[TRADUCTION]
EN FAIT
Le requérant, M. Alexandre Petrovitch Sardine, est un ressortissant russe né en 1947 et résidant à Omsk.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
De mai 1968 à septembre 1969, le requérant effectua son service militaire à proximité du site d’essais nucléaires de Semipalatinsk. Le 25 mai 1998, le ministère de la Défense du Kazakhstan lui délivra un certificat confirmant qu’il avait été exposé à des émissions radioactives pendant son service militaire.
En 1998 et 1999, le requérant saisit, en vain, différentes autorités russes afin de se voir reconnaître la qualité de victime des essais nucléaires de Semipalatinsk.
En octobre 1999, il engagea une action civile contre la caisse de sécurité sociale de l’administration régionale d’Omsk. Il contestait le refus de la caisse de lui délivrer le certificat destiné aux citoyens ayant été exposés à des émissions radioactives dues aux essais nucléaires effectués sur le site de Semipalatinsk (« le certificat de Semipalatinsk »).
Le 23 mars 2000, le tribunal du district Tsentralny d’Omsk donna gain de cause au requérant et ordonna à la caisse de remettre à l’intéressé un certificat de Semipalatinsk confirmant son droit à certaines prestations sociales. La sécurité sociale ne fit pas appel de ce jugement, qui devint définitif le 3 avril 2000.
Le 20 juin 2000, les huissiers du tribunal entamèrent une procédure d’exécution.
La sécurité sociale n’exécuta pas le jugement et pria le procureur de la région d’Omsk d’introduire un recours en annulation.
Le 6 juillet 2000, le procureur ordonna aux huissiers du tribunal de suspendre la procédure d’exécution et saisit le présidium du tribunal régional d’Omsk d’un recours en annulation (протест в порядке надзора). Il affirmait que le secteur dans lequel le requérant avait effectué son service militaire ne figurait pas sur la liste russe des secteurs exposés aux émissions radioactives et que la législation kazakhe ne pouvait s’appliquer par analogie.
Le 20 juillet 2000, le requérant fut cité à comparaître ; le tribunal l’informa que l’audience portant sur le recours du procureur aurait lieu le 1er août 2000. Le requérant affirme qu’il présenta des observations écrites le 25 juillet 2000 mais qu’elles furent refusées ; il soutient aussi qu’on lui promit qu’il aurait le temps de s’exprimer oralement.
Le 1er août 2000, le présidium du tribunal régional d’Omsk tint audience. Le requérant avance que ses représentants n’eurent pas la possibilité de prendre la parole devant le tribunal et que ses observations écrites ne furent acceptées par le greffier qu’après la fin de l’audience. Le présidium du tribunal régional d’Omsk cassa, dans le cadre de la procédure en annulation, le jugement du 23 mars 2000 en invoquant des motifs portant tant sur la procédure que sur le fond : il renvoya l’affaire devant le tribunal du district Tsentralny d’Omsk pour nouvel examen.
Le 26 septembre 2000, ce tribunal réexamina l’action engagée par le requérant contre la caisse de sécurité sociale et la rejeta au motif qu’elle n’avait pas de base en droit interne.
Le 31 janvier 2001, la chambre civile du tribunal régional d’Omsk confirma, sur appel du requérant, le jugement du 26 septembre 2000.
B. Le droit interne pertinent
En vertu de la loi sur la protection sociale des citoyens exposés aux émissions radioactives dues aux essais nucléaires effectués sur le site de Semipalatinsk (loi no 149-FZ du 19 août 1995), en vigueur à l’époque des faits, certaines prestations et indemnités prévues pour les victimes de Tchernobyl devaient également être accordées aux citoyens ayant vécu dans les environs du site d’essais de Semipalatinsk, ainsi qu’à leurs descendants des première et deuxième générations. Les articles 2 et 3 précisaient que les prestations et indemnités devaient être déterminées en fonction de l’exposition d’un individu donné à des émissions radioactives. Ces prestations et avantages consistaient notamment en des soins gratuits, une assurance-maladie gratuite, des allocations logement, des versements destinés à compenser la perte de revenus potentiels et un traitement préférentiel au regard du droit du travail.
En application de l’article 5, le « certificat de Semipalatinsk » était un document confirmant le droit d’un individu aux prestations et indemnités décrites, telles que prévues par la loi.
GRIEFS
1. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de l’annulation d’un jugement définitif lui donnant gain de cause. Il dénonce également sur le terrain de cet article le caractère inéquitable de la procédure suivie dans le cadre de son action civile contre la caisse de sécurité sociale, en cela que les juridictions internes auraient mal interprété la loi sur la protection sociale des victimes des essais effectués à Semipalatinsk.
2. Le requérant allègue aussi, sur la base de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, avoir été privé des prestations auxquelles il aurait dû avoir droit en tant que victime des essais nucléaires de Semipalatinsk. Il soutient en outre que, vu l’issue de son action contre la caisse de sécurité sociale, il a été privé de soins médicaux gratuits ainsi que d’autres prestations et avantages.
3. Sur le terrain des articles 13 et 14 de la Convention, le requérant arguë enfin n’avoir disposé d’aucun recours effectif en ce qui concerne son action civile contre la caisse de sécurité sociale et avoir été l’objet d’une discrimination au cours de la procédure.
EN DROIT
1. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, le requérant se plaint que la décision rendue le 1er août 2000 par le présidium du tribunal régional d’Omsk, annulant le jugement du 23 mars 2000 et renvoyant l’affaire devant le tribunal du district Tsentralny d’Omsk, l’ait privé de son droit à un procès équitable et des résultats de la procédure qu’il avait intentée. L’article 6 § 1 de la Convention énonce en sa partie pertinente :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
L’article 1 du Protocole no 1 dispose notamment :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international (…) »
La question se pose de savoir si la procédure concernant la reconnaissance au requérant de la qualité de victime d’essais nucléaires impliquait une décision relativement à des contestations sur les droits « de caractère civil » de l’intéressé, au sens de l’article 6 de la Convention (Burkov c. Russie (déc.), no 46671/99, 30 janvier 2001). La Cour estime toutefois qu’il n’est pas nécessaire de trancher la question puisque cette partie de la requête doit en tout état de cause être rejetée pour la raison exposée ci-dessous.
La Cour rappelle que, d’après sa jurisprudence constante, le fait qu’une juridiction de rang supérieur efface, par la voie d’un recours en annulation intenté par un procureur ou un autre agent de l’Etat, une décision judiciaire devenue définitive et exécutoire peut aboutir à rendre illusoire le droit d’accès du requérant à un tribunal et être contraire au principe de la sécurité des rapports juridiques (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 62, CEDH 1999-VII ; Riabykh c. Russie, no 52854/99, §§ 56-58, 24 juillet 2003). En outre, l’infirmation d’une telle décision une fois qu’elle est devenue définitive et ne peut plus faire l’objet d’un recours porte atteinte au droit du bénéficiaire de la décision de jouir paisiblement de ses biens (Brumărescu c. Roumanie, précité, § 74 ; Riabykh c. Russie, précité, § 61). La Cour relève par ailleurs que l’annulation d’une décision judiciaire définitive est un acte instantané, qui ne crée pas une situation continue, même lorsqu’elle aboutit à une réouverture de la procédure, comme ce fut le cas en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Voloshchuk c. Ukraine (déc.), no 51394/99, 14 octobre 2003).
En vertu de l’article 35 § 1 de la Convention, la Cour a uniquement compétence pour examiner les plaintes introduites une fois les voies de recours internes épuisées, toute plainte devant être déposée dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne « définitive ». S’il n’existe pas de recours effectif contre l’acte qui serait contraire à la Convention, la date à laquelle cet acte a lieu sert à définir le moment où la décision est « définitive » aux fins de la règle des six mois (voir, parmi d’autres, Valašinas c. Lituanie (déc.), no 44558/98, 14 mars 2000).
La Cour note qu’à l’époque des faits, la législation russe en matière de procédure civile ne prévoyait aucune possibilité de recours ordinaire contre une décision adoptée dans le cadre d’une procédure en annulation par le présidium d’un tribunal régional ou celui de la Cour suprême de la Fédération de Russie. Une décision de cette nature pouvait par la suite être annulée par la voie d’une nouvelle procédure en annulation et la décision judiciaire initiale pouvait être rétablie. Toutefois, aucune des parties ne pouvait engager elle-même pareille procédure, dont l’ouverture relevait du pouvoir discrétionnaire d’un agent de l’Etat. Quoi qu’il en soit, la Cour a déjà jugé que lorsqu’une question a été tranchée dans une décision définitive par la suite infirmée, une démarche ultérieure tendant à l’annulation ne peut favoriser la sécurité juridique (Riabykh c. Russie (déc.), no 52854/99, 21 février 2002).
En l’absence d’un recours effectif, la Cour conclut que c’est l’annulation du jugement définitif du 23 mars 2000 qui a fait courir le délai de six mois dans lequel elle pouvait être saisie de cette partie de la requête. En l’espèce, le jugement définitif a été annulé par le présidium du tribunal régional d’Omsk le 1er août 2000 et le requérant a déposé sa requête le 15 mars 2001. Rien dans les arguments du requérant n’indique qu’il n’ait pas pris immédiatement connaissance de la décision du présidium, compte tenu notamment du fait que son représentant assistait à l’audience.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est tardive et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
2. Invoquant toujours l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, le requérant allègue que, lors du nouvel examen de sa cause, à la suite de la décision rendue par le présidium du tribunal régional d’Omsk le 1er août 2000, les juridictions internes n’ont pas interprété correctement la loi concernant Semipalatinsk, et que l’issue de l’action civile qu’il avait engagée l’a privé de certaines prestations médicales et sociales auxquelles il estimait avoir droit.
Même si l’on présume que l’article 6 de la Convention s’applique sous son volet civil à l’instance en question, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas – pour autant que la procédure en cause n’apparaît pas inéquitable et que les décisions prises ne peuvent passer pour arbitraires – d’examiner les erreurs de fait et de droit qu’auraient commises les autorités judiciaires internes. Sur la base des éléments qu’il lui a présentés, elle constate que le requérant a pu exposer tous les arguments nécessaires à la défense de ses intérêts et que les autorités judiciaires les ont dûment considérés.
En ce qui concerne le grief selon lequel le requérant a été privé du bénéfice de soins médicaux ainsi que d’autres prestations, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas le droit d’acquérir des biens (voir, mutatis mutandis, Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, p. 23, § 50 ; Van der Mussele c. Belgique, arrêt du 23 novembre 1983, série A no 70, p. 23, § 48) et ne saurait par conséquent être interprété comme garantissant une issue favorable à un litige concernant des prestations sociales.
Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application des articles 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
3. La Cour en vient enfin aux griefs formulés par le requérant sur la base des articles 13 et 14 de la Convention. Elle relève que l’intéressé a bénéficié d’une décision judiciaire sur l’action civile qu’il avait introduite contre la sécurité sociale et que, par conséquent, il a disposé d’un recours interne effectif, comme le veut l’article 13 de la Convention. S’agissant du grief qu’il formule sur le terrain de l’article 14, le requérant n’a présenté aucun argument à l’appui de son allégation de discrimination.
Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Søren Nielsen Peer Lorenzen Greffier Président
DÉCISION SARDINE c. RUSSIE
DÉCISION SARDINE c. RUSSIE