DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 70026/10 Levent BEKTAŞ contre la Turquie
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 7 février 2012 en une Chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, Işıl Karakaş, Guido Raimondi, Paulo Pinto de Albuquerque, Helen Keller, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 30 août 2010,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant est un ressortissant turc né en 1967 et résidant à Istanbul. Il est représenté devant la Cour par Mes H. Ersöz et C. Ülgen, avocats à Istanbul. A l’époque des faits, il était officier retraité de l’armée et homme d’affaires.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
1. Le procès Ergenekon
En 2007, le parquet d’Istanbul engagea une enquête pénale contre les membres présumés d’une organisation criminelle du nom d’Ergenekon, tous soupçonnés de se livrer à des activités visant à renverser par la force et la violence le gouvernement élu. Selon le parquet, les accusés avaient planifié et commis des actes de provocation, comme des attentats contre des personnalités connues du public et des attaques à la bombe dans des endroits sensibles tels que les locaux de sanctuaires ou de hautes juridictions. Ils auraient ce faisant visé à générer une atmosphère de peur et de panique dans l’opinion publique et par là même à créer un climat d’insécurité, de manière à ouvrir la voie à un coup d’Etat militaire.
Par plusieurs actes d’accusation, le parquet d’Istanbul intenta des actions pénales devant la cour d’assises d’Istanbul contre plusieurs personnes, dont des généraux et des officiers de l’armée, des membres des services de renseignement, des hommes d’affaires, des politiciens et des journalistes. Il leur reprocha d’avoir planifié un coup d’Etat dans le but de renverser l’ordre constitutionnel démocratique, crime passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité, principalement en vertu de l’article 312 du code pénal.
Il ressort des actes d’accusation que le premier indice révélant l’existence de l’organisation clandestine Ergenekon a été la découverte d’une cache d’armes (26 grenades d’assaut) lors d’une perquisition effectuée en juin 2007 à Ümraniye, un quartier d’Istanbul. Lors de plusieurs perquisitions effectuées dans le cadre de la même enquête, des éléments de preuve mettant en lumière la structure hiérarchique de l’organisation ainsi que ses plans d’actions tendant à renverser le gouvernement par la force auraient été saisis.
Dans les actes d’accusation déposés dans le cadre de cette affaire, le parquet expliqua que, d’après la structure hiérarchique de l’Ergenekon, les militaires étaient considérés comme les acteurs principaux de l’organisation et que les civils étaient plutôt chargés de fournir des moyens logistiques et financiers et de faire de la propagande.
Par ailleurs, toujours selon le parquet, le réseau incriminé avait établi, pour mener ses activités, des plans d’action concrets, dont certains avaient pu être dévoilés. Trois de ces plans d’action, Kafes (« la cage »), İrtica ile mücadele (« la lutte contre le fondamentalisme ») et Sarıkız (« la blonde »), concernaient la période antérieure au coup d’Etat militaire envisagé et avaient comme objectif principal la préparation du terrain en vue de justifier cette intervention. Le plan d’action Yakamoz (« le reflet de la lune dans l’eau ») portait sur l’exécution du coup d’Etat militaire en tant que tel. Enfin, le plan d’action Eldiven (« le gant ») portait sur la restructuration du pouvoir gouvernemental et des institutions politiques pendant la période postérieure au coup d’Etat militaire.
Le plan d’action Kafes prévoyait, dans un premier temps, l’accomplissement par les membres de l’organisation d’actes de violence contre les citoyens appartenant aux minorités religieuses, tels que menaces par téléphone et inscription de slogans sur les murs, pose d’explosifs dans les quartiers où habitaient majoritairement ces personnes, attentats contre les défenseurs des droits des minorités connus du public, et, enfin, enlèvements d’hommes d’affaires et d’artistes membres de ces minorités. La deuxième étape du plan Kafes visait à une manipulation des médias afin que l’AKP, le parti au pouvoir, fût accusé d’avoir commandité ces actes de violence.
Le plan d’action İrtica ile mücadele eylem planı prévoyait en particulier la diffusion, par le biais des médias, de fausses nouvelles concernant l’AKP, afin de ternir l’image celui-ci et de lui faire perdre le soutien de l’opinion publique.
Le plan d’action Sarıkız, tel qu’exposé dans le journal tenu par l’ancien commandant en chef de la marine, l’amiral Ö.Ö., prévoyait de manipuler la presse et d’inciter des étudiants et des membres des syndicats et des associations à organiser des manifestations de protestation contre le gouvernement, et de mettre en œuvre des campagnes d’affichage à l’échelle nationale afin de faire croire à un mécontentement général contre le gouvernement. Ce plan d’action aurait été élaboré par les généraux de l’armée M.Ş.E., A.Y., Ö.Ö. et İ.F.
Le plan d’action Ayışığı (« le clair de lune ») visait principalement à évincer ou à neutraliser le chef d’état-major, le général de l’armée H.Ö., réputé hostile à toute action antidémocratique. Il avait également pour but de faire quitter leur parti à un certain nombre de députés de l’AKP. Un autre objectif de ce plan était de s’assurer du soutien du président de la République à un putsch militaire contre le gouvernement ou de neutraliser toute opposition de sa part.
Le plan d’action Yakamoz portait notamment sur l’exécution du coup d’Etat militaire et la mise en place de nouvelles administrations après le renversement du gouvernement.
Le plan d’action Eldiven concernait les mesures spécifiques à prendre après la réussite du putsch militaire contre le gouvernement. Il portait sur la restructuration des médias et des formations politiques, la réorganisation des forces armées, l’élection d’un nouveau président de la République, la réorganisation des institutions dépendant de la présidence et la réorientation de la politique extérieure.
D’après le parquet, les plans d’action Ayışığı, Yakamoz et Eldiven, qui étaient décrits dans des CD appartenant au général de l’armée M.Ş.E., avaient été élaborés par celui-ci et par son équipe comprenant des militaires de grade supérieur.
A la demande du parquet, la cour d’assises d’Istanbul – devant laquelle les procédures sont toujours pendantes – ordonna le placement et le maintien en détention provisoire de la plupart des accusés.
2. L’arrestation du requérant et la procédure pénale engagée contre lui
Dans le cadre de l’opération menée contre l’organisation Ergenekon, la police d’Istanbul arrêta le requérant le 22 avril 2009 et le plaça en garde à vue.
Le 24 avril 2009, après avoir été entendu par le procureur, le requérant fut traduit devant le juge assesseur près la cour d’assises spéciale. Celui-ci ordonna son placement en détention.
Par un acte d’accusation déposé le 13 janvier 2010 devant la cour d’assises d’Istanbul, le procureur accusa le requérant d’être un membre actif de l’organisation criminelle connue sous le nom d’Ergenekon et requit sa condamnation en vertu des articles 174 §§ 1 et 2, 311 § 1, 312 § 1 et 314 § 2 du code pénal, et de l’article 13 § 2 de la loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches.
Selon le parquet, le requérant occupait la position de chef de l’une des cellules d’action paramilitaire au sein de l’organisation Ergenekon, et portait le titre de leader de cellule d’opération spéciale (Özel Operasyon Hücre Lideri). Les membres de cette cellule, y compris le requérant, auraient stocké, dans le domaine forestier de Beykoz et dans le hameau de Keçilik du quartier Poyrazköy, des armes lourdes et des explosifs, et se seraient tenus à la disposition d’Ergenekon pour des actes terroristes. Le parquet reprocha aussi au requérant d’être l’un des auteurs du plan d’action Kafes.
A l’appui de ses accusations, le procureur présenta à la cour d’assises les éléments de preuve suivants : les documents saisis lors de la perquisition effectuée au domicile du requérant, parmi lesquels le texte du plan d’action Kafes et trois documents annexés à ce plan, intitulés « Liste du matériel et des munitions », « Répartition du travail » et « Formulaire de campagne de l’opération psychologique », les deux derniers documents comportant la signature du requérant lui-même ; les armes et les munitions découvertes à Beykoz et Poyrazköy ; les dénonciations au sujet des activités en cause du requérant et de ses coïnculpés, corroborées par d’autres preuves ; les comptes rendus d’écoutes téléphoniques concernant l’intéressé et ses coaccusés.
Durant la procédure, le requérant forma maints recours devant la cour d’assises d’Istanbul aux fins de bénéficier d’un élargissement. Il argüa notamment que les éléments de preuve présentés par le parquet n’étayaient aucunement les accusations dirigées contre lui. La cour d’assises, suivant en cela l’opinion du parquet, rejeta ces recours en se fondant sur les motifs suivants : la nature des crimes reprochés au requérant, les forts soupçons pesant sur lui, le risque de fuite, l’état des éléments de preuve et le risque de dégradation de ces derniers, et l’hypothèse selon laquelle des mesures alternatives à la détention ne seraient pas suffisantes pour assurer la participation de l’intéressé à la procédure pénale.
A ce jour, l’affaire est toujours pendante devant la cour d’assises d’Istanbul et le requérant est détenu à la maison d’arrêt de Silivri.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
1. Les dispositions du code pénal
L’article 174 du code pénal incrimine la production, le transfert, la vente et l’achat de produits explosifs, dangereux et toxiques sans l’autorisation des autorités compétentes.
L’article 311 § 1 du code pénal se lit ainsi :
« Quiconque tente de renverser la Grande Assemblée nationale de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »
L’article 312 § 1 du code pénal est ainsi libellé :
« Quiconque tente de renverser le gouvernement de la République de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »
L’article 314 §§ 1 et 2 du code pénal, qui prévoit le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :
« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions prévues par les quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.
2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. »
2. Les dispositions du code de procédure pénale
L’article 91 § 2 du code de procédure pénale dispose :
« Le placement en garde à vue dépend de la nécessité de cette mesure pour l’enquête et des indices permettant de croire que l’intéressé a commis une infraction. »
La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du code de procédure pénale. D’après l’article 100, une personne peut être placée en détention provisoire lorsqu’il existe des faits démontrant l’existence de forts soupçons qu’elle a commis une infraction et que la détention provisoire est justifiée par l’un des motifs énumérés dans cette disposition, à savoir en cas de fuite et de risque de fuite, ou lorsque le suspect risque de dissimuler ou de modifier des preuves ou d’influencer des témoins. La détention provisoire peut également être considérée comme justifiée lorsqu’il existe de forts soupçons que le suspect a commis certains crimes, notamment contre la sécurité de l’Etat et l’ordre constitutionnel.
L’article 101 du code de procédure pénale prévoit que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par le juge unique à la demande du procureur de la République, et au stade du jugement par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les ordonnances de placement et de maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.
Enfin, d’après l’article 104 du code, le prévenu ou l’inculpé peut demander à tout moment de la procédure à être libéré. L’ordonnance de maintien en détention ou de libération est prise par un juge ou par un tribunal. La décision de rejeter la demande de remise en liberté est également susceptible d’opposition.
3. La loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches
L’article 13 §§ 1 et 2 de la loi no 6136 sur les armes à feu ou les armes blanches dispose :
« Quiconque achète, détient ou porte des armes à feu et des balles d’une manière contraire aux dispositions de la présente loi est condamné à une peine d’un à trois ans d’emprisonnement et à une amende (...)
« Lorsque les armes à feu figurent parmi celles mentionnées dans le quatrième paragraphe de l’article 12 de cette loi ou lorsque les armes ou les balles sont importantes en quantité et en qualité, la peine consiste en cinq à huit ans d’emprisonnement et en une amende (...) »
GRIEFS
Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant allègue que sa privation de liberté n’était pas conforme à la législation interne ni à la Convention puisqu’il aurait été arrêté et détenu en l’absence, selon lui, de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale.
Invoquant ensuite l’article 5 § 3 de la Convention, il se plaint de la durée de sa détention et d’une insuffisance des motifs des juridictions internes pour le maintenir en détention.
Invoquant en outre l’article 5 § 4 de la Convention, il dénonce l’absence d’un recours effectif qui lui aurait permis de contester son maintien en détention provisoire. Il reproche aux juridictions internes d’avoir rejeté ses demandes de libération sans avoir respecté l’égalité des armes ni tenu d’audience.
Invoquant enfin l’article 8 de la Convention, le requérant se plaint que les renseignements tirés des écoutes téléphoniques et le contenu de celles-ci, qui auraient relevé de sa vie privée mais n’auraient nullement concerné la procédure pénale en cause, aient été mentionnés dans l’acte d’accusation et, ainsi, exposés au public.
EN DROIT
1. Le requérant se plaint de la durée de sa détention, durée qui n’est, selon lui, pas « raisonnable » au sens de l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi que d’une insuffisance des motifs avancés par les juridictions internes pour rejeter ses demandes de remise en liberté.
Par ailleurs, invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, le requérant se plaint de n’avoir pas disposé en droit interne d’un recours effectif au moyen duquel il aurait pu contester son maintien en détention provisoire. Il soutient que, lorsqu’elles ont statué sur ses demandes de remise en liberté, les autorités judiciaires n’ont pas respecté les principes du contradictoire et de l’égalité des armes.
Invoquant enfin l’article 8 de la Convention, le requérant se plaint que les renseignements tirés des écoutes téléphoniques et le contenu de celles-ci, qui auraient relevé de sa vie privée mais n’auraient nullement concerné la procédure pénale en cause, aient été mentionnés dans l’acte d’accusation.
En l’état actuel du dossier, la Cour estime ne pas être en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ces griefs et juge nécessaire de les communiquer au gouvernement défendeur, en vertu de l’article 54 § 2 b) de son règlement.
2. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant se plaint également d’avoir été arrêté et détenu au mépris de la législation interne et de la Convention, du fait de l’absence, selon lui, de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale.
La Cour note que le requérant prétend que son arrestation et sa détention sont non seulement contraires aux dispositions de l’article 5 § 1 c) de la Convention, mais encore qu’elles n’ont pas été effectuées selon les « voies légales », au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, les normes prévues par celles-ci en matière de privation de liberté étant, aux yeux du requérant, similaires à celles de la Convention quant à l’existence de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction pénale. La Cour examinera donc le grief en premier lieu sous l’angle de la notion d’« existence de raisons plausibles » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention.
La Cour rappelle d’abord que l’article 5 § 1 c) n’autorise à placer une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Ječius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000-IX, et Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 108, CEDH 2000-XI). La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c). L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 34, CEDH 2001-X, Korkmaz et autres c. Turquie, no 35979/97, § 24, 21 mars 2006, Süleyman Erdem c. Turquie, no 49574/99, § 37, 19 septembre 2006, et Çelik et Yıldız c. Turquie, no 51479/99, § 20, 10 novembre 2005).
La Cour rappelle ensuite que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire pendant une détention au titre de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300-A, et Korkmaz et autres, précité, § 26).
Il ne faut certes pas appliquer l’article 5 § 1 c) d’une manière qui causerait aux autorités de police des Etats contractants des difficultés excessives pour combattre par des mesures adéquates la criminalité organisée (voir, mutatis mutandis, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 58-68, série A no 28). La tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1, y compris la poursuite du but légitime prescrit, ont été remplies en l’espèce. Dans ce contexte, il ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Murray, précité, § 66).
En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été privé de sa liberté car il était soupçonné d’être l’un des membres actifs d’une organisation criminelle du nom d’Ergenekon, auxquels il était reproché de se livrer à des activités afin de renverser par la force et la violence le gouvernement élu. Elle observe que le requérant était soupçonné en particulier d’avoir été l’un des auteurs du plan d’action Kafes prévoyant l’usage de la violence contre les minorités religieuses en Turquie, d’avoir dirigé l’une des cellules d’action paramilitaire au sein d’Ergenekon, d’avoir stocké ou d’avoir fait stocker des explosifs et des armes lourdes par cette équipe dont les membres restaient à la disposition de l’organisation pour des actes terroristes.
La Cour note aussi des éléments de preuve tels que les documents saisis lors de la perquisition effectuée au domicile du requérant – y compris le texte du plan d’action Kafes et ses annexes, dont certaines signées par le requérant lui-même ; les armes et les munitions découvertes à Beykoz et Poyrazköy ; les dénonciations au sujet des activités en cause du requérant et de ses coïnculpés ainsi que les comptes rendus d’écoutes téléphoniques concernant l’intéressé et ses coaccusés qui avaient été recueillis par le parquet avant l’arrestation de l’intéressé, sur la foi de soupçons selon lesquels celui-ci avait commis l’infraction pénale reprochée, infraction réprimée sévèrement par le code pénal.
Il y a lieu donc de conclure que le requérant peut passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles de le soupçonner » d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention (Murray, précité, § 63, Korkmaz et autres, précité, § 26, et Süleyman Erdem, précité, § 37).
Quant à la conformité de l’arrestation du requérant aux normes de droit interne (Bozano c. France, 18 décembre 1986, § 54, série A no 111, Wassink c. Pays-Bas, 27 septembre 1990, § 24, série A no 185-A, Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 50, CEDH 2000-III, Mooren c. Allemagne, no 11364/03, § 72, 13 décembre 2007, et Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 83, CEDH 2005-IV), la Cour se réfère à ses constats exposés ci-dessus. Elle observe que les autorités judiciaires nationales se sont appuyées sur des éléments de preuve concrets pour procéder à l’arrestation du requérant en invoquant l’existence de raisons et d’indices sérieux de le soupçonner – au sens de l’article 91 § 2 et de l’article 100 du code de procédure pénale – d’avoir commis des infractions réprimées par le code pénal et par la loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches. La Cour estime donc que rien ne montre qu’en l’espèce l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes aient été arbitraires ou déraisonnables au point de conférer à l’arrestation du requérant un caractère irrégulier.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Ajourne l’examen des griefs du requérant tirés des articles 5 §§ 3 et 4 et 8 de la Convention ;
Déclare la requête irrecevable pour le surplus.
Stanley Naismith Françoise Tulkens Greffier Présidente
DÉCISION BEKTAŞ c. TURQUIE
DÉCISION BEKTAŞ c. TURQUIE