[TRADUCTION]
EN FAIT
Le requérant, M. Pavel Petrovitch Ivanov, est un ressortissant russe né en 1948 et résidant à Velikiy Novgorod.
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
Le requérant est l’unique fondateur, propriétaire et rédacteur en chef du journal Russkoye Veche, qu’il fait paraître mensuellement à ses frais depuis 2000 et qui a un tirage de 999 exemplaires.
En 2003, le requérant fut poursuivi pour incitation publique à la haine ethnique, raciale et religieuse par l’intermédiaire des médias (infraction prévue à l’article 282 § 1 du code pénal). Il lui était reproché d’avoir publié dans son journal une série d’articles appelant à exclure les juifs de la vie sociale, alléguant l’existence d’un lien de cause à effet entre le malaise social, économique et politique et les activités des juifs, et qualifiant ce groupe ethnique de malfaisant.
L’affaire fut jugée par le tribunal municipal de Novgorod.
Au procès, le requérant clama son innocence, soutenant que le « lobby siono-fasciste de la juiverie » était la source de tous les maux en Russie. Il exprima la conviction que sans informations fiables le public russe ne pourrait découvrir les causes et les raisons de la situation délicate dans laquelle il se trouvait et déclara que le but des articles publiés dans son journal était d’« [éduquer] les Russes et les juifs qui [avaient souffert] de l’idéologie siono-fasciste ».
Le 8 septembre 2003, le tribunal acquitta le requérant, estimant qu’il n’était pas prouvé qu’il fût l’auteur des articles. Le 14 octobre 2003, le tribunal régional de Novgorod annula le jugement et renvoya l’affaire devant le tribunal municipal.
Les 9 et 30 décembre 2003, le tribunal municipal rejeta les demandes du requérant tendant à l’établissement d’un nouveau rapport socio-humanitaire sur ses publications et leur paternité.
Le 10 février 2004, le requérant demanda au tribunal municipal de commander un rapport socio-historique qui permettrait de répondre aux questions suivantes :
“1. Les juifs sont-ils une race ?
2. Les juifs sont-ils une nation ?
3. Si les juifs sont une nation, depuis quel moment de l’histoire ?
4. Les juifs de Russie sont-ils une nation ou une diaspora judaïque ?
5. Peut-on utiliser l’adjectif « national » ou l’expression « dignité nationale » pour un membre de la diaspora judaïque ? »
Le 11 février 2004, le tribunal rejeta la demande du requérant, relevant que le premier rapport socio-humanitaire avait déjà apporté les réponses à ces questions. Il nota également :
« De l’avis du tribunal, c’est un fait généralement accepté que les membres de toute nation, nationalité ou groupe ethnique ont une dignité nationale, qui est déterminée par la conscience nationale qu’ils ont d’eux-mêmes, sur le fondement de laquelle ils se considèrent comme membres du groupe ethnique en question. »
Le 20 février 2004, le tribunal municipal de Novgorod jugea le requérant coupable d’incitation à la haine raciale, nationale et religieuse et lui interdit de pratiquer le journalisme et de publier ou diffuser des médias pendant trois ans. La déclaration de culpabilité reposait notamment sur des rapports socio-humanitaires, socio-psychologiques et linguistiques et sur des dépositions orales faites par des experts. Le requérant soutint devant le tribunal qu’il ne pouvait avoir incité à la haine nationale, les juifs n’étant selon lui ni une race ni une nation.
Il interjeta appel, répétant que le tribunal municipal avait considéré à tort qu’il existait une « nation juive ».
Le 27 avril 2004, le tribunal régional de Novgorod confirma la condamnation. Il leva toutefois l’interdiction de pratiquer le journalisme, ce type de sanction ayant été introduit dans le code pénal après les faits incriminés, et il y substitua une amende de 10 000 roubles russes (environ 300 euros).
GRIEFS
1. Le requérant allègue, en termes généraux, que sa condamnation pour incitation à la haine raciale n’était pas justifiée.
2. Invoquant l’article 13 de la Convention, il soutient que les conclusions des rapports d’experts sur lesquelles les tribunaux internes ont assis sa condamnation étaient contradictoires et reproche aux juges d’avoir refusé d’accueillir sa demande tendant à l’établissement d’un rapport visant à déterminer si les juifs constituaient une nation.
3. S’appuyant sur l’article 14 de la Convention, il se dit victime d’une discrimination fondée sur ses convictions religieuses.
EN DROIT
1. La Cour considère qu’en dénonçant sa condamnation pour incitation à la haine raciale dans le cadre de ses publications, le requérant se plaint en substance d’une violation de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
La Cour relève d’emblée qu’il ne lui revient pas de déterminer quelles étaient les preuves nécessaires en droit russe pour démontrer que se trouvaient réunis les éléments constitutifs de l’infraction d’incitation à la haine raciale. Il incombe en premier lieu aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. La Cour a seulement pour tâche de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles rendent en vertu de leur pouvoir d’appréciation (voir, parmi d’autres arrêts, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, § 50).
La Cour rappelle en outre que si sa jurisprudence a consacré le caractère éminent et essentiel de la liberté d’expression dans une société démocratique (voir, parmi d’autres arrêts, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, série A no 24, § 49, et Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, série A no 103, § 41), elle en a également défini les limites. Elle a jugé, notamment, que les discours incompatibles avec les valeurs proclamées et garanties par la Convention sont soustraits à la protection de l’article 10 par l’article 17 de la Convention, aux termes duquel :
« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »
La Cour a ainsi eu à connaître d’affaires où étaient incriminées des déclarations qui niaient l’Holocauste, qui justifiaient une politique pronazie, qui alléguaient la persécution des Polonais par la minorité juive et l’existence d’inégalités entre eux ou qui associaient tous les musulmans à un grave acte de terrorisme (voir Lehideux et Isorni, précité, §§ 47 et 53 ; Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003-IX ; W.P. et autres c. Pologne (déc.), no42264/98, 2 septembre 2004 ; Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, 16 novembre 2004 ; et Witzsch c. Allemagne (déc.), no 7485/03, 13 décembre 2005).
En l’espèce, le requérant a écrit et publié une série d’articles décrivant les juifs comme la source du mal en Russie. Il a accusé l’intégralité d’un groupe ethnique de fomenter un complot contre le peuple russe et a attribué aux membres influents de la communauté juive une idéologie fasciste. Tant dans ses publications que dans ses déclarations orales au procès, il n’a cessé de dénier aux juifs le droit à la dignité nationale, affirmant qu’ils ne formaient pas une nation. La Cour n’a aucun doute quant à la teneur fortement antisémite des opinions du requérant et elle fait sienne la conclusion des tribunaux internes selon laquelle l’intéressé cherchait par ses publications à faire haïr le peuple juif. Une attaque aussi générale et véhémente contre un groupe ethnique particulier est en contradiction avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention. En conséquence, la Cour estime qu’en vertu de l’article 17 de la Convention le requérant ne peut bénéficier de la protection de l’article 10.
Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 35 §§ 3 et 4.
2. Invoquant l’article 13 de la Convention, le requérant allègue par ailleurs que sa condamnation était fondée sur des éléments contradictoires et reproche aux juges d’avoir refusé d’ordonner l’établissement d’un rapport d’expert qui eût permis selon lui de démontrer la véracité de son affirmation selon laquelle les juifs ne constituaient pas une nation.
Dans la mesure où cette doléance du requérant peut être comprise comme un grief de violation du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour rappelle que si l’article 6 garantit le droit à un procès équitable, il ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève dès lors au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (voir García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I).
En l’espèce, la Cour n’aperçoit aucun élément propre à lui faire conclure qu’il a été porté atteinte au droit du requérant à un procès équitable. Le tribunal municipal et le tribunal régional se sont prononcés à l’issue d’une procédure contradictoire à laquelle le requérant était présent et représenté. L’intéressé a pu exposer les failles dont étaient selon lui entachés les rapports d’expert commandés par l’accusation et présenter toutes les observations et tous les arguments qu’il jugeait nécessaire d’exprimer. Les tribunaux ont apprécié la crédibilité des éléments portés devant eux en tenant compte des déclarations du requérant, et ils ont motivé leurs conclusions. Le simple désaccord du requérant avec les décisions des juridictions ne saurait suffire à faire conclure que la procédure n’a pas été équitable.
De surcroît, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’article 13 de la Convention s’applique uniquement lorsqu’un individu formule un « grief défendable » de violation d’un droit protégé par la Convention (voir Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, série A no 131, § 52). Or elle a conclu ci-dessus que le grief du requérant tiré de l’article 10 était irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention. L’article 13 est donc inapplicable en l’espèce.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
3. Sur le terrain de l’article 14 de la Convention, enfin, le requérant se dit victime d’une discrimination fondée sur ses convictions religieuses.
La Cour rappelle que, d’après sa jurisprudence constante, l’article 14 n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles (voir, parmi beaucoup d’autres arrêts, Gaygusuz c. Autriche, no 17371/90, § 36, CEDH 1996-IV). En l’espèce, les griefs du requérant tirés des clauses normatives de la Convention ont été jugés irrecevables, et l’article 14 ne trouve donc pas à s’appliquer.
Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 14 doit être rejeté pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 35 §§ 3 et 4.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Søren Nielsen Christos Rozakis Greffier Président
DÉCISION PAVEL IVANOV c. RUSSIE
DÉCISION PAVEL IVANOV c. RUSSIE