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23/02/2012 | CEDH | N°001-109230

CEDH | CEDH, AFFAIRE HIRSI JAMAA ET AUTRES c. ITALIE, 2012, 001-109230


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE HIRSI JAMAA ET AUTRES c. ITALIE

(Requête no 27765/09)

ARRÊT

Cette version a été rectifiée le 16 novembre 2016

conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.

STRASBOURG

23 février 2012

.




En l’affaire Hirsi Jamaa et autres c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Nicolas Bratza, président,
Jean-Paul Costa,
Françoise Tulkens,
Josep Casadevall,
Nina Vajić,
Dean Spielmann,
P

eer Lorenzen,
Ljiljana Mijović,
Dragoljub Popović,
Giorgio Malinverni,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Nona Tsotsoria,
Işıl Karakaş,
Kristina Pardalos...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE HIRSI JAMAA ET AUTRES c. ITALIE

(Requête no 27765/09)

ARRÊT

Cette version a été rectifiée le 16 novembre 2016

conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.

STRASBOURG

23 février 2012

.

En l’affaire Hirsi Jamaa et autres c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Nicolas Bratza, président,
Jean-Paul Costa,
Françoise Tulkens,
Josep Casadevall,
Nina Vajić,
Dean Spielmann,
Peer Lorenzen,
Ljiljana Mijović,
Dragoljub Popović,
Giorgio Malinverni,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Nona Tsotsoria,
Işıl Karakaş,
Kristina Pardalos,
Guido Raimondi,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 juin 2011 et le 19 janvier 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 27765/09) dirigée contre la République italienne et dont onze ressortissants somaliens et treize ressortissants érythréens (« les requérants »), dont les noms et les dates de naissance figurent sur la liste annexée au présent arrêt, ont saisi la Cour le 26 mai 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me A.G. Lana et Me A. Saccucci, avocats à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par son coagent, Mme S. Coppari.

3. Les requérants alléguaient en particulier que leur transfert vers la Libye par les autorités italiennes avait violé les articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4, et ils dénonçaient l’absence d’un recours conforme à l’article 13 de la Convention, qui leur eût permis de faire examiner les griefs précités.

4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 17 novembre 2009, une chambre de ladite section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Le 15 février 2011, la chambre, composée de Françoise Tulkens, présidente, Ireneu Cabral Barreto, Dragoljub Popović, Nona Tsotsoria, Işıl Karakaş, Kristina Pardalos, Guido Raimondi, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).

5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.

6. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a été décidé que la Grande Chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de la requête.

7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire. A l’audience, chacune des parties a répondu aux observations de l’autre (article 44 § 5 du règlement). Des observations écrites ont également été reçues du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, de Human Rights Watch, de la Columbia Law School Human Rights Clinic, du AIRE Centre, d’Amnesty International ainsi que de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, agissant collectivement. Le président de la chambre les avait autorisés à intervenir en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention. Des observations ont également été reçues du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, que le président de la Cour avait autorisé à intervenir. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a en outre été autorisé à participer à la procédure orale.

8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 22 juin 2011 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MmeS. Coppari,coagent,
MeG. Albenzio,avocat de l’Etat ;

– pour les requérants
MesA.G. Lana,
A. Saccucci,conseils,
Mme A. Sironi,assistante ;

– pour le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés,
tiers intervenant
MmeM. Garlick, chef de l’unité pour la politique générale
et l’appui juridique, Bureau pour l’Europe,conseil ;
M.C. Wouters, conseiller principal en droit des réfugiés,
Division de la protection nationale,
M.S. Boutruche, conseiller juridique de l’unité de soutien
politique et juridique, Bureau pour l’Europe,conseillers.

La Cour a entendu Mme Coppari, Me Albenzio, Me Lana, Me Saccucci et Mme Garlick en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses à ses questions.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. L’interception et le renvoi des requérants en Libye

9. Les requérants, onze ressortissants somaliens et treize ressortissants érythréens, font partie d’un groupe d’environ deux cents personnes qui quittèrent la Libye à bord de trois embarcations dans le but de rejoindre les côtes italiennes.

10. Le 6 mai 2009, alors que les embarcations se trouvaient à 35 milles marins au sud de Lampedusa (Agrigente), c’est-à-dire à l’intérieur de la zone maritime de recherche et de sauvetage (« zone de responsabilité SAR ») relevant de la compétence de Malte, elles furent approchées par trois navires de la garde des finances et des garde-côtes italiens.

11. Les occupants des embarcations interceptées furent transférés sur les navires militaires italiens et reconduits à Tripoli. Les requérants affirment que, pendant le voyage, les autorités italiennes ne les ont pas informés de leur véritable destination et n’ont effectué aucune procédure d’identification.

Tous leurs effets personnels, y compris des documents attestant leur identité, furent confisqués par les militaires.

12. Une fois arrivés au port de Tripoli, après dix heures de navigation, les migrants furent livrés aux autorités libyennes. Selon la version des faits présentée par les requérants, ceux-ci s’opposèrent à leur remise aux autorités libyennes, mais on les obligea par la force à quitter les navires italiens.

13. Lors d’une conférence de presse tenue le 7 mai 2009, le ministre de l’Intérieur italien déclara que les opérations d’interception des embarcations en haute mer et de renvoi des migrants en Libye faisaient suite à l’entrée en vigueur, le 4 février 2009, d’accords bilatéraux conclus avec la Libye, et constituaient un tournant important dans la lutte contre l’immigration clandestine. Le 25 mai 2009, lors d’une intervention devant le Sénat, le ministre indiqua que, du 6 au 10 mai 2009, plus de 471 migrants clandestins avaient été interceptés en haute mer et transférés vers la Libye conformément auxdits accords bilatéraux. Après avoir expliqué que les opérations avaient été conduites en application du principe de coopération entre Etats, le ministre soutint que la politique de renvoi constituait un moyen très efficace de lutter contre l’immigration clandestine. Ladite politique décourageait les organisations criminelles liées au trafic illicite et à la traite des êtres humains, contribuait à sauver des vies en mer et réduisait sensiblement les débarquements de clandestins sur les côtes italiennes, débarquements qui en mai 2009 avaient été cinq fois moins nombreux qu’en mai 2008, selon le ministre de l’Intérieur.

14. Au cours de l’année 2009, l’Italie pratiqua neuf interceptions de clandestins en haute mer conformément aux accords bilatéraux avec la Libye.

B. Le sort des requérants et leurs contacts avec leurs représentants

15. Selon les informations transmises à la Cour par les représentants des requérants, deux d’entre eux, M. Mohamed Abukar Mohamed et M. Hasan Shariff Abbirahman (respectivement no 10 et no 11 sur la liste annexée au présent arrêt), sont décédés après les faits dans des circonstances inconnues.

16. Après l’introduction de la requête, les avocats ont pu garder des contacts avec les autres requérants. Ceux-ci étaient joignables par téléphone et par courrier électronique.

Entre juin et octobre 2009, quatorze d’entre eux (indiqués sur la liste) se sont vu accorder le statut de refugié par le bureau du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) de Tripoli.

17. A la suite de la révolte qui a éclaté en Libye en février 2011 et qui a poussé un grand nombre de personnes à fuir le pays, la qualité des contacts entre les requérants et leurs représentants s’est dégradée. Les avocats sont actuellement en contact avec six des requérants :

– M. Ermias Berhane (no 20 sur la liste) est parvenu à rejoindre clandestinement les côtes italiennes. Le 25 mai 2011, la Commission territoriale de Crotone lui a octroyé le statut de réfugié ;

– M. Habtom Tsegay (no 19 sur la liste) se trouve actuellement au camp de Choucha, en Tunisie. Il envisage de rejoindre l’Italie ;

– M. Kiflom Tesfazion Kidan (no 24 sur la liste) réside à Malte ;

– M. Hayelom Mogos Kidane et M. Waldu Habtemchael (respectivement no 23 et no 13 sur la liste) résident en Suisse, où ils attendent une réponse à leur demande de protection internationale ;

– M. Roberl Abzighi Yohannes (no 21 sur la liste) réside au Bénin.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Le code de la navigation

18. L’article 4 du code de la navigation du 30 mars 1942, modifié en 2002, se lit ainsi :

« Les navires italiens en haute mer ainsi que les aéronefs se trouvant dans un espace non soumis à la souveraineté d’un Etat sont considérés comme étant territoire italien ».

B. Les accords bilatéraux entre l’Italie et la Libye

19. Le 29 décembre 2007, l’Italie et la Libye signèrent à Tripoli un accord bilatéral de coopération pour la lutte contre l’immigration clandestine. Le même jour, les deux pays signèrent également un protocole additionnel fixant les modalités opérationnelles et techniques de la mise à exécution dudit accord. L’article 2 de l’accord est ainsi libellé :

« L’Italie et la Grande Jamahiriya [arabe libyenne populaire socialiste] s’engagent à organiser des patrouilles maritimes à l’aide de six navires mis à disposition, à titre temporaire, par l’Italie. A bord des navires seront embarqués des équipages mixtes, formés de personnel libyen ainsi que d’agents de police italiens, aux fins de l’entraînement, de la formation et de l’assistance technique pour l’utilisation et la manutention des navires. Les opérations de contrôle, de recherche et de sauvetage seront conduites dans les lieux de départ et de transit des embarcations destinées au transport d’immigrés clandestins, tant dans les eaux territoriales libyennes que dans les eaux internationales, dans le respect des conventions internationales en vigueur et selon les modalités opérationnelles qui seront définies par les autorités compétentes des deux pays. » (Traduction non officielle)

Par ailleurs, l’Italie s’engageait à céder à la Libye, pour une période de trois ans, trois navires sans pavillon (article 3 de l’accord) et à promouvoir auprès des organes de l’Union européenne la conclusion d’un accord‑cadre entre l’Union européenne et la Libye (article 4 de l’accord).

Enfin, selon l’article 7 de l’accord bilatéral, la Libye s’engageait à « coordonner ses efforts avec ceux des pays d’origine pour la réduction de l’immigration clandestine et pour le rapatriement des immigrés ».

Le 4 février 2009, l’Italie et la Libye signèrent à Tripoli un protocole additionnel visant au renforcement de la collaboration bilatérale aux fins de la lutte contre l’immigration clandestine. Ce dernier protocole modifiait partiellement l’accord du 29 décembre 2007, notamment par l’introduction d’un nouvel article, ainsi libellé :

« Les deux pays s’engagent à organiser des patrouilles maritimes avec des équipages communs formés de personnel italien et de personnel libyen, équivalents en nombre, expérience et compétence. Les patrouilles opèrent dans les eaux libyennes et internationales sous la supervision de personnel libyen et avec la participation d’équipages italiens, et dans les eaux italiennes et internationales sous la supervision de personnel italien et avec la participation de personnel libyen.

La propriété des navires offerts par l’Italie en vertu de l’article 3 de l’accord du 29 décembre 2007 sera cédée définitivement à la Libye.

Les deux pays s’engagent à rapatrier les immigrés clandestins et à conclure des accords avec les pays d’origine pour limiter le phénomène de l’immigration clandestine. » (Traduction non officielle)

20. Le 30 août 2008, l’Italie et la Libye signèrent à Benghazi le Traité d’amitié, de partenariat et de coopération, qui prévoit en son article 19 des efforts pour la prévention du phénomène de l’immigration clandestine dans les pays d’origine des flux migratoires. Aux termes de l’article 6 de ce traité, l’Italie et la Libye s’engageaient à agir conformément aux principes de la Charte des Nations unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

21. D’après une déclaration du ministre italien de la Défense, en date du 26 février 2011, l’application des accords entre l’Italie et la Libye a été suspendue à la suite des événements de 2011.

III. LES ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNATIONAL ET DE DROIT EUROPÉEN

A. La Convention de Genève relative au statut des réfugiés (« Convention de Genève ») (1951)

22. L’Italie est partie à la Convention de Genève, qui définit les modalités selon lesquelles un Etat doit accorder le statut de réfugié aux personnes qui en font la demande, ainsi que les droits et les devoirs de ces personnes. Les articles 1 et 33 § 1 de ladite convention disposent :

Article 1

« (...) Aux fins de la présente Convention, le terme « réfugié » s’appliquera à toute personne (...) qui, (...) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner(...) »

Article 33 § 1

« Aucun des Etats contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. »

23. Dans sa note sur la protection internationale du 13 septembre 2001 (A/AC.96/951, § 16), le HCR, qui a pour mandat de veiller à la manière dont les Etats parties appliquent la Convention de Genève, a indiqué que le principe énoncé à l’article 33, dit du « non-refoulement », était :

« un principe de protection cardinal (...) ne tolérant aucune réserve. A bien des égards, ce principe est le complément logique du droit de chercher asile reconnu dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ce droit en est venu à être considéré comme une règle de droit international coutumier liant tous les Etats. En outre, le droit international des droits de l’homme a établi le non-refoulement comme un élément fondamental de l’interdiction absolue de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants. L’obligation de ne pas refouler est également reconnue comme s’appliquant aux réfugiés indépendamment de leur reconnaissance officielle, ce qui inclut de toute évidence les demandeurs d’asile dont le statut n’a pas encore été déterminé. Elle couvre toute mesure attribuable à un Etat qui pourrait avoir pour effet de renvoyer un demandeur d’asile ou un réfugié vers les frontières d’un territoire où sa vie ou sa liberté serait menacés, et où il risquerait une persécution. Cela inclut le rejet aux frontières, l’interception et le refoulement indirect, qu’il s’agisse d’un individu en quête d’asile ou d’un afflux massif. »

B. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer (« Convention de Montego Bay ») (1982)

24. Les articles pertinents de la Convention de Montego Bay sont ainsi libellés :

Article 92
Condition juridique des navires

« 1. Les navires naviguent sous le pavillon d’un seul Etat et sont soumis, sauf dans les cas exceptionnels expressément prévus par des traités internationaux ou par la Convention, à sa juridiction exclusive en haute mer (...) »

Article 94
Obligations de l’Etat du pavillon

« 1. Tout Etat exerce effectivement sa juridiction et son contrôle dans les domaines administratif, technique et social sur les navires battant son pavillon. »

Article 98
Obligation de prêter assistance

« 1. Tout Etat exige du capitaine d’un navire battant son pavillon que, pour autant que cela lui est possible sans faire courir de risques graves au navire, à l’équipage ou aux passagers :

a) il prête assistance à quiconque est trouvé en péril en mer ;

b) il se porte aussi vite que possible au secours des personnes en détresse s’il est informé qu’elles ont besoin d’assistance, dans la mesure où l’on peut raisonnablement s’attendre qu’il agisse de la sorte ;

(...) »

C. La Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes (« Convention SAR ») (1979, modifiée en 2004)

25. Le point 3.1.9 de l’annexe de la Convention SAR dispose :

« Les Parties doivent assurer la coordination et la coopération nécessaires pour que les capitaines de navires qui prêtent assistance en embarquant des personnes en détresse en mer soient dégagés de leurs obligations et s’écartent le moins possible de la route prévue, sans que le fait de les dégager de ces obligations ne compromette davantage la sauvegarde de la vie humaine en mer. La Partie responsable de la région de recherche et de sauvetage dans laquelle une assistance est prêtée assume au premier chef la responsabilité de veiller à ce que cette coordination et cette coopération soient assurées, afin que les survivants secourus soient débarqués du navire qui les a recueillis et conduits en lieu sûr, compte tenu de la situation particulière et des directives élaborées par l’Organisation [maritime internationale]. Dans ces cas, les Parties intéressées doivent prendre les dispositions nécessaires pour que ce débarquement ait lieu dans les meilleurs délais raisonnablement possibles. »

D. Le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air, additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée (« Protocole de Palerme ») (2000)

26. L’article 19 § 1 du Protocole de Palerme est libellé comme suit :

« Aucune disposition du présent Protocole n’a d’incidences sur les autres droits, obligations et responsabilités des Etats et des particuliers en vertu du droit international, y compris du droit international humanitaire et du droit international relatif aux droits de l’homme et en particulier, lorsqu’ils s’appliquent, de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés ainsi que du principe de non-refoulement qui y est énoncé. »

E. La Résolution 1821 (2011) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

27. Le 21 juin 2011, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution sur l’interception et le sauvetage en mer de demandeurs d’asile, de réfugiés et de migrants en situation irrégulière, qui se lit ainsi :

« 1. La surveillance des frontières méridionales de l’Europe est devenue une priorité régionale. Le continent européen doit en effet faire face à l’arrivée relativement importante de flux migratoires par la mer en provenance d’Afrique et arrivant en Europe principalement via l’Italie, Malte, l’Espagne, la Grèce et Chypre.

2. Des migrants, des réfugiés, des demandeurs d’asile et d’autres personnes mettent leur vie en péril pour rejoindre les frontières méridionales de l’Europe, généralement dans des embarcations de fortune. Ces voyages, toujours effectués par des moyens irréguliers et pour la plupart à bord de navires sans pavillon, au risque de tomber entre les mains de réseaux de trafic de migrants et de traite des êtres humains, sont l’expression de la détresse des personnes embarquées, qui n’ont pas de moyen régulier et surtout pas de moyen moins risqué de gagner l’Europe.

3. Même si le nombre d’arrivées par mer a drastiquement diminué ces dernières années, avec pour effet de déplacer les routes migratoires (notamment vers la frontière terrestre entre la Turquie et la Grèce), l’Assemblée parlementaire, rappelant notamment sa Résolution 1637 (2008) « Les boat people en Europe : arrivée par mer de flux migratoires mixtes en Europe du Sud », exprime à nouveau ses vives préoccupations concernant les mesures prises pour gérer l’arrivée par mer de ces flux migratoires mixtes. De nombreuses personnes en détresse en mer ont été sauvées et de nombreuses personnes tentant de rejoindre l’Europe ont été renvoyées, mais la liste des incidents mortels – aussi tragiques que prévisibles – est longue et elle augmente actuellement presque chaque jour.

4. Par ailleurs, les récentes arrivées en Italie et à Malte survenues à la suite des bouleversements en Afrique du Nord confirment la nécessité pour l’Europe d’être prête à affronter, à tout moment, l’arrivée massive de migrants irréguliers, de demandeurs d’asile et de réfugiés sur ses côtes méridionales.

5. L’Assemblée constate que la gestion de ces arrivées par mer soulève de nombreux problèmes, parmi lesquels cinq sont particulièrement inquiétants :

5.1. alors que plusieurs instruments internationaux pertinents s’appliquent en la matière et énoncent de manière satisfaisante les droits et les obligations des Etats et des individus, il semble y avoir des divergences dans l’interprétation de leur contenu. Certains Etats ne sont pas d’accord sur la nature et l’étendue de leurs responsabilités dans certains cas et certains Etats remettent également en question l’application du principe de non-refoulement en haute mer ;

5.2. bien que la priorité absolue en cas d’interception en mer soit d’assurer le débarquement rapide des personnes secourues en « lieu sûr », la notion de « lieu sûr » ne semble pas être interprétée de la même manière par tous les Etats membres. Or, il est clair que la notion de « lieu sûr » ne saurait se limiter à la seule protection physique des personnes mais qu’elle englobe nécessairement le respect de leurs droits fondamentaux ;

5.3. ces désaccords mettent directement en péril la vie des personnes à secourir, notamment en retardant ou en empêchant les actions de sauvetage, et sont susceptibles de dissuader les marins de venir au secours des personnes en détresse en mer. De plus, ils pourraient avoir pour conséquence la violation du principe de non-refoulement à l’égard d’un nombre important de personnes, y compris à l’égard de personnes ayant besoin de protection internationale ;

5.4. alors que l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne (Frontex) joue un rôle de plus en plus important en matière d’interception en mer, les garanties du respect des droits de l’homme et des obligations relevant du droit international et du droit communautaire dans le contexte des opérations conjointes qu’elle coordonne sont insuffisantes ;

5.5. enfin, ces arrivées par la mer font peser une charge disproportionnée sur les Etats situés aux frontières méridionales de l’Union européenne. L’objectif d’un partage plus équitable des responsabilités et d’une plus grande solidarité en matière de migration entre les Etats européens est loin d’être atteint.

6. La situation est compliquée par le fait que les flux migratoires concernés sont à caractère mixte et qu’ils demandent donc des réponses spécialisées prenant en compte les besoins de protection et adaptées au statut des personnes secourues. Pour apporter aux arrivées par mer une réponse adéquate et conforme aux normes internationales pertinentes, les Etats doivent tenir compte de cet élément dans leurs politiques et activités de gestion des migrations.

7. L’Assemblée rappelle aux Etats membres leurs obligations relevant du droit international, notamment au terme de la Convention européenne des droits de l’homme, de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982 et de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, en particulier le principe de non-refoulement et le droit de demander l’asile. L’Assemblée rappelle également les obligations des Etats parties à la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer de 1974 et à la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes.

8. Enfin et surtout, l’Assemblée rappelle aux Etats membres qu’ils ont l’obligation tant morale que légale de secourir les personnes en détresse en mer sans le moindre délai et réaffirme sans ambiguïté l’interprétation faite par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), selon laquelle le principe de non-refoulement s’applique également en haute mer. La haute mer n’est pas une zone dans laquelle les Etats sont exempts de leurs obligations juridiques, y compris de leurs obligations issues du droit international des droits de l’homme et du droit international des réfugiés.

9. L’Assemblée appelle donc les Etats membres, dans la conduite des activités de surveillance des frontières maritimes, que ce soit dans le contexte de la prévention du trafic illicite et de la traite des êtres humains ou dans celui de la gestion des frontières, qu’ils exercent leur juridiction de droit ou de fait :

9.1. à répondre sans exception et sans délai à leur obligation de secourir les personnes en détresse en mer ;

9.2. à veiller à ce que leurs politiques et activités relatives à la gestion de leurs frontières, y compris les mesures d’interception, reconnaissent la composition mixte des flux de personnes tentant de franchir les frontières maritimes ;

9.3. à garantir à toutes les personnes interceptées un traitement humain et le respect systématique de leurs droits de l’homme, y compris du principe de non-refoulement, indépendamment du fait que les mesures d’interception soient mises en œuvre dans leurs propres eaux territoriales, dans celles d’un autre Etat sur la base d’un accord bilatéral ad hoc, ou en haute mer ;

9.4. à s’abstenir de recourir à toute pratique pouvant s’apparenter à un refoulement direct ou indirect, y compris en haute mer, en respect de l’interprétation de l’application extraterritoriale de ce principe faite par le HCR et des arrêts pertinents de la Cour européenne des droits de l’homme ;

9.5. à assurer en priorité le débarquement rapide des personnes secourues en « lieu sûr » et à considérer comme lieu sûr un lieu susceptible de répondre aux besoins immédiats des personnes débarquées, qui ne mette nullement en péril leurs droits fondamentaux ; la notion de « sûreté » allant au-delà de la simple protection du danger physique et prenant également en compte la perspective des droits fondamentaux du lieu de débarquement proposé ;

9.6. à garantir aux personnes interceptées ayant besoin d’une protection internationale l’accès à une procédure d’asile juste et efficace ;

9.7. à garantir aux personnes interceptées victimes de la traite des êtres humains ou risquant de le devenir, l’accès à une protection et une assistance, y compris aux procédures d’asile ;

9.8. à veiller à ce que le placement en rétention de personnes interceptées – en excluant systématiquement les mineurs et les groupes vulnérables – indépendamment de leur statut, soit autorisé par les autorités judiciaires et qu’il n’ait lieu qu’en cas de nécessité et pour des motifs prescrits par la loi, en l’absence de toute autre alternative appropriée et dans le respect des normes minimales et des principes définis dans la Résolution 1707 (2010) de l’Assemblée sur la rétention administrative des demandeurs d’asile et des migrants en situation irrégulière en Europe ;

9.9. à suspendre les accords bilatéraux qu’ils peuvent avoir passés avec des Etats tiers si les droits fondamentaux des personnes interceptées n’y sont pas garantis adéquatement, notamment leur droit d’accès à une procédure d’asile, et dès lors qu’ils peuvent s’apparenter à une violation du principe de non-refoulement, et à conclure de nouveaux accords bilatéraux contenant expressément de telles garanties en matière de droits de l’homme et des mesures en vue de leur contrôle régulier et effectif ;

9.10. à signer et ratifier, s’ils ne l’ont pas encore fait, les instruments internationaux pertinents susmentionnés et à tenir compte des directives de l’Organisation maritime internationale (OMI) sur le traitement des personnes secourues en mer ;

9.11. à signer et ratifier, s’ils ne l’ont pas encore fait, la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (STCE no 197) et les Protocoles dits « de Palerme » à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée (2000) ;

9.12. à veiller à ce que les opérations de surveillance aux frontières maritimes et les mesures de contrôle aux frontières n’entravent pas la protection spécifique accordée au titre du droit international aux catégories vulnérables telles que les réfugiés, les personnes apatrides, les enfants non accompagnés et les femmes, les migrants, les victimes de la traite ou les personnes risquant de le devenir, ainsi que les victimes de tortures et de traumatismes.

10. L’Assemblée est inquiète de l’absence de clarté en ce qui concerne les responsabilités respectives des Etats membres de l’Union européenne et de Frontex, et du manque de garanties adéquates du respect des droits fondamentaux et des normes internationales dans le cadre des opérations conjointes coordonnées par cette agence. Alors que l’Assemblée se félicite des propositions présentées par la Commission européenne pour modifier le règlement de cette agence afin de renforcer les garanties du plein respect des droits fondamentaux, elle les juge insuffisantes et souhaiterait que le Parlement européen soit chargé du contrôle démocratique des activités de cette agence, notamment eu égard au respect des droits fondamentaux.

11. L’Assemblée considère également qu’il est essentiel que des efforts soient entrepris pour remédier aux causes premières qui poussent des personnes désespérées à s’embarquer en direction de l’Europe au péril de leur vie. L’Assemblée appelle tous les Etats membres à renforcer leurs efforts en faveur de la paix, de l’Etat de droit et de la prospérité dans les pays d’origine des candidats à l’immigration et des demandeurs d’asile.

12. Enfin, étant donné les sérieux défis posés aux Etats côtiers par l’arrivée irrégulière par mer de flux mixtes de personnes, l’Assemblée appelle la communauté internationale, en particulier l’OMI, le HCR, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le Conseil de l’Europe et l’Union européenne (y compris Frontex et le Bureau européen d’appui en matière d’asile) :

12.1. à fournir toute l’assistance requise à ces Etats dans un esprit de solidarité et de partage des responsabilités ;

12.2. sous l’égide de l’OMI, à déployer des efforts concertés afin de garantir une approche cohérente et harmonisée du droit maritime international, au moyen, notamment, d’un accord sur la définition et le contenu des principaux termes et normes ;

12.3. à mettre en place un groupe interagences chargé d’étudier et de résoudre les problèmes principaux en matière d’interception en mer, y compris les cinq problèmes identifiés dans cette résolution, de fixer des priorités politiques précises, de conseiller les Etats et autres acteurs concernés, et de contrôler et évaluer la mise en œuvre des mesures d’interception en mer. Le groupe devrait être composé de membres de l’OMI, du HCR, de l’OIM, du Conseil de l’Europe, de Frontex et du Bureau européen d’appui en matière d’asile. »

F. Le droit de l’Union européenne

1. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000)

28. L’article 19 de ladite charte dispose :

« Protection en cas d’éloignement, d’expulsion et d’extradition

1. Les expulsions collectives sont interdites.

2. Nul ne peut être éloigné, expulsé ou extradé vers un Etat où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

2. L’accord de Schengen (1985)

29. L’article 17 dudit accord est ainsi libellé :

« En matière de circulation des personnes, les Parties chercheront à supprimer les contrôles aux frontières communes et à les transférer à leurs frontières externes. A cette fin, elles s’efforceront préalablement d’harmoniser, si besoin est, les dispositions législatives et réglementaires relatives aux interdictions et restrictions qui fondent les contrôles et de prendre des mesures complémentaires pour la sauvegarde de la sécurité et pour faire obstacle à l’immigration illégale de ressortissants d’Etats non-membres des Communautés européennes. »

3. Le Règlement (CE) no 2007/2004 du Conseil du 26 octobre 2004 portant création d’une Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne (Frontex)

30. Le règlement (CE) no 2007/2004 contient les dispositions suivantes :

« 1) La politique communautaire relative aux frontières extérieures de l’Union européenne vise à mettre en place une gestion intégrée garantissant un niveau élevé et uniforme de contrôle et de surveillance qui constitue le corollaire indispensable de la libre circulation des personnes dans l’Union européenne et un élément déterminant de l’espace de liberté, de sécurité et de justice. A cette fin, il est prévu d’établir des règles communes relatives aux normes et aux procédures de contrôle aux frontières extérieures.

2) Pour mettre efficacement en œuvre les règles communes, il importe d’accroître la coordination de la coopération opérationnelle entre Etats membres.

3) En tenant compte de l’expérience de l’instance commune de praticiens des frontières extérieures opérant au sein du Conseil, un organisme d’experts spécialisé chargé d’améliorer la coordination de la coopération opérationnelle entre Etats membres en matière de gestion des frontières extérieures devrait être créé sous la forme d’une Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne, ci-après dénommée « l’Agence ».

4) La responsabilité du contrôle et de la surveillance des frontières extérieures incombe aux Etats membres. L’Agence vise à faciliter l’application des mesures communautaires existantes ou futures relatives à la gestion des frontières extérieures en assurant la coordination des dispositions d’exécution correspondantes prises par les Etats membres.

5) Il est de la plus haute importance pour les Etats membres qu’un contrôle et une surveillance effectifs des frontières extérieures soient assurés, indépendamment de leur situation géographique. En conséquence, il est nécessaire de promouvoir la solidarité entre les Etats membres dans le domaine de la gestion des frontières extérieures. La création de l’Agence, qui assiste les Etats membres dans la mise en œuvre opérationnelle de la gestion de leurs frontières extérieures, notamment du retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire, constitue une avancée importante dans ce sens. »

4. Le Règlement (CE) no 562/2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen)

31. L’article 3 du règlement (CE) no 562/2006 dispose :

« Le présent règlement s’applique à toute personne franchissant la frontière intérieure ou extérieure d’un Etat membre, sans préjudice :

a) des droits des personnes jouissant du droit communautaire à la libre circulation ;

b) des droits des réfugiés et des personnes demandant une protection internationale, notamment en ce qui concerne le non-refoulement. »

5. La Décision du Conseil du 26 avril 2010 visant à compléter le code frontières Schengen en ce qui concerne la surveillance des frontières extérieures maritimes dans le cadre de la coopération opérationnelle coordonnée par l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne (2010/252/UE)

32. La décision du Conseil du 26 avril 2010 précise en son annexe :

« Règles applicables aux opérations aux frontières maritimes coordonnées par l’Agence [Frontex]

1. Principes généraux

1.1. Les mesures prises aux fins d’une opération de surveillance sont exécutées dans le respect des droits fondamentaux et de façon à ne pas mettre en danger la sécurité des personnes interceptées ou secourues ni celle des unités participantes.

1.2. Nul n’est débarqué dans un pays ni livré aux autorités de celui-ci en violation du principe de non-refoulement ou s’il existe un risque de refoulement ou de renvoi vers un autre pays en violation de ce principe. Sans préjudice du point 1.1, les personnes interceptées ou secourues sont informées de manière adéquate afin qu’elles puissent expliquer les raisons pour lesquelles un débarquement à l’endroit proposé serait contraire au principe de non-refoulement.

1.3. Il est tenu compte, pendant toute la durée de l’opération, des besoins spécifiques des enfants, des victimes de la traite des êtres humains, des personnes ayant besoin d’une assistance médicale urgente ou d’une protection internationale et des autres personnes se trouvant dans une situation particulièrement vulnérable.

1.4. Les Etats membres veillent à ce que les gardes-frontières participant à l’opération de surveillance aient reçu une formation au sujet des dispositions applicables en matière de droits de l’homme et de droit des réfugiés et à ce qu’ils soient familiarisés avec le régime international de recherche et de sauvetage. »

IV. LES DOCUMENTS INTERNATIONAUX CONCERNANT LES INTERCEPTIONS EN HAUTE MER PRATIQUÉES PAR L’ITALIE ET LA SITUATION EN LIBYE

A. Le communiqué de presse du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés

33. Le 7 mai 2009, le HCR publia un communiqué de presse ainsi libellé :

« Le HCR a exprimé sa vive préoccupation jeudi concernant le sort de quelque 230 personnes secourues en mer mercredi par des vedettes italiennes de patrouille maritime dans la région de recherche et de sauvetage relevant de la compétence des autorités maltaises. Toutes ces personnes ont été renvoyées en Libye sans une évaluation appropriée de leurs éventuels besoins de protection. Le sauvetage est survenu à une distance d’environ 35 milles nautiques au sud-est de l’île de Lampedusa, toutefois à l’intérieur de la zone de recherche et de sauvetage relevant de la compétence des autorités maltaises.

Le renvoi en Libye s’est fait suite à une journée de discussions tendues entre les autorités maltaises et italiennes concernant l’attribution de la responsabilité du sauvetage et du débarquement des personnes en détresse qui se trouvaient à bord des trois bateaux. Bien que se trouvant plus près de Lampedusa, les navires croisaient dans la zone de recherche et de sauvetage relevant de la compétence des autorités maltaises.

Alors qu’aucune information n’est disponible sur les nationalités des personnes qui se trouvaient à bord des vedettes, il est probable que, parmi elles, se trouvaient des personnes ayant besoin d’une protection internationale. En 2008, environ 75 % des personnes arrivées par la mer en Italie ont déposé une demande d’asile et 50 % d’entre elles se sont vu octroyer le statut de réfugié ou une protection pour d’autres raisons humanitaires.

« J’appelle les autorités italiennes et maltaises à continuer d’assurer que les personnes secourues en mer et ayant besoin de protection internationale bénéficient d’un accès sans entrave au territoire et aux procédures d’asile », a indiqué le Haut Commissaire António Guterres.

Cet incident marque un revirement significatif dans les politiques jusqu’alors appliquées par le gouvernement italien et c’est un motif de très sérieuse inquiétude. Le HCR regrette vivement le manque de transparence qui a entouré cet événement.

« Nous travaillons étroitement avec les autorités italiennes à Lampedusa et ailleurs pour garantir que les personnes fuyant la guerre et les persécutions soient protégées dans le respect de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, adoptée à Genève, a ajouté Laurens Jolles, le délégué du HCR à Rome. Il est d’une importance fondamentale que le principe du droit international sur le non-refoulement continue à être pleinement respecté. »

De plus, la Libye n’est pas signataire de la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés et ce pays ne dispose pas d’un système national d’asile opérationnel. Le HCR lance un appel pressant aux autorités italiennes pour qu’elles réexaminent leur décision et qu’elles veillent à ne pas mettre en œuvre de telles mesures à l’avenir. »

B. La lettre de M. Jacques Barrot, vice-président de la Commission européenne, en date du 15 juillet 2009

34. Le 15 juillet 2009, M. Jacques Barrot adressa une lettre au président de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, en réponse à une demande d’avis juridique sur la « reconduite en Libye de plusieurs groupes de migrants par les autorités italiennes par voie maritime ». Dans cette lettre, le vice-président de la Commission européenne s’exprimait ainsi :

« Selon les informations dont la Commission dispose, les migrants concernés ont été interceptés en haute mer.

Deux ensembles de règles communautaires doivent être examinés concernant la situation de ressortissants de pays tiers ou d’apatrides qui entendent entrer, d’une manière irrégulière, sur le territoire des Etats membres et dont une partie d’entre eux pourraient avoir besoin d’une protection internationale.

Premièrement, l’acquis communautaire en matière d’asile vise à sauvegarder le droit d’asile, tel qu’énoncé dans l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, et en conformité avec la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés et avec les autres traités pertinents. Cependant cet acquis, y compris la directive sur les procédures d’asile de 2005, s’applique uniquement aux demandes d’asile faites sur le territoire des Etats membres, qui comprend les frontières, les zones de transit ainsi que, dans le cadre des frontières maritimes, les eaux territoriales des Etats membres. En conséquence, il est clair juridiquement que l’acquis communautaire en matière d’asile ne s’applique pas dans les situations en haute mer.

Deuxièmement, le Code des frontières Schengen (CFS) exige que les Etats membres assurent la surveillance frontalière pour empêcher entre autres le passage des frontières non autorisé (article 12 du règlement (СЕ) no 562/2006 (CFS)). Néanmoins, cette obligation communautaire doit être mise en œuvre en conformité avec le principe de non-refoulement et sans préjudice des droits des réfugiés et des personnes demandant la protection internationale.

La Commission est d’avis que les activités de surveillance des frontières effectuées en mer, que ce soit dans les eaux territoriales, la zone contiguë, la zone économique exclusive ou en haute mer, tombent sous le champ d’application du CFS. A cet égard, notre analyse préliminaire juridique permet de supposer que les actes des gardes‑frontières italiens correspondent à la notion de « surveillance de frontières », comme énoncé à l’article 12 du CFS, puisqu’ils ont empêché le passage non autorisé de la frontière extérieure maritime par les personnes concernées et ont abouti à leur reconduite dans le pays tiers de départ. Il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice européenne que les obligations communautaires doivent être appliquées dans le strict respect des droits fondamentaux faisant partie des principes généraux de droit communautaire. La Cour a également clarifié que le champ d’application de ces droits dans l’ordre juridique communautaire doit être déterminé en prenant en considération la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Le principe de non-refoulement, tel qu’interprété par la CEDH, signifie essentiellement que les Etats doivent s’abstenir de renvoyer une personne (directement ou indirectement) là où elle pourrait courir un risque réel de soumission à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. En outre les Etats ne peuvent renvoyer des réfugiés aux frontières des territoires dans lesquels leur vie ou leur liberté serait menacée à cause de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur affiliation à un groupe social particulier ou de leur opinion politique. Cette obligation devrait être respectée lors de la mise en œuvre du contrôle aux frontières conformément au CFS, y compris les activités de surveillance des frontières en haute mer. La jurisprudence de la CEDH indique que les actes exécutés en haute mer par un navire d’Etat constituent un cas de compétence extraterritoriale et peuvent engager la responsabilité de l’Etat concerné.

Compte tenu de ce qui précède concernant le champ des compétences communautaires, la Commission a invité les autorités italiennes à lui fournir des informations supplémentaires concernant les circonstances de fait de la reconduction des personnes concernées en Libye et les dispositions en place pour assurer la conformité avec le principe de non-refoulement lors de la mise en œuvre de l’accord bilatéral entre les deux pays. »

C. Le rapport du Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l’Europe (CPT)

35. Du 27 au 31 juillet 2009, une délégation du CPT a effectué une visite en Italie. A cette occasion, elle a examiné diverses questions ayant trait à la nouvelle politique gouvernementale d’interception en mer et de renvoi en Libye de migrants irréguliers s’approchant des côtes méridionales italiennes. La délégation s’est concentrée notamment sur le système de garanties en place permettant de ne pas renvoyer une personne vers un pays où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle y courra un risque réel d’être soumise à la torture ou à des mauvais traitements.

36. Dans son rapport, rendu public le 28 avril 2010, le CPT a estimé que la politique de l’Italie consistant à intercepter des migrants en mer et à les contraindre à retourner en Libye ou dans d’autres pays non européens constituait une violation du principe de non-refoulement. Il a souligné que l’Italie était liée par le principe de non-refoulement quel que soit le lieu où elle exerce sa juridiction, ce qui inclut l’exercice de sa juridiction par le biais de son personnel et de ses navires engagés dans la protection des frontières ou le sauvetage en mer, y compris lorsqu’ils opèrent hors de son territoire. De plus, toutes les personnes relevant de la juridiction de l’Italie devraient avoir la possibilité de demander la protection internationale et de bénéficier à cette fin des facilités nécessaires. Il ressortait des informations dont disposait le CPT que cette possibilité n’avait pas été offerte aux migrants interceptés en mer par les autorités italiennes pendant la période examinée. Au contraire, les personnes qui avaient été renvoyées en Libye dans le cadre des opérations menées de mai à juillet 2009 s’étaient vu refuser le droit d’obtenir une évaluation individuelle de leur cas et un accès effectif au système de protection des réfugiés. A cet égard, le CPT a observé que les personnes ayant survécu à un voyage en mer sont particulièrement vulnérables et se trouvent souvent dans un état tel qu’on ne saurait attendre d’elles qu’elles puissent immédiatement exprimer leur désir de demander l’asile.

Selon le rapport du CPT, la Libye ne saurait être considérée comme un pays sûr en matière de droits de l’homme et de droit des réfugiés ; la situation des personnes arrêtées et détenues en Libye, y compris celle des migrants − qui courent également le risque d’être expulsés −, indiquerait que les personnes renvoyées vers la Libye pouvaient être victimes de mauvais traitements.

D. Le rapport de Human Rights Watch

37. Dans un long rapport publié le 21 septembre 2009, ayant pour titre « Repoussés, malmenés : l’Italie renvoie par la force les migrants et demandeurs d’asile arrivés par bateau, la Libye les maltraite », Human Rights Watch dénonce la pratique italienne consistant à intercepter en haute mer des embarcations chargées de migrants et à les refouler vers la Libye sans procéder aux vérifications nécessaires. Ce rapport se base également sur les résultats de recherches publiées dans un rapport de 2006, intitulé « Libya: Stemming the Flow. Abuses Against Migrants, Asylum-Seekers and Refugees ».

38. Selon Human Rights Watch, les patrouilleurs italiens remorquent les embarcations des migrants dans les eaux internationales sans vérifier s’il y a parmi eux des réfugiés, des malades ou des blessés, des femmes enceintes, des enfants non accompagnés ou des victimes de trafic ou d’autres formes de violence. Les autorités italiennes obligeraient les migrants interceptés à embarquer sur des navires libyens ou les ramèneraient directement en Libye, où les autorités les placeraient immédiatement en détention. Certaines de ces opérations seraient coordonnées par Frontex.

Le rapport s’appuie sur des entretiens menés auprès de quatre-vingt-onze migrants, demandeurs d’asile et réfugiés en Italie et à Malte, essentiellement en mai 2009, et sur un entretien téléphonique avec un migrant détenu en Libye. Des représentants de Human Rights Watch se seraient rendus en Libye en avril 2009 et auraient rencontré des représentants du gouvernement, mais les autorités libyennes n’auraient pas permis à l’organisation de s’entretenir en privé avec des migrants. En dépit de demandes répétées, les autorités n’auraient pas non plus accordé à Human Rights Watch l’autorisation de visiter l’un des nombreux centres de détention pour les migrants en Libye. Le HCR aurait maintenant accès à la prison de Misratah, où les migrants clandestins seraient généralement détenus, et des organisations libyennes y assureraient des services humanitaires. Cependant, en l’absence d’un accord officiel, l’accès ne serait pas garanti. De plus, la Libye ne connaîtrait pas le droit d’asile. Les autorités ne feraient aucune distinction entre les réfugiés, les demandeurs d’asile et d’autres migrants clandestins.

39. Human Rights Watch exhorte le gouvernement libyen à améliorer les conditions de détention en Libye, apparemment déplorables, et à mettre en place des procédures d’asile conformes aux normes internationales. Le rapport s’adresse également au gouvernement italien, à l’Union européenne et à Frontex, afin que soit garanti le droit d’asile, y compris pour les personnes interceptées en haute mer, et que les non-ressortissants libyens ne soient pas renvoyés en Libye, tant que la façon dont les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés y sont traités ne sera pas pleinement conforme aux règles internationales.

E. La visite d’Amnesty International

40. Une équipe d’Amnesty International a effectué une mission d’enquête en Libye du 15 au 23 mai 2009 ; c’était la première fois depuis 2004 que les autorités libyennes autorisaient une visite de l’organisation.

Pendant cette visite, Amnesty International s’est rendue notamment à environ 200 kilomètres de Tripoli, où elle a interrogé brièvement certaines personnes parmi les centaines de migrants clandestins en provenance d’autres pays d’Afrique qui sont entassés au centre de détention de Misratah. Un grand nombre de ces migrants auraient été interceptés alors qu’ils cherchaient à se rendre en Italie ou dans un autre pays du sud de l’Europe ayant demandé à la Libye et à d’autres pays d’Afrique du Nord de retenir les migrants illégaux en provenance d’Afrique subsaharienne pour les empêcher de se rendre en Europe.

41. Amnesty International estime possible qu’il y ait parmi les personnes détenues à Misratah des réfugiés fuyant la persécution et souligne que la Libye ne dispose pas d’une procédure d’asile et n’est pas partie à la Convention de Genève ni à son Protocole de 1967 ; les étrangers, y compris ceux ayant besoin d’une protection internationale, risqueraient de ne pas bénéficier de la protection de la loi. Les détenus n’auraient pratiquement aucune possibilité de porter plainte devant une autorité judiciaire compétente pour actes de torture ou autres formes de mauvais traitements.

Amnesty International aurait fait part aux responsables gouvernementaux rencontrés en Libye de son inquiétude au sujet de la détention et des mauvais traitements qui seraient infligés aux centaines, voire aux milliers d’étrangers que les autorités assimileraient à des migrants illégaux, et elle leur aurait demandé de mettre en place une procédure permettant d’identifier et de protéger adéquatement les demandeurs d’asile et les réfugiés. De même, Amnesty International aurait demandé aux autorités libyennes de ne plus renvoyer de force des ressortissants étrangers vers des pays où ils risquent de graves violations des droits de l’homme, et de trouver une meilleure solution que la détention pour les étrangers qu’elles ne peuvent pas renvoyer dans leur pays d’origine pour ces raisons. Certains des ressortissants érythréens, qui constitueraient une part importante des ressortissants étrangers détenus à Misratah, auraient indiqué à la délégation d’Amnesty International qu’ils étaient détenus depuis deux ans.

V. LES AUTRES DOCUMENTS INTERNATIONAUX DÉCRIVANT LA SITUATION EN LIBYE

42. Outre ceux cités ci-dessus, de nombreux rapports ont été publiés par des organisations nationales et internationales ainsi que par des organisations non gouvernementales, qui déplorent les conditions de détention et de vie des migrants irréguliers en Libye à l’époque des faits.

Voici une liste des principaux rapports :

– Human Rights Watch, « Libya: Stemming the Flow. Abuses Against Migrants, Asylum-Seekers and Refugees », 13 septembre 2006 ;

– Comité des droits de l’homme des Nations unies, « Observations finales Jamahiriya arabe libyenne », 15 novembre 2007 ;

– Amnesty International, « Libye – Rapport 2008 d’Amnesty International », 28 mai 2008 ;

– Human Rights Watch, « Libya: Rights at Risk », 2 septembre 2008 ;

– Département d’Etat américain, « 2010 Human Rights Report: Libya », 8 avril 2010.

VI. LES DOCUMENTS INTERNATIONAUX DÉCRIVANT LA SITUATION EN SOMALIE ET EN ÉRYTHRÉE

43. Les principaux documents internationaux concernant la situation en Somalie sont présentés dans l’affaire Sufi et Elmi c. Royaume-Uni (nos 8319/07 et 11449/07, §§ 80-195, 28 juin 2011).

44. Concernant l’Erythrée, plusieurs rapports dénoncent des violations des droits fondamentaux perpétrées dans ce pays. Ils rendent compte de graves atteintes aux droits de l’homme de la part du gouvernement érythréen, à savoir les arrestations arbitraires, la torture, des conditions de détention inhumaines, le travail forcé et de graves restrictions aux libertés de mouvement, d’expression et de culte. Ces documents analysent également la situation difficile des Erythréens qui parviennent à s’échapper vers d’autres pays tels que la Libye, le Soudan, l’Egypte et l’Italie, et sont par la suite rapatriés de force.

Voici la liste des principaux rapports :

– HCR, « Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Eritrea », avril 2009 ;

– Amnesty International, « Rapport 2009. Erythrée », 28 mai 2009 ;

– Human Rights Watch, « Service for Life – State Repression and Indefinite Conscription in Eritrea », 16 avril 2009 ;

– Human Rights Watch, « Libya: Don’t Send Eritreans Back to Risk of Torture », 15 janvier 2010 ;

– Human Rights Watch, « World Report 2010: Eritrea », janvier 2010.

EN DROIT

I. SUR LES QUESTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT

A. Sur la validité des procurations et la poursuite de l’examen de la requête

1. Question soulevée par le Gouvernement

45. Le Gouvernement conteste à plusieurs égards la validité des procurations fournies par les représentants des requérants. Tout d’abord, il allègue des irrégularités rédactionnelles dans la majorité d’entre elles, à savoir :

– l’absence de toute indication de la date et du lieu et, dans certains cas, le fait que la date et le lieu sembleraient avoir été écrits par la même personne ;

– l’absence de toute référence au numéro de la requête ;

– le fait que l’identité des requérants ne serait indiquée que par le nom de famille, le prénom, la nationalité, une signature illisible et une empreinte digitale souvent partielle et indéchiffrable ;

– l’absence d’indication des dates de naissance des requérants.

46. Ensuite, le Gouvernement observe que la requête ne précise ni les circonstances dans lesquelles les procurations ont été rédigées, ce qui jetterait un doute sur leur validité, ni les démarches entreprises par les représentants des requérants afin d’établir l’identité de leurs clients. Il remet d’ailleurs en cause la qualité des contacts existants entre les requérants et leurs représentants. Il allègue notamment que les messages électroniques envoyés par les intéressés après leur transfert en Libye ne sont pas accompagnés de signatures susceptibles d’être comparées à celles apposées sur les procurations. Selon le Gouvernement, les difficultés rencontrées par les avocats pour établir et maintenir le contact avec les requérants empêcheraient un examen contradictoire de l’affaire.

47. Dès lors, toute vérification de l’identité des requérants étant impossible, et faute de « participation personnelle » de ces derniers à l’affaire, la Cour devrait renoncer à poursuivre l’examen de la requête. Se référant à l’affaire Hussun et autres c. Italie ((radiation), nos 10171/05, 10601/05, 11593/05 et 17165/05, 19 janvier 2010), le Gouvernement demande à la Cour de rayer la requête du rôle.

2. Arguments des requérants

48. Les représentants des requérants défendent la validité des procurations. Ils affirment tout d’abord que les irrégularités rédactionnelles alléguées par le Gouvernement ne sauraient impliquer la nullité des mandats que leur ont conférés leurs clients.

49. Quant aux circonstances dans lesquelles les procurations ont été rédigées, ils précisent que les mandats ont été formalisés par les requérants dès leur arrivée en Libye, auprès des membres d’organisations humanitaires œuvrant dans différents centres de rétention. Ces personnes se seraient ensuite chargées de les contacter et de leur transmettre les procurations pour qu’ils puissent les signer et accepter les mandats.

50. Concernant les difficultés liées à l’identification des intéressés, celles-ci découleraient directement de l’objet de la requête, à savoir une opération de renvoi collectif et sans identification préalable des migrants clandestins. Quoi qu’il en soit, les avocats attirent l’attention de la Cour sur le fait qu’une partie importante des requérants a été identifiée par le bureau du HCR à Tripoli à la suite de leur arrivée en Libye.

51. Enfin, les avocats affirment avoir gardé des contacts avec une partie des intéressés, joignables par téléphone et par courrier électronique. A cet égard, ils font état des grandes difficultés qu’ils rencontrent pour maintenir le contact avec les requérants, notamment en raison des violences qui ont ébranlé la Libye à partir de février 2011.

3. Appréciation de la Cour

52. La Cour rappelle tout d’abord qu’au sens de l’article 45 § 3 de son règlement, le représentant d’un requérant doit produire « une procuration ou un pouvoir écrit ». En conséquence, un simple pouvoir écrit serait valable aux fins de la procédure devant la Cour, dès lors que nul ne pourrait démontrer qu’il a été établi sans le consentement de l’intéressé ou sans qu’il comprenne de quoi il s’agit (Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 50, CEDH 2000-VI).

53. Par ailleurs, ni la Convention ni le règlement de la Cour n’imposent de conditions particulières quant au libellé de la procuration, ni ne requièrent aucune forme de certification de la part des autorités nationales. Ce qui compte pour la Cour est que la procuration indique clairement que le requérant a confié sa représentation devant la Cour à un conseil et que celui‑ci a accepté ce mandat (Riabov c. Russie, no 3896/04, §§ 40 et 43, 31 janvier 2008).

54. En l’espèce, la Cour observe que toutes les procurations versées au dossier sont signées et accompagnées d’empreintes digitales. De plus, les représentants des requérants ont fourni, tout au long de la procédure, des informations détaillées quant au déroulement des faits et au sort des requérants, avec lesquels ils ont pu garder des contacts. Rien dans le dossier ne permet de douter du récit des avocats, ni de mettre en cause l’échange d’informations avec la Cour (voir, a contrario, Hussun, précité, §§ 43-50).

55. Dans ces circonstances, la Cour n’a aucune raison de douter de la validité des procurations. Dès lors, elle rejette l’exception du Gouvernement.

56. Par ailleurs, la Cour relève que, conformément aux informations fournies par les avocats, deux des requérants, M. Mohamed Abukar Mohamed et M. Hasan Shariff Abbirahman (respectivement no 10 et no 11 sur la liste sur la liste annexée au présent arrêt), sont décédés très peu de temps après l’introduction de la requête (paragraphe 15 ci-dessus).

57. La Cour rappelle qu’elle a pour pratique de rayer les requêtes du rôle lorsqu’un requérant décède pendant la procédure et qu’aucun héritier ou parent proche ne veut poursuivre l’instance (voir, parmi d’autres, Scherer c. Suisse, 25 mars 1994, §§ 31-32, série A no 287, Öhlinger c. Autriche, no 21444/93, rapport de la Commission du 14 janvier 1997, non publié, § 15, Thévenon c. France (déc.), no 2476/02, CEDH 2006-III, Léger c. France (radiation) [GC], no 19324/02, § 44, 30 mars 2009).

58. A la lumière des circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête en ce qui concerne les personnes décédées (article 37 § 1 c) de la Convention). Par ailleurs, elle relève que les griefs initialement soulevés par M. Mohamed Abukar Mohamed et M. Hasan Shariff Abbirahman sont les mêmes que ceux énoncés par les autres requérants, au sujet desquels elle exprimera son avis ci-après. Dans ces conditions, elle n’aperçoit aucun motif tenant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigerait, conformément à l’article 37 § 1 in fine, la poursuite de l’examen de la requête des requérants décédés.

59. En conclusion, la Cour décide de rayer la requête du rôle pour autant qu’elle concerne M. Mohamed Abukar Mohamed et M. Hasan Shariff Abbirahman, et de poursuivre l’examen de la requête pour le surplus.

B. Sur l’épuisement des voies de recours internes

60. Lors de l’audience devant la Grande Chambre, le Gouvernement a plaidé l’irrecevabilité de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes. Il a fait valoir que les requérants avaient omis de saisir les juridictions italiennes en vue d’obtenir la reconnaissance et le redressement des violations alléguées de la Convention.

61. Selon le Gouvernement, les requérants, qui sont à présent libres de leurs mouvements et ont montré qu’ils étaient en mesure de joindre leurs avocats dans le cadre de la procédure devant la Cour, auraient dû introduire des recours devant les juridictions pénales italiennes afin de se plaindre d’éventuelles violations du droit interne et du droit international de la part des militaires impliqués dans leur éloignement. Des procédures pénales seraient actuellement en cours dans des affaires similaires, et ce type de recours aurait un caractère « effectif ».

62. La Cour relève que les requérants se plaignent également de ne pas avoir disposé d’un recours répondant aux exigences de l’article 13 de la Convention. Elle considère qu’il existe un lien étroit entre la thèse du Gouvernement sur ce point et le bien-fondé des griefs formulés par les requérants sur le terrain de cette disposition. Elle estime donc qu’il y a lieu de joindre cette exception au fond des griefs tirés de l’article 13 de la Convention et de l’examiner dans ce contexte (paragraphe 207 ci-dessous).

II. SUR LA QUESTION DE LA JURIDICTION AU TITRE DE L’ARTICLE 1 DE LA CONVENTION

63. Aux termes de l’article 1 de la Convention :

« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. »

A. Thèses des parties

1. Le Gouvernement

64. Le gouvernement défendeur reconnaît que les faits litigieux se sont déroulés à bord de navires militaires italiens. Toutefois, il nie que les autorités italiennes aient exercé un « contrôle absolu et exclusif » sur les requérants.

65. Il fait valoir que l’interception des embarcations à bord desquelles se trouvaient les requérants s’inscrivait dans le contexte du sauvetage en haute mer de personnes en détresse – qui relève des obligations imposées par le droit international, à savoir la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (« Convention de Montego Bay ») – et ne saurait en aucun cas être qualifiée d’opération de police maritime.

Les navires italiens se seraient bornés à intervenir afin de prêter secours à trois embarcations en difficulté et de mettre en sécurité les personnes qui se trouvaient à bord. Ils auraient par la suite raccompagné en Libye les migrants interceptés, conformément aux accords bilatéraux de 2007 et 2009. Selon le Gouvernement, l’obligation de sauver la vie humaine en haute mer telle que prescrite par la Convention de Montego Bay n’entraîne pas en soi la création d’un lien entre l’Etat et les personnes concernées qui pourrait établir la juridiction de celui-ci.

66. Dans le cadre du « sauvetage » des requérants, qui n’aurait duré globalement que dix heures, les autorités auraient apporté aux intéressés l’assistance humanitaire et médicale nécessaire et n’auraient nullement eu recours à la violence ; elles n’auraient pas effectué d’abordage et n’auraient pas utilisé d’armes. Le Gouvernement en conclut que la présente requête diffère de l’affaire Medvedyev et autres c. France ([GC], no 3394/03, CEDH 2010), dans laquelle la Cour a affirmé que les requérants relevaient de la juridiction de la France compte tenu du caractère absolu et exclusif du contrôle exercé par celle-ci sur un navire en haute mer et sur son équipage.

2. Les requérants

67. Les requérants estiment que la juridiction de l’Italie ne saurait être remise en cause en l’espèce. A partir de leur montée à bord des navires italiens, ils se seraient trouvés sous le contrôle exclusif de l’Italie, laquelle aurait dès lors été tenue de respecter l’ensemble des obligations découlant de la Convention et de ses Protocoles.

Ils font observer que l’article 4 du code italien de la navigation prévoit expressément que les navires battant pavillon national relèvent de la juridiction de l’Italie même lorsqu’ils naviguent au-delà des eaux territoriales.

3. Les tiers intervenants

68. Les tiers intervenants considèrent que, conformément aux principes de droit international coutumier et à la jurisprudence de la Cour, les obligations pour les Etats de ne pas refouler des demandeurs d’asile, même « potentiels », et de leur assurer un accès à des procédures équitables, ont une portée extraterritoriale.

69. Selon le droit international en matière de protection des refugiés, le critère décisif à prendre en compte pour établir la responsabilité d’un Etat ne serait pas de savoir si la personne concernée par le refoulement se trouve sur le territoire de l’Etat, mais si elle relève du contrôle effectif et de l’autorité de celui-ci.

Les tiers intervenants font référence à la jurisprudence de la Cour concernant l’article 1 de la Convention et la portée extraterritoriale de la notion de « juridiction », ainsi qu’aux conclusions d’autres instances internationales. Ils soulignent la nécessité d’éviter des doubles standards dans le domaine de la protection des droits de l’homme et de faire en sorte qu’un Etat ne soit pas autorisé à commettre, en dehors de son territoire, des actes qui ne seraient jamais acceptés à l’intérieur de celui-ci.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux relatifs à la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention

70. Aux termes de l’article 1 de la Convention, l’engagement des Etats contractants consiste à « reconnaître » (en anglais « to secure ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés qui y sont énumérés (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 86, série A no 161, et Banković et autres c. Belgique et 16 autres Etats contractants (déc.) [GC], no 52207/99, § 66, CEDH 2001-XII). L’exercice de la « juridiction » est une condition nécessaire pour qu’un Etat contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions qui lui sont imputables et qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 311, CEDH 2004-VII).

71. La juridiction d’un Etat, au sens de l’article 1, est principalement territoriale (Banković et autres, décision précitée, §§ 61 et 67, et Ilaşcu et autres, précité, § 312). Elle est présumée s’exercer normalement sur l’ensemble de son territoire (ibidem, § 312, et Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 139, CEDH 2004-II).

72. En conformité avec le caractère essentiellement territorial de la notion de « juridiction », la Cour n’a admis que dans des circonstances exceptionnelles que les actes des Etats contractants accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire puissent s’analyser en l’exercice par eux de leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention (Drozd et Janousek c. France et Espagne, 26 juin 1992, § 91, série A no 240, Banković et autres, décision précitée, § 67, Ilaşcu et autres, précité, § 314).

73. Ainsi, dans son premier arrêt Loizidou c. Turquie, la Cour a jugé que, compte tenu de l’objet et du but de la Convention, une Partie contractante pouvait voir sa responsabilité engagée lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, elle exerçait en pratique son contrôle sur une zone située en dehors de son territoire national ((exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 62, série A no 310), ce qui est toutefois exclu lorsque n’est en cause, comme dans l’affaire Banković et autres, qu’un acte extraterritorial instantané, le texte de l’article 1 ne s’accommodant pas d’une conception causale de la notion de « juridiction » (décision précitée, § 75). Dans chaque cas, c’est au regard des faits particuliers de la cause, par exemple en cas de contrôle absolu et exclusif sur une prison ou sur un navire, qu’il faut apprécier l’existence de circonstances exigeant et justifiant que la Cour conclue à un exercice extraterritorial de sa juridiction par l’Etat (Al-Skeini et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 55721/07, §§ 132 et 136, CEDH 2011, et Medvedyev et autres, précité, § 67).

74. Dès l’instant où un Etat, par le biais de ses agents opérant hors de son territoire, exerce son contrôle et son autorité sur un individu, et par voie de conséquence sa juridiction, pèse sur lui en vertu de l’article 1 une obligation de reconnaître à celui-ci les droits et libertés définis au titre I de la Convention qui concernent son cas. En ce sens, dès lors, il est maintenant admis par la Cour que les droits découlant de la Convention peuvent être « fractionnés et adaptés » (Al-Skeini et autres, précité, §§ 136 et 137, et voir, à titre de comparaison, Banković et autres, décision précitée, § 75).

75. La jurisprudence de la Cour révèle des cas d’exercice extraterritorial de sa compétence par un Etat dans les affaires concernant des actes accomplis à l’étranger par des agents diplomatiques ou consulaires, ou à bord d’aéronefs immatriculés dans l’Etat en cause ou de navires battant son pavillon. Dans ces situations, la Cour, se basant sur le droit international coutumier et sur des dispositions conventionnelles, a reconnu l’exercice extraterritorial de sa juridiction par l’Etat concerné (Banković et autres, décision précitée, § 73, et Medvedyev et autres, précité, § 65).

2. Application en l’espèce

76. Il n’est pas contesté devant la Cour que les événements litigieux se sont déroulés en haute mer, à bord de navires militaires battant pavillon italien. Le gouvernement défendeur reconnaît par ailleurs que les navires de la garde des finances et des garde-côtes sur lesquels ont été embarqués les requérants relevaient pleinement de la juridiction de l’Italie.

77. La Cour observe qu’en vertu des dispositions pertinentes du droit de la mer, un bateau naviguant en haute mer est soumis à la juridiction exclusive de l’Etat dont il bat pavillon. Ce principe de droit international a conduit la Cour à reconnaître, dans les affaires concernant des actes accomplis à bord de navires battant pavillon d’un Etat, à l’instar des aéronefs enregistrés, des cas d’exercice extraterritorial de la juridiction de cet Etat (paragraphe 75 ci-dessus). Dès lors qu’il y a contrôle sur autrui, il s’agit dans ces cas d’un contrôle de jure exercé par l’Etat en question sur les individus concernés.

78. La Cour note par ailleurs que ledit principe est transcrit en droit national, à l’article 4 du code italien de la navigation, et n’est pas contesté par le gouvernement défendeur (paragraphe 18 ci-dessus). Elle en conclut que le cas d’espèce constitue bien un cas d’exercice extraterritorial de la juridiction de l’Italie, susceptible d’engager la responsabilité de cet Etat au sens de la Convention.

79. D’ailleurs l’Italie ne saurait soustraire sa « juridiction » à l’empire de la Convention en qualifiant les faits litigieux d’opération de sauvetage en haute mer. En particulier, la Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel l’Italie ne serait pas responsable du sort des requérants en raison du niveau prétendument réduit du contrôle que ses autorités exerçaient sur les intéressés au moment des faits.

80. A cet égard, il suffit d’observer que dans l’affaire Medvedyev et autres, précitée, les faits litigieux avaient eu lieu à bord du Winner, un navire battant pavillon d’un Etat tiers mais dont l’équipage avait été placé sous le contrôle de militaires français. Dans les circonstances particulières de ladite affaire, la Cour a examiné la nature et la portée des actions accomplies par les agents français afin de vérifier s’il existait un contrôle, au moins de facto, continu et ininterrompu, exercé par la France sur le Winner et son équipage (ibidem, §§ 66 et 67).

81. Or, la Cour remarque que dans la présente affaire les faits se sont entièrement déroulés à bord de navires des forces armées italiennes, dont l’équipage était composé exclusivement de militaires nationaux. De l’avis de la Cour, à partir du moment où ils sont montés à bord des navires des forces armées italiennes et jusqu’à leur remise aux autorités libyennes, les requérants se sont trouvés sous le contrôle continu et exclusif, tant de jure que de facto, des autorités italiennes. Aucune spéculation concernant la nature et le but de l’intervention des navires italiens en haute mer ne saurait conduire la Cour à une autre conclusion.

82. Partant, les faits dont découlent les violations alléguées relèvent de la « juridiction » de l’Italie au sens de l’article 1 de la Convention.

III. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

83. Les requérants se plaignent de ce que leur refoulement les a exposés au risque de subir des tortures ou des traitements inhumains et dégradants en Libye, ainsi que dans leurs pays d’origine respectifs, à savoir l’Erythrée et la Somalie. Ils invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

84. La Cour observe que l’article 3 de la Convention est en cause sous deux aspects différents, qu’il y a lieu d’examiner séparément. Premièrement, quant au risque encouru par les requérants de subir des traitements inhumains et dégradants en Libye et, deuxièmement, concernant le danger pour ceux-ci d’être rapatriés dans leurs pays d’origine respectifs.

A. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention du fait que les requérants ont été exposés au risque de subir des traitements inhumains et dégradants en Libye

1. Thèses des parties

a) Les requérants

85. Les requérants allèguent avoir été victimes d’un refoulement arbitraire et incompatible avec la Convention. Ils affirment qu’ils n’ont pas eu la possibilité de s’opposer à leur renvoi en Libye et de demander la protection internationale aux autorités italiennes.

86. En l’absence de toute information quant à leur véritable destination, les requérants auraient été persuadés, tout au long du voyage à bord des navires italiens, qu’on les emmenait en Italie. A cet égard, ils auraient été victimes d’une véritable « tromperie » de la part des autorités italiennes.

87. Aucune procédure tendant à identifier les migrants interceptés et à recueillir des informations concernant leur situation personnelle n’aurait été possible à bord des navires. Dans ces conditions, aucune demande formelle d’asile n’aurait été envisageable. Néanmoins, une fois arrivés à proximité des côtes libyennes, les requérants ainsi qu’un grand nombre d’autres migrants auraient prié les militaires italiens de ne pas les débarquer au port de Tripoli, qu’ils venaient de fuir, et de les emmener en Italie.

Les requérants affirment avoir exprimé explicitement leur volonté de ne pas être livrés aux autorités libyennes. Ils contestent l’argument du Gouvernement selon lequel une telle demande ne saurait être assimilée à une demande tendant à l’obtention d’une protection internationale.

88. Ils soutiennent ensuite avoir été refoulés vers un pays où il y avait des raisons suffisantes de croire qu’ils seraient soumis à des traitements contraires à la Convention. En effet, plusieurs sources internationales auraient fait état des conditions inhumaines et dégradantes dans lesquelles les migrants irréguliers, notamment d’origine somalienne et érythréenne, étaient détenus en Libye et des conditions d’existence précaires réservées aux clandestins dans ce pays.

Les requérants se réfèrent à cet égard au rapport du Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) d’avril 2010 ainsi qu’aux textes et documents produits par les tierces parties concernant la situation en Libye.

89. Cette situation, qui n’aurait cessé de se dégrader par la suite, ne pouvait selon eux être ignorée de l’Italie lors de la conclusion des accords bilatéraux avec la Libye et de la mise à exécution du refoulement litigieux.

90. Par ailleurs, leurs craintes et leurs préoccupations se seraient révélées fondées. Ils auraient tous fait état de conditions de détention inhumaines et, après leur libération, de conditions d’existence précaires liées à leur statut d’immigrés irréguliers.

91. Les requérants considèrent que la décision de renvoyer en Libye les clandestins interceptés en haute mer constitue un véritable choix politique de l’Italie, visant à privilégier une gestion policière de l’immigration clandestine au mépris de la protection des droits fondamentaux des personnes concernées.

b) Le Gouvernement

92. Le Gouvernement soutient tout d’abord que les requérants n’ont pas adéquatement prouvé la réalité des traitements prétendument contraires à la Convention qu’ils auraient subis. Ils ne pourraient donc pas être considérés comme étant « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention.

93. Ensuite, il affirme que le transfert des requérants en Libye a été effectué en vertu des accords bilatéraux signés en 2007 et en 2009 par l’Italie et la Libye. Lesdits accords bilatéraux s’inscriraient dans un contexte de mouvements migratoires croissants entre l’Afrique et l’Europe et auraient été conclus dans un esprit de coopération entre deux pays engagés dans la lutte contre l’immigration clandestine.

94. La coopération entre les pays méditerranéens en matière de contrôle des migrations et de lutte contre les crimes liés à l’immigration clandestine aurait été encouragée à maintes reprises par les organes de l’Union européenne. Le Gouvernement fait référence en particulier à la Résolution du Parlement européen no 2006/2250 ainsi qu’au Pacte européen sur l’immigration et l’asile, élaboré par le Conseil européen le 24 septembre 2008, qui affirment la nécessité pour les pays de l’Union européenne de coopérer et d’établir des partenariats avec les pays d’origine et de transit afin de renforcer le contrôle des frontières extérieures de l’Union européenne et de lutter contre l’immigration clandestine.

95. Quant aux événements du 6 mai 2009, à l’origine de la présente requête, le Gouvernement maintient qu’il s’agissait d’une opération de sauvetage en haute mer conforme au droit international. Il affirme que les navires militaires italiens sont intervenus de manière conforme à la Convention de Montego Bay et à la Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes, pour faire face à la situation de danger immédiat dans laquelle se trouvaient les embarcations et sauver la vie des requérants et des autres migrants.

De l’avis du Gouvernement, le régime juridique de la haute mer se caractérise par le principe de la liberté de navigation. Dans ce contexte, il n’y aurait pas eu lieu de procéder à l’identification des personnes concernées. Les autorités italiennes se seraient bornées à porter aux intéressés l’assistance humanitaire nécessaire. Le contrôle des requérants aurait été réduit au minimum dès lors qu’aucune opération de police maritime n’aurait été envisagée à bord des navires.

96. Pendant leur transfert en Libye, les requérants n’auraient à aucun moment manifesté l’intention de demander l’asile politique ou une autre forme de protection internationale. Selon le Gouvernement, une éventuelle demande exprimée par les requérants aux fins de ne pas être livrés aux autorités libyennes ne saurait être interprétée comme une demande d’asile.

A cet égard, il affirme qu’en cas de demande d’asile les intéressés auraient été emmenés sur le territoire national, comme cela se serait produit lors d’autres opérations en haute mer pratiquées en 2009.

97. Le Gouvernement soutient ensuite que la Libye est un lieu d’accueil sûr. Il en veut pour preuves le fait que cet Etat a ratifié le Pacte international des Nations unies relatif aux droits civils et politiques, la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et la Convention de l’Union africaine sur la protection et l’assistance aux personnes déplacées en Afrique, ainsi que son appartenance à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Sans être partie à la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés, la Libye n’en aurait pas moins autorisé le HCR et l’OIM à ouvrir des bureaux à Tripoli, ce qui aurait permis d’octroyer le statut de réfugié à de nombreux demandeurs et de leur garantir une protection internationale.

98. Le Gouvernement attire l’attention de la Cour sur le fait que, lors de la ratification du Traité d’amitié, de partenariat et de coopération de 2008, la Libye s’était expressément engagée à respecter les principes de la Charte des Nations unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme. L’Italie n’aurait eu aucune raison de penser que la Libye se soustrairait à ses engagements.

Cette circonstance et le fait que des bureaux du HCR et de l’OIM étaient présents et actifs à Tripoli justifieraient pleinement la conviction de l’Italie que la Libye était un lieu d’accueil sûr pour les migrants interceptés en haute mer. Le Gouvernement considère d’ailleurs que la reconnaissance du statut de réfugié octroyé par le HCR à de nombreux demandeurs, y compris certains des requérants, prouve sans conteste que la situation en Libye à l’époque des faits était conforme aux normes internationales en matière de protection des droits de l’homme.

99. Le Gouvernement admet que la situation en Libye s’est dégradée à partir d’avril 2010, époque où les autorités ont fermé le bureau du HCR à Tripoli, puis s’est définitivement détériorée à la suite des événements de début 2011, mais il fait valoir que l’Italie a aussitôt cessé de pratiquer les renvois de clandestins en Libye et a changé les modalités du secours aux migrants en haute mer, en autorisant à partir de cette époque l’entrée sur le territoire national.

100. Le Gouvernement conteste l’existence d’une « pratique gouvernementale » qui consisterait, comme l’affirment les requérants, à effectuer des renvois arbitraires en Libye. A cet égard, il qualifie la requête de « manifeste politique et idéologique » à l’encontre de l’action du gouvernement italien. Celui-ci souhaite que la Cour se borne à examiner uniquement les événements du 6 mai 2009 et ne mette pas en cause les prérogatives de l’Italie en matière de contrôle de l’immigration, domaine selon lui extrêmement sensible et complexe.

c) Les tiers intervenants

101. S’appuyant sur les déclarations de nombreux témoins directs, Human Rights Watch et le HCR dénoncent le refoulement forcé de clandestins vers la Libye de la part de l’Italie. Au cours de l’année 2009, l’Italie aurait pratiqué neuf opérations en haute mer, renvoyant en Libye 834 personnes de nationalité somalienne, érythréenne ou nigérienne.

102. Human Rights Watch a dénoncé la situation en Libye à plusieurs reprises, notamment par le biais de rapports publiés en 2006 et 2009. Cette organisation affirme que, en l’absence de tout système national d’asile en Libye, les migrants irréguliers sont systématiquement arrêtés et font souvent l’objet de tortures et de violences physiques, y compris le viol. Au mépris des directives des Nations unies en matière de détention, les clandestins seraient détenus sans limitation de temps et sans aucun contrôle judiciaire. En outre, les conditions de détention seraient inhumaines. Les migrants seraient torturés et aucune assistance médicale ne serait assurée dans les différents camps du pays. Ils seraient susceptibles d’être à tout moment refoulés vers leur pays d’origine ou abandonnés dans le désert, où une mort certaine les attendrait.

103. AIRE Centre, Amnesty International et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) observent que, depuis des années, des rapports de sources fiables démontrent de manière constante que la situation en matière de droits de l’homme en Libye est désastreuse, notamment pour les réfugiés, les demandeurs d’asile et les migrants, et tout particulièrement pour les personnes en provenance de certaines régions d’Afrique, tels que les Erythréens et les Somaliens.

Les trois parties intervenantes estiment qu’il existe une « obligation d’investigation » lorsqu’il existe des informations crédibles émanant de sources fiables selon lesquelles les conditions de détention ou de vie dans l’Etat de réception ne sont pas compatibles avec l’article 3 de la Convention.

Conformément au principe pacta sunt servanda, un Etat ne saurait se soustraire à ses obligations imposées par la Convention en se fondant sur des engagements découlant d’accords bilatéraux ou multilatéraux en matière de lutte contre l’immigration clandestine.

104. Le HCR affirme que, bien que les autorités italiennes n’aient pas fourni d’informations détaillées concernant les opérations de refoulement, plusieurs témoins entendus par le Haut Commissariat ont livré un récit similaire à celui des requérants. En particulier, ces personnes auraient rapporté que, pour inciter les personnes à monter à bord des navires italiens, les militaires italiens leur avaient fait croire qu’on les emmenait en Italie. Plusieurs témoins auraient déclaré avoir été menottés et avoir subi des violences pendant le transfert vers le territoire libyen et une fois arrivés au centre de rétention. Par ailleurs, les autorités italiennes auraient confisqué les effets personnels des migrants, y compris les certificats du HCR attestant leur statut de refugié. Plusieurs témoins auraient en outre confirmé qu’ils recherchaient une protection et qu’ils en avaient expressément fait part aux autorités italiennes pendant les opérations.

105. Le HCR soutient que cinq au moins des migrants refoulés en Libye qui ont par la suite réussi à retourner en Italie, dont M. Ermias Berhane, se sont vu accorder le statut de refugié en Italie. De surcroît, en 2009, le bureau du HCR de Tripoli aurait octroyé le statut de refugié à 73 personnes refoulées par l’Italie, dont 14 des requérants. Cela constituerait la preuve que les opérations menées par l’Italie en haute mer impliquent un réel danger de refoulement arbitraire de personnes ayant besoin d’une protection internationale.

106. Le HCR estime ensuite qu’aucun des arguments avancés par l’Italie pour justifier les refoulements ne saurait être accepté. Ni le principe de coopération entre Etats pour la lutte contre le trafic illicite de migrants, ni les dispositions tirées du droit international de la mer en matière de sauvegarde de la vie humaine en mer ne dispenseraient les Etats de leur obligation de respecter les principes de droit international.

107. La Libye, pays de transit et de destination des flux migratoires provenant d’Asie et d’Afrique, n’assurerait aucune forme de protection aux demandeurs d’asile. Bien que signataire d’un certain nombre d’instruments internationaux en matière de droits de l’homme, elle ne respecterait guère ses obligations. En l’absence d’un système national de droit d’asile, les activités dans ce domaine auraient été menées exclusivement par le HCR et ses partenaires. Malgré cela, l’action du Haut Commissariat n’aurait jamais été officiellement reconnue par le gouvernement libyen qui, en avril 2010, aurait intimé au HCR l’ordre de fermer son bureau de Tripoli et de cesser ses activités.

Compte tenu de ce contexte, aucun statut formel ne serait accordé par le gouvernement libyen aux personnes qui ont été enregistrées en tant que réfugiés par le HCR et aucune forme de protection ne leur serait garantie.

108. Jusqu’aux événements de 2011, les personnes considérées comme des immigrés illégaux auraient été détenues dans des « centres de rétention », dont la plupart auraient été visités par le HCR. Lesdits centres auraient offert des conditions de vie très médiocres, caractérisées par le surpeuplement et des installations sanitaires inadéquates. Cette situation aurait été aggravée par les opérations de refoulement, qui auraient accentué le surpeuplement et entraîné une détérioration ultérieure des conditions sanitaires, causant ainsi un besoin accru d’assistance de base aux fins de la survie même des personnes.

109. Selon la Columbia Law School Human Rights Clinic, si l’immigration clandestine par la mer n’est pas un phénomène nouveau, la communauté internationale reconnaît de plus en plus la nécessité de restreindre les pratiques de contrôle de l’immigration, y compris l’interception en mer, qui peuvent entraver l’accès des migrants à la protection et ainsi les exposer au risque de torture.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la recevabilité

110. Le Gouvernement considère que les requérants ne sauraient se prétendre « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention, des faits qu’ils dénoncent. Il conteste l’existence d’un risque réel, pour eux, d’être soumis à des traitements inhumains et dégradants à la suite de leur refoulement. L’évaluation d’un tel danger devrait se faire sur la base de faits sérieux et avérés concernant la situation de chaque requérant. Or, les informations fournies par les intéressés seraient vagues et insuffisantes.

111. La Cour estime que la question soulevée par cette exception est étroitement liée à celles qu’elle devra aborder lors de l’examen du bien-fondé des griefs tirés de l’article 3 de la Convention. Cette disposition impose notamment à la Cour d’établir s’il y avait des motifs sérieux et avérés de croire que les intéressés couraient un risque réel d’être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants à la suite de leur renvoi. Il convient dès lors de joindre cette question à l’examen du fond.

112. La Cour considère que cette partie de la requête pose des questions de fait et de droit complexes, qui ne peuvent être tranchées qu’après un examen au fond ; il s’ensuit qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’ayant été relevé, il y a lieu de la déclarer recevable.

b) Sur le fond

i. Principes généraux

α) Responsabilité des Etats contractants en cas d’expulsion

113. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les Etats contractants ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris de la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, et Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI). La Cour note aussi que ni la Convention ni ses Protocoles ne consacrent le droit à l’asile politique (Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 102, série A no 215, et Ahmed c. Autriche, 17 décembre 1996, § 38, Recueil 1996-VI).

114. Cependant, l’expulsion, l’extradition ou toute autre mesure d’éloignement d’un étranger par un Etat contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3 de la Convention, et donc engager la responsabilité de l’Etat en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (Soering, précité, §§ 90-91, Vilvarajah et autres, précité, § 103, Ahmed, précité, § 39, H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 34, Recueil 1997-III, Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 38, CEDH 2000-VIII, Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 135, 11 janvier 2007).

115. Dans ce type d’affaires, la Cour est donc appelée à apprécier la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de l’article 3. Dans la mesure où une responsabilité se trouve ou peut se trouver engagée sur le terrain de la Convention, c’est celle de l’Etat contractant, du chef d’un acte qui a pour résultat direct d’exposer quelqu’un à un risque de mauvais traitements prohibés (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 126, CEDH 2008).

β) Eléments retenus pour évaluer le risque de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention

116. Pour déterminer l’existence de motifs sérieux et avérés de croire à un risque réel de traitements incompatibles avec l’article 3, la Cour s’appuie sur l’ensemble des éléments qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office (H.L.R. c. France, précité, § 37, et Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, § 60, CEDH 2001-II). Dans des affaires telles que la présente espèce, la Cour se doit en effet d’appliquer des critères rigoureux en vue d’apprécier l’existence d’un tel risque (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 96, Recueil 1996-V).

117. Pour vérifier l’existence d’un risque de mauvais traitements, la Cour doit examiner les conséquences prévisibles du renvoi d’un requérant dans le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres au cas de l’intéressé (Vilvarajah et autres, précité, § 108 in fine).

118. Dans ce but, en ce qui concerne la situation générale dans un pays, la Cour a souvent attaché de l’importance aux informations contenues dans les rapports récents provenant d’associations internationales indépendantes de défense des droits de l’homme telles qu’Amnesty International, ou de sources gouvernementales (voir, par exemple, Chahal, précité, §§ 99-100, Müslim c. Turquie, no 53566/99, § 67, 26 avril 2005, Said c. Pays-Bas, no 2345/02, § 54, CEDH 2005-VI, Al-Moayad c. Allemagne (déc.), no 35865/03, §§ 65-66, 20 février 2007, Saadi, précité, § 131).

119. Dans les affaires où un requérant allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 entre en jeu lorsque l’intéressé démontre, le cas échéant à l’aide des sources mentionnées au paragraphe précédent, qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe visé (voir, mutatis mutandis, Salah Sheekh, précité, §§ 138-149).

120. En raison du caractère absolu du droit garanti, il n’est pas exclu que l’article 3 trouve aussi à s’appliquer lorsque le danger émane de personnes ou de groupes de personnes qui ne relèvent pas de la fonction publique. Encore faut-il démontrer que le risque existe réellement et que les autorités de l’Etat de destination ne sont pas en mesure d’y obvier par une protection appropriée (H.L.R. c. France, précité, § 40).

121. Pour ce qui est du moment à prendre en considération, il faut se référer en priorité aux circonstances dont l’Etat en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’éloignement.

ii. Application en l’espèce

122. La Cour a déjà eu l’occasion de reconnaître que les Etats situés aux frontières extérieures de l’Union européenne rencontrent actuellement des difficultés considérables pour faire face à un flux croissant de migrants et de demandeurs d’asile. Elle ne saurait sous-estimer le poids et la pression que cette situation fait peser sur les pays concernés, d’autant plus lourds qu’elle s’inscrit dans un contexte de crise économique (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 223, CEDH 2011). En particulier, elle est consciente des difficultés liées au phénomène des migrations maritimes, impliquant pour les Etats des complications supplémentaires dans le contrôle des frontières du sud de l’Europe.

Toutefois, vu le caractère absolu des droits garantis par l’article 3, cela ne saurait exonérer un Etat de ses obligations au regard de cette disposition.

123. La Cour rappelle que la protection contre les traitements prohibés par l’article 3 impose à un Etat l’obligation de ne pas éloigner une personne lorsqu’elle court dans l’Etat de destination un risque réel d’être soumise à de tels traitements.

Elle constate que les nombreux rapports d’organes internationaux et d’organisations non gouvernementales décrivent une situation préoccupante quant au traitement réservé en Libye aux immigrés clandestins à l’époque des faits. Les conclusions desdits documents sont par ailleurs corroborées par le rapport du CPT du 28 avril 2010 (paragraphe 36 ci-dessus).

124. La Cour observe au passage que la situation en Libye s’est par la suite dégradée, après la fermeture du bureau du HCR de Tripoli, en avril 2010, puis la révolte populaire qui a éclaté dans le pays en février 2011. Toutefois, aux fins de l’examen de la présente affaire, elle se référera à la situation qui prévalait dans ce pays à l’époque des faits.

125. Selon les divers rapports susmentionnés, durant la période concernée aucune règle de protection des réfugiés n’était respectée en Libye ; toutes les personnes entrées dans le pays par des moyens irréguliers étaient considérées comme des clandestins, sans distinction aucune entre les migrants irréguliers et les demandeurs d’asile. En conséquence, ces personnes étaient systématiquement arrêtées et détenues dans des conditions que les visiteurs extérieurs, telles les délégations du HCR, de Human Rights Watch et d’Amnesty International, n’hésitent pas à qualifier d’inhumaines. De nombreux cas de torture, de mauvaises conditions d’hygiène et d’absence de soins médicaux appropriés ont été dénoncés par l’ensemble des observateurs. Les clandestins risquaient à tout moment d’être refoulés vers leur pays d’origine et, lorsqu’ils parvenaient à retrouver la liberté, ils étaient exposés à des conditions de vie particulièrement précaires du fait de leur situation irrégulière. Les immigrés irréguliers, comme les requérants, étaient destinés à occuper dans la société libyenne une position marginale et isolée, qui les rendait extrêmement vulnérables aux actes xénophobes et racistes (paragraphes 35-41 ci-dessus).

126. Or, il ressort clairement de ces mêmes rapports que les migrants clandestins débarqués en Libye à la suite de leur interception en haute mer par l’Italie, tels que les requérants, n’échappaient pas à ces risques.

127. Face au tableau préoccupant brossé par les différentes organisations internationales, le gouvernement défendeur maintient que la Libye était, à l’époque des faits, un lieu de destination « sûr » pour les migrants interceptés en haute mer.

Il étaye sa conviction sur la présomption que la Libye aurait respecté ses engagements internationaux en matière d’asile et de protection des réfugiés, y compris le principe de non-refoulement. Il fait valoir que le traité d’amitié italo-libyen de 2008, en vertu duquel les refoulements de clandestins ont été effectués, prévoyait expressément le respect des dispositions de droit international en matière de protection des droits de l’homme, tout comme des autres conventions internationales auxquelles la Libye était partie.

128. A cet égard, la Cour observe que le non-respect par la Libye de ses obligations internationales était une des réalités dénoncées par les rapports internationaux concernant ce pays. En tout état de cause, la Cour ne peut que rappeler que l’existence de textes internes et la ratification de traités internationaux garantissant le respect des droits fondamentaux ne suffisent pas, à elles seules, à assurer une protection adéquate contre le risque de mauvais traitements lorsque, comme en l’espèce, des sources fiables font état de pratiques des autorités – ou tolérées par celles-ci – manifestement contraires aux principes de la Convention (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 353, et voir, mutatis mutandis, Saadi, précité, § 147).

129. Par ailleurs, la Cour note que l’Italie ne saurait se dégager de sa propre responsabilité en invoquant ses obligations découlant des accords bilatéraux avec la Libye. En effet, à supposer même que lesdits accords prévoyaient expressément le refoulement en Libye des migrants interceptés en haute mer, les Etats membres demeurent responsables même lorsque, postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention et de ses Protocoles à leur égard, ils ont assumé des engagements découlant de traités (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 47, CEDH 2001‑VIII, et Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 128, CEDH 2010).

130. Quant à l’argument du Gouvernement tiré de la présence d’un bureau du HCR à Tripoli, force est de constater que l’activité du Haut Commissariat, même avant sa cessation définitive en avril 2010, n’a jamais bénéficié de quelque forme de reconnaissance que ce soit de la part du gouvernement libyen. Il ressort des documents examinés par la Cour que le statut de réfugié reconnu par le HCR ne garantissait aucune forme de protection aux personnes concernées en Libye.

131. La Cour relève une fois encore que cette réalité était notoire et facile à vérifier à partir de sources multiples. Dès lors, elle estime qu’au moment d’éloigner les requérants, les autorités italiennes savaient ou devaient savoir que ceux-ci, en tant que migrants irréguliers, seraient exposés en Libye à des traitements contraires à la Convention et qu’ils ne pourraient accéder à aucune forme de protection dans ce pays.

132. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas évoqué de façon suffisamment explicite les risques encourus en Libye, dès lors qu’ils n’ont pas demandé l’asile auprès des autorités italiennes. Le simple fait qu’ils se soient opposés à leur débarquement sur les côtes libyennes ne saurait selon lui être considéré comme une demande de protection faisant peser sur l’Italie une obligation en vertu de l’article 3 de la Convention.

133. La Cour observe tout d’abord que cette circonstance est contestée par les intéressés, lesquels ont affirmé avoir fait part aux militaires italiens de leur intention de demander une protection internationale. D’ailleurs, la version des requérants est corroborée par les nombreux témoignages recueillis par le HCR et Human Rights Watch. Quoi qu’il en soit, la Cour considère qu’il appartenait aux autorités nationales, face à une situation de non-respect systématique des droits de l’homme telle que celle décrite ci-dessus, de s’enquérir du traitement auquel les requérants seraient exposés après leur refoulement (voir, mutatis mutandis, Chahal, précité, §§ 104‑105, Jabari, précité, §§ 40-41, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 359). Le fait que les intéressés aient omis de demander expressément l’asile, eu égard aux circonstances de l’espèce, ne dispensait pas l’Italie de respecter ses obligations au titre de l’article 3 de la Convention.

134. A cet égard, la Cour relève qu’aucune des dispositions de droit international citées par le Gouvernement ne justifiait le renvoi des requérants vers la Libye, dans la mesure où tant les normes en matière de secours aux personnes en mer que celles concernant la lutte contre la traite des êtres humains imposent aux Etats le respect des obligations découlant du droit international en matière de refugiés, dont le « principe de non-refoulement » (paragraphe 23 ci-dessus).

135. Ce principe de non-refoulement est également consacré par l’article 19 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. A cet égard, la Cour attache un poids particulier au contenu de la lettre écrite le 15 juillet 2009 par M. Jacques Barrot, vice-président de la Commission européenne, dans laquelle celui-ci réitère l’importance du respect du principe de non-refoulement dans le cadre d’opérations menées en haute mer par les Etats membres de l’Union européenne (paragraphe 34 ci‑dessus).

136. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce, des faits sérieux et avérés permettent de conclure qu’il existait un risque réel pour les intéressés de subir en Libye des traitements contraires à l’article 3. La circonstance que de nombreux immigrés irréguliers en Libye étaient dans la même situation que les requérants ne change rien au caractère individuel du risque allégué, dès lors qu’il s’avère suffisamment concret et probable (voir, mutatis mutandis, Saadi, précité, § 132).

137. Se fondant sur ces conclusions et les devoirs qui pèsent sur les Etats en vertu de l’article 3, la Cour estime qu’en transférant les requérants vers la Libye, les autorités italiennes les ont exposés en pleine connaissance de cause à des traitements contraires à la Convention.

138. Dès lors, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement ayant trait au défaut de la qualité de victime des requérants et de conclure qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

B. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention du fait que les requérants ont été exposés au risque d’être rapatriés arbitrairement en Erythrée et en Somalie

1. Thèses des parties

a) Les requérants

139. Les requérants allèguent que leur transfert vers la Libye, où les refugiés et les demandeurs d’asile ne bénéficient d’aucune forme de protection, les a exposés au risque d’être refoulés vers leurs pays d’origine respectifs, la Somalie et l’Erythrée. Ils font valoir que plusieurs rapports émanant de sources internationales affirment l’existence de conditions contraires aux droits de l’homme dans ces deux pays.

140. Les requérants, qui ont fui leurs pays respectifs, soutiennent avoir été privés de toute possibilité d’obtenir une protection internationale. Le fait que la majorité d’entre eux ait obtenu le statut de réfugié à la suite de leur arrivée en Libye confirmerait que leurs craintes de subir des mauvais traitements étaient fondées. Ils estiment que, bien que le statut de refugié accordé par le bureau du HCR de Tripoli n’ait aucune valeur pour les autorités libyennes, l’octroi de ce statut démontre que le groupe de migrants dont ils faisaient partie avait besoin d’une protection internationale.

b) Le Gouvernement

141. Le Gouvernement fait observer que la Libye était signataire de plusieurs instruments internationaux de protection des droits de l’homme et rappelle que, en ratifiant le traité d’amitié de 2008, elle s’était expressément engagée à respecter les principes inscrits dans la Charte des Nations unies et dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.

142. Il réaffirme que la présence du HCR en Libye constituait une assurance de ce qu’aucune personne ayant droit à l’asile ou à une autre forme de protection internationale ne soit expulsée arbitrairement. Il fait valoir qu’un nombre important de requérants se sont vu octroyer le statut de réfugié en Libye, ce qui permettrait d’exclure leur rapatriement.

c) Les tiers intervenants

143. Le HCR affirme que la Libye a fréquemment procédé au renvoi collectif de réfugiés et de demandeurs d’asile vers leur pays d’origine, où ils pouvaient être soumis à la torture et à d’autres mauvais traitements. Il dénonce l’absence de système de protection internationale en Libye, ce qui engendrerait un risque très élevé de « refoulements en chaîne » de personnes ayant besoin de protection.

Le Haut Commissariat ainsi que Human Rights Watch et Amnesty International font état du risque, pour les individus rapatriés de force en Erythrée et en Somalie, d’être soumis à la torture et à des traitements inhumains et d’être exposés à des conditions de vie extrêmement précaires.

144. AIRE Centre, Amnesty International et la FIDH affirment que, eu égard à la vulnérabilité particulière des demandeurs d’asile et des personnes interceptées en mer et au manque de garanties ou de procédures adéquates à bord des navires qui permettraient de contester les renvois, il est d’autant plus impératif pour les Parties contractantes impliquées dans des opérations de renvoi de vérifier la situation réelle dans les Etats de destination, y compris quant au risque de refoulement ultérieur.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la recevabilité

145. La Cour estime que ce grief pose des questions de fait et de droit complexes qui ne peuvent être tranchées qu’après un examen au fond. Il s’ensuit que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’ayant été relevé, elle doit être déclarée recevable.

b) Sur le fond

146. La Cour rappelle le principe selon lequel le refoulement indirect d’un étranger laisse intacte la responsabilité de l’Etat contractant, lequel est tenu, conformément à une jurisprudence bien établie, de veiller à ce que l’intéressé ne se trouve pas exposé à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de rapatriement (voir, mutatis mutandis, T.I. c. Royaume-Uni (déc.), no 43844/98, CEDH 2000-III, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 342).

147. Il appartient à l’Etat qui procède au refoulement de s’assurer que le pays intermédiaire offre des garanties suffisantes permettant d’éviter que la personne concernée ne soit expulsée vers son pays d’origine sans une évaluation des risques qu’elle encourt. La Cour observe que cette obligation est d’autant plus importante lorsque, comme en l’espèce, le pays intermédiaire n’est pas un Etat partie à la Convention.

148. Dans la présente affaire, la tâche de la Cour ne consiste pas à se prononcer sur la violation de la Convention en cas de rapatriement des requérants, mais à rechercher s’il existait des garanties suffisantes permettant d’éviter que les intéressés ne soient soumis à un refoulement arbitraire vers leurs pays d’origine, dès lors qu’ils pouvaient faire valoir de façon défendable que leur rapatriement éventuel porterait atteinte à l’article 3 de la Convention.

149. La Cour dispose d’un certain nombre d’informations sur la situation générale en Erythrée et en Somalie, pays d’origine des requérants, produites par les intéressés et les tiers intervenants (paragraphes 43 et 44 ci‑dessus).

150. Elle note que, selon le HCR et Human Rights Watch, les personnes rapatriées de force en Erythrée courent le risque d’être confrontées à la torture et d’être détenues dans des conditions inhumaines du seul fait qu’elles ont quitté irrégulièrement le pays. Quant à la Somalie, dans la récente affaire Sufi et Elmi c. Royaume-Uni (nos 8319/07 et 11449/07, §§ 80-195, 28 juin 2011), la Cour a constaté la gravité du niveau de violence atteint à Mogadiscio et le risque élevé pour les personnes renvoyées dans ce pays d’être amenées soit à transiter par les zones touchées par le conflit armé soit à chercher refuge dans les camps pour personnes déplacées ou pour réfugiés, où les conditions de vie sont désastreuses.

151. La Cour estime que l’ensemble des informations en sa possession montre que prima facie la situation en Somalie et en Erythrée a posé et continue de poser de graves problèmes d’insécurité généralisée. Ce constat n’est d’ailleurs pas contesté devant la Cour.

152. En conséquence, les requérants pouvaient, de manière défendable, faire valoir que leur rapatriement porterait atteinte à l’article 3 de la Convention. Il s’agit à présent de rechercher si les autorités italiennes pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que la Libye présentât des garanties suffisantes contre les rapatriements arbitraires.

153. La Cour observe tout d’abord que la Libye n’a pas ratifié la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. En outre, les observateurs internationaux font état de l’absence de toute forme de procédure d’asile et de protection des réfugiés dans le pays. A cet égard, la Cour a déjà eu l’occasion de constater que la présence du HCR à Tripoli n’est guère une garantie de protection des demandeurs d’asile, en raison de l’attitude négative des autorités libyennes, qui ne reconnaissent aucune valeur au statut de réfugié (paragraphe 130 ci-dessus).

154. Dans ces conditions, la Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel l’action du HCR représenterait une garantie contre les rapatriements arbitraires. De surcroît, Human Rights Watch et le HCR ont dénoncé plusieurs précédents de retours forcés de migrants irréguliers vers des pays à risque, migrants parmi lesquels se trouvaient des demandeurs d’asile et des réfugiés.

155. Dès lors, le fait que certains des requérants aient obtenu le statut de réfugié ne saurait rassurer la Cour quant au risque de refoulement arbitraire. Au contraire, la Cour partage l’avis des requérants selon lequel cela constitue une preuve supplémentaire de leur vulnérabilité.

156. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’au moment de transférer les requérants vers la Libye, les autorités italiennes savaient ou devaient savoir qu’il n’existait pas de garanties suffisantes protégeant les intéressés du risque d’être renvoyés arbitrairement dans leurs pays d’origine, compte tenu notamment de l’absence d’une procédure d’asile et de l’impossibilité de faire reconnaître par les autorités libyennes le statut de refugié octroyé par le HCR.

157. Par ailleurs, la Cour réaffirme que l’Italie n’est pas dispensée de respecter ses obligations au titre de l’article 3 de la Convention du fait que les requérants auraient omis de demander l’asile ou d’exposer les risques encourus en raison de l’absence d’un système d’asile en Libye. Elle rappelle encore une fois qu’il revenait aux autorités italiennes de s’enquérir de la manière dont les autorités libyennes s’acquittaient de leurs obligations internationales en matière de protection des refugiés.

158. Il s’ensuit que le transfert des requérants vers la Libye a également emporté violation de l’article 3 de la Convention du fait qu’il les a exposés au risque de rapatriement arbitraire.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 4

159. Les requérants affirment avoir fait l’objet d’une expulsion collective dépourvue de toute base légale. Ils invoquent l’article 4 du Protocole no 4, ainsi libellé :

« Les expulsions collectives d’étrangers sont interdites. »

A. Thèses des parties

1. Le Gouvernement

160. Le Gouvernement excipe de l’inapplicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 en l’espèce. Il estime que la garantie offerte par cette disposition entre en jeu seulement en cas d’expulsion de personnes qui se trouvent sur le territoire d’un Etat ou qui ont franchi illégalement la frontière nationale. Dans la présente affaire, la mesure en question correspondrait à un refus d’autoriser l’entrée sur le territoire national plutôt qu’à une « expulsion ».

2. Les requérants

161. Tout en admettant que l’emploi du terme « expulsion » pourrait en apparence constituer un obstacle à l’applicabilité de cette disposition, les requérants affirment qu’une approche évolutive devrait amener la Cour à reconnaître l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 dans la présente affaire.

162. En particulier, les requérants plaident pour une interprétation fonctionnelle et téléologique de cette disposition. Selon eux, le but essentiel de l’interdiction des expulsions collectives est d’empêcher les Etats de procéder au transfert forcé d’un groupe d’étrangers vers un autre Etat sans examiner, fût-ce de manière sommaire, leur situation individuelle. Dans cette optique, pareille interdiction devrait s’appliquer également aux mesures d’éloignement de migrants en haute mer, effectuées sans aucun acte formel préalable, en ce que lesdites mesures pourraient constituer des « expulsions déguisées ». Une interprétation téléologique et « extraterritoriale » de cette disposition aurait pour effet de la rendre concrète et effective et non pas théorique et illusoire.

163. Selon les requérants, à supposer même que la Cour décide de conférer une portée strictement territoriale à l’interdiction établie par l’article 4 du Protocole no 4, leur refoulement vers la Libye entrerait de toute manière dans le champ d’application de cet article du fait qu’il est intervenu à partir d’un bateau battant pavillon italien, assimilé par l’article 4 du code italien de la navigation au « territoire italien ».

Leur refoulement vers la Libye, effectué sans identification préalable et en l’absence de tout examen de la situation personnelle de chacun d’eux, aurait constitué, en substance, une mesure d’éloignement collective.

3. Les tiers intervenants

164. Le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), auquel se rallie le HCR, plaide l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 au cas d’espèce. Il estime que la question est cruciale, compte tenu des répercussions importantes qu’une interprétation extensive de cette disposition pourrait avoir dans le domaine des migrations internationales.

Après avoir rappelé que les expulsions collectives d’étrangers, y compris ceux en situation irrégulière, sont interdites de manière générale par le droit international et communautaire, le HCDH affirme que les personnes interceptées en mer doivent pouvoir bénéficier d’une protection contre ce type d’expulsions, même lorsqu’elles n’ont pas pu atteindre la frontière d’un Etat.

Les expulsions collectives pratiquées en haute mer sont interdites au regard du principe de la bonne foi, à la lumière duquel doivent être interprétées les dispositions conventionnelles. Permettre aux Etats de renvoyer les migrants interceptés en haute mer sans respecter la garantie que consacre l’article 4 du Protocole no 4 signifierait accepter que les Etats se dégagent de leurs obligations conventionnelles en avançant les opérations de contrôle aux frontières.

De plus, reconnaître l’exercice extraterritorial de la juridiction d’un Etat contractant pour des faits ayant eu lieu en haute mer entraînerait selon le HCDH une présomption d’applicabilité de l’ensemble des droits garantis par la Convention et ses Protocoles.

165. La Columbia Law School Human Rights Clinic rappelle l’importance des garanties procédurales dans le domaine de la protection des droits des réfugiés. Les Etats auraient le devoir d’examiner la situation de chaque individu au cas par cas, afin de garantir une protection efficace des droits fondamentaux des personnes concernées et d’éviter de procéder à leur éloignement lorsqu’il existe un risque de préjudice.

Elle estime que l’immigration clandestine par la mer n’est pas un phénomène nouveau mais que la communauté internationale reconnaît de plus en plus la nécessité de fixer des limites aux pratiques des Etats en matière de contrôle de l’immigration, y compris l’interception en mer. Le principe de non-refoulement exigerait des Etats qu’ils s’abstiennent d’éloigner des personnes sans avoir apprécié leur situation au cas par cas.

Ainsi, divers organes des Nations unies, comme le Comité contre la torture, auraient clairement déclaré que de telles pratiques risquaient d’enfreindre les normes internationales en matière de droits de l’homme et auraient souligné l’importance de l’identification et de l’appréciation individuelles pour prévenir les renvois à risque. La Commission interaméricaine des droits de l’homme aurait reconnu l’importance de ces garanties procédurales dans l’affaire The Haitian Centre for Human Rights et al. v. United States (affaire no 10.675, rapport no 51/96, § 163), dans laquelle elle aurait exprimé l’avis que les Etats-Unis avaient renvoyé de manière inacceptable des migrants haïtiens interceptés en haute mer, sans avoir procédé à une détermination adéquate de leur statut ni les avoir entendus aux fins de vérifier s’ils pouvaient prétendre au statut de réfugié. Cette décision serait d’autant plus importante qu’elle contredirait la position prise précédemment par la Cour suprême des Etats-Unis dans l’affaire Sale v. Haitian Centers Council (113 S. Ct. 2549, 1993).

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

166. La Cour doit tout d’abord examiner la question de l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4. Dans l’affaire Becker c. Danemark (no 7011/75, décision de la Commission du 3 octobre 1975, Décisions et rapports (DR) 4, p. 236), relative au rapatriement d’un groupe d’environ deux cents enfants vietnamiens par les autorités danoises, la Commission a défini, pour la première fois, l’« expulsion collective d’étrangers » comme étant « toute mesure de l’autorité compétente contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe ».

167. Par la suite, cette définition a été utilisée par les organes de la Convention dans les autres affaires relatives à l’article 4 du Protocole no 4. La Cour observe que la plupart d’entre elles portaient sur des personnes qui se trouvaient sur le territoire de l’Etat concerné (K.G. c. R.F.A, no 7704/76, décision de la Commission du 11 mars 1977, non publiée, O. et autres c. Luxembourg, no 7757/77, décision de la Commission du 3 mars 1978, non publiée, A. et autres c. Pays-Bas, no 14209/88, décision de la Commission du 16 décembre 1988, DR 59, Andric c. Suède (déc.), no 45917/99, 23 février 1999, Čonka c. Belgique, no 51564/99, CEDH 2002-I, Davydov c. Estonie (déc.), no 16387/03, 31 mai 2005, Berisha et Haljiti c. ex‑République yougoslave de Macédoine (déc.), no 18670/03, CEDH 2005-VIII, Sultani c. France, no 45223/05, CEDH 2007-IV, Ghulami c. France (déc.), no 45302/05, 7 avril 2009, Dritsas et autres c. Italie (déc.), no 2344/02, 1er février 2011).

168. En revanche l’affaire Xhavara et autres c. Italie et Albanie ((déc.), no 39473/98, 11 janvier 2001) concernait des ressortissants albanais qui avaient tenté d’entrer clandestinement en Italie à bord d’un bateau albanais et qui avaient été interceptés par un navire de guerre italien à environ 35 milles marins des côtes italiennes. Le navire italien avait essayé de les empêcher de débarquer sur les côtes nationales, provoquant le décès de cinquante-huit personnes, parmi lesquelles les parents des requérants, à la suite d’une collision. Dans cette dernière affaire, les intéressés se plaignaient notamment du décret-loi no 60 de 1997, qui prévoyait l’expulsion immédiate des étrangers irréguliers, mesure contre laquelle seul un recours non suspensif pouvait être formé. Ils y voyaient une méconnaissance de la garantie offerte par l’article 4 du Protocole no 4. La Cour a rejeté ce grief pour incompatibilité ratione personae, la disposition interne contestée n’ayant pas été appliquée à leur cas, et ne s’est pas prononcée sur l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 au cas d’espèce.

169. Dès lors, dans la présente affaire, la Cour est appelée pour la première fois à examiner la question de l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 à un cas d’éloignement d’étrangers vers un Etat tiers effectué en dehors du territoire national. Il s’agit de rechercher si le transfert des requérants vers la Libye a constitué une « expulsion collective d’étrangers » au sens de la disposition litigieuse.

170. Pour interpréter les dispositions conventionnelles, la Cour s’inspire des articles 31 à 33 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (voir, par exemple, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 29, série A no 18, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 65, CEDH 2008, Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 62, CEDH 2008).

171. En application de la Convention de Vienne sur le droit des traités, la Cour doit établir le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés. Elle doit tenir compte du fait que la disposition en question fait partie d’un traité pour la protection effective des droits de l’homme, et que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005-X). La Cour doit également prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes (Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 150, CEDH 2005‑VI ; voir également l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne). La Cour peut aussi faire appel à des moyens complémentaires d’interprétation, notamment aux travaux préparatoires de la Convention, soit pour confirmer un sens déterminé conformément aux méthodes évoquées plus haut, soit pour en clarifier le sens lorsqu’il serait autrement ambigu, obscur ou manifestement absurde et déraisonnable (article 32 de la Convention de Vienne).

172. Le Gouvernement considère qu’un obstacle logique s’oppose à l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 à la présente espèce, à savoir le fait que les requérants ne se trouvaient pas sur le territoire national lors de leur transfert vers la Libye, mesure qui par conséquent ne saurait selon lui passer pour une « expulsion » au sens ordinaire du terme.

173. La Cour ne partage pas l’opinion du Gouvernement sur ce point. Elle note tout d’abord que si les affaires examinées jusqu’à présent concernaient des personnes qui se trouvaient déjà, à différents titres, sur le territoire du pays concerné, le libellé de l’article 4 du Protocole no 4 ne fait pas, en soi, obstacle à son application extraterritoriale. Il y a lieu d’observer en effet qu’aucune référence à la notion de « territoire » ne figure à l’article 4 du Protocole no 4, alors qu’au contraire le texte de l’article 3 du même Protocole évoque expressément la portée territoriale de l’interdiction d’expulser des nationaux. De même, l’article 1 du Protocole no 7 se réfère de façon explicite à la notion de territoire en matière de garanties procédurales en cas d’expulsion d’étrangers résidant régulièrement sur le territoire de l’Etat. Aux yeux de la Cour, cet élément textuel ne saurait être ignoré.

174. Les travaux préparatoires, quant à eux, ne sont pas explicites au sujet du champ d’application et de la portée de l’article 4 du Protocole no 4. En tout état de cause, il ressort du rapport explicatif relatif au Protocole no 4, rédigé en 1963, que pour le comité d’experts, l’article 4 devait formellement prohiber « les expulsions collectives du genre de celles qui se sont produites [dans un passé récent] ». Aussi était-il « entendu que l’adoption du présent article [de l’article 4] et de l’article 3, paragraphe 1, ne pourrait en aucune façon être interprétée comme étant de nature à légitimer les mesures d’expulsion collective prises dans le passé ». Dans le commentaire du projet, on peut lire que, selon le comité d’experts, les étrangers auxquels l’article se réfère ne sont pas seulement ceux résidant régulièrement sur le territoire, mais « tous ceux qui n’ont pas un droit actuel de nationalité dans l’Etat sans distinguer ni s’ils sont simplement de passage ou s’ils sont résidents ou domiciliés, ni s’ils sont des réfugiés ou s’ils sont entrés dans le pays de leur plein gré, ni s’ils sont apatrides ou possèdent une nationalité » (article 4 du projet définitif du comité, p. 505, § 34). Enfin, pour les rédacteurs du Protocole no 4, le mot « expulsion » devait être interprété « dans le sens générique que lui reconnaît le langage courant (chasser hors d’un endroit) ». Bien que cette dernière définition soit contenue dans la section relative à l’article 3 du Protocole no 4, la Cour considère qu’elle peut être appliquée également à l’article 4 du même Protocole. Il s’ensuit que les travaux préparatoires, eux non plus, ne s’opposent pas à une application extraterritoriale de l’article 4 du Protocole no 4.

175. Pour autant, la question demeure de savoir si une telle application se justifie. Pour y répondre, il convient de tenir compte du but et du sens de la disposition en cause, lesquels doivent eux-mêmes s’analyser à la lumière du principe, solidement ancré dans la jurisprudence de la Cour, selon lequel la Convention est un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions actuelles (voir, par exemple, Soering, précité, § 102, Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, série A no 45, X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, Recueil 1997-II, V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 72, CEDH 1999-IX, Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 39, CEDH 1999-I). En outre, il est essentiel que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH 2005-I, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 136, CEDH 2005-XI).

176. Or, une longue période s’est écoulée depuis la rédaction du Protocole no 4. Depuis cette époque, les flux migratoires en Europe n’ont cessé de s’intensifier, empruntant de plus en plus la voie maritime, si bien que l’interception de migrants en haute mer et leur renvoi vers les pays de transit ou d’origine font désormais partie du phénomène migratoire, dans la mesure où ils constituent pour les Etats des moyens de lutte contre l’immigration irrégulière.

Le contexte de crise économique ainsi que les récentes mutations sociales et politiques ayant touché tout particulièrement certaines régions d’Afrique et du Moyen Orient placent les Etats européens face à de nouveaux défis dans le domaine de la gestion de l’immigration.

177. La Cour a déjà relevé que d’après la jurisprudence bien établie de la Commission et de la Cour, le but de l’article 4 du Protocole no 4 est d’éviter que les Etats puissent éloigner un certain nombre d’étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant à la mesure prise par l’autorité compétente. Si donc l’article 4 du Protocole no 4 devait s’appliquer seulement aux expulsions collectives effectuées à partir du territoire national des Etats parties à la Convention, c’est une partie importante des phénomènes migratoires contemporains qui se trouverait soustraite à l’empire de cette disposition, nonobstant le fait que les agissements qu’elle entend interdire peuvent se produire en dehors du territoire national et notamment, comme en l’espèce, en haute mer. L’article 4 se verrait ainsi privé d’effet utile à l’égard de ces phénomènes, qui tendent pourtant à se multiplier. Cela aurait pour conséquence que des migrants ayant emprunté la voie maritime, souvent au péril leur vie, et qui ne sont pas parvenus à atteindre les frontières d’un Etat, n’auraient pas droit à un examen de leur situation personnelle avant d’être expulsés, contrairement à ceux qui ont emprunté la voie terrestre.

178. Pour autant, il est clair que, de même que la notion de « juridiction » est principalement territoriale et qu’elle est présumée s’exercer sur le territoire national des Etats (paragraphe 71 ci-dessus), la notion d’expulsion est, elle aussi, principalement territoriale, en ce sens que les expulsions se font le plus souvent depuis le territoire national. Là où toutefois, comme en l’espèce, elle a reconnu qu’un Etat contractant avait exercé, à titre exceptionnel, sa juridiction en dehors de son territoire national, la Cour ne voit pas d’obstacle à accepter que l’exercice de la juridiction extraterritoriale de cet Etat a pris la forme d’une expulsion collective. Conclure autrement, et accorder à cette dernière notion une portée strictement territoriale, entraînerait une distorsion entre le champ d’application de la Convention en tant que telle et celui de l’article 4 du Protocole no 4, ce qui contredirait le principe selon lequel la Convention doit s’interpréter comme un tout. D’ailleurs, s’agissant de l’exercice par un Etat de sa juridiction en haute mer, la Cour a déjà affirmé que la spécificité du contexte maritime ne saurait aboutir à la consécration d’un espace de non-droit au sein duquel les individus ne relèveraient d’aucun régime juridique susceptible de leur accorder la jouissance des droits et garanties prévus par la Convention et que les Etats se sont engagés à reconnaître aux personnes placées sous leur juridiction (Medvedyev et autres, précité, § 81).

179. Les considérations ci-dessus ne remettent pas en cause le droit dont disposent les Etats d’établir souverainement leurs politiques d’immigration. Il importe toutefois de souligner que les difficultés dans la gestion des flux migratoires ne peuvent justifier le recours, de la part des Etats, à des pratiques qui seraient incompatibles avec leurs obligations conventionnelles. La Cour réaffirme à cet égard que l’interprétation des normes conventionnelles doit se faire au regard du principe de la bonne foi et de l’objet et du but du traité ainsi que de la règle de l’effet utile (Mamatkoulov et Askarov, précité, § 123).

180. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que les éloignements d’étrangers effectués dans le cadre d’interceptions en haute mer par les autorités d’un Etat dans l’exercice de leurs prérogatives de puissance publique, et qui ont pour effet d’empêcher les migrants de rejoindre les frontières de l’Etat, voire de les refouler vers un autre Etat, constituent un exercice de leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention, qui engage la responsabilité de l’Etat en question sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 4.

181. En l’espèce, la Cour estime que l’opération ayant conduit au transfert des requérants vers la Libye a été menée par les autorités italiennes dans le but d’empêcher les débarquements de migrants irréguliers sur les côtes nationales. A cet égard, elle attache un poids particulier aux déclarations livrées après les faits par le ministre de l’Intérieur à la presse nationale et au Sénat de la République, dans lesquelles il a expliqué l’importance des renvois en haute mer pour la lutte contre l’immigration clandestine et souligné la diminution importante des débarquements due aux opérations menées au cours du mois de mai 2009 (paragraphe 13 ci-dessus).

182. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement et considère que l’article 4 du Protocole no 4 trouve à s’appliquer en l’espèce.

2. Sur le fond

183. La Cour observe qu’à ce jour, l’affaire Čonka, précitée, est la seule où elle a constaté une violation de l’article 4 du Protocole no 4. Dans l’examen de cette affaire, afin d’évaluer l’existence d’une expulsion collective, elle a examiné les circonstances de l’espèce et vérifié si les décisions d’éloignement avaient pris en considération la situation particulière des individus concernés. La Cour a alors déclaré (§§ 61-63) :

« La Cour note toutefois que les mesures de détention et d’éloignement litigieuses ont été prises en exécution d’un ordre de quitter le territoire daté du 29 septembre 1999, lequel était fondé uniquement sur l’article 7, alinéa 1, 2o, de la loi sur les étrangers, sans autre référence à la situation personnelle des intéressés que le fait que leur séjour en Belgique excédait trois mois. En particulier, le document ne faisait aucune référence à la demande d’asile des requérants ni aux décisions des 3 mars et 18 juin 1999 intervenues en la matière. Certes, ces décisions étaient, elles aussi, accompagnées d’un ordre de quitter le territoire, mais à lui seul, celui-ci n’autorisait pas l’arrestation des requérants. Celle-ci a donc été ordonnée pour la première fois par une décision du 29 septembre 1999, sur un fondement légal étranger à leur demande d’asile, mais suffisant néanmoins pour entraîner la mise en œuvre des mesures critiquées. Dans ces conditions, et au vu du grand nombre de personnes de même origine ayant connu le même sort que les requérants, la Cour estime que le procédé suivi n’est pas de nature à exclure tout doute sur le caractère collectif de l’expulsion critiquée.

Ces doutes se trouvent renforcés par un ensemble de circonstances telles que le fait que préalablement à l’opération litigieuse les instances politiques responsables avaient annoncé des opérations de ce genre et donné des instructions à l’administration compétente en vue de leur réalisation (...) ; que tous les intéressés ont été convoqués simultanément au commissariat ; que les ordres de quitter le territoire et d’arrestation qui leur ont été remis présentaient un libellé identique ; qu’il était très difficile pour les intéressés de prendre contact avec un avocat ; enfin, que la procédure d’asile n’était pas encore terminée.

Bref, à aucun stade de la période allant de la convocation des intéressés au commissariat à leur expulsion, la procédure suivie n’offrait des garanties suffisantes attestant d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées (...) »

184. Dans leur jurisprudence, les organes de la Convention ont par ailleurs précisé que le fait que plusieurs étrangers fassent l’objet de décisions semblables ne permet pas en soi de conclure à l’existence d’une expulsion collective lorsque chaque intéressé a pu individuellement exposer devant les autorités compétentes les arguments qui s’opposaient à son expulsion (K.G. c. R.F.A, décision précitée, Andric, décision précitée, Sultani, précité, § 81). Enfin, la Cour a jugé qu’il n’y a pas violation de l’article 4 du Protocole no 4 si l’absence de décision individuelle d’éloignement est la conséquence du comportement fautif des personnes intéressées (Berisha et Haljiti, décision précitée, et Dritsas et autres, décision précitée).

185. En l’espèce, la Cour ne peut que constater que le transfert des requérants vers la Libye a été exécuté en l’absence de toute forme d’examen de la situation individuelle de chaque requérant. Il est incontesté que les requérants n’ont fait l’objet d’aucune procédure d’identification de la part des autorités italiennes, lesquelles se sont bornées à faire monter l’ensemble des migrants interceptés sur les navires militaires et à les débarquer sur les côtes libyennes. De plus, la Cour relève que le personnel à bord des navires militaires n’était pas formé pour mener des entretiens individuels et n’était pas assisté d’interprètes et de conseils juridiques.

Cela suffit à la Cour pour exclure l’existence de garanties suffisantes attestant une prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées.

186. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que l’éloignement des requérants a eu un caractère collectif contraire à l’article 4 du Protocole no 4. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 3 DE LA CONVENTION ET 4 DU PROTOCOLE No 4

187. Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié en droit italien d’un recours effectif pour formuler leurs griefs tirés des articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4. Ils invoquent l’article 13 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Thèses des parties

1. Les requérants

188. Les requérants affirment que les interceptions de personnes en haute mer menées par l’Italie ne sont pas prévues par la loi et sont soustraites à tout contrôle de légalité par une autorité nationale. Pour cette raison, ils auraient été privés de toute possibilité de présenter un recours contre leur refoulement en Libye et d’alléguer la violation des articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4.

189. Les intéressés soutiennent qu’aucune des exigences d’effectivité des recours prévues par la jurisprudence de la Cour n’a été respectée par les autorités italiennes, lesquelles n’auraient même pas procédé à l’identification des migrants interceptés et n’auraient prêté aucune attention à leurs demandes de protection. Par ailleurs, même à supposer qu’ils aient eu la possibilité de s’adresser aux militaires pour demander l’asile, ils n’auraient pas pu bénéficier des garanties procédurales prévues par la loi italienne, tel l’accès à une instance judiciaire, pour la simple raison qu’ils se trouvaient à bord de navires.

190. Les requérants estiment que l’exercice de la souveraineté territoriale en matière de politique de l’immigration ne doit en aucun cas entraîner le non-respect des obligations que la Convention impose aux Etats, parmi lesquelles figure celle de garantir le droit à un recours effectif devant une instance nationale à toute personne relevant de leur juridiction.

2. Le Gouvernement

191. Le Gouvernement plaide que les circonstances de l’espèce, dès lors qu’elles se sont déroulées à bord de navires, ne permettaient pas de garantir aux requérants le droit d’accès à une instance nationale.

192. Lors de l’audience devant la Grande Chambre, il a soutenu que les requérants auraient dû saisir les juridictions nationales afin d’obtenir la reconnaissance et, le cas échéant, le redressement des violations alléguées de la Convention. Selon le Gouvernement, le système judiciaire national aurait permis de constater l’éventuelle responsabilité des militaires qui ont secouru les requérants, tant au regard du droit national que du droit international.

Le Gouvernement maintient que les requérants auxquels le HCR a reconnu le statut de réfugiés ont le loisir d’entrer à tout moment sur le territoire italien et d’exercer leurs droits conventionnels, y compris celui de saisir les autorités judiciaires.

3. Les tiers intervenants

193. Le HCR affirme que le principe de non-refoulement implique pour les Etats des obligations procédurales. Par ailleurs, le droit d’accès à une procédure d’asile effective et diligentée par une autorité compétente serait d’autant plus crucial qu’il s’agit de flux migratoires « mixtes », dans le cadre desquels les demandeurs d’asile potentiels doivent être individualisés et distingués des autres migrants.

194. AIRE Centre, Amnesty International et la FIDH considèrent que les individus refoulés à la suite d’une interception en haute mer n’ont accès à aucun recours dans l’Etat contractant responsable de l’opération, et encore moins à une voie de recours susceptible de satisfaire aux exigences de l’article 13 de la Convention. Les intéressés ne disposeraient d’aucune possibilité adéquate ni des soutiens nécessaires, notamment l’assistance d’un interprète, qui leur permettraient d’exposer les raisons militant contre leur refoulement, sans parler d’un examen dont la rigueur satisferait aux exigences de la Convention. Les parties intervenantes estiment que, lorsque les Parties contractantes à la Convention sont impliquées dans des interceptions en mer débouchant sur un refoulement, il leur incombe de s’assurer que chacune des personnes concernées dispose d’une possibilité effective de contester son renvoi à la lumière des droits garantis par la Convention et d’obtenir un examen de sa demande avant que le refoulement ne soit exécuté.

Les parties intervenantes considèrent que l’absence d’un recours permettant d’identifier les requérants et d’apprécier individuellement leurs demandes de protection ainsi que leurs besoins constitue une omission grave, tout comme le défaut de toute investigation de suivi pour s’assurer du sort des personnes renvoyées.

195. La Columbia Law School Human Rights Clinic fait valoir que le droit international des droits de l’homme et des réfugiés exige tout d’abord que l’Etat informe les migrants de leur droit à la protection. Le devoir d’information serait indispensable pour rendre effective l’obligation de l’Etat d’identifier les personnes qui, parmi les individus interceptés, ont besoin d’une protection internationale. Ce devoir serait particulièrement important en cas d’interception en mer, du fait que les personnes concernées connaîtraient rarement le droit national et n’auraient pas accès à un interprète ou à un conseil juridique. Ensuite, chaque personne devrait être entendue par les autorités nationales et obtenir une décision individuelle relativement à sa demande.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

196. La Cour rappelle avoir joint à l’examen du bien-fondé des griefs tirés de l’article 13 de la Convention l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement lors de l’audience devant la Grande Chambre (paragraphe 62 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour considère que cette partie de la requête pose des questions de droit et de fait complexes qui ne peuvent être tranchées qu’après un examen au fond ; il s’ensuit que celle-ci n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’ayant été relevé, il y a lieu de la déclarer recevable.

2. Sur le fond

a) Les principes généraux

197. L’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne permettant d’examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit. L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (voir, parmi beaucoup d’autres, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI).

198. Il ressort de la jurisprudence que le grief d’une personne selon lequel son renvoi vers un Etat tiers l’exposerait à des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention « doit impérativement faire l’objet d’un contrôle attentif par une « instance nationale » (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005-III, et voir aussi Jabari, précité, § 39). Ce principe a conduit la Cour à juger que la notion de « recours effectif » au sens de l’article 13 combiné avec l’article 3 requiert, d’une part, « un examen indépendant et rigoureux » de tout grief soulevé par une personne se trouvant dans une telle situation, aux termes duquel « il existe des motifs sérieux de croire à l’existence d’un risque réel de traitements contraires à l’article 3 » et, d’autre part, « la possibilité de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse » (arrêts précités, § 460 et § 50 respectivement).

199. En outre, dans l’arrêt Čonka (précité, §§ 79 et suivants) la Cour a précisé, sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 4 du Protocole no 4, qu’un recours ne répond pas aux exigences du premier s’il n’a pas d’effet suspensif. Elle a notamment souligné (§ 79) :

« La Cour considère que l’effectivité des recours exigés par l’article 13 suppose qu’ils puissent empêcher l’exécution des mesures contraires à la Convention et dont les conséquences sont potentiellement irréversibles (...) En conséquence, l’article 13 s’oppose à ce que pareilles mesures soient exécutées avant même l’issue de l’examen par les autorités nationales de leur compatibilité avec la Convention. Toutefois, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait l’article 13 (...) »

200. Compte tenu de l’importance de l’article 3 de la Convention et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements, la Cour a jugé que le critère de l’effet suspensif devait s’appliquer également dans le cas où un Etat partie déciderait de renvoyer un étranger vers un Etat où il y a des motifs sérieux de croire qu’il courrait un risque de cette nature (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 66, CEDH 2007-II, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 293).

b) Application en l’espèce

201. La Cour vient de conclure que le renvoi des requérants vers la Libye s’analysait en une violation des articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4. Les griefs soulevés par les requérants sur ces points sont dès lors « défendables » aux fins de l’article 13 de la Convention.

202. La Cour a constaté que les requérants n’ont eu accès à aucune procédure tendant à leur identification et à la vérification de leurs situations personnelles avant l’exécution de leur éloignement vers la Libye (paragraphe 185 ci-dessus). Le Gouvernement admet que de telles procédures n’étaient pas envisageables à bord des navires militaires sur lesquels on a fait embarquer les intéressés. Le personnel à bord ne comptait d’ailleurs ni interprètes ni conseils juridiques.

203. La Cour observe que les requérants allèguent n’avoir reçu aucune information de la part des militaires italiens, lesquels leur auraient fait croire qu’ils étaient dirigés vers l’Italie et ne les auraient pas renseignés quant à la procédure à suivre pour empêcher leur renvoi en Libye.

Dans la mesure où cette circonstance est contestée par le Gouvernement, la Cour attache un poids particulier à la version des requérants, car elle est corroborée par les nombreux témoignages recueillis par le HCR, le CPT et Human Rights Watch.

204. Or, la Cour a déjà affirmé que le défaut d’information constitue un obstacle majeur à l’accès aux procédures d’asile (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 304). Elle réitère ici l’importance de garantir aux personnes concernées par une mesure d’éloignement, mesure dont les conséquences sont potentiellement irréversibles, le droit d’obtenir des informations suffisantes leur permettant d’avoir un accès effectif aux procédures et d’étayer leurs griefs.

205. Compte tenu des circonstances de la présente espèce, la Cour estime que les requérants ont été privés de toute voie de recours qui leur eût permis de soumettre à une autorité compétente leurs griefs tirés des articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4 et d’obtenir un contrôle attentif et rigoureux de leurs demandes avant que la mesure d’éloignement ne soit mise à exécution.

206. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants auraient dû se prévaloir de la possibilité de saisir le juge pénal italien une fois arrivés en Libye, la Cour ne peut que constater que, même si une telle voie de recours est accessible en pratique, un recours pénal diligenté à l’encontre des militaires qui se trouvaient à bord des navires de l’armée ne remplit manifestement pas les exigences de l’article 13 de la Convention, dans la mesure où il ne satisfait pas au critère de l’effet suspensif consacré par l’arrêt Čonka, précité. La Cour rappelle que l’exigence, découlant de l’article 13, de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse ne peut être envisagée de manière accessoire (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 388).

207. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4. Il s’ensuit que l’on ne saurait reprocher aux requérants de ne pas avoir correctement épuisé les voies de recours internes et que l’exception préliminaire du Gouvernement (paragraphe 62 ci-dessus) est rejetée.

VI. SUR LES ARTICLES 46 ET 41 DE LA CONVENTION

A. Sur l’article 46 de la Convention

208. Aux termes de cette disposition :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »

209. En vertu de l’article 46 de la Convention, les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que, lorsque la Cour constate une violation, l’Etat défendeur a l’obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées au titre de la satisfaction équitable prévue par l’article 41, mais aussi d’adopter les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles nécessaires. Les arrêts de la Cour ayant une nature essentiellement déclaratoire, l’Etat défendeur demeure libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour. Cependant, dans certaines situations particulières, il est arrivé que la Cour ait estimé utile d’indiquer à un Etat défendeur le type de mesures à prendre pour mettre un terme à la situation – souvent structurelle – qui avait donné lieu à un constat de violation (voir, par exemple, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV, et Popov c. Russie, no 26853/04, § 263, 13 juillet 2006). Parfois même, la nature de la violation constatée ne laisse pas de choix quant aux mesures à prendre (Assanidzé, précité, § 198, Alexanian c. Russie, no 46468/06, § 239, 22 décembre 2008, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, §§ 85 et 88, CEDH 2009).

210. En l’espèce, la Cour juge nécessaire d’indiquer les mesures individuelles qui s’imposent dans le cadre de l’exécution du présent arrêt, sans préjudice des mesures générales requises pour prévenir d’autres violations similaires à l’avenir (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 400).

211. La Cour a constaté, entre autres, que le transfert des requérants les a exposés au risque de subir des mauvais traitements en Libye et d’être rapatriés vers la Somalie et l’Erythrée de façon arbitraire. Eu égard aux circonstances de l’affaire, la Cour considère qu’il incombe au gouvernement italien d’entreprendre toutes les démarches possibles pour obtenir des autorités libyennes l’assurance que les requérants ne seront ni soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention ni rapatriés arbitrairement.

B. Sur l’article 41 de la Convention

212. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

213. Les requérants réclament 15 000 euros (EUR) chacun au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.

214. Le Gouvernement s’oppose à cette demande, en soulignant que la vie des requérants a été sauvée grâce à l’intervention des autorités italiennes.

215. La Cour estime que les requérants ont dû éprouver une détresse certaine, qui ne saurait être réparée par les seuls constats de violation. Eu égard à la nature des violations constatées en l’espèce, elle juge équitable de faire droit à la demande des requérants et alloue à chacun d’eux 15 000 EUR à titre de réparation du dommage moral. Les représentants des requérants détiendront en fiducie les montants ainsi octroyés aux intéressés.

C. Frais et dépens

216. Les requérants sollicitent également 1 575,74 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

217. Le Gouvernement s’oppose à cette demande.

218. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme demandée pour la procédure devant la Cour et l’accorde aux requérants.

D. Intérêts moratoires

219. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Décide, par treize voix contre quatre, de rayer du rôle la requête en tant qu’elle concerne M. Mohamed Abukar Mohamed et M. Hasan Shariff Abbirahman ;

2. Décide, à l’unanimité, de ne pas rayer du rôle la requête en tant qu’elle concerne les autres requérants ;

3. Dit, à l’unanimité, que les requérants relevaient de la juridiction de l’Italie au sens de l’article 1 de la Convention ;

4. Joint au fond, à l’unanimité, les exceptions du Gouvernement tirées du non-épuisement des voies de recours internes et du défaut de qualité de victime des requérants ;

5. Déclare, à l’unanimité, recevables les griefs tirés de l’article 3 de la Convention ;

6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention du fait que les requérants ont été exposés au risque de subir des mauvais traitements en Libye et rejette l’exception du Gouvernement tirée du défaut de qualité de victime des requérants ;

7. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention du fait que les requérants ont été exposés au risque d’être rapatriés en Somalie et en Erythrée ;

8. Déclare, à l’unanimité, recevable le grief tiré de l’article 4 du Protocole no 4 ;

9. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 4 ;

10. Déclare, à l’unanimité, recevable le grief tiré de l’article 13 combiné avec les articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4 ;

11. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention et de l’article 13 combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 et rejette l’exception du Gouvernement tirée du non‑épuisement des voies de recours internes ;

12. Dit, à l’unanimité,

a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes :

i. 15 000 EUR (quinze mille euros) chacun, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, lesquels montants seront détenus en fiducie pour les requérants par leurs représentants,

ii. la somme globale de 1 575,74 EUR (mille cinq cent soixante-quinze euros soixante-quatorze centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique, au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 23 février 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Michael O’BoyleNicolas Bratza Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque.

N.B.
M.O’B.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE
PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

L’affaire Hirsi Jamaa porte, d’une part, sur la protection internationale des réfugiés et, d’autre part, sur la compatibilité des politiques en matière d’immigration et de contrôle des frontières avec le droit international. La question fondamentale qui se pose en l’espèce est de savoir comment l’Europe doit reconnaître aux réfugiés « le droit d’avoir des droits », pour reprendre les termes de Hannah Arendt[1]. La réponse à ces problèmes politiques extrêmement sensibles se trouve à l’intersection entre le droit international des droits de l’homme et le droit international des réfugiés. Bien que je souscrive à l’arrêt de la Grande Chambre, je souhaite analyser l’affaire dans le cadre d’une approche de principe complète et tenant compte du lien intrinsèque qui existe entre ces deux branches du droit international.

L’interdiction de refouler les réfugiés

L’interdiction de refouler les réfugiés est inscrite dans le droit international des réfugiés (article 33 de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés (1951) et article 2 § 3 de la Convention de l’Organisation de l’unité africaine régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique (1969) (« la Convention de l’OUA »)), ainsi que dans le droit universel des droits de l’homme (article 3 de la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (1984) et article 16 § 1 de la Convention internationale des Nations unies pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (2006)) et dans le droit régional des droits de l’homme (article 22 § 8 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (1969), article 12 § 3 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (1981), article 13 § 4 de la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture (1985) et article 19 § 2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000)). Si la Convention européenne des droits de l’homme ne contient pas une interdiction explicite du refoulement, ce principe a toutefois été admis par la Cour comme allant au-delà de la garantie similaire prévue par le droit international des réfugiés.

En vertu de la Convention européenne, un réfugié ne peut être refoulé ni vers son pays d’origine ni vers un quelconque autre pays où il risque de subir un préjudice grave causé par une personne ou une entité, publique ou privée, identifiée ou non. L’acte de refouler peut consister en une expulsion, une extradition, une déportation, un éloignement, un transfert officieux, une « restitution », un rejet, un refus d’admission ou toute autre mesure ayant pour résultat d’obliger la personne concernée à rester dans son pays d’origine. Le risque de préjudice grave peut découler d’une agression extérieure, d’un conflit armé interne, d’une exécution extrajudiciaire, d’une disparition forcée, de la peine capitale, de la torture, d’un traitement inhumain ou dégradant, du travail forcé, de la traite des êtres humains, de la persécution, d’un procès basé sur une loi pénale rétroactive ou sur des preuves obtenues au moyen de la torture ou d’un traitement inhumain et dégradant, ou d’une « violation flagrante » de l’essence de tout droit garanti par la Convention dans l’Etat d’accueil (refoulement direct) ou de la remise ultérieure de l’intéressé par l’Etat d’accueil à un Etat tiers au sein duquel un tel risque existe (refoulement indirect)[2].

En fait, l’obligation de non-refoulement peut être déclenchée par un manquement ou un risque de manquement à l’essence de n’importe quel droit garanti par la Convention européenne, tels le droit à la vie, le droit à l’intégrité physique ou son corollaire, l’interdiction de la torture et des mauvais traitements[3], ou par la « violation flagrante » du droit à un procès équitable[4], du droit à la liberté[5], du droit à la vie privée[6] ou de tout autre droit garanti par la Convention[7].

Ce principe s’applique aussi au droit universel des droits de l’homme, à la lumière de la Convention contre la torture[8], de la Convention relative aux droits de l’enfant[9] et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[10]. Dans le même esprit, l’Assemblée générale des Nations unies a déclaré que « [n]ul ne sera envoyé ou extradé de force à destination d’un pays lorsqu’il y aura des raisons valables de craindre qu’il soit victime d’une exécution extrajudiciaire, arbitraire ou sommaire dans ce pays »[11] et que « [a]ucun Etat n’expulse, ne refoule, ni n’extrade une personne vers un autre Etat s’il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être victime d’une disparition forcée dans cet autre Etat »[12].

Bien que la notion de réfugié contenue à l’article 33 de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés soit moins étendue que celle relevant du droit international des droits de l’homme, le droit international des réfugiés a évolué en assimilant la norme de protection plus large des droits de l’homme, étendant ainsi la notion de réfugiés issue de la Convention (improprement appelés réfugiés de jure) à d’autres individus ayant besoin d’une protection internationale complémentaire (improprement appelés réfugiés de facto). Les meilleurs exemples de cette évolution sont fournis par l’article I § 2 de la Convention de l’OUA, l’article III § 3 de la Déclaration de Carthagène de 1984 sur les réfugiés, l’article 15 de la Directive 2004/83/EC du Conseil de l’Union européenne du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, ainsi que la Recommandation Rec (2001) 18 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe relative à la protection subsidiaire.

Quoi qu’il en soit, ni le droit international des réfugiés ni le droit international des droits de l’homme ne font de distinction entre le régime applicable aux réfugiés et le régime applicable aux personnes bénéficiant d’une protection complémentaire. La teneur de la protection internationale, notamment la garantie du non-refoulement, est strictement la même pour les deux catégories d’individus[13]. Il n’y a aucune raison légitime d’offrir aux « réfugiés de jure » une meilleure protection qu’aux « réfugiés de facto », car tous ont en commun un même besoin de protection internationale. Toute différence de traitement entraînerait la création d’une seconde classe de réfugiés, soumise à un régime discriminatoire. La même conclusion vaut pour les situations d’afflux massif de réfugiés. Les groupes de réfugiés ne peuvent se voir appliquer un statut amoindri en raison d’une exception au « véritable » statut de réfugié qui serait « inhérente » à une situation d’afflux massif. Offrir une protection subsidiaire moindre (impliquant par exemple des droits moins étendus en matière d’accès au permis de séjour, à l’emploi, à la protection sociale et aux soins de santé) aux personnes arrivant dans le cadre d’un afflux massif constituerait une discrimination injustifiée.

Un individu ne devient pas un réfugié parce qu’il est reconnu comme tel, mais est reconnu comme tel parce qu’il est un réfugié[14]. L’octroi du statut de réfugié étant purement déclaratoire, le principe de non-refoulement s’applique à ceux qui n’ont pas encore vu déclarer leur statut (les demandeurs d’asile), et même à ceux qui n’ont pas exprimé leur souhait d’être protégés. En conséquence, ni l’absence d’une demande explicite d’asile ni le fait qu’une demande d’asile ne soit pas étayée par des éléments suffisants ne peuvent exonérer l’Etat concerné de l’obligation de non‑refoulement vis-à-vis de tout étranger ayant besoin d’une protection internationale. Aucune conclusion négative automatique ne peut être tirée de l’absence de demande d’asile ou d’éléments suffisants pour étayer une telle demande, dès lors que l’Etat a l’obligation d’enquêter d’office sur toute situation de besoin de protection internationale, en particulier lorsque, comme l’a souligné la Cour, les faits qui constituent le risque pour le requérant « étaient notoires [avant le transfert de celui-ci] et faciles à vérifier à partir d’un grand nombre de sources »[15].

Bien que l’obligation garantie par la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés comporte des exceptions touchant à la sécurité du pays et à la sûreté publique, aucune exception de ce type n’existe dans le droit européen des droits de l’homme[16] ni dans le droit universel des droits de l’homme[17] : il n’y a pas de limites personnelles, temporelles ou spatiales à son application. Ainsi, cette obligation s’applique même dans les circonstances exceptionnelles, y compris lorsque l’état d’urgence a été déclaré.

La détermination du statut de réfugié constituant un instrument pour la protection des droits de l’homme essentiels, la nature de l’interdiction du refoulement dépend de la nature du droit fondamental ainsi protégé. Lorsqu’il existe un risque de préjudice grave découlant d’une agression extérieure, d’un conflit armé interne, d’une exécution extrajudiciaire, d’une disparition forcée, de la peine capitale, de la torture, d’un traitement inhumain ou dégradant, du travail forcé, de la traite des êtres humains, de la persécution, d’un procès basé sur une loi pénale rétroactive ou sur des preuves obtenues au moyen de la torture ou d’un traitement inhumain et dégradant dans l’Etat d’accueil, l’obligation de non-refoulement constitue une obligation absolue pour tous les Etats. Face à un risque de violation de n’importe quel droit garanti par la Convention européenne (autre que le droit à la vie et à l’intégrité physique et le principe de légalité en droit pénal) dans le pays d’accueil, l’Etat a la possibilité de déroger à son devoir d’offrir une protection internationale, en fonction de l’appréciation de la proportionnalité des valeurs concurrentes en jeu. Il existe toutefois une exception à ce test de proportionnalité : lorsque le risque de violation de n’importe quel droit garanti par la Convention européenne (autre que le droit à la vie et à l’intégrité physique et le principe de légalité en droit pénal) dans le pays d’accueil est « flagrant » et que l’essence même de ce droit se trouve en jeu, alors l’Etat est inévitablement lié par l’obligation de non-refoulement.

Dotée de ce contenu et de ce prolongement, l’interdiction du refoulement constitue un principe de droit international coutumier qui lie tous les Etats, y compris ceux qui ne sont pas parties à la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés ou à aucun autre traité de protection des réfugiés. C’est de plus une règle de jus cogens : elle ne souffre aucune dérogation et est impérative, puisqu’elle ne peut faire l’objet d’aucune réserve (article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, article 42 § 1 de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés et article VII § 1 du Protocole relatif au statut des réfugiés de 1967).

Telle est aujourd’hui la position qui prévaut également en droit international des réfugiés[18].

Ainsi, les exceptions prévues à l’article 33 § 2 de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés ne sauraient être invoquées à l’égard des droits de l’homme essentiels qui ne souffrent aucune dérogation (le droit à la vie et à l’intégrité physique et le principe de légalité en droit pénal). De plus, un individu qui relève de l’article 33 § 2 de ladite convention n’en bénéficiera pas moins de la protection offerte par des dispositions de droit international des droits de l’homme plus généreuses, comme la Convention européenne des droits de l’homme. Les exceptions en question peuvent uniquement être appliquées par les Etats parties à la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés qui n’ont pas ratifié de traité plus généreux aux droits de l’homme essentiels auxquels on peut déroger. Encore faut-il, dans ce cas, que les exceptions soient interprétées de manière restrictive et appliquées seulement si les circonstances particulières de l’affaire et les caractéristiques propres à l’intéressé montrent que celui-ci présente un danger pour la communauté ou la sécurité du pays[19].

L’interdiction du refoulement ne se limite pas au territoire d’un Etat, mais s’étend aux actions extraterritoriales de celui-ci, notamment aux opérations menées en haute mer. Cela vaut en vertu du droit international des réfugiés, tel qu’interprété par la Commission interaméricaine des droits de l’homme[20], le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR)[21], l’Assemblée générale des Nations unies[22] et la Chambre des lords[23], et en vertu du droit universel des droits de l’homme, tel qu’appliqué par le Comité des Nations unies contre la torture[24] et le Comité des droits de l’homme des Nations unies[25].

Des spécialistes renommés du droit international ont adopté cette approche[26].

Le fait que certaines juridictions suprêmes, telles la Cour suprême des Etats-Unis[27] et la Cour suprême d’Australie[28], soient parvenues à des conclusions différentes n’est guère décisif.

Il est vrai que la déclaration du délégué suisse lors de la conférence des plénipotentiaires, selon laquelle l’interdiction du refoulement ne s’appliquait pas aux réfugiés arrivant à la frontière, fut approuvée par d’autres délégués, notamment le délégué néerlandais, lequel releva que la conférence était en accord avec cette interprétation[29]. Il est vrai également que l’article 33 § 2 de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés exclut de l’interdiction du refoulement le réfugié qui constitue un danger pour la sécurité du pays « où il se trouve », et que les réfugiés en haute mer ne se trouvent dans aucun pays. L’on pourrait être tenté d’interpréter l’article 33 § 1 comme contenant une restriction territoriale similaire. Si l’interdiction du refoulement s’appliquait en haute mer, cela aurait pour effet de créer un régime spécial pour les étrangers dangereux en haute mer, lesquels bénéficieraient de l’interdiction contrairement aux étrangers dangereux résidant dans le pays.

A mes yeux, avec tout le respect que je dois à la Cour suprême des Etats‑Unis, l’interprétation de celle-ci contredit le sens littéral et ordinaire des termes de l’article 33 de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés et s’écarte des règles communes concernant l’interprétation d’un traité. Selon l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, une disposition d’un traité doit être interprétée suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Lorsque le sens d’un traité ressort clairement de son texte lu à la lumière de sa lettre, de son but et de son objet, les sources complémentaires telles que les travaux préparatoires sont inutiles[30]. La source complémentaire historique est d’autant moins nécessaire qu’elle manque elle-même de clarté, comme en l’occurrence : le comité spécial chargé de la rédaction de la Convention a défendu l’idée que l’obligation de non-refoulement s’étendait aux réfugiés non encore arrivés sur le territoire[31] ; le représentant des Etats-Unis a déclaré au cours de l’élaboration de l’article 33 qu’il importait peu que le réfugié ait franchi ou non la frontière[32] ; le représentant néerlandais a formulé sa réserve uniquement au sujet des « grands groupes de réfugiés cherchant à accéder au territoire », et le président de la conférence des plénipotentiaires a simplement « décidé qu’il conv[enait] de prendre acte de l’interprétation livrée par le délégué des Pays-Bas » suivant laquelle l’hypothèse de migrations massives à travers les frontières échappait à l’article 33[33].

Contrairement à l’applicabilité d’autres dispositions de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés, celle de l’article 33 § 1 ne dépend pas de la présence d’un réfugié sur le territoire d’un Etat. La seule restriction géographique prévue à l’article 33 § 1 a trait au pays vers lequel un réfugié peut être envoyé, et non à l’endroit d’où il est envoyé. De plus, le terme français de « refoulement » englobe l’éloignement, le transfert, le rejet ou la non-admission d’une personne[34]. L’utilisation délibérée du terme français dans la version anglaise n’a pas d’autre signification possible que celle de souligner l’équivalence linguistique entre le verbe return et le verbe refouler. En outre, le préambule de la Convention énonce que celle-ci vise à « assurer [aux réfugiés] l’exercice le plus large possible des droits de l’homme et des libertés fondamentales », objectif qui se reflète dans le texte même de l’article 33, à travers l’expression claire « de quelque manière que ce soit », qui englobe tout type d’action de l’Etat visant à expulser, extrader ou éloigner un étranger qui a besoin d’une protection internationale. Enfin, on ne saurait tirer de la référence territoriale contenue à l’article 33 § 2 (« pays où il se trouve ») aucun argument militant pour le rejet de l’application extraterritoriale de l’article 33 § 1, car le paragraphe 2 de l’article 33 prévoit simplement une exception à la règle formulée au paragraphe 1. Le champ d’application d’une règle profitant aux réfugiés ne saurait être limité par une référence territoriale figurant dans l’exception à la règle. Un tel « débordement » de l’exception défavorable sur la règle favorable serait inacceptable.

L’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités énonce qu’une disposition d’un traité doit être interprétée de bonne foi. Il est admis que la bonne foi n’est pas en soi une source d’obligation quand il n’en existerait pas autrement[35] ; elle fournit cependant un outil précieux pour définir la portée des obligations existantes, en particulier face aux actions et omissions d’un Etat qui ont pour effet de contourner des obligations conventionnelles[36]. Un Etat manque de bonne foi dans l’application d’un traité non seulement lorsqu’il enfreint, par action ou par omission, les obligations découlant du traité, mais aussi lorsqu’il fait échec aux obligations acceptées par lui en entravant le fonctionnement normal d’une garantie découlant d’un traité. Faire obstacle par la force au mécanisme qui déclenche l’application d’une obligation conventionnelle revient à faire entrave au traité lui-même, ce qui est contraire au principe de bonne foi (critère de l’obstruction). Un Etat manque également de bonne foi lorsqu’il adopte à l’extérieur de son territoire une conduite qui à l’intérieur serait inacceptable compte tenu de ses obligations conventionnelles (critère du « double standard »). Une politique de « double standard » fondée sur l’endroit où elle est appliquée porte atteinte à l’obligation conventionnelle à laquelle est tenu l’Etat en question. L’application de ces deux critères amène à conclure au caractère inacceptable des opérations de renvoi effectuées en haute mer sans aucune évaluation des besoins individuels de protection internationale[37].

Un dernier obstacle à l’interdiction du refoulement a trait au territoire d’origine du demandeur d’asile. La Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés exige que l’intéressé se trouve en dehors de son pays d’origine, ce qui paraît incompatible avec l’asile diplomatique, du moins si l’on interprète cette notion conformément au raisonnement prudent tenu par la Cour internationale de justice dans l’Affaire du droit d’asile[38]. Le droit de demander l’asile exige cependant l’existence du droit complémentaire de quitter son pays en vue de demander l’asile. C’est pourquoi les Etats ne peuvent restreindre le droit de quitter un pays et de rechercher hors de celui-ci une protection effective[39]. Bien qu’aucun Etat n’ait l’obligation d’accorder l’asile diplomatique, le besoin de protection internationale est encore plus impérieux dans le cas d’un demandeur d’asile qui se trouve toujours dans le pays où sa vie, son intégrité physique et sa liberté sont menacées. La proximité des sources de risque rend d’autant plus nécessaire la protection des personnes qui sont en danger dans leur propre pays. Sinon le droit international des réfugiés, du moins le droit international des droits de l’homme impose aux Etats une obligation de protection dans ces circonstances, et le manquement à prendre des mesures positives et adéquates de protection constitue à cet égard une violation. Les Etats ne peuvent feindre d’ignorer les besoins évidents de protection. Si par exemple une personne qui risque d’être torturée dans son pays demande l’asile auprès d’une ambassade d’un Etat lié par la Convention européenne des droits de l’homme, un visa d’entrée sur le territoire de cet Etat doit lui être accordé, de manière à permettre le lancement d’une véritable procédure d’asile dans l’Etat d’accueil. Il ne s’agira pas là d’une réponse purement humanitaire découlant de la bonne volonté et du pouvoir discrétionnaire de l’Etat. Une obligation positive de protection naîtra alors de l’article 3. En d’autres termes, la politique d’un pays en matière de visas est subordonnée aux obligations qui lui incombent en vertu du droit international des droits de l’homme. D’importantes déclarations en ce sens ont été faites par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe[40], le Comité européen pour la prévention de la torture[41] et le HCR[42].

Cette conclusion est aussi corroborée par l’histoire de l’Europe. En fait, ce continent a connu pendant la Seconde Guerre mondiale divers épisodes marquants liés aux visas de protection. Les efforts déployés par le diplomate suédois Wallenberg et d’autres personnes à Budapest, ainsi que ceux du diplomate portugais Sousa Mendes à Bordeaux et à Bayonne, sont des exemples connus. Ils ont été évoqués récemment comme offrant un précédent à l’instauration d’une procédure formelle d’entrée protégée par le biais des missions diplomatiques des Etats membres de l’Union européenne[43].

Gardons en mémoire ce dernier épisode : après l’invasion de la France par l’Allemagne nazie et la reddition de la Belgique, des milliers de personnes s’enfuirent vers le sud de la France, notamment Bordeaux et Bayonne. Touché par le désespoir de ces personnes, le consul portugais de Bordeaux, Aristides de Sousa Mendes, se retrouva confronté à un douloureux dilemme : devait-il se conformer aux claires instructions d’une circulaire du gouvernement portugais de 1939 ordonnant de refuser tout visa aux apatrides, aux « porteurs de passeports Nansen », aux « Russes », aux « Juifs expulsés du pays de leur nationalité ou de leur résidence » et à tous ceux « qui [n’étaient] pas en situation de retourner librement dans leur pays d’origine », ou bien devait-il suivre ce que lui dictaient sa conscience et le droit international en désobéissant aux ordres du gouvernement et en octroyant des visas ? Il décida de suivre sa conscience et le droit international, et accorda des visas à plus de 30 000 personnes persécutées en raison de leur nationalité, de leurs croyances religieuses ou de leur affiliation politique. Pour cet acte de désobéissance, le consul paya le prix fort : après avoir été exclu de la carrière diplomatique, il mourut seul et dans la misère, et toute sa famille fut contrainte de quitter le Portugal[44].

Si cet épisode se déroulait de nos jours, les actes du diplomate portugais seraient totalement conformes à la norme de protection issue de la Convention européenne des droits de l’homme. En fait, la conduite du diplomate constituerait la seule réaction acceptable face à des personnes qui ont besoin d’une protection internationale.

L’interdiction des expulsions collectives

L’obligation de non-refoulement a deux conséquences procédurales : le devoir d’informer un étranger de son droit d’obtenir une protection internationale, et le devoir d’offrir une procédure individuelle, équitable et effective permettant de déterminer et d’apprécier la qualité de réfugié. L’accomplissement de l’obligation de non-refoulement exige une évaluation du risque personnel de préjudice, qui ne peut être effectuée que si tout étranger a accès à une procédure équitable et effective par laquelle son affaire est examinée de manière individuelle. Les deux aspects sont tellement interconnectés que l’on peut les considérer comme les deux faces d’une même médaille. L’expulsion collective d’étrangers est donc inacceptable.

L’interdiction de l’expulsion collective d’étrangers est prévue par l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention européenne des droits de l’homme, l’article 19 § 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’article 12 § 5 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, l’article 22 § 9 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, l’article 26 § 2 de la Charte arabe des droits de l’homme, l’article 25 § 4 de la Convention des droits de l’homme et des libertés fondamentales de la Communauté d’Etats indépendants, et l’article 22 § 1 de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leurs familles.

Pour que la procédure de détermination du statut de réfugié soit individuelle, équitable et effective, elle doit nécessairement présenter les caractéristiques suivantes : 1) un délai raisonnable pour soumettre la demande d’asile ; 2) un entretien individuel avec le demandeur d’asile avant que la décision sur la demande ne soit prise ; 3) la possibilité de produire des éléments de preuve à l’appui de la demande et de contester les éléments de preuve contraires ; 4) une décision écrite pleinement motivée émanant d’un organe indépendant de première instance, fondée sur la situation personnelle du demandeur d’asile et pas seulement sur une appréciation générale de la situation dans son pays d’origine, le demandeur d’asile ayant le droit de contester la présomption de sécurité d’un pays par rapport à sa situation personnelle ; 5) un délai raisonnable pour faire appel de la décision de première instance ; 6) un contrôle juridictionnel intégral et rapide des motifs de fait et de droit de la décision de première instance ; et 7) une assistance et une représentation juridiques gratuites et, si nécessaire, une assistance linguistique gratuite en première et en seconde instance, ainsi qu’un accès illimité au HCR ou à toute autre organisation travaillant pour le compte du HCR[45].

Ces garanties procédurales s’appliquent à tous les demandeurs d’asile quelle que soit leur situation juridique et factuelle, comme le reconnaît le droit international des réfugiés[46], le droit universel des droits de l’homme[47] et le droit régional des droits de l’homme[48].

Cette conclusion n’est en rien infirmée par la décision de la Cour selon laquelle l’article 6 de la Convention n’est pas applicable aux procédures d’expulsion ou d’asile[49], ni par le fait que certaines garanties procédurales à l’égard des étrangers expulsés peuvent se trouver dans l’article 1 du Protocole no 7. L’article 4 du Protocole no 4 et l’article 1 du Protocole no 7 ont la même nature : les deux sont des dispositions prévoyant des garanties procédurales mais leurs champs d’application respectifs sont substantiellement différents. Les garanties procédurales énoncées à l’article 4 du Protocole no 4 ont un champ d’application beaucoup plus large que celles de l’article 1 du Protocole no 7 : le premier article s’applique à tous les étrangers quelle que soit leur situation juridique ou factuelle tandis que le second ne concerne que les étrangers qui résident en situation régulière dans l’Etat qui ordonne l’expulsion[50].

Une fois admise l’application du principe de non-refoulement à toute action d’un Etat menée au-delà des frontières de celui-ci, on en arrive logiquement à la conclusion selon laquelle la garantie procédurale de l’appréciation individuelle des demandes d’asile et l’interdiction consécutive de l’expulsion collective d’étrangers ne se limitent pas au territoire terrestre et aux eaux territoriales d’un Etat mais s’appliquent également en haute mer[51].

En fait, ni la lettre ni l’esprit de l’article 4 du Protocole no 4 n’interdisent d’en faire une application extraterritoriale. Le libellé de cette disposition ne prévoit pas de limite territoriale. De plus, elle se réfère de manière très large aux étrangers, et non aux résidents, ni même aux migrants. Son but est de garantir le droit de présenter une demande d’asile qui fera l’objet d’une évaluation individuelle, quelle que soit la manière dont le demandeur d’asile est arrivé dans le pays concerné, que ce soit par la terre, la mer ou l’air, légalement ou non. Ainsi, l’esprit de cette disposition exige une interprétation également large de la notion d’expulsion collective, qui comprend toutes les opérations collectives d’extradition, de renvoi, de transfert informel, de « restitution », de rejet, de refus d’admission et de toutes autres mesures collectives qui auraient pour effet de contraindre un demandeur d’asile à rester dans son pays d’origine, quel que soit l’endroit où cette opération a lieu. Le but de la disposition serait très facilement contourné si un Etat pouvait envoyer un bateau de guerre en haute mer ou à la limite de ses eaux territoriales et se mettre à refuser de manière collective et globale toutes les demandes de réfugiés, ou même s’abstenir de se livrer à l’évaluation du statut de réfugié. L’interprétation de cette disposition doit donc être cohérente avec le but de protection des étrangers d’une expulsion collective.

En conclusion, l’extraterritorialité de la garantie procédurale de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention européenne des droits de l’homme est en pleine conformité avec l’extension extraterritoriale de la même garantie prévue par le droit international des réfugiés et le droit universel des droits de l’homme.

La responsabilité de l’Etat pour les violations des droits de l’homme pendant les opérations de contrôle de l’immigration et des frontières

Le contrôle de l’immigration et des frontières constitue une fonction essentielle de l’Etat, et toutes les formes de ce contrôle procèdent de l’exercice de la juridiction de l’Etat. Dès lors, toutes les formes de contrôle de l’immigration et des frontières d’un Etat partie à la Convention européenne des droits de l’homme sont soumises aux normes en matière de droits de l’homme consacrées par celle-ci et à l’examen de la Cour[52], quels que soient le personnel chargé de ces opérations et le lieu où elles se déroulent.

Le contrôle de l’immigration et des frontières est d’ordinaire effectué par les fonctionnaires de l’Etat placés le long de la frontière d’un pays, particulièrement dans les endroits où transitent des personnes et des biens, tels que les ports et les aéroports. Mais ce contrôle peut également être opéré par d’autres professionnels dans d’autres endroits. En réalité, la capacité formelle d’un agent de l’Etat exerçant un contrôle aux frontières ou le fait que cette personne soit ou non armée sont des éléments dénués de toute pertinence. Tous les représentants, fonctionnaires, délégués, employés publics, policiers, agents des forces de l’ordre, militaires, agents contractuels ou membres d’une entreprise privée agissant en vertu d’une autorité légale qui assurent la fonction de contrôle des frontières pour le compte d’une Partie contractante sont liés par les normes établies par la Convention[53].

Peu importe également si le contrôle de l’immigration ou des frontières s’exerce sur le territoire terrestre ou dans les eaux territoriales d’un Etat, au sein de ses missions diplomatiques, sur un de ses navires de guerre, sur un bateau enregistré dans l’Etat ou sous son contrôle effectif, sur un bateau d’un autre Etat ou dans un lieu situé sur le territoire d’un autre Etat ou sur un territoire loué à un autre Etat, dès lors que le contrôle est effectué pour le compte de la Partie contractante[54]. Un Etat ne peut se soustraire à ses obligations conventionnelles à l’égard des réfugiés par le biais d’un stratagème consistant à changer le lieu où leur situation est déterminée. A fortiori, l’« excision » d’une partie du territoire d’un Etat de la zone de migration afin d’éviter l’application des garanties juridiques générales aux personnes arrivant dans cette partie « excisée » du territoire, représente un déni flagrant des obligations qui incombent à un Etat au regard du droit international[55].

Ainsi, les normes de la Convention régissent toute la palette des politiques concevables de l’immigration et des frontières, y compris l’interdiction d’entrer dans les eaux territoriales, le déni de visa, le refus d’autoriser le débarquement en vue des opérations de pré-dédouanement ou le fait de mettre à disposition des fonds, des équipements ou du personnel pour les opérations de contrôle de l’immigration effectuées par d’autres Etats ou par des organisations internationales pour le compte de la Partie contractante. Toutes ces mesures constituent des formes d’exercice de la fonction étatique de contrôle des frontières et une manifestation de la juridiction de l’Etat, quel que soit le lieu où elles sont prises et quelle que soit la personne qui les met en œuvre[56].

La juridiction de l’Etat sur le contrôle de l’immigration et des frontières implique naturellement la responsabilité de l’Etat pour toute violation des droits de l’homme qui se produit pendant l’accomplissement de ce contrôle. Les règles applicables à la responsabilité internationale pour les violations des droits de l’homme sont celles qui sont énoncées dans les Articles sur la responsabilité des Etats pour fait internationalement illicite, annexés à la Résolution 56/83 de 2001 de l’Assemblée générale des Nations unies[57]. La Partie contractante reste liée par les normes de la Convention et sa responsabilité n’est nullement atténuée par le fait que celle d’un Etat non contractant est engagée pour le même acte. Par exemple, la présence d’un agent d’un Etat non contractant à bord d’un navire de guerre d’un Etat contractant ou d’un navire sous le contrôle effectif de l’Etat contractant ne dispense pas celui-ci de ses obligations conventionnelles (article 8 des Articles sur la responsabilité des Etats). Par ailleurs, la présence d’un agent d’un Etat contractant à bord d’un navire de guerre d’un Etat non contractant ou d’un navire sous le contrôle effectif d’un Etat non contractant permet d’imputer à l’Etat contractant participant à l’opération toute violation des normes de la Convention (article 16 des Articles sur la responsabilité des Etats).

La violation des normes de la Convention par l’Etat italien

Selon les principes rappelés ci-dessus, l’opération de contrôle des frontières par l’Etat italien ayant entraîné le renvoi vers la haute mer, combinée avec l’absence d’une procédure individuelle, équitable et effective de filtrage des demandeurs d’asile, constitue une violation grave de l’interdiction de l’expulsion collective d’étrangers et, en conséquence, du principe de non-refoulement[58].

Dans le cadre de l’action litigieuse de « renvoi », les requérants ont été embarqués à bord d’un navire militaire appartenant à la marine italienne. Traditionnellement, les bateaux en haute mer sont considérés comme une extension du territoire de l’Etat du pavillon[59]. Il s’agit là d’une assertion incontestable de droit international, consacrée par l’article 92 § 1 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (« CNUDM »). Cette assertion vaut d’autant plus dans le cas d’un navire de guerre, qui est considéré, pour citer Malcom Shaw, comme « le bras armé de la souveraineté de l’Etat du pavillon »[60]. L’article 4 du code de navigation italien consacre ce même principe lorsqu’il énonce que « Les navires italiens en haute mer ainsi que les aéronefs se trouvant dans un espace non soumis à la souveraineté d’un Etat sont considérés comme étant territoire italien ». En somme, lorsque les requérants sont montés à bord des bateaux italiens en haute mer, ils ont pénétré sur le « territoire » italien, au sens figuré de ce terme, bénéficiant ainsi ipso facto de toutes les obligations qui incombent à une Partie contractante à la Cour européenne des droits de l’homme et à la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés.

Le gouvernement défendeur soutient que les actions de renvoi en haute mer se justifiaient au regard du droit de la mer. Quatre fondements pourraient être envisagés : le premier est l’article 110 § 1, alinéa d), de la CNUDM combiné avec l’article 91 de celle-ci, qui autorise l’abordage de navires qui ne battent aucun pavillon, comme ceux généralement qui transportent des migrants illégaux à travers la Méditerranée ; le deuxième est l’article 110 § 1, alinéa b) de la CNUDM, qui autorise les bateaux à aborder des navires en haute mer s’il y a un motif raisonnable de soupçonner que le navire en question se livre au trafic d’esclaves, ce motif pouvant être étendu aux victimes de la traite des êtres humains, eu égard à l’analogie entre ces deux formes de trafic[61] ; le troisième est l’article 8 §§ 2 et 7 du Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air se rapportant à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, qui autorise les Etats à intercepter et prendre des mesures appropriées contre les navires pouvant être raisonnablement soupçonnés de se livrer au trafic illicite de migrants ; et le quatrième est l’obligation, prévue à l’article 98 de la CNUDM, de prêter assistance aux personnes en danger ou en détresse en haute mer. Dans toutes ces circonstances, les Etats restent en même temps soumis à l’interdiction de refoulement. Aucune de ces dispositions ne peut raisonnablement être invoquée pour justifier une exception à l’obligation de non-refoulement et, en conséquence, à l’interdiction de toute expulsion collective. Ce serait donner une interprétation bien tendancieuse de ces normes, qui visent à garantir la protection de personnes particulièrement vulnérables (les victimes de trafic, les migrants illégaux, les personnes en danger ou en détresse en haute mer), que de s’en servir pour justifier l’exposition de ces personnes à un risque supplémentaire de mauvais traitements en les ramenant dans les pays qu’ils ont fuis. Comme le représentant français, M. Juvigny, l’a dit au comité spécial lors des discussions sur le projet de convention sur les réfugiés, « (...) il n’est pas de pire catastrophe, pour un individu qui est parvenu, au prix de maintes difficultés, à quitter un pays où il est soumis à des persécutions, que de se voir renvoyé dans ce pays, sans parler des représailles qui l’y attendent »[62].

S’il y a une affaire à l’occasion de laquelle la Cour devrait fixer des mesures concrètes d’exécution, c’est bien celle-ci. La Cour estime que le gouvernement italien doit prendre des mesures pour obtenir du gouvernement libyen l’assurance que les requérants ne seraient pas soumis à un traitement incompatible avec la Convention, y compris à un refoulement indirect. Ce n’est pas assez. Le gouvernement italien a également une obligation positive de fournir aux requérants un accès pratique et effectif à une procédure d’asile en Italie.

Les mots du juge Blackmun sont une telle source d’inspiration qu’ils ne doivent pas être oubliés. Les réfugiés tentant de fuir l’Afrique ne réclament pas un droit d’admission en Europe. Ils demandent seulement à l’Europe, berceau de l’idéalisme en matière de droits de l’homme et lieu de naissance de l’état de droit, de cesser de fermer ses portes à des personnes désespérées qui ont fui l’arbitraire et la brutalité. C’est là une prière bien modeste, au demeurant soutenue par la Convention européenne des droits de l’homme. « Ne restons pas sourds à cette prière. »

ANNEXE

LISTE DES REQUÉRANTS

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Nom

|

Lieu et date
de naissance

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Situation actuelle

des requérants

---|---|---|---

1.

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JAMAA Hirsi Sadik

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Somalie,

30 mai 1984

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Statut de réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 507-09C00279)

2.

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SHEIKH ALI Mohamed

|

Somalie,

22 janvier 1979

|

Statut de réfugié octroyé le 13 août 2009 (N. 229-09C0002)

3.

|

HASSAN Moh’b Ali

|

Somalie,

10 septembre 1982

|

Statut de réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 229-09C00008)

4.

|

SHEIKH Omar Ahmed

|

Somalie,

1er janvier 1993

|

Statut de réfugié octroyé le 13 août 2009 (N. 229-09C00010)

5.

|

ALI Elyas Awes

|

Somalie,

6 juin 1983

|

Statut de réfugié octroyé le 13 août 2009 (N. 229-09C00001)

6.

|

KADIYE Mohammed Abdi

|

Somalie,

28 mars 1988

|

Statut de réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 229-09C00011)

7.

|

HASAN Qadar Abfillzhi

|

Somalie,

8 juillet 1978

|

Statut de réfugié octroyé le 26 juillet 2009 (N. 229-09C00003)

8.

|

SIYAD Abduqadir Ismail

|

Somalie,

20 juillet 1976

|

Statut de réfugié octroyé le 13 août 2009 (N. 229-09C00006)

9.

|

ALI Abdigani Abdillahi

|

Somalie,

1er janvier 1986

|

Statut de réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 229-09C00007)

10.

|

MOHAMED Mohamed Abukar

|

Somalie,

27 février 1984

|

Décédé à une date inconnue

11.

|

ABBIRAHMAN Hasan Shariff

|

Somalie,

date inconnue

|

Décédé en novembre 2009

12.

|

TESRAY Samsom Mlash

|

Erythrée,

date inconnue

|

Domicile inconnu

13.

|

HABTEMCHAEL Waldu

|

Erythrée,

1er janvier 1971

|

Statut de réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 229-08C00311) ; réside en Suisse

14.

|

ZEWEIDI Biniam

|

Erythrée,

24 avril 1973

|

Réside en Libye

15.

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GEBRAY Aman Tsyehansi

|

Erythrée,

25 juin 1978

|

Réside en Libye

16.

|

NASRB Mifta

|

Erythrée,

3 juillet 1989

|

Réside en Libye

17.

|

SALIH Said

|

Erythrée,

1er janvier 1977

|

Réside en Libye

18.

|

ADMASU Estifanos

|

Erythrée,

date inconnue

|

Domicile inconnu

19.

|

TSEGAY Habtom

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Erythrée,

date inconnue

|

Détenu au camp de rétention de Choucha, en Tunisie

20.

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BERHANE Ermias

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Erythrée,

1er aout 1984

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Statut de réfugié octroyé en Italie le 25 mai 2011 ; réside en Italie

21.

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YOHANNES Robel Abzghi[63]

|

Erythrée,

12 juin1985

|

Statut de réfugié octroyé le 8 octobre 2009 (N. 507-09C001346) ; réside au Bénin

22.

|

KERI Telahun Meherte

|

Erythrée,

date inconnue

|

Domicile inconnu

23.

|

KIDANE Hayelom Mogos

|

Erythrée,

24 février 1974

|

Statut de réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 229-09C00015) ; réside en Suisse.

24.

|

KIDAN Kiflom Tesfazion

|

Erythrée,

29 juin 1978

|

Statut de réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 229-09C00012) ; réside à Malte.

* * *

[1]. Hannah Arendt a décrit comme personne d’autre le mouvement massif de réfugiés survenu au XXe siècle, constitué d’hommes et de femmes ordinaires qui fuyaient la persécution fondée sur des motifs religieux. « Avant, un réfugié était un individu contraint à chercher refuge parce qu’il avait commis un certain acte ou avait certaines opinions politiques. Certes, nous avons dû chercher refuge ; mais nous n’avions rien fait et la plupart d’entre nous n’auraient pas même songé à avoir des opinions radicales. Avec nous, le sens du mot « réfugié » a changé. Aujourd’hui, les « réfugiés » sont ceux d’entre nous qui ont eu la malchance d’arriver dans un nouveau pays sans disposer de moyens et qui ont besoin de l’aide des comités pour les réfugiés. » (traduction non officielle) (Hannah Arendt, « We Refugees », in The Menorah Journal, 1943, repris in Marc Robinson (éd.), Altogether Elsewhere: Writers on Exile, Boston, Faber and Faber, 1994).

[2]. L’élargissement de l’interdiction au refoulement indirect ou « en chaîne » a été reconnu par le droit européen des droits de l’homme (T.I. c. Royaume-Uni (déc.) no 43844/98, CEDH 2000-III, Müslim c. Turquie, no 53566/99, §§ 72-76, 26 avril 2005, et M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 286, CEDH 2011), par le droit universel des droits de l’homme (Comité des droits de l’homme de l’ONU, Observation générale no 31. La nature de l’obligation juridique générale imposée aux Etats parties au Pacte, 26 mai 2004, CCPR/C/21/Rev.1/Add.13, § 12, Comité de l’ONU contre la torture, Observation générale no 1. Observation générale sur l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22 de la Convention contre la torture, 21 novembre 1997, A/53/44, annexe IX, § 2, et Korban c. Suède, communication no 88/1997, 16 novembre 1998, UN doc. CAT/C/21/D/88/1997), et par le droit international des réfugiés (in UN doc. E/1618, E/AC.32/5 : le comité spécial a estimé que le projet d’article visait non seulement le pays d’origine mais aussi les autres pays où la vie ou la liberté du réfugié serait menacée, et UN doc. A/CONF.2/SR.16 (Compte rendu analytique de la 16e séance de la Conférence de plénipotentiaires sur le statut des réfugiés et des apatrides, 11 juillet 1951) : le refoulement vise aussi le renvoi ultérieur forcé depuis le pays d’accueil vers un autre pays où la vie ou la liberté du réfugié serait menacée, selon une proposition de la Suède que le délégué de cet Etat a par la suite retirée « en soulignant toutefois comme le président l’a également demandé, que le fond de l’article doit être interprété comme couvrant au moins certaines des situations envisagées dans cette partie de l’amendement »), et HCR, Note sur le non‑refoulement (EC/SCP/2), 1977, § 4.

[3]. Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161, et Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 103, série A no 215. Les mauvais traitements peuvent même avoir trait à des conditions de vie effroyables dans le pays d’accueil (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 366-367).

[4]. Soering, précité, § 113, Einhorn c. France (déc.), no 71555/01, § 32, CEDH 2001-XI, et Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 149, CEDH 2010.

[5]. Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, no 8139/09, § 233, 17 janvier 2012.

[6]. Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 46, CEDH 2001-I, Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 39, CEDH 2001-IX, et Mawaka c. Pays-Bas, no 29031/04, § 58, 1er juin 2010.

[7]. Voir la juste interprétation de la jurisprudence de la Cour qu’a livrée la Chambre des lords dans Regina v. Special Adjudicator (Respondent) ex parte Ullah (FC) (Appellant) Do (FC) (Appellant) v. Secretary of State for the Home Department (Respondent) [2004] UKHL 26, §§ 24 et 69. Pour la doctrine, voir Jane MacAdam, Complementary Protection in International Refugee Law, Oxford, 2007, pp. 171-172, et Goodwin-Gill et McAdam, The Refugee in International Law, 3e édition, Oxford, 2007, p. 315.

[8]. Suivant l’application faite par le Comité de l’ONU contre la torture dans Balabou Mutombo c. Suisse, communication no 13/1993, 27 avril 1994, et dans Tahir Hussain Khan c. Canada, communication no 15/1994, 18 novembre 1994 ; voir, aussi, les Conclusions et recommandations : Canada, CAT/C/CR/34/CAN, 7 juillet 2005, § 4.a), critiquant « [l]e fait que dans l’affaire Suresh c. Ministre de la citoyenneté et de l’immigration, la Cour suprême du Canada n’[ait] pas reconnu en droit interne le caractère absolu de la protection conférée par l’article 3 de la Convention, qui n’est susceptible d’aucune exception quelle qu’elle soit ».

[9]. Selon l’interprétation livrée par le Comité des droits de l’enfant de l’ONU dans son observation générale no 6 (2005) sur le traitement des enfants non accompagnés et des enfants séparés en dehors de leur pays d’origine, UN doc. CRC/GC/2005/6, 1er septembre 2005, § 27 : « (...) les Etats sont en outre tenus de ne pas renvoyer un enfant dans un pays s’il y a des motifs sérieux de croire que cet enfant sera exposé à un risque réel de dommage irréparable, comme ceux, non limitativement, envisagés dans les articles 6 et 37 de la Convention, dans ledit pays ou dans tout autre pays vers lequel l’enfant est susceptible d’être transféré ultérieurement (...) »

[10]. Suivant l’application faite par le Comité des droits de l’homme de l’ONU dans A.R.J. c. Australie, communication no 692/1996, 11 août 1997, § 6.9 (« Il peut y avoir violation du Pacte lorsqu’un Etat partie expulse une personne se trouvant sur son territoire et relevant de sa compétence dans des circonstances qui exposent cette personne à un risque réel que ses droits protégés par le Pacte soient violés dans un autre Etat »), position confirmée dans Judge c. Canada, communication no 829/1998, 5 août 2003, §§ 10.4-10.6, concernant le risque d’être soumis à la peine capitale dans l’Etat d’accueil. En une autre occasion, le même organe a conclu que « dans certaines situations, un étranger peut bénéficier de la protection du Pacte même en ce qui concerne l’entrée ou le séjour : tel est le cas si des considérations relatives à la non-discrimination, à l’interdiction des traitements inhumains et au respect de la vie familiale entrent en jeu » (Comité des droits de l’homme de l’ONU, observation générale no 15 (1986), § 5, position réitérée dans l’observation générale no 19 (1990), § 5, concernant la vie familiale, et dans l’observation générale no 20 (1992), § 9, concernant la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants).

[11]. Principes relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d’enquêter efficacement sur ces exécutions, résolution 1989/65 du Conseil économique et social, 24 mai 1989, § 5, confirmée par la résolution A/Res/44/162 de l’AGNU, 15 décembre 1989.

[12]. Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, résolution 47/133 de l’AGNU, 18 décembre 1992, article 8 § 1.

[13]. Voir, par exemple, l’article VIII § 2 de la Convention de l’OUA, les conclusions III §§ 3 et 8 de la Déclaration de Carthagène de 1984 sur les réfugiés, OAS Doc. OEA/Ser.L/V/II.66, doc.10, rev. 1, pp. 190-193, et le paragraphe 5 de la Recommandation Rec(2001)18 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. L’approche différente adoptée par la Directive 2004/83/EC est fort problématique, pour les raisons exposées dans le texte ci-dessus.

[14]. Recommandation Rec (84) 1 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe relative à la protection des personnes remplissant les conditions de la Convention de Genève qui ne sont pas formellement reconnues comme réfugiés, et HCR, Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, 1979, réédité en 1992, § 28.

[15]. M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 366.

[16]. Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, §§ 79-80, Recueil des arrêts et décisions 1996-V et, concernant une procédure en vue de l’expulsion d’un réfugié, Ahmed c. Autriche, 17 décembre 1996, §§ 40-41, Recueil 1996-VI.

[17]. Comité de l’ONU contre la torture, Tapia Paez c. Suède, communication no 39/1996, 28 avril 1997, CAT/C/18/D/39/1996, § 14.5, et M.B.B. c. Suède, communication no 104/1998, 5 mai 1999, CAT/C/22/D/104/1998 (1999), § 6.4 ; Comité des droits de l’homme de l’ONU, observation générale 20. Remplacement de l’observation générale 7 concernant l’interdiction de la torture et des traitements cruels (article 7), 10 mars 1992, §§ 3 et 9, et observation générale 29 concernant les situations d’urgence (article 4), UN doc. CCPR/C/21/Rev.1/Add.11, 31 août 2001, § 11, Examen des rapports : observations finales sur le Canada, UN doc. CCPR/C/79/Add.105, 7 avril 1999, § 13, et observations finales sur le Canada, UN doc. CCPR/C/CAN/CO/5, 20 avril 2006, § 15.

[18]. Déclaration des Etats parties à la Convention de 1951 et/ou à son Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, UN doc. HCR/MMSP/2001/9, 16 janvier 2002, § 4, qui prenait acte « de la pertinence et de la capacité d’adaptation constantes de ce corps international de droits et de principes, y compris à sa base, le principe de non-refoulement dont l’applicabilité est consacrée dans le droit coutumier international », et voir, HCR, « The Principle of Non-Refoulement as a Norm of Customary International Law. Response to the Questions posed to UNHCR by the Federal Constitutional Court of the Federal Republic of Germany in cases 2 BvR 1938/93, 2 BvR 1953/93, 2 BvR 1954/93 », et, encore plus catégorique, la 5e conclusion de la Déclaration de Carthagène sur les réfugiés (1984), OAS Doc. OEA/Ser.L/V/II.66, doc.10, rev. 1, pp. 190-193, selon laquelle « [c]e principe impératif à l’égard des réfugiés doit être reconnu et respecté, dans l’état actuel du droit international, en tant que principe de jus cogens », position réitérée par la Déclaration de Mexico de 2004 et le plan d’action visant à renforcer la protection internationale des réfugiés en Amérique latine. Pour la doctrine, voir Lauterpacht et Bethlehem, « The Scope and Content of the Principle of Non-Refoulement: Opinion », in Refugee Protection in International Law, UNHCR’s Global Consultation on International Protection, Cambridge, 2003, pp. 87 et 149, Goodwin-Gill et McAdam, précité, p. 248, Caroline Lantero, Le Droit des réfugiés, entre droits de l’homme et gestion de l’immigration, Bruxelles, 2011, p. 78, et Kälin/Caroni/Heim, Article 33, § 1, notes marginales 26-34, in Andreas Zimmermann (éd.), The 1951 Convention Relating to the Status of Refugees and its 1967 Protocol, A Commentary, Oxford, 2011, pp. 1343-1346.

[19]. Recommandation Rec (2005) 6 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe relative à l’exclusion du statut de réfugié dans le contexte de l’article 1 F de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés. A titre d’exemple, les présomptions de dangerosité déterminantes (ou irréfragables) tirées de la nature du crime commis par une personne ou de la gravité de la peine qui lui a été infligée sont arbitraires.

[20]. The Haitian Centre for Human Rights et al. v. United States, affaire no 10.675, rapport no 51/96, OEA/Ser.L./V/II.95, doc. 7 rev., 13 mars 1997, § 157, où il est dit qu’il n’y a « aucune limitation géographique » aux obligations de non-refoulement découlant de l’article 33 de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés ; au paragraphe 163, la Commission interaméricaine a également conclu que les opérations de renvoi menées par les Etats-Unis avaient violé l’article XXVII de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme.

[21]. « Avis consultatif sur l’application extraterritoriale des obligations de non-refoulement en vertu de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et de son Protocole de 1967 », 26 janvier 2007, § 24, et « Background Note on the Protection of Asylum-Seekers and Refugees Rescued at Sea », 18 mars 2002, § 18, « UN High Commissioner for Refugees responds to US Supreme Court Decision in Sale v. Haitian Centers Council », in International Legal Materials 32, 1993, p. 1215, et « The Haitian Interdiction Case 1993 Brief Amicus Curiae », in International Journal of Refugee Law, 6, 1994, pp. 85-102.

[22]. Déclaration sur l’asile territorial, adoptée le 14 décembre 1967, Résolution AGNU 2312 (XXII), A/RES/2312(XXII), aux termes de laquelle « [A]ucune personne visée au paragraphe 1 de l’article premier ne sera soumise à des mesures telles que le refus d’admission à la frontière ou, si elle est déjà entrée dans le territoire où elle cherchait asile, l’expulsion ou le refoulement vers tout Etat où elle risque d’être victime de persécutions ».

[23]. Regina v. Immigration Officer at Prague Airport and another (Respondents) ex parte European Roma Rights Centre and others (Appellants) [2004] UKHL 55, 9 décembre 2004, § 26 : « Il semble que soit généralement admis le principe selon lequel une personne qui quitte l’Etat de sa nationalité et demande l’asile auprès des autorités d’un autre Etat – que ce soit à la frontière ou au sein du second Etat – ne doit pas être rejetée ou renvoyée vers le premier Etat sans qu’il y ait une enquête appropriée au sujet des persécutions dont elle allègue avoir une crainte fondée ». Au paragraphe 21, Lord Bingham of Cornhill a clairement indiqué son adhésion à la décision de la Commission interaméricaine dans l’affaire Haïti (« La situation de la partie demanderesse se distingue largement de celle des Haïtiens, dont les difficultés ont été examinées dans l’affaire Sale, précitée, et dont le traitement par les autorités des Etats-Unis a été considéré à juste titre par la Commission interaméricaine des droits de l’homme (Rapport no 51/96, 13 mars 1997, § 171) comme ayant emporté violation de leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne ainsi que du droit d’asile protégé par l’article XXVII de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme, que la Commission a estimé avoir été violé par les Etats-Unis au paragraphe 163 » – italique ajouté).

[24]. Conclusions et recommandations du CAT concernant le deuxième rapport périodique des Etats-Unis, CAT/C/USA/CO/2, 2006, §§ 15 et 20, déclarant que l’Etat doit veiller à ce que l’obligation de non-refoulement « bénéfici[e] pleinement à toutes les personnes placées sous [son] contrôle effectif, (...) où qu’elles se trouvent dans le monde » ; J.H.A. c. Espagne, CAT/C/41/D/323/2007 (2008), affaire dans laquelle il a été estimé que la responsabilité de l’Espagne était engagée, eu égard aux obligations de non-refoulement, lorsque ce pays interceptait des migrants arrivés par la mer et menait des procédures extraterritoriales de détermination du statut de réfugié.

[25]. Observation générale no 31 [80]. La nature de l’obligation juridique générale imposée aux Etats parties au Pacte, CCPR/C/21/Rev.1/Add.13, 2004, § 12, soulignant que les Etats doivent garantir le non-refoulement « à toutes les personnes se trouvant sur leur territoire et à toutes les personnes soumises à leur contrôle »), observations finales du Comité des droits de l’homme : Etats-Unis, CCPR/C/79/Add.50, 1995, § 284, Kindler c. Canada, communication no 470/1991, 30 juillet 1993, § 6.2, et A.R.J. c. Australie, communication no 692/1996, 11 août 1997, § 6.8.

[26]. Voir, notamment, Guy Goodwin-Gill, « The Right to Seek Asylum: Interception at Sea and the Principle of Non-Refoulement », conférence inaugurale au Palais des académies, Bruxelles, 16 février 2011, p. 2, et Goodwin-Gill et McAdam, The Refugee in International Law, Oxford, 2007, p. 248, Bank, « Introduction to Article 11 », notes marginales 57‑82, in Andreas Zimmermann (éd.), The 1951 Convention Relating to the Status of Refugees and its 1967 Protocol: A Commentary, Oxford, 2011, pp. 832-841, et, dans le même ouvrage, Kälin/Caroni/Heim sur l’article 33, notes marginales 86-91, pp. 1361-1363, Frelick, « Abundantly clear » : Refoulement », in Georgetown Immigration Law Journal, 19, 2005, pp. 252 et 253, Hathaway, The Rights of Refugees under International Law, Cambridge, 2005, p. 339, Lauterpacht et Bethlehem, précité, p. 113, Pallis, « Obligations of States towards Asylum-Seekers at Sea: Interactions and Conflicts between Legal Regimes », in International Journal of Refugee Law, 14, 2002, pp. 346-347, Meron, « Extraterritoriality of Human Rights Treaties », in American Journal of International Law, 89, 1995, p. 82, Koh, « The « Haiti Paradigm » in United States Human Rights Policy », in The Yale Law Journal, vol. 103, 1994, p. 2415, et Helton, « The United States Government Program of Intercepting and Forcibly Returning Haitian Boat People to Haiti: Policy Implications and Prospects », in New York Law School Journal of Human Rights, vol. 10, 1993, p. 339.

[27]. Sale v. Haitian Centers Council, 509/US 155, 1993, qui comporte une solide opinion dissidente du juge Blackmun.

[28]. Minister for Immigration and Multicultural Affairs v. Haji Ibrahim, [2000] HCA 55, 26 Octobre 2000, S157/1999, § 136, et Minister for Immigration and Multicultural Affairs v. Khawar, [2002] HCA 14, 11 avril 2002, S128/2001, § 42.

[29]. Pour le même argument, voir Robinson, Convention Relating to the Status of Refugees: Its History, Contents and Interpretation – A Commentary, New York, 1953, p. 163, et Grahl-Madsen, Commentary on the Refugee Convention 1951 – Articles 2-11, 13-37, Genève, 1997, p. 135.

[30]. CPJI, Interprétation de l’article 3, paragraphe 2 du Traité de Lausanne (frontière entre la Turquie et l’Irak), Avis consultatif no 12, 21 novembre 1925, p. 22, et Affaire du Lotus, 7 septembre 1927, p. 16, et CIJ, Compétence de l’Assemblée générale pour l’admission d’un Etat aux Nations unies, Avis consultatif du 3 mars 1950 – Rôle général no 9, p. 8.

[31]. UN doc. E/AC.32/SR.21, §§ 13-26.

[32]. UN doc. E/AC.32/SR.20, §§ 54-56.

[33]. UN doc. A/CONF.2/SR.35.

[34]. Alland et Teitgen-Colly, Traité du droit de l’asile, Paris, 2002, p. 229 : « L’expression française de « refoulement » vise à la fois l’éloignement du territoire et la non-admission à l’entrée. »

[35]. CIJ, Affaire relative à des actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), arrêt du 20 décembre 1988, § 94.

[36]. Voir, par exemple, le raisonnement tenu par le Comité des droits de l’homme dans Judge c. Canada, communication no 829/1998, 5 août 2003, § 10.4.

[37]. Cette conclusion est en fait conforme à la politique américaine antérieure au décret présidentiel de 1992, puisque les Etats-Unis estimaient alors l’interdiction du refoulement applicable aux opérations menées en haute mer (Legomsky, « The USA and the Caribbean Interdiction Program », in International Journal of Refugee Law, 18, 2006, p. 679). Cette conclusion correspond aussi à la politique américaine actuelle, car les Etats-Unis non seulement ont abandonné la politique de renvoi sommaire vers Haïti des migrants arrivés par la mer sans évaluation individuelle de la situation des demandeurs d’asile, mais de plus ont eux-mêmes critiqué cette politique dans le rapport « Trafficking in Persons Report 2010 » du département d’Etat, évoquant de manière négative les pratiques italiennes de renvoi en Méditerranée (extrait : « De plus, le gouvernement italien a mis en œuvre un accord conclu avec le gouvernement libyen pendant la période examinée, accord permettant aux autorités italiennes d’intercepter, de renvoyer de force et de rediriger vers la Libye les migrants arrivés par bateau. Selon Amnesty International et Human Rights Watch, le gouvernement n’a pas même procédé à un tri sommaire de ces migrants pour vérifier s’il n’y avait pas des indices de trafic » (traduction non officielle)).

[38]. Affaire du droit d’asile (Colombie c. Pérou), arrêt du 20 novembre 1950 (rôle général no 7, 1949-1950) : « Une telle dérogation à la souveraineté territoriale ne saurait être admise, à moins que le fondement juridique n’en soit établi dans chaque cas particulier ».

[39]. Article 17 du Traité sur le droit pénal international de 1889 (Traité de Montevideo), article 2 de la Convention de La Havane de 1928 qui définit les règles à respecter dans l’octroi de l’asile, articles V et XII de la Convention de Caracas sur l’asile diplomatique de 1954, et, pour une étude globale, « Question of Diplomatic Asylum: Report of the Secretary-General », 22 septembre 1975, UN doc. A/10139 (Part II), et Denza, « Diplomatic Asylum », in Andreas Zimmermann (éd.), The 1951 Convention Relating to the Status of Refugees and its 1967 Protocol: A Commentary, Oxford, 2011, pp. 1425-1440.

[40]. Recommandation 1236 (1994) de l’Assemblée parlementaire relative au droit d’asile, qui « insist[e] pour que les procédures d’octroi de l’asile et les politiques d’attribution des visas, en particulier celles qui ont été récemment modifiées par des lois nationales ou en vertu des traités de l’Union européenne, continuent à s’inspirer de la Convention de Genève de 1951 et de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales – en gardant à l’esprit que cette dernière contient implicitement des obligations à l’égard des personnes qui ne sont pas nécessairement des réfugiés au sens de la Convention de Genève de 1951 – et ne permettent aucune violation, notamment du principe généralement admis du non-refoulement et de l’interdiction du refoulement des demandeurs d’asile à la frontière ».

[41]. Rapport au gouvernement italien sur la visite effectuée en Italie par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du 27 au 31 juillet 2009, § 29 : « L’interdiction du refoulement s’étend à toutes les personnes qui peuvent se trouver sur le territoire d’un Etat ou, pour une autre raison, relever de sa juridiction. La Cour européenne des droits de l’homme a admis qu’un certain nombre de situations spécifiques peuvent donner lieu à l’application extraterritoriale des obligations découlant de la CEDH et engager à cet égard la responsabilité d’un Etat. La juridiction extraterritoriale d’un Etat peut reposer notamment sur a) les activités conduites à l’étranger par des agents diplomatiques ou consulaires de l’Etat (...) » (traduction non officielle).

[42]. Le HCR a admis l’applicabilité de l’obligation de non-refoulement sur le territoire d’un autre Etat dans son Avis consultatif sur l’application extraterritoriale des obligations de non-refoulement en vertu de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et de son Protocole de 1967, 26 janvier 2007, § 24 (« [L]e HCR estime que le but, l’intention et le sens de l’article 33 § 1 de la Convention de 1951 sont sans ambiguïté et établissent une obligation de ne pas renvoyer un réfugié ou un demandeur d’asile vers un pays où il ou elle risquerait une persécution ou tout autre préjudice sérieux, qui s’applique partout où l’Etat exerce son autorité, y compris à la frontière, en haute mer ou sur le territoire d’un autre Etat »).

[43]. Study on the Feasibility of Processing Asylum Claims Outside the EU Against the Background of the Common European Asylum System and the Goal of a Common Asylum Procedure, étude réalisée par le Centre danois pour les droits de l’homme pour le compte de la Commission européenne, 2002, p. 24, communication (2004) 410 final de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur la gestion de l’entrée gérée dans l’Union européenne de personnes ayant besoin d’une protection internationale et sur le renforcement des capacités de protection des régions d’origine « améliorer l’accès à des solutions durables » ; Comments of the European Council on Refugees and Exiles on the Communication from the Commission to the Council and the European Parliament on the Managed Entry in the EU of Persons in Need of International Protection and the Enhancement of the Protection Capacity of the Regions of Origin: Improving Access to Durable Solutions, CO2/09/2004/ext/PC, et UNHCR Observations on the European Commission Communication « On the Managed Entry in the EU of Persons in Need of International Protection and Enhancement of the Protection Capacity of the Regions of Origin: Improving Access to Durable Solutions », 30 août 2004.

[44]. Voir, notamment, l’article consacré à Aristides de Sousa Mendes, in Encyclopedia of the Holocaust, Macmillan, New York, 1990, Wheeler, « And Who Is My Neighbour? A World War II Hero of Conscience for Portugal », in Luso-Brazilian Review, vol. 26, 1989, pp. 119‑139, Fralon, Aristides de Sousa Mendes – Le Juste de Bordeaux, éd. Mollat, Bordeaux, 1998, et Afonso, « Le « Wallenberg portugais » : Aristides de Sousa Mendes », in Revue d’histoire de la Shoah, Le monde juif, no 165, 1999, pp. 6-28.

[45]. Voir, pour les normes du droit international des réfugiés et des droits de l’homme, Andric c. Suède (déc.), no 45917/99, 23 février 1999, Čonka c. Belgique, no 51564/99, §§ 81-83, CEDH 2002-I, Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, §§ 66‑67, CEDH 2007-II, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 301-302 et 388-389, et I.M. c. France, no 9152/09, § 154, 2 février 2012 ; Rapport au gouvernement italien sur la visite effectuée en Italie par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du 27 au 31 juillet 2009, § 27 ; Recommandation Rec(2003)5 du Comité des Ministres aux Etats membres sur les mesures de détention des demandeurs d’asile, Recommandation Rec (98) 13 sur le droit de recours effectif des demandeurs d’asile déboutés à l’encontre des décisions d’expulsions dans le contexte de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, Recommandation Rec (81) 16 sur l’harmonisation des procédures nationales en matière d’asile, Recommandation 1327 (1997) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative à la protection et au renforcement des droits de l’homme des réfugiés et des demandeurs d’asile en Europe ; Lignes directrices sur la protection des droits de l’homme dans le contexte des procédures d’asile accélérées, adoptées par le Comité des Ministres le 1er juillet 2009 ; « Améliorer les procédures d’asile : analyse comparée et recommandations en droit et en pratique, conclusions et recommandations clés », projet de recherche du UNHCR sur l’application dans certains Etats membres sélectionnés des dispositions principales de la directive relative aux procédures d’asile, mars 2010, et Commentaires provisoires du UNHCR sur la proposition de directive du Conseil relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les Etats membres (Document du Conseil 14203/04, Asile 64, 9 novembre 2004), 10 février 2005 ; Conseil européen sur les réfugiés et les exilés, Note d’information sur la Directive 2005/85/EC du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les Etats membres, IN1/10/2006/EXT/JJ ; Commission du droit international, soixante-deuxième session, 3 mai-4 juin et 5 juillet-6 août 2010, Sixième rapport sur l’expulsion des étrangers présenté par Maurice Kamto, rapporteur spécial, additif A/CN.4/625/Add.1, et Rapport de la Commission du droit international, soixante-deuxième session, 3 mai-4 juin et 5 juillet-6 août 2010, Assemblée générale, documents officiels, soixante-cinquième session, Supplément no 10 (A/65/10), chap. V, §§ 135-183 ; Chambre des lords, Commission de l’Union européenne, « Handling EU asylum claims : new approaches examined », HL Paper 74, 11e rapport de session 2003-2004, et « Minimum Standards in Asylum Procedures », HL Paper 59, 11e rapport de session 2000-2001.

[46]. Comité exécutif du HCR, Conclusion sur la sauvegarde de l’asile no 82 (XLVIII) 1997, § d(iii) et Conclusion no 85 (XLIX) du Comité exécutif (1998), § q) ; UNHCR, « Guide des procédures et des critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés », HCR/1P/4/Rev.1, 1992, §§ 189-223, et Association du droit international, Résolution 6/2002 sur les procédures concernant les réfugiés (Déclaration relative à des normes internationales minimales pour les procédures concernant les réfugiés), 2002, §§ 1, 5 et 8.

[47]. Arrêt de la Cour internationale de justice du 30 novembre 2010 en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo, in A/CN.4/625, § 83, à la lumière de l’article 13 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 12 § 4 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ; Comité des Nations unies contre la torture, SH c. Norvège, communication no 121/1998, 19 avril 2000, CAT/C/23/D/121/1998 (2000), § 7.4, et Falcon Rios c. Canada, communication no 133/1999, 17 décembre 2004, CAT/C/33/D/133/1999, § 7.3, Conclusions et recommandations du Comité contre la torture : France, CAT/C/FRA/CO/3, 3 avril 2006, § 6, Conclusions et recommandations du Comité contre la torture : Canada, CAT/C/CR/34/CAN, 7 juillet 2005, § 4 c) et d), Examen des rapports soumis par les Etats parties en application de l’article 19 de la Convention, Chine, CAT/C/CHN/CO/4, 21 novembre 2008, § 18 (D) ; Comité des droits de l’homme de l’ONU, observation générale no 15. Situation des étrangers au regard du Pacte, 1986, § 10 ; Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale, Recommandation générale no 30 concernant la discrimination contre les non-ressortissants, CERD/C/64/Misc.11/rev.3, 2004, § 26 ; Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits des non-ressortissants, Rapport final de M. David Weissbrodt, E/CN.4/Sub.2/2003/23, § 11 ; et Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme des migrants,
M. Jorge Bustamante, Rapport annuel, A/HRC/7/12, 25 février 2008, § 64.

[48]. Commission interaméricaine, The Haitian Centre for Human Rights et al. v. United States, affaire no 10.675, § 163, à la lumière de l’article XXVII de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme, et de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 28 juillet 2011 en l’affaire Brahim Samba Diouf c. ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration (C-69/10), eu égard à l’article 39 de la directive 2005/85/CE.

[49]. Concernant les procédures d’expulsion, voir Maaouia c. France ([GC], no 39652/98, CEDH 2000-X) et, concernant les procédures d’asile, Katani et autres c. Allemagne ((déc.), no 67679/01, 31 mai 2001). Comme les juges Loucaides et Traja, j’ai également de sérieux doutes sur la proposition selon laquelle, en raison de l’élément discrétionnaire d’ordre public des décisions prises dans le cadre de ces procédures, il ne faut pas les considérer comme portant sur les droits civils de la personne concernée. Mes doutes s’appuient sur deux raisons majeures : premièrement, ces décisions ont forcément des répercussions importantes sur la vie privée, professionnelle et sociale de l’étranger. Deuxièmement, ces décisions ne sont absolument pas discrétionnaires et doivent se conformer aux obligations internationales, comme celles qui découlent de l’interdiction du refoulement. Quoi qu’il en soit, les garanties de la procédure d’asile peuvent également être tirées de l’article 4 du Protocole no 4 et même de la Convention elle-même. En fait, la Cour a déjà fondé son appréciation de l’équité d’une procédure d’asile sur l’article 3 de la Convention (Jabari c. Turquie, no 40035/98, §§ 39-40, CEDH 2000-VIII). De plus, elle a utilisé l’article 13 de la Convention pour censurer le défaut de recours effectif contre le rejet d’une demande d’asile (Chahal, précité, § 153, et Gebremedhin [Gaberamadhien], précité, § 66). En d’autres termes, le contenu des garanties procédurales de l’interdiction de refoulement découle en définitive des articles de la Convention qui protègent les droits de l’homme pour lesquels aucune dérogation n’est autorisée (comme par exemple l’article 3) combinés avec l’article 13, ainsi que de l’article 4 du Protocole no 4.

[50]. Čonka, précité, affaire dans laquelle les requérants, au moment de leur expulsion, n’étaient déjà plus autorisés à rester dans le pays et étaient sous le coup d’une ordonnance de quitter le territoire. Voir également, pour l’applicabilité d’autres conventions régionales aux étrangers en situation irrégulière sur le territoire, Cour interaméricaine des droits de l’homme, Mesures provisoires demandées par la Commission interaméricaine des droits de l’homme concernant la République dominicaine, affaire des Haïtiens et des Dominicains d’origine haïtienne en République dominicaine, ordonnance de la Cour du 18 août 2000 ; Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme c. Zambie, communication no 71/92, octobre 1996, § 23, et Union Inter-Africaine des Droits de l’Homme et autres c. Angola, communication no 159/96, 11 novembre 1997, § 20.

[51]. A cet effet, voir également la Résolution 1821 (2011) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur l’interception et le sauvetage en mer de demandeurs d’asile, de réfugiés et de migrants en situation irrégulière, §§ 9.3-9.6.

[52]. Voir l’arrêt de principe Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 59, série A no 94.

[53]. Lauterpacht et Bethlehem, précité, § 61, Goodwin-Gill et McAdam, précité, p. 384.

[54]. Lauterpacht et Bethlehem, précité, § 67, Goodwin-Gill, précité, p. 5, et Goodwin-Gill et McAdam, précité, p. 246.

[55]. Bernard Ryan, « Extraterritorial Immigration Control. What Role for Legal Guarantees? », dans Bernard Ryan et Valsamis Mitsilegas (eds), Extraterritorial Immigration Control, Legal Challenges, Leiden, 2010, pp. 28-30.

[56]. Au paragraphe 45 de l’affaire Regina v. Immigration Officer at Prague Airport and another (Respondents) ex parte European Roma Rights Centre and others (Appellants) [2004] UKHL 55, la Chambre des lords a reconnu que les opérations de pré-dédouannement « procèdent de l’exercice de l’autorité gouvernementale » sur les personnes visées. Cependant, les Lords n’étaient pas disposés à considérer le refus d’admettre quelqu’un à bord d’un avion dans un aéroport étranger comme un acte de refoulement au sens de la Convention des Nations unies relative aux droits des réfugiés.

[57]. Aujourd’hui, ces règles constituent le droit international coutumier (CIJ, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, 26 février 2007, § 420, et, parmi d’autres auteurs, McCorquodale et Simons, « Responsibility Beyond Borders: State Responsibility for Extraterritorial Violations by Corporations of International Human Rights Law », Modern Law Review, 70, 2007, p. 601, Lauterpacht et Bethlehem, précité, p. 108, et Crawford et Olleson, « The Continuing Debate on a UN Convention on State Responsibility », International and Comparative Law Quarterly, 54, 2005, p. 959-971) et sont applicables aux violations des droits de l’homme (Crawford, The International Law Commission’s Articles on State Responsibility: Introduction, Text and Commentaries, Cambridge, 2002, p. 25 et Gammeltoft-Hansen, « The Externalisation of European Migration Control and the Reach of International Refugee Law », in European Journal of Migration and Law, 2010, p. 18).

[58]. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements ou peines inhumains ou dégradants (CPT) parvient à la même conclusion dans son Rapport au gouvernement italien sur la visite effectuée en Italie du 27 au 31 juillet 2009, § 48.

[59]. Voir l’arrêt de la CPJI en l’affaire du Lotus (France c. Turquie) du 7 septembre 1927, § 65, où la Cour dit explicitement : « Le principe de la liberté de la mer a pour conséquence que le navire en haute mer est assimilé au territoire de l’Etat dont il porte le pavillon car, comme dans le territoire, cet Etat y fait valoir son autorité, et aucun autre Etat ne peut y exercer la sienne (...) Il s’ensuit que ce qui se passe à bord d’un navire en haute mer doit être regardé comme s’étant passé dans le territoire de l’Etat dont le navire porte le pavillon. »

[60]. Shaw, International Law, 5e édition, Cambridge, p. 495.

[61]. Rapport du groupe de travail sur les formes contemporaines d’esclavage, UN doc. E/CN.4/Sub.2/1998/14, 6 juillet 1998, rec. 97, et Rapport du groupe de travail sur les formes contemporaines d’esclavage, UN doc. E/CN.4/Sub.2/2004/36, 20 juillet 2004, rec. 19-31.

[62]. UN doc. E/AC.32/SR.40

[63]. Rectifié le 16 novembre 2016 : le nom était « YOHANNES Roberl Abzighi », la date de naissance était « 24 février 1985 ».


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