviser (paragraphes 11-13 ci-dessus). La Cour juge le Gouvernement mal venu à reprocher aux requérants – qui de plus étaient désormais sous la pression d’une mise en demeure de payer indue – de ne pas avoir tenté d’user à ce stade d’une voie rendue jusque-là inaccessible par la défaillance d’une autorité interne. Au vu de ces circonstances, la elle conclut au rejet de l’exception du Gouvernement.

28. Constatant par ailleurs que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

29. Les requérants soutiennent qu’en jugeant du bien-fondé de leur réclamation, l’officier du ministère public non seulement a excédé ses pouvoirs mais en plus, les a empêchés d’accéder à un tribunal pour contester la réalité de l’infraction et a illégalement laissé perdurer une procédure d’amende forfaitaire à l’encontre d’un mineur. Ils soulignent que, saisi d’une réclamation recevable – dûment motivée et accompagnée de l’avis d’amende forfaitaire majorée –, l’officier du ministère public avait l’obligation légale d’informer sans délai le comptable du trésor de l’annulation du titre exécutoire. Renvoyant aux arrêts Peltier et Besseau précités, ils invitent la Cour à constater qu’ils ont subi une entrave excessive à leur droit à un tribunal.

30. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Selon lui, l’espèce se distingue de l’affaire Peltier précitée dans la mesure où les requérants n’ont pas démontré qu’il y a eu erreur de droit. Il met par ailleurs en exergue le fait que, dans l’affaire Schneider c. France (no 49852/06, décision du 30 juin 2009), la Cour a jugé que le but du système procédural simplifié de la procédure d’amende forfaitaire – éviter l’encombrement du rôle des juridictions par des affaires d’infractions routières – est légitime, et que les requérants avaient de toute façon la possibilité de saisir un juge sur le fondement de l’article 530-2 du code de procédure pénale. Il observe à cet égard que, « pourtant rompu aux procédures, le [premier] requérant n’a pas averti l’officier du ministère public de ce que la procédure de recouvrement suivait son cours, alors même que la décision de l’officier du ministère public de faire entendre [les requérants] lui avait été communiquée ». Il reproche également au premier requérant de ne pas avoir avisé l’huissier de justice chargé du recouvrement de ce qu’il attendait une citation à comparaître devant la juridiction de proximité.

2. Appréciation de la Cour

31. Comme la Cour l’a rappelé dans les arrêts Peltier et Besseau précités (paragraphes 35 et 23, respectivement), qui concernaient des circonstances proches de celles de l’espèce, le droit à un tribunal, dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicites, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours. Celles-ci ne peuvent toutefois en restreindre l’exercice d’une manière ou à un point tels qu’il se trouve atteint dans sa substance même, elles doivent tendre à un but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

32. En l’espèce, la Cour constate que les requérants ont, dans les formes et délais requis, envoyé à l’officier du ministère public une requête en exonération de l’amende forfaitaire, dûment motivée et accompagnée de l’avis correspondant à la contravention litigieuse. Alors qu’il avait répondu le 31 juillet 2009 que le dossier avait été transmis au tribunal de police et qu’une citation à comparaître leur serait adressée (paragraphe 10 ci-dessus), le ministère public leur a, le 26 novembre 2009, envoyé un avis d’amende forfaitaire majorée (paragraphe 11 ci-dessus). Ils ont alors adressé une réclamation à ce dernier, dûment motivée et dans les formes et délais requis. Or non seulement l’officier du ministère public n’a pas répondu, mais les requérants ont, le 21 mai 2010, reçu par voie d’huissier une mise en demeure de payer assortie d’un avertissement aux termes duquel « à défaut de paiement immédiat, toutes les mesures d’exécution seront engagées sans autres avis » (paragraphes 12-13 ci-dessus).

La Cour s’étonne que le Gouvernement fasse grief aux requérants de ne pas avoir averti l’officier du ministère public de ce que la procédure de recouvrement suivait son cours alors que, manifestement, si défaillance il y a eu dans la mise en œuvre de la procédure prévue par la loi, c’est aux autorités que cela est imputable. Elle constate en effet qu’il résulte de l’article 530-1 du code de procédure pénale que l’officier du ministère public n’a que trois options lorsqu’il est saisi d’une réclamation contre un avis d’amende forfaitaire majorée : soit, dans l’hypothèse où elle n’est pas motivée ou n’est pas accompagnée de l’avis de contravention, rejeter la réclamation pour irrecevabilité, en avisant le justiciable concerné de cette décision ; soit renoncer à l’exercice des poursuites pénales et classer l’affaire ; soit procéder à la saisine du juge compétent. Dès lors qu’il résulte des articles 530 et R. 49-8 du code de procédure pénale qu’une réclamation recevable entraîne l’annulation du titre exécutoire et que l’officier du ministère public est tenu d’en informer sans délai le trésor, le fait que la procédure en recouvrement s’est poursuivie indique que l’officier du ministère public a traité la réclamation des requérants comme étant irrecevable. Or non seulement cette décision d’irrecevabilité repose nécessairement sur un autre motif que l’un des deux seuls prévus par l’article 530-1 du code de procédure pénale, puisqu’il ressort du dossier que la réclamation était motivée et accompagnée de l’avis de contravention (paragraphe 11 ci-dessus), mais en plus le ministère public a omis d’aviser les requérants du rejet de celle-ci. Il apparaît ainsi que les choses se sont déroulées selon les modalités dénoncées par le Médiateur de la République (paragraphe 17 ci-dessus), et qu’excédant ses pouvoirs, l’officier du ministère public a lui-même statué sur le bien-fondé de la réclamation, privant ainsi les requérants de l’examen par la juridiction de proximité de l’« accusation » dont il est question.

33. La Cour en déduit que le droit d’accès à un tribunal des requérants s’est trouvé atteint dans sa substance même. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

34. Les requérants se plaignent du fait que le législateur a mis en place une présomption de responsabilité pécuniaire du titulaire du certificat d’immatriculation. Ils en déduisent une méconnaissance du droit à la présomption d’innocence, que l’article 6 § 2 de la Convention consacre en ces termes :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

35 La Cour considère que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne relève aucune autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

Cependant, eu égard à sa conclusion selon laquelle il y eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention (Peltier précité, § 43).

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

36. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

37. Les requérants ont présenté des demandes au titre de cette disposition dans leur requête. Après réception et transmission des observations du Gouvernement sur la recevabilité et le fond, le Greffe les a formellement invités à formuler leurs demandes de satisfaction équitables dans le délai imparti pour la présentation de leurs observations sur le fond (article 60 § 2 du règlement). Or, alors qu’il leur revenait de confirmer leurs demandes initiales ou d’en présenter de nouvelles, ils n’ont pas répondu à cette invitation. A cela il faut ajouter que l’instruction pratique sur les demandes de satisfactions équitables, édictée le 28 mars 2007 par le Président de la Cour au titre de l’article 32 du règlement, spécifie que la Cour « écarte les demandes présentées dans les formulaires de requêtes mais non réitérées au stade approprié de la procédure ». Partant, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner les demandes des requérants.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 mars 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekDean Spielmann
GreffièrePrésident


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-109383
Date de la décision : 08/03/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Accès à un tribunal)

Parties
Demandeurs : JOSSEAUME
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : YLLOUZ P.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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