DEUXIÈME SECTION
DÉCISION PARTIELLE
SUR LA RECEVABILITÉ
des requêtes nos 77517/01 et 77722/01 présentées par Dorel STOIANOVA et Claudiu NEDELCU contre la Roumanie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 3 février 2004 en une chambre composée de
MM. J.-P. Costa, président, A.B. Baka, L. Loucaides, C. Bîrsan, K. Jungwiert, M. Ugrekhelidze, Mme A. Mularoni, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Vu les requêtes susmentionnées introduites le 4 avril 2001,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, MM. Dorel Stoianova (requête no 77517/01) et Claudiu Nedelcu (requête no 77722/01), sont des ressortissants roumains nés respectivement en 1974 et 1975 et résidant à Bucarest. Ils sont représentés devant la Cour par Me I. Lazar, avocat à Bucarest.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
1. Procédure pénale à l’encontre des requérants pour vol avec violence
A la suite d’un incident survenu le 17 mars 1993, date à laquelle le tiers C.D. s’est vu soustraire des bijoux en or, après avoir été immobilisé, à coups de poings, par un groupe de personnes, les requérants furent appréhendés et mis en détention provisoire le 14 avril 1993.
Par réquisitoire du 10 juin 1993 du Parquet près le tribunal de première instance de Bucarest, les requérants furent renvoyés en jugement pour vol avec violence, infraction punie par l’article 211 § 1 du Code pénal.
Par jugement du 24 novembre 1993, ils furent acquittés et mis en liberté, le tribunal jugeant que les faits pour lesquels le Parquet les avait poursuivis ne pouvaient pas leur être imputés.
Sur appel introduit par le Parquet, le tribunal départemental de Bucarest constata, par décision du 12 juillet 1994, que les actes de poursuites pénales entrepris par le Parquet étaient frappés de nullité absolue, annula par conséquent le jugement du 24 novembre 1993 et renvoya l’affaire devant le Parquet. Le tribunal nota en particulier que les mesures d’instruction effectuées par le Parquet à l’égard des requérants avaient eu lieu en l’absence d’un avocat et que le Parquet avait omis de surcroît, au cours de l’enquête, d’interroger certains témoins, et de se saisir de certains faits essentiels, qui étaient susceptibles de conduire à l’identification des auteurs de l’incident du 17 mars 1993.
Cette décision devint définitive, étant confirmée par arrêt définitif de la cour d’appel de Bucarest du 27 octobre 1994, à la suite duquel les poursuites pénales ont été reprises par le Parquet près du tribunal de première instance de Bucarest.
Par ordonnance du 11 novembre 1997, le procureur N.O. dudit parquet prononça un non-lieu au bénéfice des requérants. Il faisait état dans son ordonnance que, bien que les faits reprochés par la victime C.D. aient été réels, il n’y avait pas de preuves permettant d’établir, indubitablement, que la responsabilité en incombait aux requérants. Le procureur souligna en outre qu’un grand intervalle de temps s’était écoulé depuis l’incident incriminé et ordonna le classement du dossier auprès des organes de police.
Cette décision fut notifiée aux requérants, sur leur demande, par lettres du Parquet datées respectivement des 11 mars et 4 décembre 1998.
Le 12 mai 1999, le procureur en chef du Parquet près du tribunal départemental de Bucarest infirma l’ordonnance du 11 novembre 1997 et, s’appuyant sur les articles 220 et 270 du Code de procédure pénale (ci-après le C.P.P.), ordonna la réouverture des poursuites pénales à l’égard des requérants pour vol avec violence et pour incitation des tiers à faire de faux témoignages, infractions respectivement punies par les articles 211 et 260 du Code pénal. Le Parquet estima que la décision du parquet hiérarchiquement inférieur n’était pas conforme aux preuves versées au dossier, et que, d’autre part, l’enquête qu’il avait menée n’était pas complète, plusieurs mesures d’instruction n’ayant pas été effectuées, telles que la confrontation des auteurs présumés en présence de leurs avocats et l’audition de certains témoins.
Il ressort des pièces du dossier que cette procédure est toujours pendante devant le Parquet.
Selon les requérants, en rouvrant les poursuites pénales, le Parquet aurait visé en fait à paralyser leurs démarches en vue d’obtenir des dommages-intérêts pour la période au cours de laquelle ils avaient été détenus illégalement (voir le no 2 ci-dessous).
2. Actions en dommages-intérêts pour détention illégale
En 1998, chacun des requérants introduisit auprès du tribunal de première instance de Bucarest une action en dommages-intérêts à l’encontre de l’Etat, représenté par le ministère des Finances, demandant 500 millions de lei roumains (« ROL ») à titre de dommage moral pour avoir été détenus illégalement dans le cadre des poursuites pénales menées par le Parquet à leur encontre après l’incident du 17 mars 1993 (voir le no 1 ci-dessus).
Par jugements rendus le 21 janvier 1999, le tribunal fit droit en partie à leurs demandes et obligea le défendeur, sur le fondement de l’article 504 du C.P.P. et 998 du Code civil, à verser à chacun des requérants des dommages-intérêts d’un montant de 50 millions ROL – soit environ 3 070 euros (« EUR ») à la parité moyenne EUR/ROL au courant de l’année 1999 - à titre de dommage moral. Le tribunal prit en compte, afin d’établir ce montant, le jeune âge des requérants, le fait que, par leur mise en détention illégale du 14 avril au 26 novembre 1993, ils ont été empêchés de s’intégrer dans la société et d’avoir des revenus et le fait qu’ils ont été « marginalisés et même stigmatisés » pour des actes qu’ils n’avaient pas commis, ainsi qu’il résultait de la décision de non-lieu du Parquet du 11 novembre 1997.
Les requérants firent appel, alléguant que le montant du dédommagement qu’ils s’étaient vu octroyer était insuffisant.
Lors des audiences qui ont eu lieu devant la cour d’appel de Bucarest, le représentant du Parquet fit état de ce que la cause pénale des requérants était toujours pendante, à la suite de la réouverture de la procédure par la résolution du procureur du 12 mai 1999 et demanda la suspension de la procédure jusqu’à ce que le procès pénal des requérants soit terminé, en vertu de l’article 244 du Code de procédure civile (C.P.C.).
Par décisions rendues respectivement les 14 septembre 1999 et 9 février 2000, la cour d’appel rejeta comme non étayée la demande du Parquet de suspension des procédures civiles en réparation et, sur le fond, confirma le bien-fondé des jugements du tribunal de première instance. Elle souligna en particulier que les premiers juges avaient correctement évalué les dommages-intérêts octroyés aux requérants, dont elle estima le montant équitable par rapport aux conséquences de leur détention illégale, à leurs difficultés de réintégration sociale et au coût moyen de vie dans la société roumaine.
Ces décisions furent confirmées, sur recours des requérants et du Parquet, par deux arrêts définitifs rendus respectivement par la Cour suprême de Justice le 11 octobre 2000. La Cour suprême retint en particulier, eu égard à la demande du Parquet de suspension de la procédure, que les poursuites pénales rouvertes par le Parquet le 12 mai 1999 ne s’étaient concrétisées par aucun élément prouvant que les requérants auraient été les auteurs des faits dont ils étaient soupçonnés et que le représentant du Parquet avait omis d’apporter des éléments convaincants en ce sens.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
1. Le Code de procédure pénale (C.P.P.) :
Article 220
« Le procureur infirme, par ordonnance motivée, une mesure de poursuite pénale qui n’est pas conforme à la loi. »
Article 270
« L’instruction est reprises en cas de (...) réouverture des poursuites pénales. »
Article 273
« 1. Le procureur peut ordonner la réouverture de poursuites pénales si, postérieurement à une décision de non-lieu, il est constaté que le motif sur lequel s’était fondé sa décision antérieure n’a pas réellement existé, ou qu’il ne subsiste plus.
2. La réouverture de poursuites est décidée par ordonnance du procureur. »
Article 504
« 1. Toute personne condamnée par une décision définitive a le droit de se voir octroyer par l’Etat une réparation pour le dommage subi si, à la suite d’un nouveau jugement de l’affaire, le tribunal décide par jugement définitif qu’elle n’a pas commis le fait imputable ou que ce fait n’existait pas.
2. Bénéficie également du droit à réparation du dommage subi celui à l’encontre duquel une mesure préventive a été prise, et au bénéfice duquel, pour les raisons citées dans le paragraphe précédent, un non-lieu ou un acquittement ont été prononcés. »
Article 505
« (...) 2. L’action [en réparation] peut être introduite dans un délai d’un an à compter du moment où la décision judiciaire d’acquittement est devenue définitive ou à compter de la date de l’ordonnance de fin de poursuite. »
Article 506
« Pour l’octroi de la réparation, l’intéressé peut s’adresser au tribunal de son domicile, en assignant en justice l’Etat (...). »
2. Le Code civil
Article 998
« Quiconque cause un préjudice à autrui est tenu de le réparer. »
3. Le Code de procédure civile
Article 244
« Le tribunal peut suspendre le jugement de la cause : (...) lorsque les poursuites pénales ont été commencées pour des faits punis par la loi qui auraient une influence décisive sur la décision à rendre. »
GRIEFS
1. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent de la durée de la procédure pénale dirigée à leur encontre. Ils font valoir qu’aucun acte d’instruction n’a été effectué par le Parquet après la réouverture de l’enquête, le 12 mai 1999, et que cette reprise des poursuites pénales a constitué et continue d’être pour eux une menace permanente.
2. Ils allèguent aussi une méconnaissance à leur droit à une réparation en cas de détention illégale, au titre de l’article 5 § 5 de la Convention. Ils font valoir que le montant des dommages-intérêts qu’ils se sont vu allouer à l’issue de leur action en réparation n’est pas raisonnable, les juridictions nationales n’ayant pas tenu compte de leurs souffrances occasionnées par leur mise en détention, de l’atteinte qui en découle à leur dignité et de leurs difficultés de réintégration sociale après leur mise en liberté.
EN DROIT
1. Les requérants se plaignent de la durée de la procédure pénale dirigée à leur encontre. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose ainsi dans ses parties pertinentes :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera, (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
En l’état actuel du dossier, la Cour ne s’estime pas en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ce grief et juge nécessaire de le communiquer au gouvernement défendeur conformément à l’article 54 § 2 b) de son règlement.
2. Ils allèguent aussi une méconnaissance à leur droit à une réparation en cas de détention illégale, au titre de l’article 5 § 5 de la Convention, qui est libellé ainsi :
« Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
La Cour note que les requérants se sont vu octroyer une indemnisation pour leur détention, qualifiée d’« illégale » par les juridictions nationales saisies de leur demande en réparation. Or, contrairement aux allégations des requérants, la Cour observe qu’il ressort clairement de l’attendu des décisions des tribunaux nationaux faisant droit à leur demande qu’ils ont effectivement pris en compte l’atteinte alléguée à leur dignité, leurs souffrances et leurs difficultés de réintégration sociale occasionnées par leur détention.
Pour autant que les requérants allèguent une méconnaissance à leur droit à une réparation, au titre de l’article 5 § 5 précité, en raison du montant insuffisant des dommages-intérêts alloués, la Cour rappelle que la disposition précitée ne donne pas le droit à un montant déterminé à titre de réparation (K.W. c. Suisse, no 26382/95, décision de la Commission du 3 décembre 1997, Décisions et rapports no 91-B, p. 23). En tout état de cause, la Cour ne décèle rien en l’espèce qui permettrait de croire qu’en allouant une telle somme à titre de réparation, les autorités internes auraient rendu le droit garanti par l’article 5 § 5 de la Convention « théorique ou illusoire », au sens de la jurisprudence constante des organes de la Convention (Artico c. Italie, arrêt du 13 mai 1980, série A no 37, p. 16, § 33).
Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Décide de joindre les requêtes ;
Ajourne l’examen du grief des requérants tiré de la durée de la procédure pénale dirigée à leur encontre ;
Déclare les requêtes irrecevables pour le surplus.
S. Dollé J.-P. Costa Greffière Président
DÉCISION STOIANOVA et NEDELCU c. ROUMANIE
DÉCISION STOIANOVA et NEDELCU c. ROUMANIE