DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE REMZİ AYDIN c. TURQUIE
(Requête no 30911/04)
ARRÊT
STRASBOURG
20 février 2007
DÉFINITIF
20/05/2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme]
En l’affaire Remzi Aydın c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Mme F. Tulkens, présidente, MM. I. Cabral Barreto, R. Türmen, M. Ugrekhelidze, V. Zagrebelsky, Mme A. Mularoni, M. D. Popović, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 janvier 2007,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30911/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Remzi Aydın (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 août 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me E. E. Ak, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait en particulier une violation des articles 5 § 3 et 6 § 1 de la Convention, s’agissant de la durée de sa détention provisoire et de la durée de la procédure entamée à son encontre.
4. Le 8 avril 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1973. Le 29 juillet 1998, il fut arrêté alors qu’il effectuait son service militaire.
6. Le 2 août 1998, accusé de quarante-trois actes terroristes, notamment d’attentats à la bombe et d’attaques à main armée, perpétrés dans différentes villes et au nom d’une organisation illégale, il fut mis en détention provisoire par la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul.
A. La grève de la faim
7. En 2003 et 2004, le requérant entama une grève de la faim de 538 jours. Il fut examiné quotidiennement par le médecin pénitentiaire entre le 26 juin 2003 et le 19 mars 2004. Ce jour-ci, il fut transféré à l’hôpital civil de Tekirdağ où il y demeura jusqu’au 15 avril 2004. Le requérant refusa presque toujours toute intervention médicale.
8. Le 15 avril 2004, il fut transféré à sa demande à l’hôpital civil de Bayrampaşa, où il resta jusqu’au 6 mai 2004. Il fut renvoyé à cette date à la prison d’Istanbul au motif qu’il refusait toute intervention médicale. Jusqu’au 14 septembre 2004, il fut transféré six fois à l’hôpital civil, d’où il fut renvoyé avec des rapports établissant ses refus d’examen ou d’intervention médicale. Le médecin de la prison poursuivit sa surveillance quotidienne.
9. Le rapport médical établi le 1er novembre 2004 par le médecin de l’établissement pénitentiaire d’Istanbul fait état d’un niveau de santé moyen chez le requérant et mentionne qu’il ne présente aucune urgence médicale. Le rapport indique également qu’une chaise roulante a été mise à sa disposition.
10. Durant ces périodes, le requérant utilisa des vitamines ou certains médicaments qui lui furent prescrits. Le 14 décembre 2004, il fut hospitalisé à l’hôpital civil de Bayrampaşa.
11. Le 15 décembre 2004, il déclara mettre fin à sa grève de la faim. Il fut soigné pour « malnutrition » jusqu’au 27 janvier 2005. D’autres examens et traitements, effectués notamment par les services de neurologie et de kinésithérapie se poursuivent en raison de problèmes de motricité.
12. Le rapport du 1er mai 2006 des services de neurologie de l’université de Kocaeli indiquent certaines absences ou retards de réaction des jambes et conclut à une neuropathie sensorielle. Le requérant poursuivit aussi un régime alimentaire surveillé. Actuellement il utilise des béquilles et fait des exercices avec des poids.
B. La procédure pénale entamée à l’encontre du requérant
13. Le 22 juin 2001, après une série de décisions d’incompétence, de non-lieu et de jonction avec d’autres affaires comprenant trois autres accusés, la cour de sûreté de l’Etat établit la participation active du requérant à douze des actes susmentionnés et le condamna à la réclusion à perpétuité pour attentat contre l’ordre constitutionnel de l’Etat.
Pour ce faire, elle tint quatorze audiences et eut recours à une multitude d’expertises balistiques et d’empreintes digitales, à différents témoignages, et investigations policières.
14. L’avocat du requérant demanda des délais supplémentaires pour observations lors des audiences des 3 octobre et 5 décembre 2000 et s’absenta des audiences du 27 février et du 15 mai 2001.
15. Le 7 mars 2002, la Cour de cassation infirma ce jugement pour vice de procédure en ce qui concerne la participation au procès de la partie intervenante.
16. Le 17 juillet 2003, après avoir tenu six audiences, la cour de sûreté de l’Etat condamna le requérant à la même peine.
17. Le 28 janvier 2004, ce jugement fut infirmé à nouveau au motif que les originaux des documents à charge contre les coaccusés du requérant n’étaient pas versés au dossier et que les copies disponibles n’étaient pas certifiées.
18. Le 16 juin 2004, la loi no 5190 entra en vigueur et les cours de sûreté de l’Etat furent abolies. Ainsi, le 21 octobre 2004, les débats furent rouverts devant la cour d’assises d’İstanbul.
19. L’avocat du requérant demanda un délai supplémentaire pour observations lors de l’audience du 19 avril 2005.
L’affaire est actuellement pendante devant cette juridiction.
20. Tout au long du procès, l’instance judiciaire examina d’office tous les trente jours, la question de la détention provisoire du requérant, en application de l’article 112 du code de procédure pénale (« CPP »). Elle ordonna le maintien en détention provisoire de celui-ci au vu de l’état des preuves, de la nature des délits reprochés et de la peine encourue. En 2004, elle mentionna à deux reprises que la collecte des preuves n’était pas terminée.
21. Le requérant introduisit plusieurs demandes de libération, où il invoqua aussi à partir de 2004 son état de santé. Celles-ci furent toutes rejetées pour les mêmes motifs de détention.
22. Aux audiences des 15 juillet 2004, 27 janvier 2005, et 19 avril 2005, la cour d’assises ordonna le maintien en détention du requérant en mentionnant également n’être pas convaincue que celui-ci se présenterait aux audiences, vu notamment le contenu du dossier et les motifs de cassation.
23. Le requérant invoqua ses problèmes de santé et s’opposa aussi à son transfèrement vers les prisons de type F de Tekirdağ, puis de Kocaeli. Sa requête fut rejetée le 9 décembre 2005.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
24. S’agissant des dispositions constitutionnelle et législative quant à la grâce présidentielle pour les condamnés atteints d’une maladie irréversible (article 104 de la Constitution), quant aux conditions de sursis à exécution des peines pour cause de santé (articles 399 et 402 du CPP), la composition et le fonctionnement de l’Institut médicolégal, et les travaux du Conseil de l’Europe en matière de services de santé en milieu pénitentiaire, la Cour renvoie à son arrêt Tekin Yıldız c. Turquie (no 22913/04, §§ 42-52, 10 novembre 2005).
25. Quant à la composition des cours de sûreté de l’Etat, la Cour renvoie aux arrêts Özdemir c. Turquie (no 59659/00, §§ 21-22, 6 février 2003) et Gençel c. Turquie (no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003).
Par la loi no 4390 du 22 juin 1999, les mandats des juges militaires et des procureurs militaires en fonction au sein des cours de sûreté de l’Etat ont pris fin. Par la loi no 5190 du 30 juin 2004, les cours de sûreté de l’Etat ont été définitivement abolies.
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITE
A. Interdiction de mauvais traitements
1. Thèses des parties
26. Invoquant, en substance, l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint de l’incompatibilité de son état de santé avec les conditions carcérales. Il estime qu’il est atteint du syndrome de Wernicke-Korsakoff1 (« S-WK »), ce qui lui cause un handicap ; il considère qu’il doit être libéré car il a besoin d’une assistance pour subvenir à ses besoins quotidiens.
27. Le Gouvernement avance une exception préliminaire tiré du non-épuisement des voies de recours internes, à savoir les dispositions pertinentes de la loi sur le juge d’exécution et celles du code de procédure pénale. Puis, il fait valoir les conditions favorables des prisons et expose que les soins médicaux nécessaires sont administrés à tous les détenus. Il avance que, si le besoin se manifeste, les intéressés sont transférés à l’hôpital, sinon libérés provisoirement. Il invite la Cour à déclarer le grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
2. Appréciation de la Cour
28. Pour les raisons qui suivent, la Cour ne s’attardera pas sur l’exception préliminaire du Gouvernement quant au non-épuisement des voies de recours internes.
29. S’agissant de la jurisprudence en matière de la santé en milieu pénitentiaire eu égard à l’article 3 de la Convention, des mouvements de la grève de la faim dans les prisons turques en 1996 et les années 2000, et la mission d’enquête effectuée par la Cour en septembre 2004 dans le cadre de ce groupe d’affaires, la Cour renvoie à son arrêt Tekin Yıldız, précité, et ses décisions Mutlu c. Turquie (no 37652/04) et Paksoy c. Turquie (no 33901/04), du 17 octobre 2006.
30. La Cour estime nécessaire de confirmer sa jurisprudence selon laquelle la libération d’un détenu pour cause de santé n’est pas obligatoire (voir parmi d’autres, Matencio c. France, no 58749/00, § 78, 15 janvier 2004) et, ensuite, de préciser que dans le contexte des affaires similaires introduites contre la Turquie – et malgré l’absence de griefs quant aux soins médicaux dispensés lors de la détention – la question de la compatibilité de la réincarcération avec l’article 3 de la Convention s’était posée au vu de la libération provisoire accordée auparavant par les autorités, pour que les intéressés puissent se faire soigner, ou assister, à l’extérieur (voir, par exemple, Kuruçay c. Turquie, no 24040/04, § 49, 10 novembre 2005).
31. Or, en l’occurrence, aucun rapport médical ne recommande la libération du requérant, ni ne diagnostique le S-WK.
32. D’autre part, s’agissant de l’opportunité de maintenir une personne en détention provisoire, la Cour ne peut substituer son point de vue à celui des juridictions internes (Sakkopoulos c. Grèce, no 61828/00, 15 janvier 2004, § 44, et Reggiani Martinelli c. Italie (déc.), no 22682/02), d’autant plus quand, comme en l’occurrence, les autorités nationales ont largement satisfait à leur obligation de protéger l’intégrité physique du requérant, notamment par l’administration de soins médicaux appropriés (mêmes références). Le requérant ne se plaint d’ailleurs pas de la nature ou de l’insuffisance des soins médicaux en question mais se borne à alléguer qu’il aurait dû être mis en liberté, sans toutefois étayer ses arguments (Ahmet Arslan c. Turquie (déc.), no 5114/04, 1er décembre 2005).
33. Finalement, les rapports médicaux concernant le requérant ne contiennent aucune contre-indication à son emprisonnement.
34. Ainsi, prenant acte du suivi médical considérable dont le requérant a fait l’objet, se livrant à une appréciation globale des faits pertinents, et gardant à l’esprit l’assurance que le Gouvernement a donnée de sa pratique, et les constats de la délégation ayant visité les établissements carcéraux dans le cadre de la mission effectuée pour le premier groupe d’affaires, la Cour conclut à l’absence de motifs sérieux et avérés de croire que l’incarcération du requérant ou les conditions de détention de celui-ci, ont constitué en soi un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention (Balyemez c. Turquie, no 32495/03, § 96, 22 décembre 2005, Sinan Eren c. Turquie, no 8062/04, § 50, 10 novembre 2005).
35. En conséquence, elle déclare ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
B. Présomption d’innocence
36. Le requérant allègue qu’une détention provisoire qui se prolonge de façon aussi excessive, en l’absence de raisons plausibles, s’analyse en une peine anticipée, au mépris du principe de la présomption d’innocence tel que garanti par l’article 6 § 2.
37. Selon la jurisprudence de la Cour, le fait de placer une personne en détention provisoire constitue en soi une limitation du principe de la présomption d’innocence. Or, l’article 5 § 3 de la Convention n’approuve la poursuite de l’incarcération que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d’intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d’innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle. De ce fait, cette dernière disposition protège aussi, indirectement, le principe de la présomption d’innocence, dont elle constitue un complément indispensable. Par conséquent, aucune question séparée ne se pose en principe sous l’angle de l’article 6 § 2 en matière de durée de la détention provisoire, car dans ce domaine, le but d’assurer le respect de ce principe est atteint par l’article 5 § 3.
38. La Cour examinera en conséquence ce grief sous l’angle de cette dernière disposition (paragraphes 41-58 ci-dessous).
C. Indépendance et impartialité
39. Sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint du manque d’impartialité et d’indépendance de la cour d’assises d’Istanbul et prétend qu’elle n’est rien d’autre qu’une cour de sûreté de l’Etat déguisée en une juridiction de droit commun. Il se réfère à cet égard au fait que le procureur de cette instance mentionne la durée de la grève de la faim que le requérant a entamée comme étant de 485 jours alors qu’elle a été de 538 jours. Il cite par ailleurs « l’acharnement » de la cour d’assises à son encontre et le fait qu’elle ne l’a jamais libéré au cours de la procédure.
40. La Cour relève d’emblée que le requérant n’étaye aucunement son grief de manière convaincante. Dans la mesure où les faits allégués par le
requérant pourraient être examinés sous l’angle de l’article 6 de la Convention, il est nécessaire de rappeler que la question de savoir si un procès est conforme aux exigences de cette disposition ne peut être résolue que grâce à un examen d’ensemble de la procédure, à savoir une fois celle-ci terminée. S’il est vrai que l’on ne peut exclure qu’un élément déterminé soit à ce point décisif qu’il permette de juger de l’équité du procès à un stade plus précoce, la Cour constate toutefois que la procédure pénale dont le requérant fait l’objet n’est pas encore achevée et que, de surplus, ses arguments ne révèlent pas de circonstances de ce genre (Francesco Aggiato précité).
Il s’ensuit que ce grief est irrecevable pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
D. Durée de la détention provisoire et de la procédure
41. Précisant qu’il a été arrêté le 30 juillet 1998 et est en détention depuis le 2 août 1998, le requérant dénonce le caractère excessif de la durée de sa détention provisoire qui dure encore. Il allègue à cet égard une violation de l’article 5 §§ 1 (c) et 3 de la Convention.
42. Sous l’angle de l’article 6 § 1, le requérant se plaint de la durée excessive de son procès encore pendant.
43. La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Relevant par ailleurs que ceux-ci ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.
44. Toutefois, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief tiré de la durée de la détention provisoire sous l’angle de l’article 5 § 3, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Büyükdağ c. Turquie, no 28340/95, § 60, 21 décembre 2000).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
45. Le requérant se plaint de la durée de la détention provisoire qui lui est imposé.
L’article 5 § 3 de la Convention se lit comme suit en ses parties pertinentes :
« Toute personne arrêtée ou détenue (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure (...). »
46. S’agissant de la période à prendre en considération, nul ne s’oppose à placer le point de départ au 29 juillet 1998, date à laquelle le requérant fut arrêté (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, §§ 155, 160, CEDH 2004-IV (extraits)).
47. La Cour rappelle que le jugement de condamnation constitue en principe le terme de la période à considérer sous l’angle de la disposition invoquée ; à partir de cette date, la détention de l’intéressé entre dans le champ de l’article 5 § 1 a) de la Convention (voir, par exemple, l’arrêt I.A. c. France du 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, p. 2976, § 98). Du 22 juin 2001, date à laquelle le requérant a été condamné, au 7 mars 2002, date de l’infirmation de la condamnation par la Cour de cassation, ainsi que du 17 juillet 2003, date de la seconde condamnation, au 28 janvier 2004, date de la seconde cassation, l’intéressé se trouvait donc « détenu régulièrement après une condamnation par un tribunal compétent ».
48. En conséquence, la détention provisoire du requérant se compose de trois périodes distinctes. La première a eu lieu du 29 juillet 1998 au 22 juin 2001, et la deuxième du 7 mars 2002 au 17 juillet 2003.
La troisième a débuté le 28 janvier 2004. Le requérant se trouvant actuellement en détention provisoire, la période totale à prendre en considération à ce jour s’élève à environ sept ans et trois mois (Solmaz c. Turquie, arrêt du 16 janvier 2007, §§ 23-37, non-définitif).
49. Le Gouvernement estime que la durée de la détention provisoire était raisonnable, notamment au vu du nombre d’accusés, de la complexité de l’affaire, de la peine encourue par le requérant et le risque de fuite.
50. Pour le requérant il est inconcevable qu’il puisse prendre la fuite car son état de santé ne lui permet que difficilement de subvenir à ses besoins personnels. En tout état de cause, une durée aussi longue de détention ne peut se justifier.
51. Comme il est constant dans la jurisprudence de la Cour, le caractère « raisonnable » de la durée de détention provisoire doit s’apprécier dans chaque cas d’après les particularités de la cause.
Il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire d’un accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable. A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l’existence d’une véritable exigence d’intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d’innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et en rendre compte dans leurs décisions rejetant des demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits non controversés indiqués par l’intéressé dans ses recours, que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention (voir Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, § 154).
52. A cet égard la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d’un certain temps elle ne suffit plus ; la Cour doit alors établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent pertinents et suffisants, elle recherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont porté une diligence particulière à la poursuite de la procédure (voir, entre autres, Mansur c. Turquie, arrêt du 8 juin 1995, série A no 319-B, § 52). La complexité et les particularités de l’instruction sont des éléments à prendre en compte à cet égard (Van der Tang c. Espagne, arrêt du 13 juillet 1995, série A no 321, § 55).
53. En l’espèce, il ressort des éléments du dossier que la cour de sûreté de l’Etat a prononcé de manière régulière, au terme de chaque audience, le maintien en détention du requérant, en se fondant sur une formule presque toujours identique renvoyant à l’état des preuves, à la nature des délits reprochés, et à la peine encourue.
En 2004 et 2005, après la deuxième cassation, elle a mentionné à deux reprises que la collecte des preuves n’était pas terminée. Elle s’est référée trois fois au risque de fuite du requérant vu que la cassation ne portait pas sur le fond (paragraphe 22 ci-dessus).
54. La Cour conçoit parfaitement que les juridictions nationales aient pu estimer qu’il existait un risque de voir le requérant se soustraire à la justice. Elle estime toutefois regrettable, alors que le risque de fuite décroît nécessairement avec le temps (voir Neumeister c. Autriche, arrêt du 27 juin 1968, série A no 8, p. 39, § 10) et qu’il ne saurait s’apprécier sur la seule base de la gravité de la peine encourue (voir Muller c. France, arrêt du 17 mars 1997, Recueil 1997-II, § 43), que la cour d’assises n’ait spécifié aucune considération susceptible d’en étayer le fondement au regard des circonstances propres à la situation personnelle du requérant. Il ressort ainsi des motifs des ordonnances de maintien en détention provisoire que les juridictions nationales ont omis de spécifier en quoi pareils risques pouvaient persister pendant plus de sept ans (voir, entre autres, Letellier c. France, arrêt du 26 juin 1991, série A no 207, p. 319, § 43, et Zannouti c. France, no 42211/98, § 45, 31 juillet 2001).
55. Si « l’état des preuves » peut se comprendre comme indiquant l’existence et la persistance d’indices graves de culpabilité et si en général ces circonstances peuvent constituer des facteurs pertinents, elles ne sauraient pour autant suffire à justifier, à elles seules, le maintien de la détention litigieuse pendant une si longue période (Mansur, précité, § 56).
56. La Cour reconnaît également que le nombre d’accusés et d’actes terroristes dans cette affaire, ainsi que la gravité des faits reprochés, ont rendu l’affaire particulièrement complexe. Toutefois, aucun retard dans la conduite de l’affaire ne semble être imputable au requérant.
57. Quant à la peine encourue ou, comme en l’espèce, infligée, la Cour rappelle que la continuation de la détention ne saurait servir à anticiper une peine privative de liberté (voir, notamment, Letellier, précité, p. 21, § 51, et I.A. c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, § 104). L’imputation d’une détention provisoire sur une peine ultérieure ne peut non plus éliminer une violation du paragraphe 3 de l’article 5, mais seulement avoir une répercussion sur le terrain de l’article 41 pour apprécier le préjudice causé (Engel et autres c. Pays-Bas, arrêt du 8 juin 1976, série A no 22, § 69, et Kimran c. Turquie, no 61440/00, § 41, 5 avril 2005).
58. En l’occurrence, la durée de la détention du requérant, lequel commande une évaluation globale, a dépassé le délai raisonnable. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
59. Le requérant dénonce la durée de la procédure entamée à son encontre. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
60. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il fait valoir les durées imputables au requérant, telles que l’absence de son avocat de l’audience du 27 février 2001, et ses demandes de délais supplémentaires pour observations lors des audiences des 3 octobre et 5 décembre 2000, 15 mai 2001, et 19 avril 2005.
61. La Cour estime qu’en l’espèce la période à prendre en considération débute à la date d’arrestation du requérant le 28 juillet 1998 (Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, série A no 7, p. 26-27, § 19).
S’agissant de la fin de ladite période, la Cour rappelle qu’aussi longtemps que la peine ne se trouve pas déterminée définitivement, la condamnation n’est pas la décision prise sur le « bien-fondé d’une accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 (Eckle c. Allemagne, arrêt du 15 juillet 1982, série A no 51, p. 34, § 77).
L’affaire étant à ce jour pendante devant la cour d’assises d’İstanbul, le délai de procédure à évaluer est de huit ans et six mois environ, pour deux degrés de juridiction saisies à cinq reprises.
62. Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).
63. La Cour constate d’emblée, comme le Gouvernement l’indique d’ailleurs, que la procédure litigieuse revêtait une certaine complexité, notamment par l’ampleur des investigations et le nombre d’expertises nécessaires pour quarante-trois actes terroristes commis dans différents villes.
64. La Cour observe que l’absence de l’avocat du requérant à une audience et ses demandes de prolongations de délai n’ont pas eu une incidence particulière sur la période totale. Elle ne relève aucun comportement excessif attribuable au requérant ou à son avocat et qui aurait prolongé le délai de la procédure.
65. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour reconnaît aussi l’effort déployé par les juges du fond en l’espèce.
66. Cela étant, compte tenu de sa jurisprudence constante relative aux problèmes posés par l’engorgement des tribunaux (voir, entre autres, Unión Alimentaria Sanders S.A. c. Espagne, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 157, p. 15, § 40), la Cour estime que l’achèvement des poursuites n’a pas été assuré dans un délai raisonnable. Il ne lui incombe pourtant pas de rechercher à quelle autorité attribuer le dépassement observé car, dans tous les cas, c’est la responsabilité de l’Etat qui se trouve en jeu (Foti et autres c. Italie, arrêt du 10 décembre 1982, série A no 56, p. 21, § 63), l’article 6 § 1 de la Convention obligeant les Etats contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que les tribunaux puissent remplir chacune de ses exigences, notamment celle du délai raisonnable (voir Portington c. Grèce, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2633, § 33).
Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en l’espèce.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
67. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
68. Le requérant s’en remet à la Cour pour le montant de réparation tant matérielle que morale. Il fait valoir à cet égard son expulsion de l’université et ses pertes de revenus futurs, le fait qu’il doit refaire son service militaire quand il sera libéré et les frais encourus par sa famille pour les visites qu’elle lui a rendu et pour ses problèmes de santé. S’agissant du préjudice moral qu’il a subi, il avance le fait d’être considéré comme un coupable par son entourage depuis qu’il a été mis en détention provisoire.
69. Le Gouvernement demande le rejet de cette demande.
70. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué, et rejette en conséquence cette demande.
En revanche, au vu des violations constatées ci-dessus et de sa jurisprudence en la matière, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 6 000 EUR au titre du préjudice moral subi.
B. Frais et dépens
71. Le requérant demande également le remboursement des frais et dépens encourus devant la Cour. Il présente des factures de traductions d’un montant total de 426 nouvelles livres turques.
72. Le Gouvernement demande le rejet de toute somme à ce titre vu l’absence de justificatifs.
73. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
En l’absence de justificatifs, la Cour ne saurait accueillir les prétentions du requérant. Il n’en reste pas moins qu’aux fins de la préparation de la présente affaire il a été nécessaire d’encourir certains frais.
Compte tenu des éléments en sa possession et au vu des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais confondus, et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
74. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare les griefs tirés de la durée de la détention provisoire et de la durée de la procédure, recevables ;
2. Déclare la requête irrecevable pour le surplus ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, a convertir en nouvelles livres turques à la date de règlement :
i) 6 000 EUR (six mille euros) pour dommage moral,
ii) 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens,
iii) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt à ces sommes ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 février 2007 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé F. Tulkens Greffière Présidente
1 Selon la littérature médicale, cette maladie, qu’on retrouve principalement chez les alcooliques chroniques et les mal nourris, consiste en une combinaison du syndrome de Korsakoff, qui provoque la confusion, l’aphonie et l’affabulation, et d’encéphalopathie de Wernicke, qui entraîne une paralysie des yeux, un nystagmus, le coma, voire la mort, si le patient n’est pas dûment traité. Cet état est considéré comme résultant, en principe, d’une carence chronique en thiamine, substance qui participe au métabolisme du glucose, étant entendu qu’en cas de pareille carence toute activité qui nécessite la métabolisation du glucose peut entraîner la maladie de Wernicke-Korsakoff. Le traitement le plus courant consiste à injecter de la thiamine par intraveineuse ou intramusculaire pour ralentir la maladie, puis un traitement à long terme, à base de pastilles orales, pour le rétablissement.
ARRÊT REMZİ AYDIN c. TURQUIE
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