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22/06/2006 | CEDH | N°59643/00

CEDH | AFFAIRE KAFTAÏLOVA c. LETTONIE


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE KAFTAÏLOVA c. LETTONIE
(Requête no 59643/00)
ARRÊT
STRASBOURG
22 juin 2006
CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT   LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE
7 décembre 2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kaftaïlova c. Lettonie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
M. C.L. Rozakis, président, 

 Mmes F. Tulkens,    N. Vajić,   MM. A. Kovler,    D. Spielmann,    S.E. Jebens, juges,   Mme J. Briede, ...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE KAFTAÏLOVA c. LETTONIE
(Requête no 59643/00)
ARRÊT
STRASBOURG
22 juin 2006
CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT   LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE
7 décembre 2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kaftaïlova c. Lettonie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
M. C.L. Rozakis, président,   Mmes F. Tulkens,    N. Vajić,   MM. A. Kovler,    D. Spielmann,    S.E. Jebens, juges,   Mme J. Briede, juge ad hoc,  et de M. S. Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mai 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 59643/00) dirigée contre la République de Lettonie et dont une apatride d’origine géorgienne, Mme Natella Kaftaïlova (« la requérante »), a saisi la Cour le 10 avril 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le gouvernement letton (« le Gouvernement ») a été représenté devant la Cour par son agente, Mme I. Reine.
3.  La requérante alléguait en particulier qu’en refusant de régulariser son séjour en Lettonie, les autorités lettonnes avaient porté atteinte à ses droits au titre de l’article 8 de la Convention.
4.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5.  Le siège du juge au titre de la Lettonie s’étant trouvé vacant, par une lettre du 15 septembre 2004 le Gouvernement a désigné Mme J. Briede pour siéger en qualité de juge ad hoc dans la présente affaire (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6.  Par une décision du 21 octobre 2004, la chambre a déclaré la requête recevable.
7.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête est restée attribuée à la première section, remaniée en conséquence (article 52 § 1).
8.  Aucune des parties n’a déposé d’observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Cependant, par une lettre du 3 février 2005, le Gouvernement a informé la Cour des développements intervenus entre-temps dans l’affaire et a demandé que la requête fût rayée du rôle, en application de l’article 37 § 1 b) de la Convention. Le 20 avril 2005, la requérante a présenté ses observations quant à cette lettre.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9.  D’origine géorgienne, la requérante est née en Géorgie en 1958 et réside à Riga (Lettonie) depuis 1984. Soviétique jusqu’en 1991, elle n’a actuellement aucune nationalité.
A.  La genèse de l’affaire et la régularisation initiale de la situation de la requérante
10.  En 1982, la requérante, qui résidait alors en Russie, épousa un fonctionnaire soviétique employé par le ministère de l’Intérieur de l’URSS. En 1984, toujours en Russie, une fille naquit de cette union. La même année, l’intéressée et sa famille s’installèrent sur le territoire letton.
11.  En 1987, le mari de la requérante se vit reconnaître, à titre professionnel, le droit de louer une chambre dans une « résidence de service » située à Riga. En juillet 1988, il échangea le logement qu’il louait jusqu’alors à Kazan (Russie) contre le droit de location d’un appartement public à Riga, où lui-même et toute sa famille déménagèrent aussitôt.
12.  Le 16 mars 1990, la requérante fit annuler l’enregistrement officiel de résidence (appelé à l’époque прописка en russe, pieraksts ou dzīvesvietas reģistrācija en letton) qu’elle avait jusqu’alors à Volzhsk (Russie). Le 16 avril 1990, son époux la fit enregistrer, à son insu et sans son consentement, comme étant domiciliée à la nouvelle adresse de leur foyer, à Riga. En août 1990, il obtint lui-même l’enregistrement à la même adresse.
13.  Entre-temps, en mai 1990, l’intéressée saisit l’autorité locale compétente d’une plainte relative à l’enregistrement de sa résidence ; elle fit valoir que cet acte avait été effectué par son mari de façon irrégulière, sans qu’elle en fût avertie. Le 15 juin 1990, elle fut dès lors radiée du registre en cause. Sa fille mineure, quant à elle, resta enregistrée au domicile de son père, et ce jusqu’en octobre 1994.
En octobre 1990, la requérante divorça.
14.  En août 1991, l’indépendance de la Lettonie fut entièrement rétablie. En décembre 1991, l’Union soviétique, l’Etat dont Mme Kaftaïlova avait précédemment la nationalité, éclata. L’intéressée se retrouva donc dépourvue de nationalité.
15.  Par un jugement définitif du 3 février 1993, le tribunal de première instance de l’arrondissement de Vidzeme de la ville de Riga reconnut à la requérante le droit de louer la chambre obtenue par son ex-époux en 1987 et située dans une « résidence de service ». Peu après, au cours du même mois, l’intéressée demanda au Département chargé des questions de nationalité et d’immigration du ministère de l’Intérieur (Iekšlietu ministrijas Pilsonības un imigrācijas departaments – le « Département ») de l’inscrire sur le registre des résidents (Iedzīvotāju reģistrs) en tant que résidente permanente de Lettonie. Cependant, dans sa demande, elle indiqua l’adresse à laquelle son ex-mari l’avait irrégulièrement fait enregistrer, et non sa résidence de l’époque à Riga. Le Gouvernement explique qu’il s’agit là d’une erreur d’interprétation de la loi sur le registre des résidents, erreur lourde de conséquences puisqu’elle fit perdre à la requérante son statut légal en Lettonie.
16.  Le Département accueillit la demande de l’intéressée. En mars 1993, la fille de Mme Kaftaïlova obtint un enregistrement identique à celui de cette dernière. Toutefois, par une décision du 21 juillet 1993, le Département annula l’enregistrement de la requérante au motif que le cachet apposé sur le passeport de celle-ci était faux. Le dossier fut aussitôt transmis au procureur de l’arrondissement de Kurzeme, qui, par une décision du 17 janvier 1994, résolut de ne pas engager de poursuites pénales contre l’intéressée. La décision indiquait que le cachet de l’enregistrement était authentique mais qu’il avait été apposé par l’administration en violation de la réglementation pertinente. Le procureur en concluait que, même si l’enregistrement de la résidence de la requérante n’était pas valable, aucune accusation de faux ou d’usage de faux ne pouvait être retenue à son encontre.
17.  Le 15 février 1994, le Département radia Mme Kaftaïlova du registre des résidents et annula son code d’identification personnelle (personas kods). Le 21 septembre 1994, un acte identique fut pris à l’encontre de sa fille mineure.
18.  Le 30 novembre 1994, la chambre des affaires civiles de la Cour suprême fit droit à la tierce opposition du parquet général et annula le jugement définitif du 3 février 1993 relatif au droit de la requérante de louer la chambre qu’elle occupait. L’affaire fut dès lors renvoyée devant le tribunal de l’arrondissement de Vidzeme de la ville de Riga qui, par une ordonnance du 29 décembre 1999, décida de « laisser l’affaire sans examen ».
B.  Procédures relatives à la situation de la requérante en Lettonie
19.  Le 9 janvier 1995, le Département notifia à l’intéressée un arrêté d’expulsion (izbraukšanas rīkojums) lui ordonnant de quitter la Lettonie avec sa fille avant le 15 janvier 1995. En effet, le Département avait constaté qu’à la date du 1er juillet 1992, date critique fixée par la loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers et des apatrides en République de Lettonie (ci-après, la « loi sur les étrangers »), la requérante n’avait pas de résidence permanente officiellement enregistrée en Lettonie ; dès lors, selon le paragraphe 1 de la décision du Conseil suprême sur les modalités d’entrée en vigueur et d’application de ladite loi (paragraphe 40 ci-après), elle aurait dû solliciter un permis de séjour dans un délai de un mois à compter de l’entrée en vigueur de la loi, sous peine de faire l’objet d’un arrêté d’expulsion ; or elle ne l’avait pas fait.
20.  Après avoir en vain formé un recours hiérarchique devant le directeur du Département, la requérante saisit le tribunal de l’arrondissement de Vidzeme d’un recours visant à faire annuler l’arrêté d’expulsion pris à son encontre et à ordonner sa réinscription sur le registre des résidents.
21.  Mme Kaftaïlova fut déboutée par un jugement du 26 avril 1995. Le tribunal de première instance estima que dès lors que l’enregistrement de la résidence de la requérante à Riga n’avait jamais été valable, l’intéressée ne relevait pas de la loi relative au statut des citoyens de l’ex-URSS n’ayant pas la nationalité lettonne ou celle d’un autre Etat (ci-après, la « loi sur les non-citoyens ») ; elle se trouvait donc en Lettonie en situation irrégulière. Contre ce jugement, la requérante forma un pourvoi en cassation devant la Cour suprême, qui, par un arrêt définitif du 19 mai 1995, rejeta ce recours pour les mêmes motifs que la juridiction inférieure.
22.  En mars 1997, l’intéressée fit une nouvelle demande de permis de séjour auprès du Département, mais sa requête fut rejetée.
23.  Après l’entrée en vigueur, le 25 septembre 1998, des modifications de l’article 1er de la loi sur les non-citoyens, la requérante demanda au chef de la Direction chargée des questions de nationalité et de migration du ministère de l’Intérieur (Iekšlietu ministrijas Pilsonības un migrācijas lietu pārvalde – ci-après, la « Direction » ; celle-ci avait entre-temps succédé au Département) de régulariser sa situation conformément à ladite loi. A la suite du rejet de sa demande, elle introduisit un nouveau recours devant le tribunal de première instance de l’arrondissement du Centre de la ville de Riga. Dans son mémoire, elle souligna notamment qu’elle vivait en Lettonie depuis seize ans et qu’elle-même et sa fille n’avaient pas d’autre pays où s’installer.
24.  Par un jugement du 8 septembre 1999, le tribunal rejeta ce recours, estimant que la requérante ne remplissait pas les conditions énoncées à l’article 1 § 1 de la loi sur les non-citoyens puisqu’au 1er juillet 1992 son lieu de résidence n’était pas valablement enregistré en Lettonie. En outre, à cette date, son séjour sur le territoire letton n’avait duré que huit ans au lieu des dix ans requis. S’agissant en particulier de la nullité de l’enregistrement du lieu de résidence de l’intéressée, le tribunal se référa aux arguments et aux constats contenus dans l’arrêt de la Cour suprême du 19 mai 1995, qui avait acquis force de chose jugée.
25.  Contre ce jugement, la requérante interjeta appel devant la cour régionale de Riga, qui, par un arrêt contradictoire du 15 mai 2000, la débouta également, en se ralliant en substance au raisonnement du tribunal de première instance. L’intéressée forma alors un pourvoi en cassation devant le sénat de la Cour suprême. Par une ordonnance définitive du 10 juillet 2000, le sénat, siégeant en session préparatoire (rīcības sēde) à huis clos, déclara le pourvoi irrecevable pour absence de motifs juridiques défendables.
26.  Entre-temps, le 6 juillet 2000, la requérante soumit une troisième demande de régularisation à la Direction, qu’elle exhorta à lui « reconnaître le droit de résider légalement en Lettonie ». Cette demande fut rejetée.
27.  Par une lettre du 22 septembre 2000, adressée au ministère de l’Intérieur, le directeur du Bureau national des droits de l’homme (Valsts cilvēktiesību birojs) s’exprima dans un sens favorable à la cause de l’intéressée et invita le ministère à régulariser le séjour de celle-ci en Lettonie. Aucune suite ne fut donnée à cette lettre.
28.  En août 2001, le chef de la Direction décida de rouvrir le dossier de la fille de Mme Kaftaïlova, alors âgée de dix-sept ans. Il constata notamment qu’à la date du 1er juillet 1992 celle-ci était enregistrée au domicile de son père, « non-citoyen résident permanent » de Lettonie, et qu’elle remplissait dès lors les exigences de l’article 1er de la loi sur les non-citoyens. Dès lors, en octobre 2001 la Direction délivra à la jeune fille un passeport de « non-citoyen résident permanent », la réinscrivit sur le registre des résidents et lui réattribua un code d’identification personnelle.
29.  En vertu du décret no 820, pris en conseil des ministres le 24 décembre 2003, la fille de la requérante fut naturalisée Lettonne (paragraphe 1.105 du décret).
C.  Développements postérieurs à la décision sur la recevabilité de la requête
30.  Le 7 janvier 2005, la Direction adressa à la requérante une lettre rédigée en ces termes :
« (...) La (...) Direction (...) a pris connaissance de la décision définitive de la première section de la Cour européenne des Droits de l’Homme (...), relative à la recevabilité de la requête dans l’affaire Natella Kaftaïlova c. Lettonie.
La Direction a évalué les voies qui sont aujourd’hui ouvertes par les actes normatifs lettons et qui pourraient permettre de régulariser votre situation juridique en Lettonie ; elle vous invite donc à profiter de cette occasion pour faire déterminer votre statut juridique en Lettonie et obtenir un permis de séjour.
Le 9 janvier 1995, un arrêté d’expulsion vous a été notifié conformément à l’article 38 de la loi [sur les étrangers] ; il vous enjoignait de quitter le territoire national avant le 15 janvier 1995. Cet arrêté n’a pas été exécuté, et aucune mesure en vue de son exécution forcée n’a été prise. L’article 360 § 4 de la loi sur la procédure administrative (...) actuellement en vigueur dispose qu’un acte administratif ne peut être exécuté si plus de trois ans se sont écoulés depuis qu’il est devenu exécutoire. (...) Eu égard au fait que, conformément à l’ancienne réglementation, la force exécutoire de l’arrêté d’expulsion n’a pas été suspendue, et que vous ne vous êtes pas conformée à cette décision, l’exécution de cet arrêté n’est plus possible (...).
Les dispositions de la loi relative au statut d’apatride, qui fut en vigueur jusqu’au 2 mars [2004], ne prévoyaient pas la possibilité de reconnaître comme « apatride » une personne qui séjournait irrégulièrement en Lettonie. C’est pourquoi la Direction ne vous a pas invitée à soumettre les documents nécessaires pour obtenir le statut d’apatride.
Entrée en vigueur le 2 mars 2004, la loi sur les apatrides a remplacé la loi relative au statut d’apatride en République de Lettonie (...). Cette [nouvelle] loi soumet la reconnaissance du statut d’apatride à des conditions différentes de celles stipulées par [l’ancienne] loi.
D’après l’article 2 § 1 de la loi sur les apatrides, un individu peut être reconnu apatride (...) si aucun autre Etat ne l’a reconnu comme étant l’un de ses ressortissants selon ses propres lois. D’après l’article 3 § 1 de cette loi, ne peut être reconnu apatride (...) un individu auquel la Convention du 28 septembre 1954 relative au statut des apatrides ne s’applique pas.
Selon l’article 4 § 1 de la loi sur les apatrides, pour être reconnu apatride l’intéressé doit soumettre à la Direction :
1)  une demande [écrite] ;
2)  une pièce d’identité ;
3)  un document délivré par un organe compétent de l’Etat étranger déterminé par la Direction, attestant que l’intéressé n’est pas un ressortissant de cet Etat et que la nationalité de cet Etat ne lui est pas garantie, ou bien une pièce écrite attestant qu’il est impossible d’obtenir un tel document.
Attendu que vous êtes née en Géorgie et êtes d’origine ethnique géorgienne, et qu’avant votre arrivée en Lettonie vous avez vécu en Russie (...), il est essentiel (...) de savoir si, selon les actes normatifs de la République de Géorgie ou de la Fédération de Russie, vous n’êtes pas reconnue comme étant une ressortissante de ces Etats et si un tel droit ne vous est pas garanti. Dès lors, pour nous puissions prendre une décision vous accordant le statut d’apatride, vous devez [nous] soumettre des documents délivrés par les organes compétents de la République de Géorgie et de la Fédération de Russie, indiquant que vous n’êtes pas une ressortissante de ces Etats et que la nationalité de ces Etats ne vous est pas garantie, ou bien une pièce écrite attestant qu’il est impossible d’obtenir un tel document.
Selon l’article 6 § 1 de la loi sur les apatrides, un apatride séjourne en République de Lettonie suivant les dispositions de la loi sur l’immigration, c’est-à-dire sous couvert d’un permis de séjour ou au moins d’un visa.
Ayant pris en considération les circonstances propres à votre affaire, nous reconnaissons qu’il nous est possible, après détermination de votre statut juridique et après obtention des documents nécessaires (...), d’adresser au ministre de l’Intérieur un avis proposant de vous accorder un permis de séjour permanent, conformément à l’article 24 § 2 de la loi sur l’immigration (...). »
31.  La Direction dressait ensuite la liste des documents que la requérante devait soumettre à sa division territorialement compétente, et indiquait la durée normale de validité de chacun de ces documents. La lettre se poursuivait ainsi :
« Lorsque vous serez reconnue apatride et que vous recevrez un permis de séjour (...), les informations vous concernant seront inscrites sur le registre des résidents et vous recevrez un code d’identification personnelle.
Aux yeux de la Direction, vu les circonstances propres à votre affaire, vous n’avez aucune autre possibilité d’obtenir un permis de séjour permanent (...). Dès lors, dans son avis adressé au ministre de l’Intérieur, la Direction attirera l’attention de celui-ci sur le fait que la délivrance d’un permis de séjour permanent serait compatible avec les aspects [sic] d’une société démocratique, sans [pour autant] compromettre le juste équilibre entre la restriction des droits individuels et le bénéfice que la société tirerait de cette restriction. Il s’agit de vous assurer le droit de jouir sans entrave de votre vie privée et familiale.
La Direction attire votre attention sur le fait que nul ne peut être reconnu apatride ni recevoir un permis de séjour de façon unilatérale. En conséquence, vous devez vous-même en exprimer le souhait en formant une demande en ce sens. Selon la Direction, (...) la solution exposée ci-dessus correspondrait à vos intérêts, éliminerait pour l’avenir la menace d’expulsion et vous permettrait, sans vous imposer d’importantes restrictions, d’exercer votre droit à la vie privée et familiale ; en outre, en vertu de la loi sur la nationalité vous pourriez prétendre à l’obtention de la nationalité lettonne par voie de naturalisation.
Eu égard à ce qui précède, nous vous invitons à vous adresser à la Direction et à lui soumettre les documents requis, afin que (...) l’on puisse déterminer votre statut juridique et que (...) le ministre de l’Intérieur puisse prendre une décision quant à la délivrance d’un permis de séjour permanent. (...) »
A la fin de la lettre, la Direction indiquait les numéros de téléphone de ses agents susceptibles, le cas échéant, de fournir à la requérante des renseignements complémentaires au sujet de la régularisation de sa situation.
32.  Par le décret no 75 du 2 février 2005, le conseil des ministres chargea le ministre de l’Intérieur de délivrer à l’intéressée un permis de séjour permanent, « après réception des documents nécessaires pour solliciter » un tel permis (article 1er du décret). Parallèlement, le ministère des Affaires étrangères fut prié de traduire en letton la décision de la Cour du 21 octobre 2004 sur la recevabilité de la présente requête, et de publier cette traduction au Journal officiel (article 3 du décret).
33.  D’après les explications données par la requérante, celle-ci n’a pas suivi les indications de la Direction et continue à résider en Lettonie en situation irrégulière.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A.  Généralités
34.  La législation lettonne en matière de nationalité et d’immigration distingue plusieurs catégories de personnes qui ont chacune un statut spécifique :
a)  les citoyens lettons (Latvijas Republikas pilsoņi), dont le statut juridique est régi par la loi sur la nationalité (Pilsonības likums) ;
b)  les « non-citoyens résidents permanents » (nepilsoņi), c’est-à-dire les ressortissants de l’ex-URSS ayant perdu la nationalité soviétique à la suite de la disparition de l’URSS, en 1991, mais n’ayant obtenu aucune autre nationalité depuis lors ; ces personnes relèvent de la loi sur les non-citoyens (paragraphe 35 ci-dessous) ;
c)  les demandeurs d’asile et les réfugiés, qui relèvent de la loi du 7 mars 2002 relative à l’asile (Patvēruma likums) ;
d)  les « apatrides » (bezvalstnieki) au sens étroit et spécifique du terme. Avant le 2 mars 2004, leur statut était régi par la loi relative au statut d’apatride en République de Lettonie, lue conjointement avec la loi sur les étrangers (paragraphes 36 et 39 ci-dessous), et, après le 1er mai 2003, avec la loi sur l’immigration (paragraphe 41 ci-dessous). Depuis le 2 mars 2004, ils relèvent de la nouvelle loi sur les apatrides (paragraphe 38 ci-dessous), elle aussi lue conjointement avec celle sur l’immigration ;
e)  les « étrangers » au sens large du terme (ārzemnieki), catégorie qui comprend les ressortissants étrangers (ārvalstnieki) et les apatrides (bezvalstnieki) relevant uniquement de la loi sur les étrangers (avant le 1er mai 2003) ou de la loi sur l’immigration (depuis cette date).
B.  Les « non-citoyens résidents permanents »
35.  Les dispositions pertinentes de la loi du 12 avril 1995 relative au statut des citoyens de l’ex-URSS n’ayant pas la nationalité lettonne ou celle d’un autre Etat (Likums « Par to bijušo PSRS pilsoņu statusu, kuriem nav Latvijas vai citas valsts pilsonības ») sont ainsi libellées :
Article 1 § 1
[Version en vigueur avant le 25 septembre 1998] « Relèvent de la présente loi les citoyens de l’ex-URSS qui résident en Lettonie (...), qui résidaient sur le territoire letton avant le 1er juillet 1992 et dont le lieu de résidence y est enregistré, quel que soit le statut de leur logement, s’ils n’ont pas la nationalité lettonne ou celle d’un autre Etat de même que les enfants mineurs de ces personnes, s’ils n’ont pas la nationalité lettonne ou celle d’un autre Etat. »
[Version en vigueur depuis le 25 septembre 1998] « Les personnes relevant de la présente loi, les « non-citoyens », sont les citoyens de l’ex-URSS résidant en Lettonie (...) ainsi que leurs enfants, répondant aux conditions cumulatives suivantes :
1) au 1er juillet 1992, leur lieu de résidence était enregistré sur le territoire letton, quel que soit le statut de leur logement ; ou leur dernier lieu de résidence enregistré au 1er juillet 1992 se trouvait en République de Lettonie ; ou bien il existe un jugement constatant qu’avant ladite date ils ont résidé sur le territoire letton pendant dix ans au moins ;
2) ils n’ont pas la nationalité lettonne ;
3) ils n’ont pas et n’ont pas eu la nationalité d’un autre Etat. (...) »
Article 2 § 2
« (...) [U]n non-citoyen a le droit :
2) de ne pas être expulsé de la Lettonie, sauf si l’expulsion est effectuée conformément à la loi et si un autre Etat a accepté d’accueillir la personne expulsée. (...) »
C.  Le statut spécifique d’« apatride »
36.  Le statut spécifique d’« apatride » (bezvalstnieks) fut créé par la loi du 18 février 1999 relative au statut d’apatride en République de Lettonie (Likums « Par bezvalstnieka statusu Latvijas Republikā »). Cette loi demeura en vigueur jusqu’au 2 mars 2004, date à laquelle elle fut remplacée par la loi du 29 janvier 2004 sur les apatrides (Bezvalstnieku likums).
37.  Aux termes de l’article 2 § 1 de l’ancienne loi,
« Peut obtenir le statut d’apatride [toute] personne dont le statut n’est défini ni par la loi relative au statut des citoyens de l’ex-URSS n’ayant pas la nationalité lettonne ou celle d’un autre Etat, ni par la loi relative aux demandeurs d’asile et aux réfugiés en République de Lettonie, et qui :
2) séjourne légalement sur le territoire letton. »
38.  Les dispositions pertinentes de la nouvelle loi sur les apatrides se lisent ainsi :
Article 2 § 1
«  En République de Lettonie, un individu peut être reconnu apatride si aucun autre Etat ne l’a reconnu comme étant l’un de ses ressortissants selon ses propres lois. »
Article 3
«  1o  En République de Lettonie, un individu ne peut être reconnu apatride s’il ne relève pas du champ d’application de la Convention du 28 septembre 1954 relative au statut des apatrides.
2o  Un individu dont le statut est régi par la loi [sur les non-citoyens] ne peut pas être reconnu apatride. »
Article 4
« 1o  Pour pouvoir être reconnu apatride, l’intéressé doit soumettre à la Direction (...) :
1)  une demande [écrite] ;
2)  une pièce d’identité ;
3)  un document délivré par un organe compétent de l’Etat étranger déterminé par la Direction, attestant que l’intéressé n’est pas un ressortissant de cet Etat et que la nationalité de cet Etat ne lui est pas garantie, ou bien une pièce écrite attestant qu’il est impossible d’obtenir un tel document.
2o  Si la personne [concernée] ne peut pas produire l’un des documents mentionnés aux points 2 ou 3 du paragraphe premier ci-dessus, le fonctionnaire mandaté par le chef de la Direction rend une décision par laquelle il reconnaît ou refuse à l’intéressé la qualité d’apatride, et ce sur la base des renseignements qui sont à la disposition de la Direction et qui sont confirmés par des documents. »
Article 5 §§ 3 et 4
« (...) 3o Une décision [portant sur la reconnaissance du statut d’apatride] peut faire l’objet d’un recours de [l’intéressé], qui doit adresser au chef de la Direction une demande en ce sens.
4o  La décision du chef de la Direction peut faire l’objet d’un recours de [l’intéressé] devant le tribunal. »
Article 6 § 1
« L’apatride séjourne en République de Lettonie suivant les dispositions de la loi sur l’immigration. »
D.  Le statut général des étrangers
39.  Les dispositions pertinentes de la loi du 9 juin 1992 relative à l’entrée et au séjour des étrangers et des apatrides en République de Lettonie (Likums « Par ārvalstnieku un bezvalstnieku ieceļošanu un uzturēšanos Latvijas Republikā »), en vigueur jusqu’au 1er mai 2003, se lisaient ainsi :
Article 11
« Tout étranger ou apatride a le droit de séjourner en République de Lettonie pendant plus de trois mois [version en vigueur depuis le 25 mai 1999 : « plus de quatre-vingt-dix jours au cours d’un semestre »], sous réserve qu’il obtienne un permis de séjour conformément aux dispositions de la présente loi. (...) »
Article 12
(modifié par la loi du 15 octobre 1998)
« Il peut être délivré à un étranger ou à un apatride :
1) un permis de séjour temporaire ;
2) un permis de séjour permanent. (...) »
Article 23-1, al. 1
(ajouté par la loi du 18 décembre 1996, en vigueur depuis le 21 janvier 1997)
« Peuvent obtenir un permis de séjour permanent les étrangers qui, au 1er juillet 1992, avaient leur lieu de résidence officiellement enregistré pour une durée illimitée en République de Lettonie si, lors du dépôt de la demande de permis de séjour permanent, ils ont leur lieu de résidence officiellement enregistré en République de Lettonie et s’ils sont inscrits sur le registre des résidents. »
Article 35
« Aucun permis de séjour n’est délivré à une personne qui :
5)  a été expulsée hors de Lettonie au cours des cinq années ayant précédé la demande ;
6)  a sciemment fourni de fausses informations pour obtenir un tel permis ;
7)  est en possession d’une pièce d’identité ou d’un titre d’entrée faux ou non valables ;
Article 38
« Le chef de la Direction ou le chef de l’unité régionale de la Direction délivre un arrêté d’expulsion (...) :
2) lorsque l’étranger (...) se trouve sur le territoire national  sans être en possession d’un visa ou d’un permis de séjour valable (...) »
Article 40
« L’intéressé doit quitter le territoire national dans le délai de sept jours à compter du moment où l’arrêté d’expulsion lui a été notifié, si toutefois cet arrêté n’est frappé d’aucun recours au sens du présent article.
La personne visée par l’arrêté d’expulsion a la faculté de s’y opposer dans le délai de sept jours par voie de recours devant le chef de la Direction, lequel est tenu de prolonger le permis de séjour pendant la durée de l’examen du recours.
La décision du chef de la Direction peut faire l’objet d’un recours devant le tribunal du lieu du siège de la Direction dans le délai de sept jours à partir du moment de sa notification. »
40.  La décision du Conseil suprême de la République de Lettonie du 10 juin 1992 sur les modalités d’entrée en vigueur et d’application de la loi sur les étrangers précisait le champ d’application de cette loi. Le paragraphe 1 de la décision en question obligeait notamment les étrangers et les apatrides séjournant en Lettonie sans enregistrement permanent de résidence à la date de l’entrée en vigueur de la loi à solliciter un permis de séjour dans un délai de un mois à partir de cette date, sous peine de faire l’objet d’un arrêté d’expulsion.
41.  Depuis le 1er mai 2003, la loi précitée sur les étrangers n’est plus en vigueur ; elle a été abrogée et remplacée par la loi du 31 octobre 2002 sur l’immigration (Imigrācijas likums). Les articles pertinents de cette nouvelle loi se lisent comme suit :
Article 1er
« La présente loi utilise les notions suivantes :
1) un étranger [ārzemnieks] – une personne qui n’est ni citoyen letton ni « non-citoyen [résident permanent] » de Lettonie ; (...). »
Article 24 § 2
«  Dans les cas non prévus par la présente loi, un permis de séjour permanent est accordé par le ministre de l’Intérieur, lorsque cela correspond aux intérêts de l’Etat. »
Article 33 § 2
« (...) Lorsque le délai fixé [pour former une demande de permis de séjour] a été dépassé, le chef de la Direction peut autoriser [l’intéressé] à déposer les documents [requis] lorsque cela correspond aux intérêts de l’Etat letton ou est lié à la force majeure ou à des considérations d’ordre humanitaire. »
Article 47
« 1o Dans un délai de dix jours à compter de la date du constat des circonstances factuelles énumérées par le présent paragraphe, (...) le fonctionnaire [compétent] de la Direction prend une décision d’expulsion forcée (...), lorsque :
1) l’étranger n’a pas quitté la République de Lettonie dans le délai de sept jours suivant la réception de l’arrêté d’expulsion (...), et qu’il n’a pas attaqué l’arrêté par voie de recours devant le chef de la Direction (...), ou que le chef de la Direction a rejeté le recours ;
2o Dans le cas visé par le paragraphe 1, point 1, du présent article, la décision d’expulsion forcée (...) est insusceptible de recours.
4o En cas de changement des circonstances, le chef de la Direction peut annuler une décision d’expulsion forcée. »
E.  Le droit administratif général
42.  Aux termes de l’article 360 § 4 de la loi sur la procédure administrative (Administratīvā procesa likums), en vigueur depuis le 1er février 2004,
« Un acte administratif ne peut être exécuté si plus de trois ans se sont écoulés depuis qu’il est devenu exécutoire. Lors du calcul de la prescription, la période pendant laquelle la mise en œuvre de l’acte administratif avait été suspendue est déduite. »
EN DROIT
I.  SUR L’EXCEPTION DU GOUVERNEMENT
A.  Arguments des parties
43.  Dans sa lettre du 3 février 2005, le Gouvernement informe la Cour des mesures pratiques adoptées par les autorités lettonnes en vue de régulariser le séjour de la requérante en Lettonie (paragraphes 30-32 ci-dessus). Il explique qu’en réunion du conseil des ministres, le 2 février 2005, il a été décidé de ne pas proposer à la requérante un règlement amiable au sens de l’article 39 de la Convention, mais de remédier directement à son grief en offrant à celle-ci un permis de séjour permanent. Eu égard à ces mesures, le Gouvernement estime que le litige à l’origine de la présente affaire a été résolu et que la requête doit être rayée du rôle en application de l’article 37 § 1 b) de la Convention.
44.  La requérante s’oppose à la radiation de la requête. Selon elle, le Gouvernement ne saurait invoquer la législation interne adoptée postérieurement aux décisions judiciaires internes ayant donné lieu à la violation alléguée. L’intéressée affirme que « seule la base juridique en vertu de laquelle [elle] et [sa] fille ont été privées de [leurs] droits doit être examinée par la Cour ». De même, elle considère que si elle acceptait les propositions du Gouvernement et souscrivait à ses thèses, elle serait par là même « privée de tous [ses] arguments ». Enfin, la requérante estime que par son attitude le Gouvernement « reconnaît implicitement qu’il a tort ». En résumé, le litige serait loin d’être résolu, et il n’y aurait aucune raison d’appliquer l’article 37 § 1 b) de la Convention.
B.  Appréciation de la Cour
45.  La Cour estime qu’en l’occurrence l’exception soulevée par le Gouvernement est étroitement liée à la question de savoir si, du fait des développements postérieurs à la décision sur la recevabilité de la requête, la requérante a effectivement perdu son statut de « victime », au sens de l’article 34 de la Convention. Certes, dans l’arrêt Pisano c. Italie ([GC] (radiation), no 36732/97, 24 octobre 2002), la Cour a examiné cette question séparément de celle de l’application de l’article 37 § 1 b), puisqu’elle a conclu à la persistance du statut de « victime » dans le chef du requérant, tout en décidant ultérieurement que le litige avait été résolu (loc.cit., §§ 38-39). Cependant, la présente requête porte sur une mesure d’éloignement d’une apatride et sur sa situation irrégulière sur le territoire national ; or, dans les affaires de ce type, où la régularisation du séjour de l’intéressé était intervenue au cours de l’examen de la requête par la Cour, celle-ci a généralement analysé l’opportunité de poursuivre cet examen sous l’angle de l’article 34 de la Convention, en se fondant justement sur la notion de « victime » (voir, par exemple, Maaouia c. France (déc.), no 39652/98, CEDH 1999-II, Pančenko c. Lettonie (déc.), no 40772/98, 28 octobre 1999, Mikheyeva c. Lettonie (déc.), no 50029/99, 12 septembre 2002, Aristimuño Mendizabal c. France (déc.), no 51431/99, 21 juin 2005, et Yildiz c. Allemagne (déc.), no 40932/02, 13 octobre 2005). La Cour considère qu’en l’espèce il y a lieu d’examiner l’exception du Gouvernement sous l’angle des articles 34 et 37 lus conjointement ; en effet, la perte éventuelle, par la requérante, de son statut de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention conduirait la Cour à la conclusion que le litige a été résolu, au sens de l’article 37 § 1 b).
46.  La Cour rappelle tout d’abord que, pour pouvoir conclure que le litige a été résolu au sens de l’article 37 § 1 b) et que le maintien de la requête par la requérante ne se justifie donc plus objectivement, elle doit se demander, d’une part, si les faits dont l’intéressée se plaint directement persistent ou non et, d’autre part, si les conséquences qui pourraient résulter d’une éventuelle violation de la Convention à raison de ces faits ont été effacées (Pisano précité, § 42). Par ailleurs, sur le terrain de l’article 34, la Cour a toujours jugé qu’en règle générale une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation alléguée de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, p. 846, § 36, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI , Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 142, CEDH 2000-IV, et Guisset c. France, no 33933/96, § 66, CEDH 2000-IX).
47.  Lorsque l’intéressé se plaint en particulier de son expulsion ou de son statut irrégulier sur le territoire national, les mesures adéquates minimales à prendre sont, premièrement, l’annulation de la mesure d’éloignement, et, deuxièmement, la délivrance ou la reconnaissance d’un titre de séjour (voir la décision Mikheyeva précitée, ainsi que la décision du 21 octobre 2004 sur la recevabilité de la présente requête). Toutefois, dans chaque affaire, il faut encore déterminer si ces mesures sont suffisantes pour remédier complètement au grief en question.
48.  En l’occurrence, la Cour relève que jusqu’en 1994 la requérante résidait en Lettonie à titre régulier. En février 1994, elle fut radiée du registre des résidents, son code d’identification personnelle fut annulé et, en janvier 1995, elle fit l’objet d’un arrêté d’expulsion. Bien que cet arrêté n’ait jamais été exécuté, nul ne conteste que son existence a placé l’intéressée dans une situation très précaire et instable sur le territoire letton. Ce n’est qu’en janvier et février 2005, donc après que la présente requête a été déclarée recevable par la Cour, que les autorités lettonnes ont pris des mesures concrètes visant à régulariser le séjour de la requérante. Or, il y a lieu d’observer que onze ans se sont écoulés entre la radiation du registre et l’adoption des mesures susvisées.
49.  La Cour note qu’aucune des autorités lettonnes concernées n’a expressément reconnu l’existence d’une violation de l’article 8 de la Convention. Elle observe cependant que tant la lettre de la Direction du 7 janvier 2005 que le décret gouvernemental no 75 du 2 février 2005 se référaient à la décision de la Cour sur la recevabilité de la présente requête. Elle admet donc que cette prise en compte du grief porté par la requérante devant la Cour pourrait être assimilée à une reconnaissance implicite de l’existence d’un problème sur le terrain de l’article 8.
50.  Cela étant, et eu égard à toutes les circonstances pertinentes de la cause, la Cour considère que les mesures prises par les autorités ne constituent pas une réparation adéquate dudit grief. Certes, il ressort des explications du Gouvernement, non démenties par l’intéressée, que la voie de régularisation proposée permettrait à cette dernière de vivre en Lettonie sans entrave et à titre permanent. Toutefois, cette solution n’a pas effacé la longue période d’incertitude et de précarité légale que la requérante a vécue sur le territoire letton. En résumé, même si l’on admet qu’il y a eu réparation, celle-ci ne peut être que partielle (voir la décision Aristimuño Mendizabal, précitée, et, mutatis mutandis, Chevrol c. France, no 49636/99, § 42, CEDH 2003-III).
51.  La Cour estime par ailleurs que l’espèce se distingue des affaires Maaouia, Pančenko, Mikheyeva et Yildiz, précitées, ainsi que de l’affaire Mehemi c. France (no 2) (no 53470/99, CEDH 2003-IV), où l’octroi d’un titre de séjour a valu réparation. En effet, dans les affaires Maaouia, Mehemi (no 2) et Yildiz, la violation alléguée de l’article 8 tenait à des mesures d’éloignement ou d’expulsion. Dans les affaires Pančenko et Mikheyeva, les griefs étaient similaires à celui de Mme Kaftaïlova, mais la durée du séjour irrégulier sur le territoire national était nettement plus courte (près de trois ans pour Mme Pančenko, et environ six ans pour Mme Mikheyeva). En l’espèce, la violation alléguée tire son origine de la situation de précarité et d’incertitude que la requérante a connue pendant environ onze ans. Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que les conséquences défavorables résultant pour l’intéressée des faits dénoncés n’ont pas été entièrement effacées.
52.  Il s’ensuit que, les autorités n’ayant pas intégralement réparé la violation alléguée par la requérante, celle-ci peut toujours se prétendre « victime », au sens de l’article 34 de la Convention. Le litige n’est donc pas encore résolu et la Cour n’a aucune raison d’appliquer l’article 37 § 1 b) de la Convention.
Partant, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
A.  Arguments des parties
1.  Le Gouvernement
53.  Le Gouvernement nie l’existence d’une ingérence dans l’exercice, par la requérante, de son droit au respect de la vie privée et familiale. Il se livre à une analyse juridique visant à démontrer que toutes les décisions prises en l’espèce par les autorités lettonnes étaient régulières au sens du droit interne, que l’intéressée n’a pas et n’a jamais eu droit au statut de « non-citoyenne résidente permanente » qu’elle réclame, et qu’il n’y a aucun indice d’arbitraire dans le comportement des autorités publiques. En outre, le Gouvernement rappelle que la requérante ne court actuellement aucun risque d’être expulsée de Lettonie et qu’elle peut à tout moment régulariser son séjour en suivant les indications de la Direction. Dès lors, les mesures prises à l’encontre de l’intéressée n’atteignent pas un niveau de gravité suffisant pour que l’on puisse parler d’une « ingérence », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
54.  A supposer toutefois le contraire, le Gouvernement soutient que l’ingérence alléguée est conforme aux exigences de l’article 8 § 2 précité. Le Gouvernement estime, premièrement, qu’elle était « prévue par la loi », et, deuxièmement, qu’elle poursuivait un « but légitime », à savoir la « défense de l’ordre », compte tenu notamment de la marge de manœuvre particulièrement large laissée aux Etats en matière d’immigration.
55.  Le Gouvernement est également convaincu que l’ingérence litigieuse était et est toujours « nécessaire dans une société démocratique », c’est-à-dire proportionnée au but légitime poursuivi. A cet égard, il rappelle que la requérante est née en Géorgie et que jusqu’à l’âge de vingt-six ans elle a vécu en Russie. Dans ce pays, elle a suivi toute sa scolarité et a obtenu sa qualification professionnelle. C’est là qu’elle s’est mariée avec un homme d’origine russe et c’est là également que sa fille est née, en 1984. Le Gouvernement souligne qu’à l’origine l’intéressée n’a pas choisi elle-même de venir s’établir sur le territoire letton ; en fait, elle accompagnait son mari, fonctionnaire du ministère de l’Intérieur de l’URSS, qui était muté en Lettonie pour un certain temps, comme le démontre selon le Gouvernement le fait qu’il n’a obtenu qu’une chambre dans une « résidence de service » au lieu d’un logement permanent.
56.  En conséquence, Mme Kaftaïlova ne saurait être assimilée à un « étranger intégré » au sens de la jurisprudence habituelle de la Cour. Au contraire, elle a des liens suffisamment forts avec l’environnement linguistique et culturel de la Russie. Comme elle l’a elle-même attesté dans sa demande d’enregistrement présentée en 1993, les langues qu’elle parle en famille sont le russe et le géorgien ; en revanche, elle ne maîtrise guère le letton. Dès lors, si elle était contrainte de s’installer en Russie, elle ne rencontrerait pas de difficultés majeures d’adaptation sur les plans social et culturel.
57.  Pour ce qui est de la fille de la requérante, le Gouvernement rappelle que Mme Kaftaïlova elle-même est au chômage, de sorte qu’il ne peut y avoir entre elles aucun lien de dépendance économique particulière. De même, il ressort du dossier que jusqu’en 1994 la fille de la requérante a vécu avec son père, lequel continue à ce jour de la soutenir financièrement. Enfin, Mme Kaftaïlova n’a fait état d’aucun obstacle qui l’empêcherait de rendre visite à sa fille en Lettonie, sous couvert d’un visa, ou de la recevoir chez elle, en Russie. Les liens unissant la requérante à sa fille ne sont donc pas de nature à rendre l’ingérence en cause disproportionnée.
2.  La requérante
58.  La requérante combat la thèse du Gouvernement. Elle procède comme celui-ci à une analyse, mais aux fins de démontrer que sa radiation du registre des résidents a été illégale au regard de la législation interne. Elle rappelle également qu’elle-même et sa fille vivent en Lettonie depuis 1984 ; à cette époque, le territoire letton faisait partie de l’Union soviétique et les individus circulaient librement entre les différentes parties de cet Etat. A cet égard, l’intéressée souligne qu’après l’éclatement de l’URSS elle s’est trouvée dépourvue de toute nationalité ; selon elle, les autorités lettonnes l’ont privée de la nationalité lettonne, qu’elle possédait auparavant.
59.  La requérante insiste sur les problèmes d’ordre socio-économique qu’elle rencontre du fait de son statut irrégulier en Lettonie : elle ne peut ni travailler légalement, ni bénéficier d’allocations et de prestations sociales ; de surcroît, elle risque à tout moment de perdre le seul logement dont elle dispose. Quant à la régularisation de la situation de sa fille et à la naturalisation de celle-ci, Mme Kaftaïlova considère que ces mesures ne constituent pas un redressement adéquat du préjudice qu’elles ont subi toutes les deux en raison de leurs mésaventures. En résumé, il y a eu à son avis violation de l’article 8 de la Convention.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Sur l’existence d’une ingérence
60.  La Cour constate d’emblée qu’une partie des faits relatés par la requérante sont antérieurs au 27 juin 1997, date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Lettonie. Bien que la Cour ne puisse pas se prononcer sur l’existence d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles au regard de la période antérieure à la date susmentionnée, elle peut et doit néanmoins prendre en compte les faits qui ont eu lieu pendant cette période.
61.  La Cour rappelle que la Convention ne garantit pas, en tant que tel, le droit d’entrer ou de résider dans un Etat dont on n’est pas ressortissant et que les Etats contractants ont, en vertu d’un principe général de droit international et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités y compris la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, parmi beaucoup d’autres, Baghli c. France, no 34374/97, § 45, CEDH 1999-VIII, et Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 39, CEDH 2001-IX). Toutefois, les décisions prises par les Etats en matière d’immigration peuvent, dans certains cas, constituer une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale protégé par l’article 8 § 1 de la Convention, notamment lorsque les intéressés possèdent, dans l’Etat d’accueil, des liens personnels ou familiaux suffisamment forts qui risquent d’être gravement affectés en cas d’application de la mesure en cause.
62.  En l’espèce, la requérante soutient que les autorités lettonnes l’ont privée de la nationalité lettonne, qu’elle avait auparavant. A cet égard, la Cour constate que l’intéressée possédait initialement la citoyenneté de l’Union soviétique, Etat qui a disparu en 1991, et qu’elle n’a à aucun moment eu la nationalité lettonne. Rien n’indique non plus qu’elle pouvait légalement prétendre à la nationalité lettonne selon les lois de la Lettonie ni que cette nationalité lui ait été refusée arbitrairement (voir, mutatis mutandis, Slivenko c. Lettonie [GC] (déc.), no 48321/99, §§ 77-78, CEDH 2002-II). Les allégations de la requérante sont donc dénuées de fondement sur ce point (voir Kolossovski c. Lettonie (déc.), no 50183/99, 29 janvier 2004).
63.  Dans la présente affaire, la Cour constate que la requérante est arrivée en Lettonie en 1984, à l’âge de vingt-six ans. Depuis lors, elle a toujours vécu en Lettonie. En conséquence, il ne prête pas à controverse qu’au cours de son séjour sur le territoire letton elle a noué des relations personnelles, sociales et économiques qui sont constitutives de la vie privée de tout être humain.
Quant à la « vie familiale », au sens de l’article 8 § 1, la Cour observe que l’arrêté d’expulsion pris à l’encontre de l’intéressée en 1995 visait également sa fille ; toutes deux ayant reçu l’injonction de partir, cette mesure ne pouvait pas avoir pour effet de briser leur vie commune (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 97, CEDH 2003-X). A l’heure actuelle, la fille de la requérante a vingt-deux ans ; depuis 2001, elle réside en Lettonie à titre régulier, et, depuis 2003, elle a la nationalité lettonne. Puisqu’elle est majeure, et en l’absence d’un lien de dépendance spécifique autre que les liens affectifs normaux, Mme Kaftaïlova ne peut plus invoquer l’existence d’une « vie familiale » entre elle-même et sa fille (voir notamment la décision Kolossovski précitée). La Cour examinera donc le grief de la requérante sous le volet de la vie « privée ».
64.  La Cour note que l’arrêté d’expulsion pris à l’encontre de l’intéressée n’a jamais été exécuté et qu’il ne peut plus l’être. A cet égard, la Cour rappelle qu’au même titre que toute autre disposition de la Convention ou de ses Protocoles, l’article 8 doit s’interpréter de façon à garantir des droits concrets et effectifs, et non théoriques et illusoires (voir, mutatis mutandis, Artico c. Italie, arrêt du 13 mai 1980, série A no 37, pp. 15-16, § 33, et Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161, p. 34, § 87). En outre, si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre l’Etat à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée et familiale (voir, par exemple, Gül c. Suisse, arrêt du 19 février 1996, Recueil 1996-I, pp. 174-175, § 38 ; Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, no 31679/96, § 94, CEDH 2000-I, et Mehemi (no  2), précité, § 45). En d’autres termes, il ne suffit pas que l’Etat d’accueil s’abstienne d’expulser l’intéressée ; encore faut-il qu’il lui assure, en prenant au besoin des mesures positives, la possibilité d’exercer sans entrave les droits en question.
65.  En l’espèce, la Cour estime que le refus prolongé des autorités lettonnes de reconnaître à la requérante le droit de résider en Lettonie à titre régulier et permanent constitue une ingérence dans sa vie privée (arrêt Slivenko précité, § 96). Reste à savoir si cette ingérence est conforme au second paragraphe de l’article 8 de la Convention, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou des buts légitimes qui sont énumérés dans cette disposition et était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre le ou les buts en question (Boultif précité, § 41).
2.  Sur la justification de l’ingérence
66.  S’agissant tout d’abord du critère de « légalité », la Cour reconnaît que l’ingérence était « prévue par la loi » (en l’espèce, les articles 23-1, 35 et 38 de l’ancienne loi sur les étrangers, et la décision du Conseil suprême du 10 juin 1992 sur les modalités d’entrée en vigueur et d’application de ladite loi). De même, dès lors que cette ingérence vise ou visait à faire respecter la législation sur l’immigration, la Cour admet qu’elle poursuivait un « but légitime », à savoir « la défense de l’ordre ».
67.  Quant à la question de savoir si la mesure litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », c’est-à-dire proportionnée au but légitime poursuivi, la Cour note que la requérante vit en Lettonie depuis 1984, c’est-à-dire depuis vingt-deux ans. Certes, elle n’est pas d’origine lettonne, et elle a passé une grande partie de sa vie en Russie. Toutefois, la Cour n’estime pas que ce fait soit déterminant en l’occurrence. En premier lieu, rien ne démontre que l’intéressée ait droit à la nationalité russe ou géorgienne ; d’ailleurs la Direction elle-même semble le reconnaître dans sa lettre, lorsqu’elle invite la requérante à fournir des documents attestant qu’elle n’a ni la nationalité de l’un de ces deux Etats, ni la garantie de se voir reconnaître pareille nationalité (paragraphe 30 ci-dessus). En second lieu, nul ne conteste que, pendant la période postérieure à 1984, l’intéressée a noué en Lettonie des liens personnels et sociaux assez forts pour que l’on puisse dire qu’elle est désormais suffisamment intégrée à la société lettonne, même si, comme le soutient le Gouvernement, elle ne maîtrise pas le letton à un niveau satisfaisant (arrêt Slivenko précité, § 124). De même, la Cour relève que, jusqu’en 1990, la résidence officiellement enregistrée de la requérante se trouvait en Russie ; cependant, il n’apparaît pas qu’elle ait eu depuis lors des liens stables et réels avec ce pays. En tout état de cause, force est de constater que l’intéressée n’a établi dans aucun autre pays des attaches personnelles et sociales similaires à celles qu’elle a en Lettonie (loc.cit., § 125).
68.  Dans ces conditions, seules des raisons particulièrement graves pourraient justifier la mesure litigieuse ; or la Cour n’en a décelé aucune en l’espèce. Tout en reconnaissant le droit de chaque Etat de prendre des mesures effectives afin d’assurer le respect de la législation en matière d’immigration, elle considère qu’une mesure similaire à celle imposée à la requérante ne pourrait être proportionnée qu’en présence d’agissements particulièrement dangereux de la part de la personne concernée. A cet égard, la Cour rappelle que la plupart des affaires similaires qu’elle a examinées sous l’angle de l’article 8 de la Convention portaient sur des cas où les requérants avaient été expulsés après avoir été condamnés pour des infractions pénales graves. Dans la présente affaire, en revanche, la requérante n’a fait l’objet d’aucune sanction, même minime ; au contraire, le 17 janvier 1994, le procureur compétent a décidé de ne pas engager de poursuites pénales à son encontre (paragraphe 16 ci-dessus).
69.  En résumé, eu égard à l’ensemble des circonstances, notamment à la période d’incertitude et de précarité légale de onze ans que l’intéressée a vécue sur le territoire letton, la Cour estime que les autorités lettonnes ont outrepassé la marge d’appréciation dont jouissent les Etats contractants dans le domaine en question, et qu’elles n’ont pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le but légitime que constitue la défense de l’ordre et, d’autre part, l’intérêt de la requérante à voir protéger ses droits au titre de l’article 8. Elle ne saurait donc conclure que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ».
70.  Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention.
III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
71.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
72.  La Cour constate que la requérante n’a pas présenté de demande de satisfaction équitable dans le délai imparti. Dès lors, elle estime qu’il n’y a pas lieu de lui accorder une somme quelconque à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Rejette, par cinq voix contre deux, l’exception soulevée par le Gouvernement ;
2.  Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 juin 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Christos Rozakis   Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion en partie concordante de M. Spielmann à laquelle se rallie M. Kovler ;
–  opinion dissidente de Mme Vajić ;
–  opinion dissidente de Mme Briede.
C.L.R.  S.N. 
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE  DE M. LE JUGE SPIELMANN, A LAQUELLE SE RALLIE  M. LE JUGE KOVLER
1  Je partage l’opinion de la majorité concernant la violation de l’article 8 de la Convention sous le volet « vie privée ». Cependant, je ne partage pas l’avis de la majorité consistant à dire que la requérante ne peut plus invoquer l’existence d’une « vie familiale » entre elle-même et sa fille et que le grief ne mérite un examen que sous le volet de la vie « privée » (paragraphe 63 de l’arrêt).
2.  Il est vrai que cette conception très restrictive de la notion de vie familiale correspond – dans le domaine spécifique de l’entrée, du séjour et de l’éloignement des non-nationaux – à la jurisprudence Slivenko (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 97, CEDH 2003-X).
3.  Cela étant, et tout en ayant à l’esprit l’arrêt Slivenko du 9 octobre 2003, que je me dois de respecter, je ne peux, en toute conscience, que marquer mon désaccord avec cette approche trop restrictive de la notion de vie familiale.
4.  Traditionnellement, la Cour – d’ailleurs dans des domaines très variés –, a donné une interprétation large à la notion de « vie familiale ». Déjà dans l’affaire Marckx, elle avait souligné que « la « vie familiale » au sens de l’article 8 englobe pour le moins les rapports entre proches parents, lesquels peuvent y jouer un rôle considérable, par exemple entre grands-parents et petits-enfants », pour conclure : « Le « respect » de la vie familiale ainsi entendue implique, pour l’Etat, l’obligation d’agir de manière à permettre le développement normal de ces rapports » (Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, p. 21, § 45 ; voir aussi Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 221, CEDH 2000-VIII).
5.  A titre d’exemple, je citerai l’arrêt L. du 1er juin 2004, où la Cour a admis que la vie familiale peut également exister entre un enfant et un parent n’ayant jamais vécu ensemble si d’autres facteurs peuvent servir à démontrer qu’une telle relation a suffisamment de constance pour créer des liens familiaux de facto (L. c. Pays-Bas, no 45582/99, § 36, CEDH 2004-IV)1. La Cour est même allée jusqu’à qualifier de « vie familiale » des relations de facto, en dehors de tout lien de parenté (X, Y et Z c. Royaume-Uni, arrêt du 22 avril 1997, Recueil 1997-II, pp. 629- 
630, §§ 36-37)2. Ce qui est essentiel, c’est l’existence d’ « éléments juridiques ou factuels indiquant l’existence d’une relation personnelle étroite » (L., arrêt précité, § 37).
6.  Au paragraphe 63 de l’arrêt, la Cour constate que l’arrêté d’expulsion pris à l’encontre de la requérante en 1995 visait également sa fille ; toutes deux ayant reçu l’injonction de partir, cette mesure ne pouvait pas avoir pour effet de briser leur vie commune. La Cour retient encore que la fille de l’intéressée a actuellement vingt-deux ans ; depuis 2001, elle réside en Lettonie à titre régulier, et, depuis 2003, elle a la nationalité lettonne. Or, dit la Cour, puisqu’elle est majeure, et en l’absence d’un lien de dépendance spécifique autre que les liens affectifs normaux, la requérante ne peut plus invoquer l’existence d’une « vie familiale » entre elle-même et sa fille.
7.  Je ne partage pas ce point de vue.
8.  Privilégier le critère du lien de dépendance au détriment du critère des liens affectifs normaux me semble, pour déterminer l’existence d’une « vie familiale », très artificiel. Il me paraît inconcevable d’accorder si peu de poids aux relations affectives existant entre une mère et sa fille en écartant de telles relations de l’orbite de la « vie familiale ».
9.  Une telle jurisprudence, qui certes semble se limiter au domaine des expulsions, appauvrit singulièrement la notion de « vie familiale ». 
OPINION DISSIDENTE DE Mme LA JUGE VAJIĆ
Je regrette de ne pas pouvoir me rallier à la majorité lorsqu’elle constate qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention. A cet égard, je renvoie aux arguments que Mme la juge Briede et moi-même avions exprimés dans notre opinion dissidente commune dans l’affaire Syssoyeva et autres c. Lettonie (no 60654/00, arrêt du 16 juin 2005).
Eu égard aux circonstances de l’espèce, notamment à la proposition du Gouvernement de régulariser le séjour de la requérante et à la déclaration des autorités selon laquelle l’exécution de l’arrêté d’expulsion n’est plus possible (paragraphe 30 de l’arrêt), je suis parvenue à la conclusion que le litige à l’origine de la présente affaire a été résolu. En conséquence, je suis d’avis que la requête aurait dû être rayée du rôle en application de l’article 37 § 1 b) de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DE Mme LA JUGE BRIEDE
En l’occurrence, je ne peux que me référer à mon opinion dissidente dans l’affaire Chevanova c. Lettonie (no 58822/00, arrêt du 15 juin 2006). De même que dans cette affaire, j’estime que, vu les mesures de régularisation proposées à la requérante, celle-ci ne peut plus se prétendre « victime » d’une violation de l’article 8 de la Convention, que le litige a été résolu, et que l’affaire doit être rayée du rôle en application de l’article 37 § 1 b) de la Convention.
1 Voir également les développements de F. Sudre et al., Les grands arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme, 3ème éd., Paris, PUF, Coll. Thémis Droit, 2003, p. 474.
2 Voir également les développements de F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 7ème éd., Paris, PUF, Coll. Droit fondamental, 2005, p. 429.
ARRÊT KAFTAÏLOVA c. LETTONIE
ARRÊT KAFTAÏLOVA c. LETTONIE 
ARRÊT KAFTAÏLOVA c. LETTONIE
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ARRÊT KAFTAÏLOVA c. LETTONIE - OPINION EN PARTIE CONCORDANTE
DE M. LE JUGE SPIELMANN, A LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE KOVLER
ARRÊT KAFTAÏLOVA c. LETTONIE
ARRÊT KAFTAÏLOVA c. LETTONIE 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 59643/00
Date de la décision : 22/06/2006
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Violation de l'art. 8

Analyses

(Art. 34) VICTIME, (Art. 37-1-b) LITIGE RESOLU, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, (Art. 8-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 8-2) INGERENCE


Parties
Demandeurs : KAFTAÏLOVA
Défendeurs : LETTONIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2006-06-22;59643.00 ?

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