DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CROCHARD ET 6 AUTRES c. FRANCE
(Requêtes nos 68255/01, 68256/01, 68257/01, 68258/01, 68259/01, 68260/01 et 68261/01)
ARRÊT
STRASBOURG
3 février 2004
DÉFINITIF
14/06/2004
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Crochard et 6 autres c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. L. Loucaides, président,   J.-P. Costa,   C. Bîrsan,   K. Jungwiert,   V. Butkevych,  Mmes W. Thomassen,   A. Mularoni, juges, et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 mai 2003 et 13 janvier 2004,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouvent sept requêtes (nos 68255/01, 68256/01, 68257/01, 68258/01, 68259/01, 68260/01 et 68261/01) dirigées contre la République française et dont sept ressortissants de cet Etat, MM. Jean-Louis Crochard, José-Maria Marchal, Gérard Odant, Jean-Pierre Sudey, Gérard Flouret, Malamine Sylla et Jean-Pierre Richard, ont saisi la Cour le 20 décembre 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les requérants sont représentés devant la Cour par Me Michel Fleury, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, Directeur des Affaires juridiques au Ministère des Affaires étrangères.
3.  Les requêtes ont été attribuées à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
4.  Par une décision du 5 novembre 2002, la Cour a joint les requêtes et les a déclarées partiellement irrecevables. Par une décision du 27 mai 2003, elle a déclaré le restant des requêtes partiellement recevable.
5.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
6.  MM. José-Maria Marchal et Gérard Odant, respectivement, sont nés en 1952 et 1945 et résident à Peray les Combries et Mortefontaine. MM. Jean-Louis Crochard, Jean-Pierre Sudey, Gérard Flouret, Malamine Sylla et Jean-Pierre Richard, respectivement, sont nés en 1937, 1937, 1939, 1939 et 1941, et résident à Gonesse, Villepinte, Gignac, Pontault Combault et Moussy le Vieux.
7.  Les requérants étaient salariés de la compagnie aérienne UTA. Un décret du 18 décembre 1992 autorisa la fusion-absorption de cette compagnie et de la compagnie Air France, en une nouvelle société dénommée « compagnie nationale Air France ». Le 8 janvier 1993, la nouvelle compagnie Air France adressa le courrier suivant aux salariés de l’ancienne société UTA :
« Il résulte du décret que la nouvelle compagnie Air France est une entreprise publique, régie par les mêmes dispositions du code de l’aviation civile que celles applicables jusqu’alors à Air France.
Le statut collectif de ses salariés est fixé dans les conditions prévues par ces dispositions. C’est donc ce statut qui régit désormais les droits collectifs des anciens salariés d’UTA.
Les conséquences qui en résultent sur votre situation individuelle (salaire, qualification, affectation) vous seront précisées dans le courant du mois de janvier, étant acquis que votre rémunération annuelle (salaire de base + ancienneté x 14) est évidemment maintenue ».
Les requérants constatèrent sur leurs nouvelles fiches de paie que le total de leur rémunération mensuelle restait le même mais que leurs appointements bruts mensuels étaient inférieurs à ceux qu’ils percevaient avant la fusion-absorption, la différence étant couverte par le versement d’une avance mensuelle sur une « prime uniforme annuelle » (« PUA »). Les anciens salariés d’Air France continuaient quant à eux à percevoir la PUA en sus de leur salaire de base, de sorte que les requérants s’estimèrent privés du bénéfice réel de la PUA.
8.  Saisi par les premiers requérants, le conseil de Prud’hommes de Bobigny jugea que, la PUA étant due à l’ensemble du personnel, la compagnie nationale Air France avait effectivement diminué la rémunération des anciens employés d’UTA et avait donc manqué à son engagement. Le tribunal mit en conséquence fin à l’abattement pratiqué sur le salaire des intéressés, ordonna à la compagnie nationale Air France de rétablir leur salaire de base en l’augmentant de la PUA, et la condamna à leur verser le rappel de salaire correspondant. Prononcé le 7 octobre 1997, ce jugement fut infirmé par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 15 décembre 1998, au motif qu’ « il n’y a[vait] pas atteinte à la rémunération annuelle antérieure garantie par la lettre du 8 janvier 1993 ». Les premiers requérants se pourvurent en cassation ; ils étaient représentés par un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. La chambre sociale de la cour de Cassation rejeta les pourvois par un arrêt du 27 juin 2000.
9.  Les cinq autres requérants avaient saisi les juridictions prud’homales de demandes similaires ; ils en furent déboutés par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 12 novembre 1998. Egalement représentés par un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, ils se pourvurent en cassation. La chambre sociale de la cour de Cassation rejeta les pourvois par un arrêt du 27 juin 2000.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
10.  Les requérants soutiennent que, devant la chambre sociale de la Cour de cassation, ni eux-mêmes ni les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation qui les représentaient, n’eurent accès au rapport du conseiller rapporteur, alors que ce document avait été fourni dans son intégralité à l’avocat général. Ils dénoncent une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, lequel consacre le droit à un procès équitable en ces termes :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
11.  Compte tenu de l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France du 31 mars 1998 (Recueil des arrêts et décisions 1998-II) le Gouvernement déclare s’en remettre à la sagesse de la Cour. Il ajoute qu’à la suite de cet arrêt, des mesures ont été prises au sein de la Cour de cassation pour « modifier les modalités d’instruction et de jugement des affaires » ; il n’indique cependant pas qu’elles étaient en vigueur à l’époque où les pourvois des requérants ont été examinés.
12.  Les requérants invitent la Cour à suivre la jurisprudence précitée.
13.  La Cour rappelle qu’elle a eu l’occasion d’examiner ce type de grief dans le contexte de la procédure devant la chambre criminelle de la Cour de cassation. Ainsi, dans l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd précité (paragraphe 105), elle a constaté et jugé ce qui suit) :
« Il n’est pas contesté que bien avant l’audience, l’avocat général reçut communication du rapport du conseiller rapporteur et du projet d’arrêt préparé par celui-ci. Le Gouvernement l’indique lui-même, ledit rapport se compose de deux volets : le premier contient un exposé des faits, de la procédure et des moyens de cassation, et le second, une analyse juridique de l’affaire et un avis sur le mérite du pourvoi.
Ces documents ne furent pas transmis aux requérants ou à leurs conseils. De nos jours, une mention au rôle diffusé à l’ordre des avocats aux Conseils une semaine avant l’audience informe les avocats des parties du sens dudit avis (irrecevabilité du pourvoi, rejet, ou cassation totale ou partielle ; (...).
Les avocats de Mme Reinhardt et de M. Slimane-Kaïd auraient pu plaider l’affaire s’ils en avaient manifesté la volonté ; à l’audience, ils auraient eu la parole après le conseiller rapporteur, ce qui leur eût permis d’entendre le premier volet du rapport litigieux et de le commenter. Le deuxième volet de celui-ci ainsi que le projet d’arrêt – légitimement couverts par le secret du délibéré – restaient en tout état de cause confidentiels à leur égard ; dans le meilleur des cas, ils ne purent ainsi connaître que le sens de l’avis du conseiller rapporteur quelques jours avant l’audience.
En revanche, c’est l’intégralité dudit rapport ainsi que le projet d’arrêt qui furent communiqués à l’avocat général. Or celui-ci n’est pas membre de la formation de jugement. Il a pour mission de veiller à ce que la loi soit correctement appliquée lorsqu’elle est claire, et correctement interprétée lorsqu’elle est ambiguë. Il « conseille » les juges quant à la solution à adopter dans chaque espèce et, avec l’autorité que lui confèrent ses fonctions, peut influencer leur décision dans un sens soit favorable, soit contraire à la thèse des demandeurs (...).
Etant donné l’importance du rapport du conseiller rapporteur, principalement du second volet de celui-ci, le rôle de l’avocat général et les conséquences de l’issue de la procédure pour Mme Reinhardt et M. Slimane-Kaïd, le déséquilibre ainsi créé, faute d’une communication identique du rapport aux conseils des requérants, ne s’accorde pas avec les exigences du procès équitable ».
La Cour relève que le Gouvernement ne prétend pas que la procédure se déroula autrement en l’espèce, s’agissant de la chambre sociale de la Cour de cassation, et prend acte de sa déclaration. Elle conclut en conséquence qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
14.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
15.  Les requérants sollicitent la réparation d’un préjudice matériel résultant de la réduction de rémunération qu’ils ont subie à la suite de la fusion-absorbtion d’UTA et Air France, soit 5 176,84 euros (« EUR ») pour M. Crochard, 8 575,26 EUR pour M. Flouret, 17 150,51 EUR pour M. Odant, 27 154,98 EUR pour M. Marchal, 5 716,84 EUR pour M. Sudey, 8 575,26 EUR pour M. Sylla et 11 433,68 EUR pour M. Richard. Ils réclament en outre, chacun, 7 622,45 EUR pour préjudice moral.
16.  Le Gouvernement considère que les demandes formulées par les requérants au titre du préjudice matériel sont sans lien avec le grief qu’ils ont développé devant la Cour, et que leur préjudice moral se trouve suffisamment réparé par le constat de violation de l’article 6 § 1.
17.  La Cour rappelle que le constat de violation de la Convention auquel elle parvient résulte exclusivement d’une méconnaissance de l’article 6 § 1, devant la chambre sociale de la Cour de cassation, du fait que ni les requérants ni leurs conseils n’eurent accès au rapport du conseiller rapporteur, alors que ce document avait été fourni dans son intégralité à l’avocat général. Dans ces circonstances, elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et un quelconque dommage matériel dont les requérants auraient eu à souffrir ; il y a donc lieu de rejeter cet aspect de leurs prétentions (voir, par exemple, l’arrêt Arvois c. France du 23 novembre 1999, no 38249/97, § 18).
Quant au préjudice moral, la Cour l’estime suffisamment réparé par le constat de violation de la Convention auquel elle parvient.
B.  Frais et dépens
18.  Les requérants réclament 7 622,45 EUR chacun, au titre des frais et dépens qu’ils ont engagés devant les juridictions internes puis la Cour. Ils produisent diverses notes d’honoraires.
19.  Le Gouvernement considère que seuls les frais et dépens exposés devant la Cour peuvent être pris en compte ; il propose la somme de 1 500 EUR pour chacun des requérants.
20.  La Cour rappelle que, lorsqu’elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder le paiement des frais et dépens exposés devant les juridictions internes, mais uniquement lorsqu’ils ont été engagés « pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation » (voir, notamment, l’arrêt Zimmermann et Steiner c. Suisse du 13 juillet 1983, série A no 66, § 36). Tel n’est à l’évidence pas le cas en l’espèce s’agissant des frais engagés par les requérants devant les juridictions françaises. Il y a donc lieu de rejeter ce volet de leurs demandes.
Quant aux frais et dépens relatifs à la présente procédure, la Cour juge les montants réclamés excessifs. Elle estime que la proposition du Gouvernement est raisonnable et, en conséquence, alloue 1 500 EUR à chacun des requérants à ce titre, toutes taxes comprises.
C.  Intérêts moratoires
21.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2.  Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;
3.  Dit
a)  que l’Etat défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, toutes taxes comprises ;
b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’aux versements, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4.  Rejette les demandes de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 février 2004 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
T.L. Early L. Loucaides  Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément à l’article 74 § 2 du règlement de la Cour, le texte d’une déclaration de Mme Thomassen.
L.L. T.L.E.Â
DECLARATION DE MME LA JUGE THOMASSEN
Bien qu’ayant voté pour la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans les affaires Fontaine et Bertin c. France (nos 38410/97 et 40373/98, arrêt du 8 juillet 2003) et Lilly France c. France (no 53892/00, arrêt du 14 octobre 2003), je considère que je dois en l’espèce me rallier à l’avis de la majorité de la Cour.
ARRÊT CROCHARD ET 6 AUTRES c. FRANCE
ARRÊT CROCHARD ET 6 AUTRES c. FRANCEÂ