ANCIENNE PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE ÖNERYILDIZ c. TURQUIE
(Requête no 48939/99)
ARRÊT
STRASBOURG
18 juin 2002
CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE
30 novembre 2004
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Öneryıldız c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une chambre composée de :
Mmes E. Palm, présidente, W. Thomassen, MM. Gaukur Jörundsson, R. Türmen, C. Bîrsan, J. Casadevall, R. Maruste, juges, et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 22 mai 2001, 16 octobre 2001, 23 avril 2002 et 27 mai 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 48939/99) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Ahmet Nuri Çınar et Maşallah Öneryıldız, ont saisi la Cour le 18 janvier 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me Esra Yıldız, avocate au barreau d'Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par sa coagente, Mme Deniz Akçay, assistée de Mme Gökşen Acar, conseil.
3. Invoquant les articles 2, 8, 13 de la Convention et 1er du Protocole no 1, les requérants tenaient les autorités nationales pour responsables de la mort de 13 membres de leurs familles ainsi que de la destruction de leurs biens du fait de l'explosion de gaz de méthane qui avait eu lieu le 28 avril 1993 dans le dépôt d'ordures municipal d'Ümraniye (Istanbul). Ils dénonçaient en outre l'incompatibilité de la procédure administrative menée en l'espèce avec les exigences d'équité et de célérité inscrites à l'article 6 § 1 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5. Par une décision du 22 mai 2001, la Cour a décidé de disjoindre la requête et de réserver la procédure en tant qu'elle concerne M. Ahmet Nuri Çınar, décédé entre-temps ; elle l'a déclaré recevable dans le chef du requérant Maşallah Öneryıldız (« le requérant ») qui avait saisi la Cour tant en son propre nom qu'au nom de neuf membres de sa famille, à savoir son épouse, Gülnaz Öneryıldız, sa concubine, Sıdıka Zorlu et ses enfants, Selahaddin, İdris, Mesut, Fatma, Zeynep, Remziye et Abdülkerim Öneryıldız, tous décédés suite à l'accident du 28 avril 1993, qui fait l'objet de cette présente requête.
6. Le 14 septembre 2001, le requérant a déposé deux documents, l'un concernant ses observations complémentaires et l'autre ses demandes de satisfaction équitable au regard de l'article 41 de la Convention. Le Gouvernement a, de son côté, déposé des observations sur le fond de l'affaire puis sur les prétentions au titre de la satisfaction équitable, les 17 septembre et 12 octobre 2001 respectivement. Le 3 novembre 2001, le requérant a répliqué aux observations sur le fond du Gouvernement. Le 10 octobre 2001, le Gouvernement a fait parvenir au greffe copies de documents du dossier d'une affaire qu'il invoquait à l'appui de ses arguments.
7. Une audience s'est déroulée en Public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 16 octobre 2001 (article 59 § 2 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mme D. Akçay, coagente,
Mme G. Acar,
M. S. Karakul, conseils ;
– pour le requérant
Me E. Deniz, conseil,
M. Ş. Acar, conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Deniz puis Mmes Akçay et Acar.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8. Citoyen turc, le requérant est né en 1955 et réside actuellement à Çobançeşme (Alibeyköy - Istanbul). A l'époque des faits, il habitait, avec les douze membres de sa famille, dans le quartier de taudis (gecekondu mahallesi) de Kazım Karabekir à Ümraniye (İstanbul).
A. Le site de stockage de déchets ménagers d'Ümraniye
9. Une décharge d'ordures ménagères se trouvait en fonction depuis le début des années 1970 à Hekimbaşı, zone abritant également des taudis et contiguë au quartier de Kazım Karabekir. De fait, le 22 janvier 1960, le site en question, appartenant à l'administration des forêts, donc au Trésor, avait été assujetti à une servitude en faveur de la mairie métropolitaine d'Istanbul (« la mairie métropolitaine ») pour une durée de 99 ans. Situé sur une côte surplombant une vallée, le site s'étendait sur une surface d'environ 350 000 m2 et servait de décharge commune aux districts de Beykoz, d'Üsküdar, de Kadıköy et d'Ümraniye, sous l'autorité et la responsabilité de la mairie métropolitaine et, en dernier lieu, des autorités ministérielles.
A l'époque où la décharge commença à être utilisée, cette région était inhabitée et l'agglomération la plus proche se trouvait à environ 3,5 km. Cependant, au fur et à mesure des années, des habitations de fortune furent construites, sans autorisation, sur la zone entourant le dépôt d'ordures, pour finalement donner naissance au bidonville d'Ümraniye.
B. Les initiatives de la mairie d'Ümraniye
1. En 1989
10. A la suite des élections municipales du 26 mars 1989 et à partir du 4 décembre de la même année, la mairie d'Ümraniye entama des travaux consistant à déverser des amas de terre et de débris sur les terrains entourant les taudis d'Ümraniye, afin de réaménager le site de la décharge.
Cependant, le 15 décembre 1989, M.C. et A.C., deux habitants du quartier d'Hekimbaşı, introduisirent devant la 4ème chambre du tribunal d'instance d'Üsküdar une action pétitoire contre la mairie. Se plaignant des dégâts causés sur leurs plantations, ils sollicitèrent l'arrêt des travaux. A l'appui, ils produisirent des documents, dont il ressort que M.C. et A.C. étaient assujettis à la taxe d'habitation et à la taxe foncière depuis 1977, sous le numéro d'imposition 168900. En 1983, ils avaient été invités par l'administration à remplir un formulaire type, prévu pour la déclaration des bâtiments illégaux, afin que leur habitation et leur terrain soient régularisés (paragraphe 50 ci-dessous). Suite à leur demande, le 21 août 1989, la direction générale des eaux et des canalisations de la mairie métropolitaine avait ordonné la pose d'un compteur d'eau dans leur habitation. Par ailleurs, des copies de factures d'électricité démontrent que M.C. et A.C. effectuaient régulièrement, en leur qualité d'abonnés, des paiements selon leur consommation déterminée à partir de la lecture d'un compteur installé à cet effet.
11. Devant le tribunal d'instance, la mairie défenderesse axa sa défense sur le fait que les terres revendiquées par M.C. et A.C. étaient sises sur le territoire de la déchetterie, qu'y habiter serait contraire aux règles sanitaires et que leur demande de régularisation ne leur accordait aucun droit.
Par un jugement rendu le 2 mai 1991, sous le numéro de dossier 1989/1088, le tribunal d'instance donna gain de cause à M.C. et A.C., reconnaissant qu'il y avait eu ingérence dans l'exercice de leur droit sur les biens litigieux.
Cependant, par un arrêt du 2 mars 1992, la Cour de cassation infirma ce jugement. Le 22 octobre 1992, le tribunal d'instance se conforma à l'arrêt de la Cour de cassation et débouta les intéressés.
2. En 1991
12. Le 9 avril 1991, la mairie d'Ümraniye demanda, devant la 3ème chambre du tribunal d'instance d'Üsküdar, une expertise concernant la conformité de la décharge à la réglementation en la matière, notamment au règlement no 20814 du 14 mars 1991 sur le contrôle des déchets solides. Le comité constitué à cette fin comprenait un professeur de génie de l'environnement, un agent du cadastre et un médecin légiste.
D'après leur rapport d'expertise, établi le 7 mai 1991, le dépôt en question n'était pas conforme aux exigences techniques prévues aux articles 24 à 27, 30 et 38 du règlement no 20814 et, de ce fait, présentait un certain nombre de dangers susceptibles d'entraîner un très grand risque pour la santé des habitants de la vallée, notamment pour ceux des quartiers de taudis : aucun mur ou grillage de clôture ne séparait la décharge des habitations qui s'élevaient à 50 mètres de la montagne d'ordures et le dépôt n'était pas équipé de systèmes de ramassage, de compostage, de recyclage ni de combustion et aucune installation de drainage ou de purification des eaux de drainage n'y avait été prévue. Les experts en conclurent que la décharge d'Ümraniye « exposait tant les humains que les animaux et l'environnement à toutes formes de dangers ». A ce sujet, le rapport, attirant d'abord l'attention sur le fait qu'une vingtaine de maladies contagieuses risquaient de se propager, soulignait ce qui suit :
« (...) Dans n'importe quelle déchetterie, il se forme, entre autres, des gaz de méthane, de dioxyde de carbone et d'hydrogène de sulfure. Ces substances doivent être, de manière contrôlée, réunies puis (...) brûlées. Or le dépôt en question ne dispose pas d'un tel système. Lorsqu'il est mélangé avec l'air dans une certaine proportion, le méthane peut s'avérer explosible. Il n'existe, dans cette installation, aucune mesure pour prévenir l'explosion du méthane issu de la décomposition [des déchets]. Que Dieu nous en garde, le dommage pourrait être très important en raison des habitations voisines. (...) »
Le 27 mai 1991, ce rapport fut porté à la connaissance de la mairie métropolitaine et le 7 juin 1991, au préfet afin qu'il en fasse part au ministère de la Santé ainsi qu'au Conseil de l'environnement auprès du Premier ministre (« le Conseil de l'environnement »).
13. Le 9 juin 1991, Nurettin Sözen, maire d'Istanbul, demanda l'annulation du rapport, au motif qu'il avait été commandé et établi à son insu.
14. Cependant, le Conseil de l'environnement, avisé du même rapport le 18 juin 1991, enjoignit, par une recommandation no 09513, la préfecture d'Istanbul ainsi que la mairie métropolitaine et la mairie d'Ümraniye à remédier aux problèmes signalés en l'espèce :
« (...) Dans le rapport préparé par le comité d'experts, il est indiqué que le site de stockage de déchets en question contrevient à la loi sur l'environnement ainsi qu'au règlement sur le contrôle des déchets solides et que, par conséquent, il menace la santé des hommes et des animaux. Il s'impose de prendre, sur le site de la décharge, les mesures prévues aux articles 24, 25, 26, 27, 30 et 38 du règlement sur le contrôle des déchets solides (...) Je prie donc que des mesures nécessaires soient prises (...) et que notre Conseil soit informé de l'issue. »
15. Le 27 août 1992, devant la première chambre du tribunal d'instance d'Üsküdar, Şinasi Öktem, maire d'Ümraniye, demanda la mise en œuvre de mesures provisoires visant à empêcher l'utilisation de la déchetterie par la mairie métropolitaine et par les mairies voisines des districts. Il réclama notamment l'interruption des dépôts d'ordures, la fermeture de la décharge ainsi que la réparation des dommages subis.
Le 3 novembre 1992, les maires d'Istanbul et de Beykoz formèrent opposition contre cette demande. A cette fin, M. Sözen fit notamment valoir qu'un projet de réaménagement du site de la décharge était en phase d'adjudication et serait réalisé au cours de l'année 1993.
16. Alors que cette procédure était encore pendante devant la 4ème chambre civile de la Cour de cassation, la mairie d'Ümraniye fit part au maire d'Istanbul qu'à partir du 15 mai 1993 aucun dépôt de déchets ne serait autorisé.
C. L'accident
17. Or, avant cette date, le 28 avril 1993, vers 11 heures, une explosion de méthane eut lieu sur le site. A la suite d'un glissement de terrain provoqué par la pression, les immondices détachés de la montagne d'ordures ensevelirent une dizaine de taudis situés en aval, dont celui du requérant. Trente-neuf personnes y périrent, dont neuf membres de la famille Öneryıldız.
D. Les procédures engagées en l'espèce
1. L'initiative du ministère de l'Intérieur
18. Immédiatement après l'accident, deux membres de la police municipale tentèrent de constater les faits. Après avoir entendu les victimes, dont le requérant qui leur expliqua avoir érigé sa maison en 1988, ils rapportèrent que 13 baraques avaient été englouties.
Le même jour, un comité de crise, constitué par la préfecture d'Istanbul, se rendit également sur les lieux et constata que le glissement de terrain avait bien été causé par l'explosion de gaz de méthane.
19. Le lendemain, 29 avril 1993, le ministère de l'Intérieur (« le ministère ») ordonna que les circonstances dans lesquelles cette catastrophe avait eu lieu soient examinées par le conseil d'inspection administrative (« le conseil d'inspection ») afin de déterminer s'il y avait lieu de poursuivre les deux maires, MM. Sözen et Öktem.
2. L'enquête pénale
20. Alors que cette procédure administrative suivait son cours, le 30 avril 1993, le procureur de la République d'Üsküdar (« le procureur ») se rendit sur les lieux de l'accident, accompagné d'un comité d'experts composé de trois professeurs en génie civil de trois universités différentes. Au vu de ses observations préliminaires, il chargea le comité de déterminer la part de responsabilité des autorités publiques et celle des victimes dans la survenance de l'accident.
21. Le 6 mai 1993, le requérant déposa une plainte au commissariat local. Il déclara que « si ce sont les autorités qui ont, par négligence, causé l'ensevelissement de ma maison ainsi que la mort de mes épouses et enfants, je porte plainte contre la ou les autorité(s) impliquée(s) ». La plainte du requérant fut versée au dossier d'instruction no 1993/6102, déjà ouvert d'office par le procureur.
22. Le 14 mai 1993, le procureur entendit plusieurs témoins et victimes de l'accident litigieux. Le 18 mai 1993, le comité d'experts rendit le rapport qu'avait commandé le procureur. Les experts confirmèrent que le glissement du terrain, qui déjà n'était pas stable, pouvait s'expliquer tant par la pression croissante du gaz à l'intérieur du dépôt que par l'explosion de celui-ci. Rappelant les obligations et devoirs que la réglementation en la matière faisait aux autorités publiques, les experts conclurent que concernant l'occurrence de l'accident, la faute devait être répartie à raison de :
– 2/8, à la charge de la mairie d'Istanbul, qui n'a pas agi en temps utile pour prévenir les problèmes techniques existants déjà lors de l'installation du dépôt en 1970, et qui n'avaient cessé de s'aggraver depuis lors, ni indiqué aux mairies concernées un autre site de stockage de déchets, comme la loi no 3030 l'obligeait à le faire ;
– 2/8, à la charge de la mairie d'Ümraniye, pour avoir mis en œuvre un plan d'aménagement du territoire, en omettant de prévoir, en violation du règlement no 20814, une zone tampon, large de 1 000 m. et devant demeurer inhabitée, et pour avoir attiré dans sa région les habitations de fortune et ne s'être pas employée à empêcher de telles constructions, en dépit du rapport d'expertise du 7 mai 1991 ;
– 2/8, à la charge des habitants du bidonville, pour avoir mis en danger les membres de leurs familles en s'installant à proximité d'une montagne d'ordures ;
– 1/8, à la charge du ministère de l'Environnement, pour avoir omis d'assurer un suivi effectif de l'application conforme au règlement no 20814 sur le contrôle des déchets solides ;
– 1/8, à la charge du gouvernement, pour avoir favorisé ce type d'agglomérations, en amnistiant à plusieurs reprises les constructions illégales et en octroyant des titres de propriété à leurs occupants.
23. Le 21 mai 1993, le procureur déclina sa compétence ratione personæ et renvoya l'affaire au préfet d'Istanbul, considérant que celle-ci relevait de la loi sur les poursuites des fonctionnaires, dont l'application appartenait au comité administratif départemental de la préfecture d'Istanbul (« le comité administratif »). Le procureur, dans son ordonnance, précisait que, s'agissant des maires d'Istanbul et d'Ümraniye, les dispositions à appliquer étaient celles des articles 230 et 455 § 2 du code pénal.
Le 27 mai 1993, date de clôture de l'enquête préliminaire du conseil d'inspection, le dossier du parquet fut transmis au ministère.
3. L'issue de l'enquête administrative
24. Le 27 mai 1993, eu égard aux conclusions de sa propre enquête, le conseil d'inspection demanda au ministère l'autorisation d'initier une instruction pénale contre les deux maires mis en cause.
25. Le lendemain de cette demande la mairie d'Ümraniye fit à la presse la communication suivante :
« L'unique déchetterie du côté anatolien se trouvait sise au milieu de notre district d'Ümraniye, telle une horreur silencieuse. Elle a rompu son silence et provoqué la mort. On le savait et on s'y attendait. En tant que municipalité, nous avions, depuis quatre ans, forcé toutes les portes pour faire déplacer cette déchetterie. La mairie métropolitaine d'Istanbul s'est montrée indifférente. Elle a laissé tomber les travaux d'assainissement (...) après avoir posé deux pelles de béton à l'inauguration. Les ministères et le gouvernement étaient au courant des faits, mais ils n'y ont pas prêté beaucoup d'attention. Nous avions soumis la question aux juges et ils nous avaient donné raison, mais le mécanisme judiciaire n'a pu être mis en action. (...) A l'heure actuelle nous sommes face à une responsabilité et nous rendrons tous des comptes aux habitants d'Ümraniye (...) »
26. L'autorisation sollicitée par le conseil d'inspection fut accordée le 17 juin 1993 et, par conséquent, un inspecteur en chef auprès du ministère (« l'inspecteur en chef ») fut chargé de l'affaire.
A la lumière du dossier de l'enquête constitué en l'espèce, l'inspecteur en chef recueillit la défense de MM. Sözen et Öktem. Ce dernier déclara, entre autres, qu'en décembre 1989 sa municipalité avait bien entamé des travaux d'assainissement du territoire du bidonville d'Hekimbaşı et que, cependant, ceux-ci avaient été interrompus à la demande de deux habitants de ce quartier (paragraphe 10 ci-dessus).
27. L'inspecteur en chef finalisa son rapport le 9 juillet 1993. Celui-ci entérinait les conclusions de toutes les expertises effectuées jusqu'alors et tenait compte de l'ensemble des éléments réunis par le procureur. Il mentionnait également deux autres avis scientifiques, adressés à la préfecture d'Istanbul en mai 1993, l'un par le ministère de l'Environnement et l'autre par un professeur de génie civil de l'université de Boğaziçi. Ces deux avis, confirmaient que le glissement de terrain mortel avait été causé par l'explosion de méthane. Le rapport indiquait en outre que, le 4 mai 1993, le conseil d'inspection avait invité la mairie métropolitaine à lui faire part des mesures effectivement prises à la lumière du rapport d'expertise du 7 mai 1991 et reproduisait la réponse de M. Sözen :
« Notre mairie métropolitaine a, d'une part, pris les mesures nécessaires afin d'assurer que les anciens sites puissent être utilisés de la façon la moins préjudiciable possible jusqu'à fin 1993, et, d'autre part, elle a achevé tous les préparatifs visant la construction de l'une des installations les plus grandes et les plus modernes (...) jamais réalisées dans notre pays. Une autre entreprise consiste à réaliser un site provisoire de stockage de déchets répondant aux conditions requises. Parallèlement à cela, des travaux continuent quant à la réhabilitation des anciens sites [en fin de vie]. En bref, ces trois dernières années, notre mairie s'est très sérieusement penchée sur le problème des déchets (...) [et], actuellement, les travaux continuent (...). »
28. L'inspecteur en chef conclut finalement que la mort de vingt-six personnes et les blessures causées à onze autres (chiffres disponibles à l'époque des faits), survenues le 28 avril 1993, étaient dues à l'inaction des deux maires, dans l'exercice de leurs fonctions, et que ceux-ci devaient répondre de leur négligence au regard de l'article 230 du code pénal. Car en dépit notamment du rapport d'expertise et de la recommandation du conseil de l'environnement, ils avaient, en toute connaissance de cause, méconnu leurs devoirs respectifs : M. Öktem, parce qu'il avait manqué à son obligation de procéder, en vertu du pouvoir que lui conférait l'article 18 de la loi no 775, à la destruction des baraques non autorisées situées aux abords de la décharge, et M. Sözen, parce qu'il avait refusé d'obtempérer à la recommandation susmentionnée, omis de réhabiliter le dépôt d'ordures ou d'ordonner sa fermeture, et n'avait respecté aucune des dispositions de l'article 10 de la loi 3030, lesquelles exigeaient qu'il procédât à la destruction des taudis en question, le cas échéant par ses propres moyens.
4. L'attribution d'un logement social à la famille Öneryıldız
29. Dans l'intervalle, la direction de l'habitat et des constructions de fortune invita le requérant à se présenter, en l'informant que, par un arrêté (no 1739) du 25 mai 1993, la mairie métropolitaine lui avait attribué un appartement dans le complexe de logements sociaux de Çobançeşme (Eyüp, Alibeyköy). Le 18 juin 1993, le requérant prit possession, contre signature, de l'appartement no 7, au bâtiment C-1 dudit complexe. Cette opération fut régularisée par un arrêté (no 3927) du 17 septembre 1993 de la mairie métropolitaine. Le 13 novembre 1993, le requérant signa une déclaration notariée, tenant lieu de contrat, stipulant que le logement en question lui avait été « vendu » contre la somme de 125 000 000 TRL, dont un quart était à verser au comptant et le reliquat par des mensualités de 732 844 TRL. Le requérant s'acquitta de la première mensualité, le 9 novembre 1993 ; depuis lors, il réside dans l'appartement en question.
5. L'action publique
30. Par une ordonnance du 15 juillet 1993, le comité administratif, sur la base du rapport de l'inspecteur en chef, décida, à la majorité, de traduire MM. Sözen et Öktem en justice pour infraction à l'article 230 du code pénal.
Ces derniers firent appel de cette décision devant le Conseil d'Etat qui les débouta de leur demande le 18 janvier 1995. Par conséquent, le dossier de l'affaire fut retourné au procureur qui, le 30 mars 1995, renvoya les deux maires devant la 5ème chambre du tribunal correctionnel d'Istanbul (« la chambre »).
31. Les débats s'ouvrirent devant la chambre le 29 mai 1995. A l'audience, M. Sözen affirma notamment que nul ne pouvait escompter qu'il s'acquitte de devoirs qui ne lui incombaient pas, ni le tenir pour seul responsable d'une situation qui perdurait depuis 1970 ; au demeurant, il allégua que l'on ne devrait pas non plus le blâmer de n'avoir pas réhabilité la décharge d'Ümraniye, dès lors qu'aucun des 2 000 sites en Turquie ne l'avait été ; à ce sujet, faisant valoir un certain nombre de mesures qu avaient néanmoins été prises par la mairie métropolitaine, il soutint qu'un réaménagement définitif de la décharge n'aurait pu être réalisé tant que des ordures continuaient à être déposées. Enfin, il plaida : « les éléments constitutifs du délit de négligence dans l'exercice des fonctions ne sont pas réunis, car je n'ai pas agi avec l'intention de me montrer négligeant (sic) et, parce que l'on ne saurait établir un lien de causalité » entre l'incident et une quelconque négligence de sa part.
Quant à M. Öktem, il soutint que les baraquements ensevelis dataient d'avant son élection, le 26 mars 1989, et qu'il n'avait, après cette date, jamais toléré le développement des quartiers de taudis. Accusant la mairie métropolitaine et la préfecture d'Istanbul d'indifférence face aux problèmes, M. Öktem allégua qu'en réalité la prévention des constructions illégales relevait de la responsabilité des agents forestiers et qu'en tout état de cause, sa municipalité manquait d'effectifs pour procéder à la destruction de tels baraquements.
32. Par un arrêt du 4 avril 1996, la chambre déclara les deux maires coupables des faits qui leur étaient reprochés, estimant que les moyens de défense qu'ils avaient présentés s'avéraient sans fondement.
Pour parvenir à cette conclusion, les juges du fond relevèrent ce qui suit :
«(...) bien qu'au courant du rapport [d'expertise], les deux prévenus n'ont pris aucune mesure préventive effective. A l'image d'une personne tirant sur une foule, qui devrait savoir qu'il y aura des morts et qui, par conséquent, ne saurait prétendre avoir agi sans l'intention de tuer, les prévenus ne peuvent pas non plus allégué, dans le cas d'espèce, qu'ils n'avaient pas l'intention de négliger leurs fonctions. On ne saurait pour autant leur imputer toute la faute. (...) Ils se sont montrés négligents tout comme d'autres. En l'espèce, la faute principale consiste à construire des habitations de fortune en aval d'un dépôt d'ordures situé sur une côte, et c'est aux habitants de ces taudis qu'il faut l'imputer. Ces derniers auraient dû prendre en considération le risque que la montagne d'ordures s'effondre un jour sur leur tête et qu'ils en subissent un préjudice. Ils n'auraient pas dû construire des baraques à cinquante mètres du dépôt. Ils ont payé ce manque de considération de leur vie (...)»
33. La chambre condamna MM. Sözen et Öktem à la peine d'emprisonnement minimum prévue à l'article 230 du code pénal, à savoir 3 mois, ainsi qu'à des amendes de 160 000 livres turques (« TRL »). Puis, en application de l'article 4 § 1 de la loi no 647, il commua les peines d'emprisonnement en des peines d'amendes ; les sanctions finalement prononcées consistaient à payer 610 000 TRL. Convaincue que les prévenus se garderaient de récidiver, la chambre décida également de surseoir à l'exécution de ces peines, conformément à l'article 6 de ladite loi.
34. Les deux maires se pourvurent en cassation. Ils reprochèrent notamment aux juges du fond de s'être livrés à une appréciation des faits, allant au-delà de celle qu'appelait l'article 230 du code pénal, comme s'il s'agissait d'un cas d'homicide involontaire au sens de l'article 455 dudit code.
Par un arrêt du 10 novembre 1997, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué.
35. Le requérant n'a, selon toute vraisemblance, jamais été informé du déroulement de cette procédure, ni entendu par aucun des organes administratifs d'enquête ou par les instances répressives ; aucune décision judiciaire ne semble par ailleurs lui avoir été notifiée.
6. L'action administrative du requérant
36. Le 3 septembre 1993, le requérant saisit les mairies d'Ümraniye et d'İstanbul ainsi que les ministères de l'Intérieur et de l'Environnement, et demanda la réparation de ses dommages tant matériel que moral. La somme réclamée par le requérant se ventilait ainsi : 150 000 000 TRL à titre de dommage et intérêts du fait de la perte de l'habitation et des biens ménagers ; 2 550 000 000, 10 000 000, 15 000 000 et 20 000 000 TRL, en réparation de la perte du soutien économique, subie par lui-même et ses trois fils survivants, Hüsameddin, Aydın et Halef respectivement ; 900 000 000 TRL pour lui-même et 300 000 000 TRL pour chacun de ses trois fils, au titre du préjudice moral.
37. Par lettres des 16 septembre et 2 novembre 1993 respectivement, le maire d'Ümraniye et le ministre de l'Environnement rejetèrent les demandes du requérant. Les autres administrations ne répondirent point.
38. Le requérant introduisit alors, en son propre nom et au nom de ses trois enfants, une action en dommages et intérêts devant le tribunal administratif d'Istanbul (« le tribunal ») contre les quatre autorités. Dénonçant leurs négligences à l'origine de la mort de ses proches et de la destruction de sa maison ainsi que de ses biens ménagers, il réclama derechef les sommes susmentionnées.
Le 4 janvier 1994, le requérant fut admis au bénéfice de l'assistance judiciaire.
39. Le tribunal rendit son jugement le 30 novembre 1995. Se fondant sur le rapport d'expertise du 18 mai 1993 (paragraphe 22 ci-dessus), il constata l'existence d'un lien de causalité direct entre l'accident du 28 avril 1993 et les négligences concourantes des quatre administrations mises en cause. En conséquence, il condamna ces dernières à verser au requérant et à ses enfants 100 000 000 TRL au titre du préjudice moral et 10 000 000 TRL pour dommage matériel (ces sommes équivalaient, à l'époque, environ à 2 077 et 208 euros respectivement).
Ce dernier montant, jugé en équité, était limité à la destruction des biens ménagers, exception faite des appareils électroménagers que le requérant n'était pas censé posséder. A ce sujet, le tribunal semble s'être tenu à l'argument des administrations, selon lequel « il n'y avait ni eau ni électricité dans ces habitations ». Le tribunal rejeta en outre la demande pour le surplus : d'après lui, l'intéressé ne pouvait arguer d'une privation du soutien économique parce qu'il avait une part de responsabilité dans le dommage engendré et parce que les victimes étaient des enfants en bas âge ou des femmes au foyer n'exerçant aucun emploi rémunéré susceptible de contribuer à la subsistance de la famille. De l'avis du tribunal, le requérant était aussi malvenu de réclamer réparation du fait de la destruction de son taudis, étant donné qu'à la suite de l'accident, il s'était vu allouer un logement social et que même si la mairie d'Ümraniye n'avait pas jusqu'alors exercé son pouvoir de détruire cette baraque, rien n'aurait pu l'empêcher de le faire à n'importe quel moment.
Le tribunal décida enfin de ne pas appliquer des intérêts moratoires sur l'indemnité accordée pour préjudice moral.
40. Les parties contestèrent ce jugement devant le Conseil d'Etat, qui les débouta par un arrêt du 21 avril 1998.
Le recours en rectification d'arrêt, exercé par la mairie métropolitaine, n'ayant pas abouti non plus, l'arrêt devint définitif et fut notifié au requérant le 10 août 1998.
Les indemnités en question demeurent impayées à ce jour.
41. A l'heure actuelle, la décharge d'Ümraniye n'existe plus. La mairie locale l'a fait couvrir de terre et y a placé des conduits d'aération. Par ailleurs, la préparation de plans d'occupation des sols concernant les quartiers de Hekimbaşı et de Kazım Karabekir est en cours. De son côté, la mairie métropolitaine a procédé à un boisement de terrain sur une grande partie de l'ancien site de la décharge et y a fait construire des terrains de sport. Deux monuments y furent également édifiés en mémoire des victimes de l'accident du 28 avril 1993.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le droit pénal turc
42. Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent ainsi :
Article 230 §§ 1 et 3
« Tout agent de l'Etat qui, dans l'exercice de ses fonctions publiques, (...) fait preuve de négligence et de retard ou qui, sans raison valable, refuse d'obtempérer aux ordres légitimes (...) de ses supérieurs est condamné à une peine d'emprisonnement allant de trois mois à un an ainsi qu'à une amende allant de 6 000 à 30 000 livres turques. (...)
Dans tous les (...) cas, si des tiers ont subi un quelconque préjudice du fait de la négligence ou du retard du fonctionnaire mis en cause, celui-ci sera également tenu de le réparer »
Article 455 §§ 1 et 2
« Quiconque, par imprudence, négligence ou inexpérience dans sa profession ou son art, ou par inobservation des lois, ordres ou prescriptions, cause la mort d'autrui, est condamné à une peine d'emprisonnement allant de deux ans à cinq ans ainsi qu'à une amende allant de 20 000 à 150 000 livres turques.
Si l'acte a causé la mort de plusieurs personnes ou a été à l'origine de la mort d'une personne et des blessures d'une ou plusieurs autres (...), l'auteur sera condamné à une peine d'emprisonnement allant de quatre à dix ans ainsi qu'à une lourde amende de 60 000 livres turques minimum. »
Article 29 § 8
« Le juge a toute latitude pour fixer une peine principale, dont le quantum peut varier entre un minimum et un maximum, en tenant compte des éléments, tels que les circonstances dans lesquelles l'infraction a été commise, le moyen utilisé pour la commettre, l'importance et la gravité de l'infraction, le moment et le lieu où elle a été commise, les diverses particularités de l'acte, la gravité du préjudice causé et du risque [entraîné], le degré de l'intention [criminelle] (...), les raisons et desseins ayant conduit à l'infraction, le but, les antécédents, le statut personnel et social de son auteur ainsi que son comportement à la suite de l'acte [commis]. Même dans le cas où la peine infligée correspond au quantum minimum, les motifs de pareil choix sont obligatoirement mentionnés dans le jugement »
Article 59
« Si le tribunal considère qu'il y a, en dehors des circonstances atténuantes prévues par la loi, d'autre circonstances militant pour une réduction de la peine [infligée] à l'auteur, la peine capitale sera commuée en une réclusion à perpétuité et la réclusion à perpétuité en une peine d'emprisonnement de trente ans.
Les autres peines seront réduites d'un sixième maximum. »
43. Les articles 4 § 1 et 6 de la loi no 647 sur l'exécution des peines se lisent ainsi :
Article 4 § 1
« Hormis la réclusion, les peines privatives de liberté de courte durée peuvent, eu égard à la personnalité ainsi qu'à l'état de l'inculpé et aux circonstances dans lesquelles l'infraction a été commise, être commuées par le tribunal :
1) en une amende lourde (...) à raison d'un montant allant de 5 000 à 10 000 livres turques par jour ; (...) »
Article 6 § 1
« Quiconque n'ayant jamais été condamné (...) à une peine autre qu'une amende se voit infliger (...) une amende (...) et/ou une peine d'emprisonnement d'un an [maximum], peut bénéficier d'un sursis à l'exécution de cette peine, si le tribunal est convaincu que [l'auteur], compte tenu de son comportement face au crime, se gardera de récidiver si on lui accorde un tel sursis (...) »
44. Aux termes du code de procédure pénale turc, un procureur de la République qui – de quelque manière que ce soit – est avisé d'une situation permettant de soupçonner qu'une infraction a été commise est obligé d'instruire les faits afin de décider s'il y a lieu ou non d'engager des poursuites (article 153). Cependant, si l'auteur présumé d'une infraction est un agent de la fonction publique et si l'acte a été commis dans le cadre de ses fonctions, l'instruction préliminaire de l'affaire dépend de la loi de 1914 sur les poursuites contre les fonctionnaires, laquelle limite la compétence ratione personae du ministère public quant à cette phase de la procédure. En pareil cas, l'enquête préliminaire et, par conséquent, l'autorisation d'ouvrir des poursuites pénales, seront du ressort du comité administratif local concerné (celui du district ou du département selon le statut de l'intéressé).
Les décisions desdits comités sont susceptibles de recours devant le Conseil d'Etat ; la saisine est d'office si l'affaire est classée sans suite.
B. Les voies administratives et civiles contre les agents de l'Etat
1. La justice administrative
45. S'agissant de la responsabilité civile et administrative du fait d'actes criminels et délictuels, l'article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative énonce que toute victime d'un dommage résultant d'un acte de l'administration peut demander réparation à cette dernière dans le délai d'un an à compter de la date de l'acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande ou si aucune réponse n'a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure administrative.
46. Quant au statut et à l'organisation de la justice administrative, le statut de ses juges ainsi que l'organisation des tribunaux sont régis par la loi no 2576 du 6 janvier 1982 sur les attributions et la constitution des tribunaux administratifs et par la loi no 2575 sur le Conseil d'Etat. En vertu desdites dispositions, le recrutement des juges composant les tribunaux administratifs est en principe assuré par les facultés de droit. Des fonctionnaires qui ne sont pas juristes de formation, mais diplômés des facultés enseignant le droit peuvent être recrutés sur la base d'une expérience acquise en la matière.
En vertu de la Constitution turque, pendant la durée de leurs fonctions, tous les juges administratifs jouissent de garanties constitutionnelles identiques à celles dont bénéficient les magistrats civils (article 140) ; ils sont inamovibles et à l'abri d'une révocation anticipée (article 139), ils siègent à titre individuel (article 140); leur indépendance est inscrite dans la Constitution, qui interdit à tout pouvoir public de leur donner des instructions relatives à leurs activités juridictionnelles ou de les influencer dans l'exercice de leurs fonctions (article 138 § 2).
2. La justice civile
47. En vertu du code des obligations, les personnes lésées du fait d'un acte illicite ou délictueux peuvent introduire une action en réparation pour le préjudice tant matériel (articles 41–46) que moral (article 47). En la matière, les tribunaux civils ne sont liés ni par les considérations ni par le verdict des juridictions répressives sur la culpabilité de l'intéressé (article 53).
Toutefois, en vertu de l'article 13 de la loi no 657 sur les fonctionnaires de l'Etat, les personnes ayant subi un dommage du fait de l'exercice d'une fonction relevant du droit public, peuvent, en principe, traduire uniquement l'autorité publique dont relève le fonctionnaire en cause et non directement celui-ci (articles 129 § 5 de la Constitution, 55 et 100 du code des obligations). Cette règle n'est toutefois pas absolue. Lorsque l'acte en question est qualifié d'illicite ou de délictueux et, par conséquent, perd son caractère d'acte ou de fait « administratif », les juridictions civiles peuvent accueillir une demande de dommages-intérêts dirigée contre l'auteur lui-même, sans préjudice de la possibilité d'engager la responsabilité conjointe de l'administration en sa qualité d'employeur de l'auteur de l'acte (article 50 du code des obligations).
C. L'exécution des décisions judiciaires par l'administration
48. Aux termes de l'article 138 § 4 de la Constitution de 1982 :
« Les organes des pouvoirs exécutif et législatif ainsi que l'administration sont tenus de se conformer aux décisions judiciaires ; lesdits organes et l'administration ne peuvent, en aucun cas, modifier les décisions judiciaires ni en différer l'exécution. »
L'article 28 § 2 du code de procédure administrative dispose :
« 2. Les décisions, rendues relativement aux recours de pleine juridiction et concernant un montant déterminé, sont exécutées (...) conformément aux dispositions du droit commun. »
D'après l'article 82 § 1 de la loi no 2004 sur l'exécution forcée et les faillites, ne peuvent faire l'objet de saisies les biens de l'Etat et les biens, qui selon la loi les régissant, sont insaisissables. Il ressort de l'article 19 § 7 de la loi no 1580 du 3 avril 1930 sur les municipalités que les biens de ces dernières peuvent être saisis uniquement s'ils ne sont pas affectés à un service public.
Selon la doctrine turque en la matière, il découle des dispositions ci-dessus que si l'administration n'obtempère pas d'elle même à une décision judiciaire de réparation définitive et exécutoire, l'intéressé a la possibilité d'intenter une procédure d'exécution forcée conformément au droit commun. Dans ce cas, l'autorité compétente est habilitée à imposer à l'administration les mesures découlant de la loi no 2004, la saisie demeurant toutefois exceptionnelle.
D. La réglementation des constructions non autorisées et des sites de stockage de déchets ménagers
1. Les bidonvilles
49. D'après les informations et documents dont dispose la Cour, depuis 1960, année où commencèrent des migrations massives d'habitants des régions défavorisées vers les grandes provinces riches, la Turquie doit faire face au problème des bidonvilles, constitués le plus souvent de baraquements édifiés en dur et évoluant rapidement vers des constructions à étages. Actuellement, plus d'un tiers de la population vivrait dans ces baraquements. Les chercheurs, qui se sont penchés sur ce problème, affirment que la naissance de telles agglomérations ne saurait s'expliquer seulement par les défaillances de la planification urbaine et de la police municipale. Ils signalent l'existence de plus de dix-huit lois d'amnistie promulguées au fil du temps afin de régulariser les quartiers de taudis, dans l'optique, selon eux, de satisfaire les électeurs potentiels vivant dans ces habitations de fortune.
50. Dans le domaine de la lutte contre le développement des bidonvilles, les principales dispositions légales en droit turc sont les suivantes :
La loi no 775 du 20 juillet 1966, énonce, dans son article 18, qu'après son entrée en vigueur, tout bâtiment non autorisé, qu'il soit en phase de construction ou habité, sera immédiatement détruit sans qu'une décision préalable soit nécessaire. La mise en œuvre de ces mesures incombe aux autorités administratives, lesquelles pourront avoir recours aux forces de l'ordre et aux autres moyens de l'Etat. Pour ce qui est des baraquements réalisés avant l'entrée en vigueur de la loi, l'article 21 de celle-ci prévoit que, sous certaines conditions, les habitants des taudis pourront acquérir le terrain qu'ils occupent et profiter de crédits avantageux pour financer la construction de bâtiments conformes aux normes et aux plans d'urbanisme. Les agglomérations où les dispositions de l'article 21 sont applicables, sont déclarées « zones de réhabilitation et d'éradication des taudis » et traitées conformément à un plan d'action.
Par une loi no 1990 du 6 mai 1976 portant modification de la loi no 775, les constructions irrégulières effectuées avant le 1er novembre 1976 furent elles aussi considérées comme couvertes par l'article 21 susmentionné. La loi no 2981 du 24 février 1984 relative aux constructions non conformes à la législation en matière de bidonvilles et de planification urbaine prévoyait également des mesures à prendre pour la conservation, la régularisation, la réhabilitation et la destruction des bâtiments irréguliers érigés jusqu'alors.
En dernier lieu, une loi no 4706 fut promulguée le 29 juin 2001. Cette loi, qui vise à renforcer l'économie turque, expose les conditions et les modalités de vente aux tiers des biens immobiliers appartenant au Trésor public.
2. Les sites de stockage de déchets ménagers
51. Conformément aux articles 6-E, alinéa j) de la loi no 3030 et 22 du règlement d'administration publique relatif à cette loi, il incombe aux mairies métropolitaines de désigner les lieux de stockage des ordures et des déchets industriels ainsi que de réaliser ou de faire réaliser les installations concernant le traitement, le recyclage et la destruction de ces sites. Selon les articles 5 et 22 du règlement no 20814 du 14 mars 1991 sur le contrôle des déchets solides, les mairies sont responsables de la planification de l'utilisation des sites de stockage de déchets ainsi que de la mise en application de toutes les mesures nécessaires afin d'éviter que les décharges ne nuisent à l'environnement et à la santé des hommes et des animaux ; dans ce contexte, aucune habitation ne doit être construite à une distance de moins de 1 000 mètres des dépôts d'ordures. D'après l'article 31 dudit règlement, la mairie métropolitaine a autorité pour délivrer les autorisations d'exploitation des sites de stockage de déchets sis dans les districts.
52. Les informations générales que la Cour a pu se procurer quant au risque d'explosion de méthane dans de tels sites peuvent se résumer comme suit : le méthane (CH4) et le gaz carbonique (CO2) sont les deux produits majeurs de la méthanogénèse, l'étape finale et la plus longue du processus d'anaérobie. Ces substances sont notamment générées par les dégradations biologiques et chimiques des déchets. Les risques d'explosion et d'incendie sont principalement dus à la grande proportion de méthane dans le biogaz. Son domaine d'explosibilité se situe entre 5 % et 15 % de CH4 dans l'air. Au dessus de 15 %, le méthane s'enflamme mais n'explose pas.
E. Les travaux et les conventions du Conseil de l'Europe
53. Concernant les divers textes adoptés par le Conseil de l'Europe dans le domaine de l'environnement et des activités industrielles des pouvoirs publics, il y a lieu de citer, parmi les travaux de l'Assemblée parlementaire, la résolution 587 (1975) relative aux problèmes posés par l'évacuation de déchets urbains et industriels, la résolution 1087 (1996) relative aux conséquences de l'accident de Tchernobyl, et la recommandation 1225 (1993) relative à la gestion, au traitement, au recyclage et à la commercialisation des déchets et, parmi les travaux du Comité des ministres, la recommandation R (96) 12 concernant la répartition des compétences et des responsabilités entre autorités centrales et collectivités locales et régionales dans le domaine de l'environnement.
En la matière, il convient également de mentionner la Convention sur la responsabilité civile des dommages résultant des activités dangereuses pour l'environnement (ETS no 150 – Lugano, 21 juin 1993) et la Convention sur la protection de l'environnement par le droit pénal (ETS no 172 – Strasbourg, 4 novembre 1998), lesquelles se trouvent actuellement signées par neuf et treize Etats respectivement.
54. On constate en lisant ces documents qu'en matière de traitement des déchets urbains, la responsabilité première incombe aux collectivités locales, que les gouvernements sont tenus d'assister tant financièrement que techniquement. L'exploitation d'un site de stockage des déchets par des autorités publiques passe pour une « activité dangereuse » et un « décès » résultant du dépôt de déchets sur un site de stockage permanent, est considéré comme un « dommage » entraînant la responsabilité des autorités publiques (voir, notamment, la Convention de Lugano, articles 2 §§ 1, c)-d) et 7, a)-b)).
55. A ce sujet, la Convention de Strasbourg invite les Parties à adopter des mesures appropriées pour qualifier le stockage de déchets dangereux susceptibles de causer la mort ou de graves lésions à des personnes d'infraction pénale, sachant que cette infraction peut aussi être commise par « négligence » (articles 2 à 4). L'article 6 de ladite Convention exige en outre que des mesures appropriées soient également prises pour sanctionner pénalement ces infractions en fonction de leur degré de gravité, ce qui doit permettre, entre autres, l'emprisonnement des auteurs.
56. S'agissant de telles activités périlleuses, l'accès du public à une information claire et exhaustive est considéré comme l'un des droits fondamentaux de la personne, étant entendu qu'en vertu notamment de la résolution 1087 (1996) précitée, ce droit ne doit pas être conçu comme se limitant au domaine des risques liés à l'utilisation de l'énergie nucléaire dans le secteur civil.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
57. Le requérant se plaint, en premier lieu, de ce que la mort de neuf membres de sa famille dans l'accident du 28 avril 1993 et les lacunes des procédures y relatives ont emporté violation de l'article 2 de la Convention dont le passage pertinent se lit ainsi :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. (...) »
58. Le Gouvernement combat cette thèse.
A. Applicabilité de l'article 2 de la Convention
1. Arguments des comparants
59. Attirant l'attention sur le sens du verbe « infliger » figurant à l'article 2 de la Convention, le Gouvernement affirme que la notion d'obligation positive qui en découle ne saurait s'interpréter comme imposant aux Etats un devoir de protéger la vie d'autrui, dans des circonstances, telles que celles de l'espèce, ayant donnée lieu à des « allégations de négligence ».
60. Quoi qu'il en soit, il estime que l'exploitation d'un site de stockage de déchets ménagers, qui n'implique qu'un risque très faible, ne devrait pas être assimilée à l'exercice d'une activité ou à une situation potentiellement dangereuse, telles que celles observées dans les domaines de la santé publique et des installations nucléaires et industrielles.
61. Le requérant répond notamment que la mort de ses proches a été provoquée par les négligences flagrantes des autorités compétentes, et tombe ainsi sous le coup de l'article 2 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
62. La Cour rappelle que la première phrase de l'article 2 § 1 de la Convention, non seulement astreint l'Etat à s'abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais garantit également le droit à la vie en des termes généraux et, dans certaines circonstances bien définies, fait peser sur les Etats l'obligation de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (voir, notamment, les arrêts L.C.B. c. Royaume-Uni du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions, 1998-III, p. 1403, § 36, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, à paraître dans le recueil officiel de la Cour, Eriksson c. Italie (déc.), no 37900, 26 octobre 1999, Leray et autres c. France (déc.) no 44617/98, 16 janvier 2001).
63. Si toute menace présumée contre la vie n'oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation, il en va autrement, notamment, lorsqu'il est établi que lesdites autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu'un ou plusieurs individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur vie, et qu'elles n'ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier ce risque (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Osman c. Royaume-Uni du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3159, § 116).
64. A la lumière de ces principes, la Cour se doit d'abord de préciser que la violation du droit à la vie est envisageable en relation avec des questions environnementales, liées non seulement aux domaines invoqués par le Gouvernement (paragraphe 60 ci-dessus ; voir, entre autres, les exemples fournis par les arrêts L.C.B., précité, Guerra et autres c. Italie du 19 février 1998, Recueil 1998-I, et Calvelli et Ciglio, précité ; voir également, concernant les cas examinés sur le terrain de l'article 8 de la Convention, l'arrêt Botta c. Italie du 24 février 1998, Recueil 1998-I, p. 422, §§ 33 et 34), mais aussi à d'autres domaines susceptibles de donner lieu à un risque sérieux pour la vie ou les différents aspects du droit à la vie.
A cet égard, il importe de rappeler que l'évolution récente des normes européennes en la matière ne fait que confirmer une sensibilité accrue en ce qui concerne les devoirs incombant aux pouvoirs publics nationaux dans le domaine de l'environnement, notamment, s'agissant des sites de stockage de déchets ménagers et des risques inhérents à leur exploitation (paragraphes 53 et 54 ci-dessus).
65. Pour la Cour, l'obligation positive qui découle de l'article 2 (paragraphes 62 et 63) vaut sans conteste aussi dans le domaine d'activités publiques incriminé en l'espèce ; contrairement à ce que le Gouvernement prétend (paragraphe 59 ci-dessus), il n'y a pas lieu de distinguer entre les actes, omissions et « négligences » de la part des autorités nationales, pour examiner si celles-ci ont observé ladite obligation. Toute autre approche serait incompatible avec l'objet et le but de la Convention, en tant qu'instrument de protection des êtres humains, qui appellent à comprendre et appliquer ses dispositions, notamment l'article 2, d'une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, par exemple, l'arrêt McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, série A no 324, pp. 45-46, §§ 146-147).
66. Dès lors, la Cour conclut à l'applicabilité de l'article 2 en l'espèce.
B. Observation de l'article 2 de la Convention
1. Quant à la responsabilité du fait de la mort des proches du requérant
67. En l'occurrence, la Cour a d'abord pour tâche de déterminer s'il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l'Etat défendeur a manqué à sa responsabilité de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que des vies ne soient inutilement mises en danger et, finalement, pour qu'elles ne soient perdues.
A cette fin, elle examinera les arguments des parties et les éléments du dossier devant elle, sous deux volets : l'un relatif à la mise en œuvre de réglementations préventives (voir, par exemple, les affaires précitées Leray et autres, et Calvelli et Ciglio, § 49) et l'autre concernant le respect du droit du public à l'information, tel que consacré par la jurisprudence de la Convention (arrêt Guerra et autres précité, p. 228, § 60).
a. Sur la mise en œuvre de mesures préventives concernant le site de stockage de déchets d'Ümraniye et les quartiers de taudis voisins
i. Arguments des comparants
68. Le Gouvernement juge sans fondement les allégations selon lesquelles l'Etat n'aurait pas rempli son obligation de protéger la vie des membres de la famille Öneryıldız. Il soutient que l'administration turque s'est toujours employée à mettre en place toutes les mesures possibles pour lutter contre le développement des bidonvilles aussi bien à Ümraniye que dans l'ensemble du pays. La mairie métropolitaine aurait notamment entrepris l'un des projets de réhabilitation les plus ambitieux de Turquie en matière de stockage de déchets, et réuni début 1993 des fonds pour la réalisation de logements sociaux en vue d'assurer l'hébergement des habitants de tels quartiers.
69. Quant à la mairie locale, elle aurait à l'époque déployé huit membres de la police municipale pour assurer la destruction régulière des habitations sises sur le territoire de la décharge : or, lorsqu'elles tentent d'exécuter leurs missions, les équipes de policiers municipaux se heurteraient à une résistance violente des habitants. Les difficultés ne s'arrêteraient d'ailleurs pas là. Le Gouvernement en veut pour exemple une affaire (dossier no 89/1088) concernant une action pétitoire engagée contre la mairie d'Ümraniye par des habitants du bidonville afin de faire arrêter les travaux initiés pour la réhabilitation dudit territoire en décembre 1989.
70. Ainsi, pour le Gouvernement, le requérant ne saurait prétendre avoir été encouragé d'une manière ou d'une autre à venir s'installer à proximité de la décharge, dans une zone ne disposant d'ailleurs d'aucune infrastructure.
71. A l'audience, le requérant a exposé que le problème des bidonvilles, où vivrait actuellement le tiers des citoyens turcs, serait le résultat des vagues d'immigration sciemment provoquées à des fins politiques par des lois d'amnistie successives visant à régulariser ces quartiers. Partant, le Gouvernement serait malvenu de déclarer à présent avoir fait quoi que ce soit pour prévenir ce problème.
72. A cet égard, l'intéressé réfute l'argument du Gouvernement selon lequel ces quartiers ne bénéficiaient d'aucun service public. Invoquant des documents justificatifs établis au nom de deux autres habitants du bidonville, il souligne que les autorités concernées avaient non seulement apporté dans la région toutes les infrastructures essentielles, mais qu'elles avaient également imposé aux habitants une taxe foncière.
ii. Appréciation de la Cour
73. La Cour constate l'existence de réglementations de protection dans les deux domaines qui se trouvent au cœur du présent litige, à savoir l'exploitation des sites de stockage de déchets ménagers (paragraphe 51 ci-dessus) et la réhabilitation et la suppression des quartiers de taudis (paragraphe 50 ci-dessus). Reste néanmoins à déterminer si, en l'espèce, les autorités nationales peuvent passer pour avoir respecté ces réglementations.
74. La Cour note à cet égard, qu'un rapport d'expertise établi le 7 mai 1991 à la demande de la mairie d'Ümraniye, énumère en détail les déficiences majeures qui, à l'époque, avaient été constatées dans la décharge en cause. Il fait également état des dangers graves que celle-ci représentait pour la santé et la vie des habitants des quartiers de taudis voisins et attire explicitement l'attention, entre autres, sur le risque d'explosion de méthane (paragraphe 12 ci-dessus).
Les conclusions de ce rapport permettent de comprendre que bien avant la survenance de l'accident litigieux, la décharge d'Ümraniye ne respectait pas sur plusieurs points les normes techniques, car les pouvoirs locaux et ministériels n'avaient assurément pas pris les mesures dictées par la réglementation en la matière (paragraphes 22 et 51 ci-dessus).
75. Le Gouvernement fait valoir les travaux d'assainissement que la mairie d'Ümraniye aurait initiés en décembre 1989, mais qui auraient été mis en échec par les habitants même des bidonvilles (paragraphe 69 ci-dessus). Sur ce point, la Cour se borne à relever que l'arrêt des travaux en question a bien été ordonné par un tribunal (paragraphe 11 ci-dessus), à savoir un organe de l'Etat, dont la décision ne peut que passer pour avoir contribué à prolonger la situation déplorable de la décharge. De surcroît, le requérant n'était pas impliqué dans la procédure devant ce tribunal (paragraphe 10 ci-dessus) et, quoi qu'il en soit, les demandeurs ont été déboutés par une décision définitive le 22 octobre 1992, soit plus de six mois avant la survenue de l'accident. Or, il semble que personne n'ait tenté de reprendre les travaux en question dans cet intervalle de temps.
76. A l'audience, le Gouvernement a aussi souligné que le rapport d'expertise susmentionné du 7 mai 1991, auquel n'a jamais été conférée valeur d'un constat judiciaire définitif, ne pouvait passer pour confirmer catégoriquement l'existence « d'un danger réel et immédiat » ; en effet, il ne consacrait aux risques résultant de l'accumulation de méthane qu'un unique paragraphe très succinct, sans faire mention d'un quelconque risque de « glissement de terrain ».
77. Ces arguments n'emportent pas la conviction de la Cour, pour les raisons suivantes.
Elle constate, avec le Gouvernement, que le rapport en question a effectivement provoqué une vive controverse entre la mairie d'Ümraniye et la mairie d'Istanbul. D'après les éléments du dossier, la mairie métropolitaine a d'abord choisi de contrecarrer la mise en œuvre dudit rapport pour un simple vice de procédure, sans parvenir à réfuter scientifiquement ses conclusions plus que préoccupantes. Prétextant ses projets de réhabilitation en cours (paragraphe 27 ci-dessus), elle ne s'est pas non plus conformée à l'injonction du conseil de l'environnement auprès le Premier ministre (paragraphe 14 ci-dessus) qui, avisé du rapport, avait de son côté ordonné qu'il fût remédié aux lacunes techniques signalées.
Lorsque le maire d'Ümraniye a, en définitive, tenté d'obtenir des autorités judiciaires la décision de fermer la décharge, le maire d'Istanbul y a encore fait obstacle en formant opposition, toujours au motif que de grands projets étaient en voie de réalisation (paragraphe 15 ci-dessus).
78. De l'avis de la Cour, l'opposition acharnée de la mairie métropolitaine au rapport d'expertise du 7 mai 1991 n'a aucune incidence sur la pertinence des conclusions dont il faisait état, d'autant que ces conclusions n'ont jamais été invalidées par une quelconque décision judiciaire (paragraphe 16 ci-dessus).
79. A ce sujet, l'absence de mention expresse dans le rapport du risque de « glissement de terrain » ne tire pas à conséquence, car selon les avis de divers experts consultés par les autorités d'enquête (paragraphes 18, 22 et 27 ci-dessus), la seule cause de ce phénomène était bel et bien l'explosion.
De même, il importe peu que le rapport n'ait consacré qu'un seul paragraphe au risque d'explosion de méthane. En effet, eu égard aux éléments du dossier et aux informations générales dont elle dispose (paragraphe 53 ci-dessus), la Cour a pu se convaincre que, s'agissant d'un domaine aussi technique que celui de l'exploitation des décharges, il était impossible que les services administratifs et municipaux chargés du contrôle des sites prévus à cet effet ne soient pas au courant des risques inhérents à la méthanogénèse ni des mesures préventives nécessaires, d'autant qu'il existait en la matière une réglementation précise, qui n'était du reste absolument pas respectée.
Aux yeux de la Cour, le rapport d'expertise n'a fait que mettre en exergue une situation que les autorités municipales étaient normalement tenues de connaître et de maîtriser.
80. Au vu de ces observations, la Cour n'estime pas devoir se prononcer sur l'importance que pouvait présenter le projet de réhabilitation de la mairie métropolitaine, lequel n'était pas encore réalisé à l'époque (paragraphes 27 et 68 ci-dessus), ni examiner en détail l'éventail des mesures prétendument adoptées pour prévenir le développement des bidonvilles (paragraphes 49, 50 et 68).
En effet, si la Cour est disposée à admettre que les autorités nationales n'ont jamais encouragé le requérant à venir s'installer à proximité d'une décharge (paragraphe 70 ci-dessus), selon toute vraisemblance, elles n'ont pas non plus cherché à l'en dissuader. Sur ce point, il suffit de renvoyer au rapport d'expertise du 18 mai 1993 (paragraphe 22 ci-dessus), dont les conclusions n'ont jamais été mises en doute par les juridictions internes, et où il est reproché à la mairie d'Ümraniye ainsi qu'à l'exécutif d'antan d'avoir à tort « provoqué » le développement des taudis.
81. Ainsi, la Cour n'aperçoit rien qui puisse l'amener à s'écarter des constatations de fait des juges nationaux quant à l'ampleur des négligences commises par les autorités, à différents niveaux, face aux dangers que présentait la décharge d'Ümraniye pour les citoyens habitant dans cette zone (voir, mutatis mutandis, Tanlı c. Turquie, no 26129/95, § 110, CEDH 2001-III, et l'arrêt Klaas c. Allemagne du 22 septembre 1993, série A no 269, p. 17, §§ 29-30). Elle observe que les éléments exposés dans les différents rapports d'expertises versés au dossier, notamment celui du 7 mai 1991, suffisent à établir un lien de causalité entre, d'une part, ces négligences et, d'autre part, la survenance de l'accident du 28 avril 1993, donc les pertes de vie qui en ont résulté (voir, mutatis mutandis, l'arrêt L.C.B. précité, p. 1404, § 39).
Compte tenu de ce dernier constat, la Cour doit ensuite rechercher si les autorités turques s'étaient à tout le moins employées à respecter le droit du public à l'information.
b. Quant au respect du droit du public à l'information
i. Arguments des comparants
82. A ce sujet, le Gouvernement fait valoir les nombreux séminaires, réunions et conférences de presse organisés par la mairie d'Ümraniye afin de sensibiliser l'opinion publique sur les problèmes environnementaux touchant le district. D'après lui, le requérant ne saurait donc prétendre avoir été laissé dans l'ignorance : il a sciemment choisi de s'installer à proximité d'une décharge, sans même chercher à s'enquérir auprès des instances nationales des dangers sanitaires et des risques de glissement de terrain, auxquels il a exposé ses proches en toute connaissance de cause. En conséquence, il convient de considérer que le requérant avait accepté les conséquences de son propre choix.
83. Le requérant, de son côté, allègue qu'il ne disposait d'aucune autre possibilité pour pourvoir à son besoin de logement que d'habiter dans un taudis. Par ailleurs, il soutient qu'il n'était pas en mesure de concevoir les dangers que cette situation pouvait présenter pour lui et sa famille, dangers dont les autorités compétentes étaient, depuis le début, au courant.
ii. Appréciation de la Cour
84. La Cour rappelle que, dans l'affaire Guerra et autres, elle a décidé que l'Etat avait enfreint l'article 8 de la Convention pour ne pas avoir communiqué aux requérantes des informations « essentielles qui leur auraient permis d'évaluer les risques pouvant résulter pour elles et leur proches du fait de continuer à résider sur le territoire de Manfredonia, une commune aussi exposée au danger en cas d'accident dans l'enceinte de l'usine » (arrêt précité, ibidem ; voir, également, paragraphe 56 ci-dessus).
La Cour n'aperçoit aucun élément permettant d'établir une distinction entre les circonstances de cette affaire et le cas d'espèce, sachant que le raisonnement suivi dans l'arrêt Guerra et autres vaut a fortiori pour l'article 2 et s'applique d'ailleurs intégralement à la présente affaire.
85. La Cour constate d'emblée que le dossier est muet quant aux nombreux séminaires, réunions et conférences de presse que la mairie d'Ümraniye aurait organisés. Du reste, elle souligne que, contrairement à ce que le Gouvernement laisse entendre, on ne peut considérer que les informations concernant le risque d'explosion de méthane étaient directement accessibles au requérant. A la vérité, il serait malvenu d'escompter que le citoyen ordinaire qu'il était soit à même de concevoir les risques spécifiques liés au processus de la méthanogénèse ainsi que ceux d'un éventuel glissement de terrain (paragraphes 22, 52 et 82 ci-dessus).
86. Les informations dont il s'agit n'auraient pu être autrement portées à la connaissance du public que par une action des pouvoirs administratifs qui les détenaient, et ceux-ci n'étaient pas en droit d'attendre que M. Öneryıldız se plaigne devant eux des effets nocifs de l'environnement dans lequel il vivait.
Que le requérant ait été en mesure d'évaluer une partie des risques, notamment sanitaires, pour l'existence de sa famille et qu'il ait omis d'en faire grief devant les autorités nationales ne saurait permettre à celles-ci de se soustraire à la responsabilité qu'elles encourent, d'une part, pour avoir toléré que les membres de la famille Öneryıldız continuent à vivre exposés à des dangers concrets et imminents qui, avant même que la décharge ne commence à engendrer un risque de mort, menaçaient déjà la sphère de la vie privée, au sens de l'article 8, couvrant l'intégrité physique (voir, entre autres, l'arrêt Niemietz c. Allemagne du 16 décembre 1992, série A no 251-B, p. 33, § 29), et, d'autre part, pour avoir manqué à leur devoir d'information qui aurait dû précisément porter sur ces dangers, dont seules les autorités avaient connaissance, et que le requérant ne saurait avoir sciemment acceptés au prix de la mort de ses proches.
c. Conclusion de la Cour quant à cette partie
87. La Cour parvient ainsi à la conclusion qu'en l'espèce les autorités administratives savaient ou auraient dû savoir que les habitants de certains quartiers de taudis d'Ümraniye étaient menacés de manière réelle tant dans leur intégrité physique que dans leur vie, en raison des déficiences de la décharge municipale. Or, les autorités n'ont pas remédié à celles-ci et ne peuvent du reste passer pour avoir fait, dans le cadre des pouvoirs qui leur étaient conférés par les réglementations en vigueur, tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour prévenir la matérialisation des risques en question.
Elles ont, de surcroît, manqué à leur devoir d'informer les habitants du quartier de Kazım Karabekir de ces risques, ce qui aurait pu permettre au requérant, sans entraîner un détournement irréaliste des ressources de l'Etat, d'évaluer les dangers graves pour lui et sa famille qu'il y avait à continuer à résider à proximité de la décharge d'Hekimbaşı (voir, mutatis mutandis, l'arrêt L.C.B., précité, p. 1404, §§ 40-41).
88. Dans ces circonstances, il y a lieu de constater une violation de l'article 2 de la Convention, de ce chef, à moins que les griefs du requérant puissent être tenus pour avoir été redressés au niveau interne par une mise en œuvre effective du mécanisme judiciaire qui y est prévu.
2. Quant au redressement offert par les voies de droit : respect des exigences découlant de l'obligation procédurale inhérente à l'article 2
89. La tâche de la Cour consiste ici à déterminer quelle sorte de réaction judiciaire s'imposait dans le contexte particulier de la présente affaire puis à apprécier, à la lumière des principes jurisprudentiels pertinents, les suites qui ont été données en l'espèce.
a. Quant à la détermination de la réaction judiciaire qui s'imposait dans les circonstances de la cause
90. La Cour rappelle que l'obligation procédurale que l'article 2 de la Convention impose aux Etats contractants suppose avant tout l'instauration d'un système judiciaire efficace qui, dans certains circonstances, doit comporter un mécanisme de répression pénale (voir, parmi d'autres, les affaires précitées Calvelli et Ciglio, § 51, et Demiray c. Turquie, § 48), reposant sur la mise en œuvre d'enquêtes efficaces et exemptes d'arbitraire quant à l'appréciation des faits à l'origine de mort d'homme (Leray et autres, précitée). Cette obligation se fonde sur celle, plus générale, découlant de l'article 13, et exige un recours interne « adéquat et effectif » se rapportant à la violation alléguée et devant habiliter l'instance compétente à connaître du contenu d'un « grief défendable » ainsi qu'à offrir le redressement approprié quant à ladite violation.
91. La Cour a maintes fois affirmé que, s'agissant du droit fondamental à la protection de la vie, l'article 2 implique, outre le versement d'une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à la punition des responsables de la mort (voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Kaya c. Turquie du 19 février 1998, Recueil 1998-I, pp. 324 et 329-330, §§ 86 et 105-107) ainsi que la mise en place d'une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s'appuyant sur un mécanisme d'application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (Kılıç c.Turquie, no 22492, § 62, CEDH 2000-III, Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 85, CEDH 2000-III et l'arrêt Osman précité, p. 3159, § 115 ; concernant l'article 8, voir l'arrêt X. et Y. c. Pays-Bas du 26 mars 1985, série A no 91, p. 13, § 27).
92. Si l'atteinte au droit à la vie ou à l'intégrité physique n'est pas volontaire, l'obligation positive découlant de l'article 2 n'exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Comme elle l'a énoncé dans l'affaire Calvelli et Ciglio, dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales (Calvelli et Ciglio ibidem ; voir aussi, mutatis mutandis, Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, 4 mai 2000).
93. Cependant, compte tenu du secteur d'activités publiques à l'origine des griefs du requérant (paragraphes 51 et 64 ci-dessus), du nombre et de la qualité des autorités dont les manquements ont été constatés, du fait que les répercussions du risque en cause étaient susceptibles d'atteindre plus qu'un individu (paragraphes 22 et 81 ci-dessus), et, finalement, de la dimension tragique des événements survenus en l'occurrence, la Cour juge que l'affaire de M. Öneryıldız n'a pas de commune mesure avec celle des requérants Calvelli et Ciglio.
Elle en conclut que, dans les circonstances de l'espèce, un recours interne ne pouvant déboucher que sur l'allocation d'une indemnité ne saurait être considéré comme une voie privilégiée et susceptible d'absoudre l'Etat défendeur de son obligation de mettre en œuvre un mécanisme de répression pénale cadrant avec les exigences de l'article 2 de la Convention (voir, également, les informations fournies au paragraphe 55 ci-dessus).
94. De fait, la Cour relève que des procédures administrative et pénale ont été engagées contre les responsables de l'accident du 28 avril 1993. La première a abouti à la condamnation de ces derniers au versement de dommages-intérêts (paragraphe 39 ci-dessus) et la deuxième à la reconnaissance de leur culpabilité (paragraphe 33 ci-dessus).
La Cour doit maintenant déterminer si ces procédures se sont avérées adéquates et effectives.
b. Caractère adéquat et effectif des voies de droit exercées
i. Arguments des comparants
95. A titre subsidiaire, le Gouvernement soutient qu'il convient de considérer qu'il a respecté toutes les exigences procédurales découlant de l'article 2 de la Convention. Il estime que le requérant n'est pas en mesure de porter un jugement quelconque sur les procédures relatives à son affaire : l'intéressé ne s'est jamais plaint explicitement d'un « homicide » devant les autorités ni n'a cherché à exercer son droit d'intervention dans la procédure pénale. Il n'a pas non plus utilisé la voie de recours en rectification d'arrêt contre le jugement du Conseil d'Etat, ni intenté les actions civiles en réparation prévues par le code des obligations turc.
96. En revanche, selon le Gouvernement, les autorités ont fait leur possible pour réparer le préjudice subi par le requérant. En premier lieu, seulement quelques semaines après l'accident, l'administration a mis à sa disposition un logement social. Deuxièmement, la justice administrative a clairement et minutieusement établi la part de responsabilité des autorités, sans aucune complaisance à leur égard. Troisièmement, le requérant s'est vu octroyer des indemnités, étant entendu que si celles-ci ne lui n'ont pas encore été versées, c'est parce qu'il ne les a jamais réclamées.
97. Enfin, la justice pénale a fonctionné très efficacement, de l'enquête préliminaire jusqu'à la procédure de cassation : la culpabilité des maires a été établie et ils ont été définitivement condamnés.
A l'audience, le Gouvernement a notamment fait valoir que nul ne saurait arguer du caractère non punitif des sanctions infligées aux maires, car ces sanctions ont suffi à ruiner leurs carrières politiques. La qualification des faits constitutifs d'un crime étant du ressort des autorités nationales, il n'appartient pas à la Cour d'apprécier elle-même les circonstances ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt qu'une autre, ni à substituer à l'appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique dans ce domaine.
98. Pour sa part, le requérant affirme notamment que l'enquête menée relativement à l'accident litigieux n'a porté que sur l'imputabilité d'un quelconque acte de négligence dans l'accomplissement de fonctions publiques, dans les limites étroites de l'article 230 du code pénal. Cela a permis aux juges du fond de « sauver les apparences » en condamnant à des peines d'amende ridicules les deux maires mis en cause, que ces derniers n'ont même pas eu à payer.
A l'audience, il a également plaidé que les circonstances dans lesquelles ses proches ont trouvé la mort imposaient la condamnation des maires pour homicide involontaire. Le requérant a aussi soutenu que, s'il avait pu participer effectivement au procès, il aurait pu influer sur la qualification pénale des faits sur le terrain de l'article 455 dudit code.
99. Le requérant a en outre affirmé que l'indemnité dérisoire allouée par le tribunal administratif dénotait avant tout du mépris pour les réalités économiques d'une famille défavorisée. D'après lui, cette indemnité, qui reste encore due, ne pourrait lui procurer aucune satisfaction concrète, tout comme le logement social dont il a dû payer le prix pour l'acquérir.
ii. Appréciation de la Cour
100. Au vu des arguments formulés par les parties, la Cour estime devoir examiner d'abord les poursuites pénales puis la procédure administrative en réparation, sachant qu'il n'est pas exclu que l'ensemble des recours offerts par le droit interne puisse, dans certaines circonstances, remplir les exigences de l'article 2, même si aucun d'entre eux n'y répond en entier à lui seul.
– Quant à la voie pénale
101. En l'espèce, la Cour observe que, par une sentence du 4 avril 1996, la 5ème chambre pénale du tribunal correctionnel d'Istanbul avait finalement condamné les deux maires mis en cause à des peines d'amendes de 610 000 TRL (équivalant, à l'époque, à 9,70 euros environ) avec sursis, du chef de négligence dans l'exercice de leurs fonctions, au sens de l'article 230 du code pénal (paragraphes 33 et 42 ci-dessus).
102. A ce sujet, elle relève d'emblée que le grief exposé dans la plainte déposée le 6 mai 1993, et dont nul ne saurait contester le caractère « défendable » (paragraphe 88 et 90 ci-dessus), a trait à la mort des proches du requérant, et l'accusation portée par le requérant de ce chef est dirigée contre les administrations publiques dont les négligences pourraient être constatées (paragraphe 21 ci-dessus). Partant, c'est à tort que le Gouvernement affirme que cette plainte ne renfermait aucune allégation explicite d'homicide involontaire (paragraphe 95 ci-dessus), puisque cette question relève exclusivement du domaine de la qualification pénale des faits, ce qui appelle au préalable l'établissement de ceux-ci par les autorités répressives.
103. A la vérité, force est d'observer que le procureur de la République, sans se fonder particulièrement sur la plainte du requérant, avait bel et bien estimé que les éléments par lui réunis étaient constitutifs du délit d'homicide par négligence. Dans sa décision du 21 mai 1993, il requérait ainsi l'application aux maires mis en cause de l'article 230 du code pénal, pour chef de « négligence dans l'exercice des fonctions » ainsi que de l'article 455 du même code, du fait d'avoir été à l'origine de « la mort de 26 personnes, de la disparition de 11 autres et des blessures causées à 3 individus, par leur négligence et leur imprudence » (paragraphe 23 ci-dessus).
Or, la Cour note qu'à partir du moment où le dossier constitué par le procureur a été transféré aux organes administratifs d'enquête jusqu'à la clôture de la procédure pénale, nul ne semble avoir considéré les faits dénoncés sous leur dimension attentatoire à la vie.
104. Cette lacune ressort, tout d'abord, du rapport de l'inspecteur en chef daté du 9 juillet 1993, ainsi que de l'ordonnance de mise en accusation du 15 juillet 1993 du comité administratif (paragraphes 27 et 30 ci-dessus).
Ces organes, bien que chargés d'évaluer l'accident du 28 avril 1993 ayant provoqué des « pertes de biens et de vies humaines » et d'établir si cet accident découlait d'une négligence imputable aux autorités concernées, ont fondé leur examen exclusivement sur l'existence d'un lien de causalité entre « l'accident » et « les négligences de l'administration », sans tenir compte du lien qui existait par ailleurs entre ces négligences et « les pertes de vies humaines » survenues en l'espèce (paragraphes 19 et 81 ci-dessus).
La Cour considère que cette manière de présenter la situation en fait et en droit a affaibli l'importance de l'enquête menée jusqu'alors, parce qu'elle tendait à cantonner l'objet du procès à « la négligence » en tant que telle (paragraphe 42 ci-dessus).
105. Il est vrai qu'une fois saisie, la 5ème chambre pénale du tribunal correctionnel d'Istanbul jouissait de la plénitude de juridiction pour apprécier librement les faits qui lui étaient soumis. Cependant, il ressort de son jugement du 4 avril 1996 (paragraphe 32 ci-dessus) que cette juridiction, d'ailleurs soutenue par la Cour de cassation (paragraphe 34 ci-dessus), n'a aperçu aucun motif de s'écarter du raisonnement suivi dans l'ordonnance de mise en accusation et a laissé en suspens toute question se rapportant à une éventuelle responsabilité des autorités dans la mort des neuf proches du requérant.
106. Dans ces circonstances, le procès pénal en question, qui visait seulement à établir l'éventuelle responsabilité des autorités pour « négligence dans l'exercice des fonctions », ne pouvait en soi passer pour « adéquat » quant aux allégations d'atteintes au droit à la vie du requérant (paragraphes 21, 57 et 90 ci-dessus).
107. L'arrêt du 4 avril 1996 contient, certes, des passages où les juges du fond se réfèrent aux décès survenus en l'espèce en tant qu'élément factuel. Les maires s'en sont d'ailleurs plaints devant la Cour de cassation, reprochant à ces magistrats de s'être comportés comme s'ils étaient en présence d'une affaire d'homicide involontaire (paragraphe 34 ci-dessus).
La Cour estime toutefois que ces passages ne sauraient, à eux seuls, permettre de déduire qu'il y a eu une reconnaissance, ne serait-ce que tacite, de la responsabilité des maires pour mort d'homme (paragraphe 32 ci-dessus).
En effet, le dispositif de l'arrêt du 30 novembre 1995 est muet sur ce point et ne laisse transparaître aucun élément précis démontrant que les juges de fond aient prêté l'attention voulue au dommage gravissime qui a résulté de l'accident du 28 avril 1993. Cela ressort notamment du fait que les deux maires mis en cause, bénéficiant de l'application de règles relevant du pouvoir discrétionnaire des autorités répressives, ont été condamnés en définitive à des peines d'amendes d'un montant équivalant à 9,70 euros, assorties de surcroît d'un sursis (paragraphes 33, 42 et 43 ci-dessus).
108. A ce sujet, la Cour ne partage pas l'avis du Gouvernement lorsqu'il reproche au requérant d'avoir été passif dans la procédure pénale litigieuse.
Elle précise qu'indépendamment de la question de savoir si le requérant pouvait ou non convaincre les autorités nationales que les maires s'étaient rendus coupables d'homicide (paragraphe 98 ci-dessus), il avait droit à ce que sa participation effective à la procédure litigieuse soit assurée (voir, mutatis mutandis, les arrêts Kaya (précité), pp. 330-331, § 107, Güleç c. Turquie du 27 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1733, § 82, et Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 92, CEDH 1999-III). Or, rien dans le dossier ne démontre que les autorités judiciaires aient agi dans ce sens : elles n'ont, selon toute vraisemblance, pas informé le requérant de l'ouverture de la procédure pénale ni de son déroulement (paragraphe 35 ci-dessus).
Dans ces conditions, la Cour ne saurait accorder non plus un quelconque poids à l'argument selon lequel le requérant ne se serait pas prévalu de son droit de se constituer partie intervenante. En effet, à supposer même que l'intéressé ait eu la possibilité théorique d'emprunter cette voie, rien ne démontre qu'il était en mesure de fournir de nouveaux éléments de preuve susceptibles d'influencer l'opinion des autorités répressives qui n'avaient même pas estimé utile de recueillir son témoignage en sa qualité de plaignant (paragraphe 35 ci-dessus).
109. La Cour considère que les réticences des autorités pénales relativement à l'évaluation de la présente affaire sous son aspect attentatoire à la vie n'a servi qu'à accorder aux maires mis en cause une quasi impunité.
Pareil résultat s'analyse en une méconnaissance de l'obligation de l'Etat de réagir à des atteintes à la vie par une application rigoureuse du mécanisme répressif prévu en droit interne, ce qui implique avant tout une procédure visant à sanctionner effectivement les responsables de telles atteintes et, par conséquent, à dissuader d'autres personnes d'en commettre.
110. Ces observations amènent la Cour à conclure que la voie pénale, telle qu'elle a été exercée dans la présente affaire, ne saurait être considérée comme adéquate et effective : elle ne pouvait, par conséquent, fournir un redressement approprié.
111. Aux yeux de la Cour, pareille défaillance dans l'application du mécanisme répressif turc ne pouvait être comblée, ni par les prétendues effets du procès pénal pour la carrière politique des maires concernés ni par la proposition de logement faite au requérant (paragraphes 96 et 97 ci-dessus).
– Quant à la voie de réparation administrative
112. La Cour rappelle que, par un jugement du 30 novembre 1995, le tribunal administratif d'Istanbul avait condamné les quatre autorités administratives mises en cause à verser au requérant, pour préjudice moral, 100 000 000 TRL, soit une somme équivalant à l'époque à 2 077 Euros environ (paragraphe 39 ci-dessus)
113. A cet égard, elle souligne d'abord que l'indemnisation du préjudice subi par un requérant ne peut constituer une réparation adéquate que lorsqu'elle a lieu dans un délai raisonnable (voir l'arrêt Guillemin c. France du 21 février 1997, Recueil 1997-I, p. 164, § 54) et lorsqu'elle prend aussi en considération la gravité du dommage subi ainsi que la situation personnelle de la victime.
114. En ce qui concerne le premier point, la Cour relève que le 3 septembre 1993, M. Öneryıldız avait adressé aux maires d'Ümraniye et d'Istanbul ainsi qu'aux ministères de l'Intérieur et de l'Environnement une première demande d'indemnisation, mais qu'il s'est heurté à des décisions implicites ou explicites de rejet (paragraphes 36 et 37 ci-dessus).
Ainsi, le requérant a dû recourir au contentieux judiciaire de l'indemnisation. Eu égard à l'importance indéniable que revêtait l'enjeu de la procédure en cause pour ce dernier, dont neuf proches étaient décédés (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Silva Pontes c. Portugal du 23 mars 1994, série A no 286-A, p. 15, § 39), une diligence particulière s'imposait d'accélérer le déroulement des instances, d'autant que toutes les preuves concernant l'affaire se trouvaient déjà réunis lors des investigations pénales menées sans relâche du 29 avril 1993 jusqu'au 15 juillet 1993 (paragraphes 19 et 30 ci-dessus). D'ailleurs, il ressort du jugement rendu le 30 novembre 1995 que pour déterminer la part de responsabilité de chacune des autorités mises en cause, les juges du fond n'ont fait qu'entériner les conclusions d'un rapport d'expertise établi à la demande du procureur sur cette question précise, qui était disponible depuis le 18 mai 1993 (paragraphe 22 ci-dessus).
Or, le droit à réparation du requérant n'a été reconnu que le 10 août 1998, date où la procédure s'est définitivement soldée par la notification de l'arrêt de rectification (paragraphe 40 ci-dessus ; arrêt Poiss c. Autriche, 23 avril 1987, série A, no 117, p. 103, § 50), soit quatre ans, onze mois et dix jours après le rejet des premières demandes d'indemnisation formulées par le requérant (arrêt Karakaya c. France du 26 août 1994, série A no 289-B, p. 42, § 29).
115. En conséquence, la Cour ne saurait admettre que les instances administratives ont fait tout ce qu'on pouvait attendre d'elles afin que la reconnaissance du droit de réparation du requérant intervienne dans un délai raisonnable.
116. La Cour note également que le requérant s'est finalement vu octroyer une indemnité, dont le montant est assurément sujet à caution et, qui plus est, demeure à ce jour impayée.
A cet égard, la Cour rappelle le principe de la prééminence du droit, l'un des principes fondamentaux d'une société démocratique, qui, inhérent à l'ensemble des articles de la Convention (arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996, Recueil 1996-III, pp. 850-851, § 50), implique le devoir de l'Etat ou d'une autorité publique de se plier à un jugement définitif et exécutoire rendu à leur encontre. Ce devoir revêt encore plus d'importance dans le contexte du contentieux administratif, l'administration constituant un élément de l'Etat de droit et son intérêt s'identifiant avec celui d'une bonne administration de la justice (voir, notamment, les arrêts Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997, Recueil 1997-II, p. 511, § 41, Antonetto c. Italie, no 15918/89, § 28, 20 juillet 2000, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 74, CEDH 1999-V, Lunari c. Italie, no 21463, § 43, 11 janvier 2001, et Logothetis c. Grèce, no 46352/99, § 14, 12 avril 2001).
117. Certes, l'intéressé n'a jamais demandé le versement de l'indemnité allouée, ce qu'il ne conteste d'ailleurs pas. Cependant, la Cour considère que, vu la lenteur de la procédure à laquelle il avait été partie (paragraphe 115 ci-dessus), on ne saurait faire grief à M. Öneryıldız de n'avoir pas entamé de surcroît une procédure d'exécution forcée. En outre le Gouvernement n'a pas démontré en quoi le jugement du 30 novembre 1995, confirmé par le Conseil d'Etat, n'était pas exécutoire, contrairement à ce que l'on peut déduire des dispositions pertinentes de la Constitution turque (paragraphe 48 ci-dessus).
118. Dès lors, nonobstant l'existence de recours pouvant permettre de contraindre l'administration turque à se conformer à une décision judiciaire définitive, les autorités auraient dû au moins verser sans tarder l'indemnité revenant au requérant, ne serait-ce que par égard pour la situation de détresse dans laquelle il se trouvait, et considérant que le fait qu'il n'ait pas emprunté la voie d'exécution forcée (paragraphe 48 ci-dessus) n'était, en fin de compte, préjudiciable qu'à lui-même, car l'indemnité en question n'était même pas assortie d'intérêts moratoires (paragraphe 39 ci-dessus).
119. En conséquence, la Cour estime que la procédure administrative engagée a aussi manqué de l'effectivité voulue à plusieurs égards.
120. Cette conclusion dispense la Cour de se prononcer également sur les possibilités offertes par la voie civile qu'invoque le Gouvernement (paragraphe 95 ci-dessus), celles-ci ne pouvant viser, pour l'essentiel, un but autre que celui du recours administratif intenté par le requérant (mutatis mutandis, l'arrêt De Moore c. Belgique du 23 juin 1994, série A no 292-A, p. 17, § 50).
c. Conclusion de la Cour quant à cette partie
121. Au vu des considérations supra, la Cour estime que les voies de droit exercées sur le plan national, même considérées dans leur ensemble, ne peuvent, dans les circonstances spécifiques de la cause, passer pour avoir respecté les exigences découlant de l'obligation procédurale qu'implique l'article 2 de la Convention ni, par conséquent, pour avoir assuré le redressement approprié des griefs du requérant au regard de cette disposition.
3. Conclusion finale sur l'article 2 de la Convention
122. Invoquant les conclusions préliminaires exposées aux paragraphes 87, 88 et 121 ci-dessus, la Cour juge qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention en raison de la mort des proches de M. Öneryıldız ainsi que du fait de l'inefficacité du mécanisme judiciaire turc, tel qu'il a mis en œuvre dans le cas d'espèce.
II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 6 et 13 DE LA CONVENTION
123. Le requérant dénonce la durée excessive de la procédure devant le tribunal administratif, laquelle ne saurait, par ailleurs, être considérée comme équitable, vu le jugement partial auquel elle a abouti. A ces égards, le requérant invoque l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente se présente comme suit :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Quant aux faits exposés au regard de l'article 2 de la Convention, l'intéressé se plaint aussi de ce que les poursuites pénales engagées contre les responsables de la mort de ses proches ainsi que le recours administratif exercé afin d'obtenir réparation des préjudices qu'il a subis, se sont avérés dénués de toute efficacité, donc incompatibles avec les exigences de l'article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
124. Le Gouvernement affirme que l'ensemble de ces griefs sont abusifs, puisqu'au plan national, le requérant a tiré pleinement profit des voies de recours dont il dénonce maintenant l'incompatibilité avec la Convention.
125. Eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire ainsi qu'au raisonnement qui l'a amené à constater une violation de l'article 2 de la Convention sous son volet procédural (paragraphes 114, 119 et 121 ci-dessus), la Cour estime qu'il n'y pas lieu d'examiner en outre l'affaire de plus sous l'angle des articles 6 § 1 et 13.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
126. Le requérant fait aussi grief d'une atteinte à sa vie privée et familiale dans la mesure où il s'est retrouvé, en raison de la négligence et de l'indifférence des autorités, dans une situation de détresse indescriptible, emportant violation de ses droits garantis par l'article 8 de la Convention, dont les passages pertinents se lisent ainsi :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
127. Le Gouvernement excipe du caractère manifestement mal fondé de cette allégation et soutient notamment que ni l'accident en cause ni les pertes de vie qui en sont résultées ne peuvent s'analyser en une ingérence des autorités publiques turques au sens de l'article 8 de la Convention.
128. La Cour observe que ces griefs portent sur les mêmes faits que ceux qu'elle a considérés au regard de l'article 2 et, compte tenu de sa conclusion sur le terrain de cette disposition (paragraphes 87 et 122 ci-dessus), elle juge inutile d'examiner lesdits griefs séparément.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
129. Le requérant se plaint enfin de ce que la perte de sa maison avec tous ses biens mobiliers, suite à l'accident du 28 avril 1993, constitue une violation de l'article 1er du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
130. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Arguments des comparants
1. Le requérant
131. Le requérant, qui affirme que le droit turc reconnaît la prescription acquisitive, prétend qu'il avait utilisé sa maison suffisamment longtemps et de manière continue pour qu'il puisse en être considéré le propriétaire. Sur ce point, il allègue que l'absence de toute intervention de la part des autorités lorsque ce taudis était habité, la circonstance que l'Etat y avait apporté des services d'infrastructure et, surtout, l'étendue des lois de régularisation promulguées au cours du temps pour satisfaire les électeurs potentiels vivant dans ces agglomérations, donnent à croire qu'il y avait eu une reconnaissance tacite d'un droit de propriété.
A ce sujet, le requérant renvoie aussi à la nouvelle loi no 4706 (paragraphe 50 ci-dessus) au vu de laquelle nul ne saurait faire valoir l'impossibilité d'acquérir un bien immobilier appartenant au Trésor.
132. Quant à la question du redressement de ses torts, le requérant fait remarquer que, contrairement à ce que le tribunal administratif d'Istanbul indique dans son arrêt, à propos du logement social, il n'a jamais été question d'une mise à disposition à titre gracieux et qu'à la date où la vente avait été conclue, l'acompte versé suffisait largement à lui seul pour acheter un appartement comparable au logement en question.
133. Quant à l'indemnité de 10 000 000 TRL, octroyée pour dommage matériel, l'intéressé critique le raisonnement, selon lui, méprisant des juges administratifs, qui ont considéré que la famille Öneryıldız n'était pas censée avoir des biens électroménagers. Or, s'il n'a pas été en mesure de prouver le contraire, c'est que les preuves étaient enfouies sous les décombres.
Quoi qu'il en soit, l'indemnité en question, toujours impayée, est devenue insignifiante, du fait de la forte dépréciation monétaire observée en Turquie depuis le prononcé de l'arrêt susmentionné.
2. Le Gouvernement
134. Le Gouvernement nie l'existence d'une quelconque ingérence incompatible avec l'article 1er du Protocole no 1, dans la mesure où l'habitation du requérant est frappée d'une « double illégalité ». Premièrement, construite sans aucun permis, elle ne peut fonder en tant que telle « un droit de propriété » ni constituer « un bien » au sens de cette disposition, étant entendu par ailleurs qu'une telle qualité n'aurait jamais été reconnue au plan de droit interne, que ce soit de manière tacite ou non.
135. Deuxièmement, le requérant ne saurait revendiquer un quelconque droit sur le terrain qu'il occupait, lequel était à l'époque des faits et est toujours aujourd'hui la propriété du Trésor public, car il ne peut, en vertu de l'article 18 § 2 de la loi no 1617, faire l'objet d'une acquisition par usucapion.
A l'audience, le Gouvernement a en outre souligné que, contrairement à ce que le requérant laisse entendre, les « amnisties » en matière de construction immobilière, loin de servir les enjeux électoralistes, ne visent qu'à assurer le contrôle technique et l'intégration des bidonvilles dans le tissu urbain existant. Quoi qu'il en soit, d'après lui, aucune « amnistie ordinaire » n'aurait jamais pu compenser l'occupation illégale du terrain sur lequel le requérant avait élevé son taudis.
136. A titre subsidiaire, le Gouvernement invite la Cour à tenir compte du fait que peu après l'accident litigieux, le requérant a été admis au bénéfice d'un logement social en contrepartie du prix modique de 125 000 000 TRL, dont le quart était à payer au comptant et le reste par des mensualités symboliques et étalées sur une longue période : cette vente avait « une destination intégralement sociale ».
137. Au demeurant, le Gouvernement a rappelé que le tribunal administratif avait alloué au requérant, au titre du préjudice matériel, une indemnité conséquente et nullement négligeable.
B. Appréciation de la Cour
1. Observations liminaires
138. Au vu des arguments des parties et des éléments en sa possession, la Cour note d'emblée que les questions plus globales soulevées par la présente affaire, se rapportant notamment aux lois de régularisations promulguées en Turquie et à l'exploitation des biens publics (paragraphes 49, 50, 71, 131 et 135 ci-dessus) sont d'intérêt général et tout doute pouvant dès lors surgir quant aux mesures adoptées par les autorités nationales en la matière relève, de l'avis de la Cour, d'un débat public et politique qui se situe en dehors du champ d'application de l'article 1er du Protocole no 1.
La Cour, qui doit se borner autant que possible à examiner les problèmes soulevés par le cas concret dont elle est saisie, estime qu'elle n'a donc pas à apprécier ces questions.
2. Sur l'existence d'un « bien »
139. La Cour rappelle que la notion de « biens » de l'article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome et certains droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits de propriété » et donc pour des « biens » aux fins de cette disposition (arrêts Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000-I).
S'il est vrai que la détermination et l'identification d'un droit de propriété relève du système juridique national et qu'il appartient au requérant d'établir tant la nature précise du droit qu'il revendique que sa prérogative d'en jouir librement, la Cour considère cependant que ni la non-reconnaissance par les lois internes d'un intérêt particulier comme un « droit » ni le fait que celles-ci ne confèrent pas à un tel intérêt la qualité d'un « droit de propriété », n'empêchent pas forcément que l'intérêt en question puisse, dans certaines circonstances, passer pour un « bien », au sens de l'article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, les arrêts Tre Traktörer AB c. Suède du 7 juillet 1989, série A no 159, p. 21, § 53 et Van Marle et autres c. Pays-Bas du 26 juin 1986, série A no 101, p. 13, § 40).
Il importe dès lors d'examiner si, considérées dans leur ensemble, les circonstances de l'affaire ont rendu le requérant titulaire d'un intérêt substantiel protégé par l'article 1 du Protocole no 1 (voir, parmi d'autres, Zwierzyński c. Pologne, no 34049/96, § 63, 19 juin 2001).
140. A cet égard, la Cour note d'emblée que la propriété du terrain sur lequel le requérant avait bâti son taudis appartenait au Trésor public. L'intéressé n'a d'ailleurs pas pu établir qu'il avait sur le terrain en question un quelconque droit de propriété ou de revendication en propriété ; il n'a pas non plus démontré avoir engagé quelque procédure que ce soit pour faire valoir le droit d'acquisition par usucapion dont il se prétendait titulaire (paragraphes 11 et 131 ci-dessus).
La Cour estime donc, à l'instar du Gouvernement (paragraphe 135 ci-dessus), que le fait pour le requérant d'avoir occupé un terrain du Trésor public pendant cinq ans environ ne peut s'analyser en un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole 1, sachant que rien dans le dossier ne permet de conclure que l'intéressé ait été en droit de revendiquer le transfert de la propriété dudit terrain en vertu de l'article 21 de la loi no 775 (paragraphe 50 ci-dessus) et qu'à ce sujet, les espoirs qu'il a pu nourrir (paragraphe 131 ci-dessus) ne jouent point, car l'article 1 du Protocole no 1 ne vaut que pour des biens actuels et ne garantit pas un droit à devenir propriétaire d'un bien (arrêts Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, série A no 31, p. 23, § 50, et Zwierzyński précité, § 61).
141. Cela dit, l'habitation, édifiée par le requérant sur le terrain en question, appelle une autre appréciation.
Il n'appartient certainement pas à la Cour de déterminer la situation juridique du taudis litigieux au regard de l'ensemble des dispositions du droit interne ; le peu d'éléments qu'elle a pu se procurer d'office démontrent toutefois que la construction entreprise par l'intéressé s'avérait contraire à la réglementation en matière d'urbanisme (paragraphes 50, 51 et 131 ci-dessus). Le requérant ne le conteste d'ailleurs pas.
Cependant, force est d'admettre que, nonobstant cette contravention aux normes techniques et l'absence d'un titre quelconque, le requérant n'en demeurait pas moins matériellement propriétaire du corps et des composants du taudis qu'il avait construit ainsi que de tous les biens ménagers et personnels qui pouvaient s'y trouver. Depuis 1988, il vivait dans cette habitation, sans jamais avoir été inquiété par les autorités (paragraphes 28, 80 et 86 ci-dessus), grâce à quoi il avait assuré l'hébergement de ses proches sans devoir notamment payer de loyers. Il y avait créé un environnement social et familial et, jusqu'à l'accident du 28 avril 1993, aucun élément n'a pu empêcher le requérant d'espérer que la situation demeurât ainsi pour lui et sa famille.
Il faut préciser que ces éléments et notamment l'absence constatée de mesures adéquates (paragraphes 87 ci-dessus et 146 ci-dessous), qui s'apparente à une tolérance implicite des autorités face à l'entreprise de M. Öneryıldız, permettent de distinguer cette présente affaire de celle de Mme Chapman (Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, CEDH 2001-I) où la requérante, Tsigane de naissance, s'était vue sommée de partir de son propre terrain sur lequel elle avait installé sa caravane sans obtenir le permis d'aménagement qu'exigeait le droit interne et avait été mise deux fois à l'amende avant qu'elle ne le quitte. Dans le contexte spécifique de cette affaire, la Cour avait exprimé sa réticence à accorder, au regard de l'article 8 de la Convention, une protection aux personnes bravant sciemment les interdits de la loi et, eu égard aux circonstances de l'espèce, elle avait conclu que les mesures judiciaires imposées à la requérante pouvaient passer pour proportionnées au but légitime que constitue la protection des « droits d'autrui » par le biais de la défense de l'environnement (§§ 82, 102 et 105).
142. En bref, la Cour estime que l'habitation construite par le requérant et le fait pour lui d'y demeurer avec sa famille représentaient un intérêt économique substantiel. Pareil intérêt, dont le maintien dans le temps avait été tolérée par les autorités, s'analyse en un « bien », au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l'article 1 § 1 du Protocole additionnel (arrêt Iatridis précité, § 55).
3. Sur l'existence d'une « ingérence »
143. En l'espèce, le requérant se plaint non d'un acte mais de l'inaction de l'Etat. D'après lui, la perte de ses biens n'est imputable qu'à la négligence des autorités, ce que le Gouvernement conteste.
144. La Cour estime depuis longtemps que si de nombreuses dispositions de la Convention ont essentiellement pour objet de protéger l'individu contre toute ingérence arbitraire des autorités publiques, il peut en outre exister des obligations positives inhérentes au respect effectif des droits concernés. Elle a jugé que de telles obligations pouvaient s'imposer sur le terrain de l'article 2 (paragraphe 62 ci-dessus), de l'article 3 (arrêt Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3265, § 102), de l'article 8 (paragraphes 65 et 85 ci-dessus ; voir, parmi d'autres, l'arrêt Botta c. Italie, précité, p. 422, § 33, ainsi que les références qui y sont faites), de l'article 10 (Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 43, CEDH 2000-III) et de l'article 11 (arrêt Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche du 21 juin 1988, série A no 139, § 32).
145. La Cour rappelle l'importance cruciale du droit consacré par l'article 1 du Protocole no 1 et considère que l'exercice réel et efficace de ce droit ne saurait dépendre uniquement du devoir de l'Etat de s'abstenir de toute ingérence : il peut exiger des mesures positives de protection. Pour déterminer s'il y a une obligation positive, il faut prendre en compte – souci sous-jacent à la Convention tout entière – le juste équilibre à ménager entre l'intérêt général et les intérêts de l'individu, étant entendu que pareille obligation s'impose notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu'un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance par ce dernier de ses biens.
146. La Cour rappelle qu'elle a déjà établi en l'espèce l'existence d'un tel lien de causalité quant à l'accident survenu le 28 avril 1993 (paragraphe 81 ci-dessus). Il va sans dire qu'il en est de même pour l'ensevelissement du taudis du requérant. Partant, la Cour juge que l'accumulation des omissions des autorités administratives s'agissant de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher la matérialisation du risque d'explosion de méthane donc du glissement de terrain qui en a résulté (paragraphe 87 ci-dessus) va également à l'encontre de l'exigence d'une protection « concrète et effective » du droit garanti par l'article 1 du Protocole 1.
Pareille situation s'analyse en une atteinte manifeste au droit du requérant au respect de ses « biens » et, aux fins de l'examen de cette partie de la requête, il convient de la qualifier d'« ingérence ».
4. Sur la justification de « l'ingérence »
147. Compte tenu de ce qui précède, la Cour rappelle que le requérant est définitivement privé de son domicile et de tous les biens qui assuraient le maintien de la vie quotidienne de sa famille.
A cet égard, il suffit de relever que les négligences des autorités, à l'origine de la privation incriminée, ont été sanctionnées au regard du droit turc administratif et pénal (paragraphes 33 et 39 ci-dessus). L'ingérence en cause était donc manifestement contraire à la législation nationale.
148. Cette conclusion dispense la Cour de pousser plus avant son examen (voir, mutatis mutandis, Iatridis, précité, § 62) ; il y a donc eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
Cela étant, la Cour doit, là aussi (paragraphe 88 ci-dessus), rechercher si l'on peut dire que le grief du requérant a été redressé au niveau du droit interne.
5. Sur le redressement des griefs du requérant
149. A cet égard, elle note que, par un jugement du 30 novembre 1995 (paragraphe 39 ci-dessus), l'intéressé s'est vu octroyer, au titre du dommage matériel, 10 000 000 TRL (environ 210 euros), uniquement pour une catégorie de biens ménagers : d'après les juges administratifs, il ne pouvait réclamer une réparation pour son habitation, car celle-ci aurait pu être détruite à tout moment par les équipes municipales, ni pour la perte d'un quelconque bien électroménager, parce que l'habitation n'était pas alimentée en électricité.
Au vu des circonstances de la cause, la Cour n'est pas convaincue par cette appréciation.
150. D'abord, la possibilité pour les autorités administratives de procéder à tout moment, en application de la réglementation pertinente, à la destruction du taudis du requérant (paragraphe 50 ci-dessus) n'a guère de poids. Ce qui importe c'est que, durant la période susmentionnée, lesdites autorités n'ont ni pris ni envisagé une telle mesure (paragraphes 50, 106 et 141 ci-dessus), et ont laissé la famille Öneryıldız jouir de leurs biens en toute tranquillité. A ce sujet, il faut souligner que, même si les autorités avaient envisagé une démolition, elles auraient été tenues de s'employer à maintenir un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs des droits de l'individu ; l'Etat défendeur aurait alors été appelé à persuader la Cour que pareille mesure constituait un objectif légitime relevant de l'utilité publique et qu'elle était proportionnée à l'objectif recherché, au sens de l'article 1er du Protocole no 1 (voir, entre autres, l'arrêt Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique du 20 novembre 1995, série A no 332, p. 23, § 38). En l'occurrence, la Cour suppose qu'au cas où il aurait fallu exécuter pareille mesure, les autorités auraient au moins été tenues d'accorder au requérant un délai raisonnable pour qu'il puisse défendre ses intérêts, sinon sauver autant de biens possibles, y compris certains composants pouvant être extraits de son taudis. Or, le tribunal administratif ne s'est jamais penché sur ces questions.
S'en tenant aux affirmations des administrations défenderesses, le tribunal administratif a également fait preuve de préjugés, en excluant les appareils électroménagers de son appréciation, sans chercher à s'enquérir de la situation réellement en vigueur dans le quartier de Kazım Karabekir concernant l'utilisation du réseau électrique, malgré les indices probants qui militaient contre la défense des administrations (paragraphes 10 et 72 ci-dessus).
151. La Cour rappelle de surcroît que la durée de la procédure administrative intentée entre également en ligne de compte pour déterminer s'il y a eu une réparation adéquate de la violation alléguée (arrêts Guillemin, précité, p. 164, § 54, et Erkner et Hofauer c. Autriche du 23 avril 1987, série A no 117, p. 66, § 76). Or, comme elle l'a déjà constaté ci-devant, le droit du requérant à une indemnité n'a pas été reconnu dans un délai raisonnable (paragraphe 115 ci-dessus).
152. Dans ces conditions, la Cour ne saurait admettre que les prétentions du requérant au titre du dommage matériel ont été examinées avec soin et célérité en vue de procéder à une réparation proportionnée par rapport au préjudice réellement subi, sachant qu'au surplus, il n'y a eu en l'espèce aucune reconnaissance de la part des juges du fond de la responsabilité des autorités administratives quant au grief que l'intéressé tirait précisément de la perte de ses biens (paragraphes 21, 39 et 129 ci-dessus).
153. Sous réserve de toute appréciation ultérieure quant à l'applicabilité de l'article 41 de la Convention, la Cour estime que ni l'importance de la somme qui pourrait être versée au requérant s'il intentait la voie d'exécution forcée contre les administrations qui n'ont à ce jour effectué aucun versement (paragraphes 40, 48 et 116-118 ci-dessus), ni les conditions avantageuses de remboursement du prix du logement qui avait été vendu au requérant (paragraphes 29, 133 et 136 ci-dessus) ne peuvent suffire à faire admettre que les autorités nationales ont reconnu puis réparé la violation alléguée.
154. La Cour conclut donc à la violation de l'article 1 du Protocole no 1.
VI. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
155. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1. Les arguments des parties
156. Le requérant réclame, au titre du préjudice matériel subi par lui-même et par ses trois enfants mineurs, une somme totale de 400 000 dollars américains (« USD »), qu'il ventile comme suit :
– 2 000 USD au titre des dépenses funéraires pour les neuf membres décédés de sa famille. A ce sujet, le requérant invoque un article de journal, qui rapporte qu'une autre victime de l'accident en question, C.Ö., s'est vu réclamer par la mairie métropolitaine une somme de 550 000 000 TRL pour l'enterrement de son épouse et de ses quatre enfants ;
– 100 000 USD pour la perte du soutien financier consécutive au décès de ses deux compagnes, qui travaillaient à la journée comme femme de ménage ;
– 150 000 USD pour la perte du soutien financier que les sept enfants décédés auraient pu apporter à l'avenir ;
– 50 000 USD au titre de la perte du soutien financier que la mère décédée aurait fourni à ses enfants dans le futur ;
– 98 000 USD du fait de la destruction complète de la maison et des biens ménagers. Le requérant admet ne pas être en mesure de fournir un quelconque justificatif afin d'appuyer ses prétentions sur ce point et s'en remet à la sagesse de la Cour quant à l'évaluation de ce dommage.
Le requérant demande également, en son propre nom et au nom de ses trois enfants survivants, une indemnité de 800 000 USD pour préjudice moral.
157. Le Gouvernement soutient, à titre principal, qu'aucune réparation ne s'impose dans cette affaire. A titre subsidiaire, il invite la Cour à rejeter les demandes présentées par le requérant, lesquelles seraient exorbitantes et fondées sur des estimations fictives.
Quant au préjudice matériel, il fait valoir qu'une coupure de journal ne saurait servir à justifier des prétentions quant aux dépenses funéraires. Concernant la perte alléguée du soutien financier, il se borne à dire que la demande est purement et simplement spéculative.
Pour ce qui est de l'habitation et des biens mobiliers, le Gouvernement souligne l'absence d'un quelconque document justifiant la somme réclamée. Soutenant que le requérant n'avait jamais acquis la qualité de propriétaire du taudis en cause, le Gouvernement rappelle qu'un appartement beaucoup plus confortable lui avait été offert dans le district d'Alibeyköy, pour une somme qui, à l'époque, équivalait à 9 237 USD (9 966 euros), dont seul le quart avait été versé comme acompte. A cet égard, il soumet des exemples d'annonces, dont il ressort que, dans ce district, des appartements similaires sont vendus à des prix compris, en moyenne, entre 11 000 000 000 et 19 000 000 000 TRL (environ 7 900 et 13 700 euros respectivement). Il fournit également une liste établie par la mairie métropolitaine, dont il ressort que les prix des logements à Alibeyköy-Çobançeşme varient entre 9 100 000 000 et 13 000 000 000 TRL (environ 6 600 et 9 400 euros respectivement). Pour ce qui est des biens ménagers, le Gouvernement soumet des catalogues de produits et attire l'attention sur la nécessité de tenir compte de l'indemnité qui avait été octroyée par le tribunal administratif à ce titre.
Quant au préjudice moral, le Gouvernement estime que la demande est excessive et tend à un enrichissement sans cause, contraire à l'esprit de l'article 41 de la Convention. A cet égard, il reproche au requérant d'avoir à dessein choisi de ne pas réclamer le versement de l'indemnité allouée à ce titre par le tribunal administratif, dans l'espoir d'augmenter ainsi les chances de se voir octroyer par la Cour une somme plus importante.
2. Appréciation de la Cour
158. S'agissant des préjudices matériels invoqués par le requérant, la jurisprudence de la Cour établit qu'il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué et la violation de la Convention, et que cela peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de revenus ainsi que de l'éventuel soutien financier (voir, entre autres, les arrêts Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne du 13 juin 1994 (article 50), série A no 285-C, pp. 57-58, §§ 16-20, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 137, CEDH 2000-VII, et Demiray c. Turquie, no 27308/95, § 67, CEDH 2000-XII).
159. Pour ce qui est d'abord de la violation constatée de l'article 2 (paragraphe 122 ci-dessus), la Cour estime que pareil lien existe quant à la demande de remboursement des dépenses funéraires. Bien que la demande du requérant à ce titre ne soit pas dûment documentée, la Cour, agissant comme le permet l'article 41 de la Convention, évalue en équité ce préjudice à 1 000 (mille) euros.
Le dossier ne contient aucune indication concernant les revenus des compagnes et des enfants du requérant avant leur décès. Les montants réclamés à cet égard s'avèrent donc spéculatifs, comme le Gouvernement le souligne. Cependant, eu égard aux indications concernant la situation familiale et sociale du requérant, la Cour reconnaît que si les défunts étaient encore en vie, ils auraient eu la possibilité de participer au soutien de la famille. Partant, elle considère qu'il y a lieu d'octroyer une réparation à ce titre et alloue une somme globale de 16 000 (seize mille) euros.
160. Quant au dommage moral, la Cour estime que le requérant a sans nul doute considérablement souffert des suites de la violation constatée de l'article 2 : il a non seulement perdu plusieurs membres de sa famille, mais il a, de surcroît, dû ressentir de l'impuissance face au fonctionnement insatisfaisant de la justice à l'encontre des responsables. A l'instar du Gouvernement, la Cour juge toutefois les sommes réclamées excessives. Elle ne peut ainsi que statuer en équité, compte tenu des circonstances particulières de la cause, des souffrances qui ont dû également marquer les trois enfants en vie du requérant et de l'indemnité déjà allouée à ce dernier par les juridictions nationales au titre du préjudice moral (paragraphe 39 ci-dessus). Tout bien considéré, la Cour évalue le préjudice subi à 133 000 (cent trente-trois mille) euros.
161. S'agissant ensuite de la violation constatée de l'article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 154 ci-dessus), la Cour observe l'existence d'un lien de causalité direct entre celle-ci et la perte de biens subie par le requérant. Pour en venir aux prétentions du requérant, elle note que celui-ci sollicite un montant global de 98 000 USD, sans étayer par des preuves littérales ou autres sa demande en ce qui concerne la quantité et la valeur de ses pertes. Sachant que les événements en question se sont produits dans une bidonville, la Cour juge que l'absence de titre de propriété ne revêt pas un caractère décisif pour l'appréciation du dommage subi. Elle admet aussi que, le requérant dont l'habitation a été détruite et enterrée sous les décombres, a dû se heurter à des difficultés particulières pour produire des preuves à l'appui de ses prétentions. Cela dit, la Cour convient avec le Gouvernement que la somme de 98 000 USD réclamée par le requérant est déraisonnable.
Pour évaluer le préjudice matériel subi par les intéressés, la Cour tiendra donc compte des méthodes de calcul adoptées dans des affaires comparables (arrêts Akdivar et autres c. Turquie (ancien article 50) du 1er avril 1998, Recueil 1998-II, et Menteş et autres c. Turquie (ancien article 50) du 24 juillet 1998, Recueil 1998- IV) et des éléments qui ressortent du dossier, à savoir le montant de l'indemnité octroyée pour dommage matériel (paragraphe 39 ci-dessus), les conditions de vente au requérant du logement de la mairie métropolitaine (paragraphe 29 ci-dessus), les prix courants d'appartements dans le quartier de Çobançeşme (paragraphe 157 ci-dessus), les prix de certains articles ménagers relevés dans les catalogues présentés à la Cour et les données économiques concernant la Turquie. Eu égard au caractère limité de ces éléments, l'évaluation de la Cour ne peut que comporter une part de spéculation (voir, respectivement, p. 718, § 19 et p. 1693, § 12 des arrêts précités).
162. Quant à la perte alléguée du taudis, la Cour a effectué son évaluation en prenant comme base les 50 % du prix d'un logement décent que la mairie métropolitaine propose dans le quartier de Çobançeşme (paragraphe 157 ci-dessus). De la somme ainsi trouvée, elle a déduit le montant du bénéfice économique que le requérant a dû, d'après les chiffres ainsi que les taux de change et d'inflation disponibles, réaliser du fait des facilités de remboursement du prix de son logement. A partir de ses propres calculs, la Cour estime pouvoir accepter que la perte réelle subie par le requérant en raison de la destruction de son taudis s'élève à 2 500 (deux mille cinq cents) euros.
163. Quant à la valeur des biens mobiliers et malgré l'absence d'une quelconque indication de la part du requérant, la Cour, eu égard à des considérations d'équité et aux conditions de vie d'une famille modeste, estime qu'il convient d'allouer au requérant à ce titre la somme de 1 500 (mille cinq cents) euros.
164. En conclusion, la Cour accorde au requérant, à titre du dommage matériel et moral, 154 000 (cent cinquante-quatre mille) euros, sachant que cette somme, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, sera exempte de toute taxe et charge fiscale.
B. Frais et dépens
165. Le requérant réclame 30 000 USD à titre d'honoraires, correspondant à 200 heures de travail de son avocat, à raison d'un taux horaire de 150 USD, tel que fixé par le tableau des honoraires minimum du barreau d'Istanbul. Il demande, par ailleurs, le remboursement des frais de photocopies, traduction, télécopies et autres, qu'il évalue à 790 USD au total, dont 200 USD pour se rendre au Conseil d'Etat à Ankara. A l'appui de sa demande, le requérant présente copies des quittances de la poste et une facture pour les services de traduction.
166. Le Gouvernement estime que les prétentions du requérant au titre des frais et dépens sont, elles aussi, excessives et non justifiées. Au demeurant, il affirme que la dépense de 200 USD concernant le voyage entre Ankara et Istanbul n'a pas de lien direct avec la présente affaire et que le montant de 500 USD réclamé pour les frais de traduction est inacceptable, car la facture y afférente n'est que de 240 000 000 TRL, soit environ 184 USD.
167. La Cour constate tout d'abord que le requérant n'a pas fourni le détail du nombre d'heures de travail de son avocat et n'a présenté aucune note de frais et honoraires. La Cour, conformément à l'article 60 § 2 de son règlement, ne saurait donc accueillir cette demande telle quelle. Il n'en reste pas moins que le requérant a nécessairement encouru des frais pour le travail fourni par son avocat aux fins de sa représentation dans la procédure tant écrite qu'orale devant la Cour (voir, mutatis mutandis, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 210, CEDH 2000-IV).
Statuant en équité et compte tenu des autres débours, dans la mesure où ils ont été appuyés par des justificatifs, la Cour estime raisonnable d'accorder au requérant la somme de 10 000 (dix mille) euros, à minorer des 2286,50 (deux mille deux cent quatre-vingt six, cinquante) euros versés par le Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire. Cette somme, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, sera également exempte de toute taxe et charge fiscale.
C. Intérêts moratoires
168. Les sommes accordées étant libellées en euros, la Cour juge approprié de retenir 7,25 % l'an comme le taux d'intérêt moratoire.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Dit, par cinq voix contre deux, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention ;
2. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément les griefs tirés des articles 6 § 1, 8 et 13 de la Convention ;
3. Dit, par quatre voix contre trois, qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
4. Dit, par cinq voix contre deux, que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 154 000 (cent cinquante-quatre mille) euros pour dommage matériel et moral ;
5. Dit, à l'unanimité,
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les mêmes conditions exposées sous 4, 10 000 (dix mille) euros pour frais et dépens, moins les 2 286,50 (deux mille deux cent quatre-vingt six, cinquante) euros déjà perçus du Conseil de l'Europe ;
b) que les montants alloués au requérant seront exemptes de toute taxe et charge fiscale, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, et à majorer d'un intérêt simple de 7,25 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
6. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 juin 2002 en application de l'article 77 § 2 et 3 du règlement.
Michael O'Boyle Elisabeth Palm Greffier Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion en partie dissidente des MM. R. Türmen et R. Maruste ;
– opinion en partie dissidente de M. Casadevall, à laquelle se rallient MM. Türmen et Maruste.
E.P.
M.O.B. OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE CASADEVALL, À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES TÜRMEN ET MARUSTE
1. L'Etat ayant failli à son obligation de prendre les mesures nécessaires et suffisantes pour protéger la vie des proches de M. Öneryıldız, j'ai voté - sans hésitation - pour le constat de violation de l'article 2 de la Convention. Par contre, ma position diffère de celle de la majorité en ce qui concerne la violation de l'article 1 du Protocole nº 1, car j'estime que cette disposition n'est pas applicable dans les circonstances de cette affaire.
2. L'article 1 du Protocole nº 1 garantit en substance le droit de propriété et, selon la jurisprudence constante des organes de la Convention, cette disposition ne vise qu'à protéger des biens existants et ne garantit pas le droit à devenir propriétaire d'un bien1. Il s'avère donc que la détermination et l'identification d'un droit de propriété relèvent de l'ordre juridique national et qu'il appartient au requérant de démontrer la nature précise du droit qu'il réclame au regard du droit interne ainsi que sa prérogative d'en jouir librement.
3. Comme la Cour le note2, le terrain sur lequel le requérant avait bâti son taudis appartient au Trésor public, l'intéressé n'a pas prouvé qu'il avait un droit quelconque sur ce terrain et il n'a pas non plus démontré avoir engagé quelque procédure que ce soit afin de faire valoir un droit d'acquisition par usucapion, ni pouvoir légitimement revendiquer le transfert de propriété en vertu de l'article 21 de la loi nº 775 du 20 juillet 19663. L'habitation de fortune construite par le requérant était illégale puisqu'elle n'avait bénéficié d'aucun permis et n'était pas conforme ni aux réglementations techniques et sanitaires ni à la législation en matière d'urbanisme et de construction.
4. Certes, la notion de « biens » de l'article 1 du Protocole nº 1 a une portée autonome et certains intérêts constituant des actifs peuvent s'analyser comme des « biens » aux fins de cette disposition. Il est également vrai que la non-reconnaissance par le droit interne d'un intérêt déterminé comme étant un « droit de propriété » n'exclut pas nécessairement l'applicabilité de l'article 1 dudit Protocole. Cependant, il me faut tout d'abord exprimer mon hésitation quant à savoir si, dans les circonstances particulières de la présente affaire, les références faites mutatis mutandis aux affaires Tre Traktörer AB c. Suède et Van Merle et autres c. Pays-Bas (arrêts des 7 juillet 1989 et 26 juin 1986 respectivement) suffisent à conduire à la ___________
1. Arrêts Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, série A no 31, paragraphes 50 et 63 et Van der Mussele c. Belgique du 23 novembre 1983, série A no 70, paragraphe 48.
2. Paragraphe 140 du présent arrêt.
3. Un arrêt du 4 mai 1976 rendu par la Cour de Cassation turque établit les éléments quant à la situation de droit des taudis édifiés illégalement se trouvant dans les dites « zone de réhabilitation et d'éradication des taudis » et pouvant bénéficier, sous certaines conditions, de la régularisation prévue par l'article 21 de la loi nº 775.
conclusion du paragraphe 142 de l'arrêt et, avant cela, à fonder les motifs invoqués au paragraphe 141 précédent pour se départir des conclusions de l'arrêt Chapman qui, à mon sens, ne constituaient pas un obstacle jurisprudentiel à franchir. En effet, à supposer même qu'en l'espèce le requérant ait acquis un intérêt économique du fait d'avoir installé son taudis sur le terrain entourant le dépôt d'ordures, je ne suis pas convaincu pour autant que cet intérêt puisse être protégé par l'article 1 du Protocole nº 1, considérant qu'il a été acquis en toute illégalité1.
5. C'est un fait également que le requérant est resté avec sa famille dans l'habitation de fortune durant cinq ans, jusqu'à l'accident du 28 avril 1993, sans être inquiété et en bénéficiant de la tolérance implicite des autorités. Sur ce point je remarque que la Cour a été exprimé dans ses observations liminaires (paragraphe 138 de l'arrêt) au sujet des « questions plus globales soulevées dans la présente affaire » et qui sont « d'intérêt général » : d'après la majorité, la Cour n'a pas à apprécier ces questions. Or, la Cour aurait pu en dire autant quant à cette « tolérance implicite » à l'origine de laquelle se trouve un enchevêtrement de problèmes tant sociaux qu'économiques auxquels la Turquie doit faire face2. Ceci dit, j'estime que ni cette tolérance implicite ni d'autres considérations d'ordre humanitaire ne sauraient suffire à légitimer l'action du requérant au regard de l'article 1 du Protocole nº 1. Elles ne devraient pas non plus, à mon avis, être prises en compte par la Cour pour fonder une conclusion qui équivaudrait à soustraire le requérant au champ d'application de la législation nationale en matière d'urbanisme et de construction3 et, d'une certaine manière, à cautionner indirectement la propagation des quartiers de baraquements, au mépris de ses propres constatations de fait évoquées dans l'arrêt quant aux néfastes conséquences de tel phénomène sur la vie humaine - conséquences qui ont emporté la violation de l'article 2 de la Convention.
6. Mon point de vue sur l'inapplicabilité de l'article 1 du Protocole nº 1 n'atténue en rien la responsabilité de l'Etat découlant de sa négligence et de ses obligations positives au regard de la protection de la vie des habitants du bidonville d'Ümraniye. Il ne tend qu'à souligner, à mon avis, que la primauté des obligations qui incombent aux Etats en vertu de l'article 2 de la Convention ne souffre aucune comparaison avec celle que la majorité a estimé accorder au droit consacré par l'article 1 de Protocole no 1, en lui octroyant une « importance cruciale » pour enfin décider, quelque peu hâtivement, qu'en la matière les Etats contractants auront à satisfaire désormais à des obligations positives (paragraphes 144 et 145 de l'arrêt).
__________
1. Voir, mutatis mutandis, l'arrêt Chapman c. Royaume-Uni du 18 janvier 2001, no 27238/95, paragraphe 102.
2. La question de cette tolérance amène a une analyse plus large d'ordre socio-économique dans le contexte du phénomène migratoire vers les grandes villes qui s'est produit en Turquie et la conséquence d'un énorme déficit de logements.
3. Voir, mutatis mutandis, l'arrêt Chapman précité, paragraphe 115.
or. eng.
PARTIALLY DISSENTING OPINION OF JUDGES R. TÜRMEN AND R. MARUSTE
We regret we are unable to agree with the majority's opinion concerning Article 2 of the Convention.
We agree with the majority that the first sentence of Article 2 creates an obligation for the State not only to refrain from the intentional taking of life, but also to take appropriate steps to safeguard the lives of those within its jurisdiction. This principle also applies to the environment field. Therefore, Article 2 is applicable.
The expert report of 7 May 1991 underscored the existence of a real and immediate danger due to the methane gas that was emitted from the rubbish tip. In view of this fact, we can also agree with the majority that both the mayor of Ümraniye and the mayor of İstanbul knew or ought to have known at the time that there was a real and immediate risk to the lives of those living in the vicinity of the tip. Due to negligence, they failed to take measures within the scope of their powers which, judged reasonably, might have been expected to avoid that risk (Keenan v. United Kingdom, 3 April 2001, paragraphe 89).
On the other hand, the fact that the applicant also contributed to the loss of lives by constructing a house illegally close to the tip, a location strictly prohibited by law, cannot be disregarded. In the Chapman v. United Kingdom case, it was stated by the Court that “where a dwelling has been established without the planning permission which is needed under the national law, there is a conflict of interests between the right of the individual ... and the right of others in the community. The Court will be slow to grant protection of those who, in conscious defiance of the prohibitions of the law, establish a home on an environmentally protected site” (judgment of 18 January 2001, paragraph 102). Although the Chapman judgment was related to Article 8 of the Convention and was about building a dwelling on an environmentally protected site, the general principle quoted above also applies mutatis mutandis to our case.
It is not possible to say that the authorities remained passive after the accident. Three separate investigations were conducted by the police, by the crisis committee established by the Governor of Istanbul and by the Ministry of Interior.
As a result of the investigations, criminal proceedings were brought against the two mayors by the Public Prosecutor of Üsküdar. The Fifth Chamber of the Istanbul Criminal Court found them guilty of negligence in the course of their duty and sentenced them to three-months' imprisonment and a fine. The prison sentences were commuted to fines in accordance with Law no. 647. The Court of Cassation confirmed the judgment of the court of first instance. The applicant was not an intervening party in the criminal proceedings and therefore had no right to oppose the judgment of the Court of first instance before the Court of Cassation.
The applicant applied to the Administrative Court for compensation. This court decided to award the applicant an amount of 100,000,000 Turkish liras (TRL) for non-pecuniary damage and 10,000,000 TRL for pecuniary damage.
In addition, the Government sold a house to the applicant on very favourable terms and he is still living there.
Several conclusions flow from the above-mentioned facts:
The national system affords a remedy in the criminal courts as well as in the civil courts (which the applicant did not make use of) and the administrative courts. Criminal proceedings was brought against the two mayors and they were convicted. Their conviction was upheld by the Court of Cassation. It is an established principle of the Court's case-law that the assessment of the facts is a matter for the national courts. This is a consequence of the subsidiary role of the Strasbourg Court. The national court in this case examined the facts and decided to apply Article 230 of the Turkish Criminal Code and not Article 455. There is nothing in the judgment to suggest that the Turkish courts acted arbitrarily. Under the circumstances, to find a violation of Article 2 due to the fact that the national court did not apply Article 455 of the Criminal Code is in our opinion, a clear example of the Court acting as a court of fourth instance.
In view of the above, we cannot share the conclusion reached by the majority that the local remedies considered as a whole were inadequate or ineffective and did not satisfy the procedural obligation in Article 2 of the Convention to carry out an effective investigation.
Moreover, even if we accept that the criminal-law remedy in this specific case was not adequate, in view of the Calvelli and Ciglio judgment where the Grand Chamber stated that “if the infringement of the right to life or to personal integrity is not caused intentionally, the positive obligation imposed by Article 2 to set up an effective judicial system does not necessarily require the provision of a criminal-law remedy in every case” (Calvelli and Ciglio v. Italy, no. 32967/96, 17 January 2002, § 51), the compensation awarded by the Administrative Court should have been a sufficient basis on which to find that there has been no violation of Article 2. In Calvelli and Ciglio, the Court reached the conclusion that there was no violation of Article 2 in spite of the fact that the doctor was not prosecuted under the criminal law.
We are not persuaded by the reasons adduced by the majority in paragraph 94 to distinguish this case from the Calvelli and Ciglio judgment.
On the contrary, both cases fall under a special category of Article 2 cases, in which loss of life is not due to the use of force by the authorities, but to the negligence of the public authorities.
We conclude therefore that there has been no violation of Article 2 of the Convention.
Or. angl.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE MM. LES JUGES TÜRMEN ET MARUSTE
(Traduction)
Nous sommes au regret de ne pouvoir souscrire à l'avis de la majorité concernant l'article 2 de la Convention.
Comme elle, nous estimons que la première phrase de l'article 2 impose à l'Etat l'obligation non seulement de s'abstenir de donner la mort intentionnellement mais aussi de prendre les mesures nécessaire à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. Ce principe vaut également dans le domaine de l'environnement. Partant, l'article 2 trouve à s'appliquer.
Le rapport d'expertise du 7 mai 1991 a établi l'existence d'un danger réel et immédiat dû à la formation de gaz de méthane au sein de la décharge. Dès lors, nous pouvons également souscrire à l'avis de la majorité selon lequel tant le maire d'Ümraniye que celui d'Istanbul savaient ou auraient dû savoir sur le moment que les personnes qui résidaient dans le voisinage du dépôt d'ordures étaient menacées de manière réelle et immédiate dans leur vie. Par négligence, ils n'ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d'un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (arrêt Keenan c. Royaume-Uni du 3 avril 2001, § 89).
Cependant, on ne saurait méconnaître le fait que le requérant, en construisant une maison illégalement près de la décharge, dans un endroit strictement prohibé par la loi, a également contribué à la perte de ces vies humaines. Dans l'affaire Chapman c. Royaume-Uni, la Cour a déclaré que « lorsqu'une personne a établi sa résidence sans obtenir le permis d'aménagement qu'exige le droit interne, il y a conflit d'intérêt entre le droit de celle-ci (...) et celui des autres membres de la communauté (...) La Cour aura quelque réticence à accorder une protection aux personnes qui, bravant sciemment les interdits de la loi, établissent leur domicile sur un site à l'environnement protégé » (arrêt du 18 janvier 2001, § 102). Certes, l'affaire Chapman mettait en jeu l'article 8 de la Convention et portait sur l'édification d'une habitation sur un site à l'environnement protégé, mais le principe général exposé ci-dessus s'applique également, mutatis mutandis, à la présente espèce.
Nul ne peut prétendre que les autorités aient fait preuve de passivité après l'accident. Trois enquêtes distinctes ont été conduites par la police, par le comité de crise constitué par le préfet d'Istanbul et par le ministère de l'Intérieur.
A l'issue de ces investigations, le procureur d'Üsküdar a engagé des poursuites contre les deux maires concernés. La 5ème chambre du tribunal correctionnel d'Istanbul les a condamnés pour négligence dans l'exercice de leurs fonctions à trois mois d'emprisonnement et à une amende. Les peines d'emprisonnement ont été commuées en une amende en application de la loi no 647. La Cour de cassation a confirmé le jugement de première instance. Le requérant n'était pas partie à la procédure pénale et n'avait donc aucun droit de contester le jugement de première instance devant la Cour de cassation.
Pour être indemnisé, M. Öneryıldız s'est adressé au tribunal administratif, lequel a décidé de lui octroyer 100 000 000 livres turques (TRL) pour préjudice moral et 10 000 000 TRL pour dommage matériel.
Par ailleurs, le Gouvernement a vendu une maison au requérant, à des conditions très favorables ; l'intéressé y vit toujours.
Ces faits induisent plusieurs conclusions.
L'ordre juridique national offre des recours tant devant les juridictions pénales que devant les tribunaux civils (que le requérant n'a pas saisis) et les juridictions administratives. L'action publique a été exercée contre les deux maires et a abouti à leur condamnation, laquelle a ensuite été confirmée par la Cour de cassation. Selon un principe bien établi dans la jurisprudence de la Cour, c'est aux tribunaux internes qu'il revient d'apprécier les faits. Il s'agit là d'une conséquence du rôle subsidiaire joué par la Cour de Strasbourg. En l'espèce, la juridiction nationale a examiné les faits et a décidé d'appliquer l'article 230 du code pénal turc et non l'article 455 du même code ; Rien dans cette décision ne suggère que les tribunaux turcs ont fait preuve d'arbitraire. Dans ces conditions, le constat de violation de l'article 2 au motif que la juridiction nationale n'a pas appliqué l'article 455 du code pénal est à notre sens un exemple manifeste d'une intervention de la Cour en tant que quatrième instance.
En conséquence, nous ne pouvons conclure, comme le fait la majorité, que les recours internes étaient dans leur ensemble inadéquats ou ineffectifs, et qu'ils ne satisfaisaient pas aux exigences de l'obligation procédurale, en vertu de l'article 2 de la Convention, de mener des investigations effectives.
Par ailleurs, à supposer même que le recours de droit pénal, dans cette affaire particulière, n'ait pas été adéquat, l'indemnité octroyée par le tribunal administratif aurait dû être considérée comme une base suffisante pour conclure à la non-violation de l'article 2, eu égard à l'arrêt Calvelli et Ciglio dans lequel la Grande Chambre a déclaré que « si l'atteinte au droit à la vie ou à l'intégrité physique n'est pas volontaire, l'obligation positive découlant de l'article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n'exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale » (arrêt Calvelli et Ciglio c. Italie du 17 janvier 2002, § 51). Dans cette affaire, la Cour a estimé qu'il n'y avait pas violation de l'article 2 alors que le médecin concerné n'avait pas fait l'objet de poursuites pénales.
Nous ne sommes pas convaincus par les motifs exposés par la majorité au paragraphe 93 de l'arrêt pour distinguer la présente espèce de l'affaire Calvelli et Ciglio.
Au contraire, toutes deux sont à classer dans une catégorie à part au sein des cas relevant de l'article 2, celles des affaires dans lesquelles la mort ne découle pas de l'usage de la force par les autorités mais de leur négligence.
Dès lors, nous concluons qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention.
2 ARRÊT ÖNERYILDIZ c. TURQUIE
ARRÊT 3ÖNERYILDIZ c. TURQUIE