TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 39291/98 présentée par Rezeck HAMAÏDI contre la France
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 6 mars 2001 en une chambre composée de
MM. L. Loucaides, président, J.-P. Costa, P. Kūris, Mme F. Tulkens, M. K. Jungwiert, Mme H.S. Greve, M. M. Ugrekhelidze, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 24 octobre 1997 et enregistrée le 9 janvier 1998,
Vu l’article 5 § 2 du Protocole n° 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant est un ressortissant tunisien, né en 1964 et résidant en Tunisie.
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Le requérant est entré en France en 1964, à l’âge de quatre mois, et y a depuis lors toujours vécu avec sa famille jusqu’à son éloignement vers la Tunisie en juillet 1995. Il a huit frères et sœurs dont cinq ont la nationalité française. Il a effectué toute sa scolarité en France. Il a épousé le 30 mai 1996 une ressortissante française. Par ailleurs, il est père d’une fille âgée de douze ans de nationalité française née de sa relation avec une première femme.
Par jugement du 15 mai 1985, le tribunal correctionnel de Carcassonne condamna le requérant, qui était en possession d’une carte de séjour valable du 11 avril 1983 au 10 avril 1986, à une peine d’emprisonnement de trois mois, avec dispense de révocation de sursis antérieurs, pour tentative de vol avec effraction. Il rejeta également une demande de confusion la peine d’emprisonnement avec la peine prononcée par le même tribunal le 17 avril 1985 pour recel. Par arrêt du 21 janvier 1986, la cour d’appel de Montpellier confirma ce jugement, après avoir notamment relevé que le requérant avait déjà été condamné à plusieurs reprises.
Le requérant n’a pas sollicité le renouvellement de son titre de séjour au moment de l’échéance de sa carte de séjour le 10 avril 1986.
Le 25 septembre 1986, le tribunal correctionnel d’Auxerre condamna le requérant à la peine de 8 mois d’emprisonnement assortie d’une interdiction du territoire français pour une durée de trois ans, pour vols et détention de stupéfiants.
Par jugement du tribunal correctionnel de Carcassonne du 7 juillet 1987, le requérant fut condamné à une peine d’emprisonnement d’un mois, assortie d’une interdiction du territoire français pour une durée de trois ans, pour entrée irrégulière sur le territoire français. Par arrêt du 13 octobre 1987, la cour d’appel de Montpellier confirma ce jugement. Le 21 février 1989, elle rejeta une demande de relèvement de l’interdiction prononcée.
Le 9 septembre 1994, le tribunal correctionnel de Chalon-sur-Saône condamna le requérant à la peine de 15 mois d’emprisonnement assortie d’une interdiction du territoire français pour une durée de trois ans, pour vol avec effraction et séjour irrégulier. Par arrêt du 3 novembre 1994, la cour d’appel de Dijon porta la peine d’emprisonnement à 18 mois. Elle constata notamment que le requérant était entré irrégulièrement en France en 1992 et qu’il y séjournait depuis sans titre de séjour. Le requérant se pourvut en cassation, mais ne déposa aucun mémoire à l’appui de son pourvoi.
Le 9 janvier 1995, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.
Le 22 juillet 1995, le requérant fut reconduit à la frontière.
Le 31 juillet 1995, le requérant sollicita auprès de la cour d’appel le relèvement de la mesure d’interdiction du territoire français. Par arrêt du 14 décembre 1995, la cour d’appel de Dijon rejeta la requête aux motifs suivants :
« Attendu qu’Hamaïdi Rezeck a sollicité le relèvement de la mesure complémentaire d’interdiction du territoire français en raison de difficultés matérielles et financières qu’il rencontre en Tunisie, depuis son rapatriement forcé ;
Attendu qu’Hamaïdi Rezeck est parti de France le 22 juillet 1995 et qu’il a écrit le 31 juillet 1995 ; que les difficultés, à les supposer exactes, peuvent être surmontées et ne justifient en rien un relèvement d’interdiction d’autant plus que cet individu condamné sous différentes identités, vit d’expédients, sans profession définie ;
Qu’il y a lieu, en conséquence, de rejeter ladite requête ».
Le 24 avril 1996, le requérant épousa à Tunis une ressortissante française, S.C. L’acte de mariage fut transcrit dans le registre d’état civil du consulat général de France à Tunis le 30 mai 1996. Le 18 janvier 1997, S.C. donna naissance à un fils, A.C.
En novembre 1997, le requérant sollicita à nouveau le relèvement de la mesure d’interdiction du territoire français. Il exposa qu’il souhaitait revivre en France auprès de sa famille, expliquant qu’au moment de sa reconduite à la frontière il avait une compagne de nationalité française. Par arrêt du 5 mars 1998, la cour d’appel de Dijon rejeta la requête, au motif que le requérant n’avait en France ni domicile, ni travail, ni foyer stable.
A la fin de l’année 1998, le requérant, pour lequel l’interdiction du territoire avait pris fin le 18 juillet 1998, déposa une demande de visa de court séjour pour la France. Il demandait à pouvoir y séjourner en décembre 1998 afin de répondre à une convocation du tribunal de grande instance de Niort dans le cadre d’une procédure en divorce engagée par son épouse. Les services du consulat de France de Tunis l’invitèrent à produire la convocation qui lui aurait été adressée. Le requérant transmit une convocation pour une audience du 15 mars 1999. La demande de visa fut rejetée à une date indéterminée. Selon le Gouvernement, ce rejet est dû à l’incohérence de la demande de visa.
GRIEF
Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant fait valoir qu’il a vécu en France avec toute sa famille depuis l’âge de quatre mois. Par ailleurs, il souligne qu’il est marié avec une ressortissante française et qu’il est père de A.C. et d’une fille de douze ans de nationalité française vivant en France. Il se plaint en substance que la mesure d’interdiction du territoire français prononcée à son encontre porte atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale, garanti par l’article 8 de la Convention.
EN DROIT
Le requérant considère que la décision du 15 mars 1998 rejetant sa demande de relèvement de l’interdiction du territoire porte atteinte à son droit au respect de la vie privée et familiale. L’article 8 de la Convention est rédigé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, (...)
2. Il ne peut y avoir d’ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure, qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Le Gouvernement soulève en premier lieu deux exceptions d’irrecevabilité.
Il fait d’abord valoir que le requérant ne saurait actuellement se prétendre « victime » d’une atteinte à sa vie privée et familiale, puisque la mesure d’interdiction a pris fin le 18 juillet 1998.
Il soutient ensuite que le requérant n’a pas satisfait à la condition de l’épuisement des voies de recours internes, en l’absence de recours en cassation contre la décision de rejet de la demande de relèvement prise en date du 5 mars 1998. S’il n’ignore pas que la cour a rejeté pareille exception dans l’affaire Dalia (arrêt Dalia c. France du 2 février 1998, Recueil des arrêts et décisions, 1998-I, §§ 35 à 38), il considère toutefois que le recours en cassation est, en la matière, un recours adéquat et accessible dont l’efficacité ne saurait être préjugée. Il relève que de nombreuses décisions de la chambre criminelle de la Cour de cassation ont, à l’occasion de pourvois contre des arrêts de cour d’appel prononçant une interdiction du territoire national, ou rejetant des requêtes en relèvement de ces interdictions ou encore statuant sur les infractions aux arrêtés d’expulsion, examiné la conformité de ces arrêts au regard des exigences de l’article 8 de la Convention (voir, Cass crim. 3 mai 1990, Bull crim 1990, n° 170 ; 23 octobre 1991, Bull crim 1991, n° 371 ; 19 décembre 1995, B ; Juris-Data n° 004258 ; 8 décembre 1993, pourvoi n° 93-83.635 ; 4 janvier 1995, pourvoi n° 93-85.081 ; 6 mai 1997, Bull crim 1997, n° 172). En sus des arrêts cités par le gouvernement dans l’affaire Dalia (arrêts du 23 octobre 1991 et du 21 novembre 1991), le gouvernement rappelle que la chambre criminelle fut notamment amenée à opérer un contrôle dans les affaires suivantes :
- dans des arrêts du 27 juillet 1993 et du 4 janvier 1995, la Cour de cassation reprit en détail les motivations des cours d’appel pour écarter le grief tiré de la violation de l’article 8 de la Convention ;
- dans un arrêt du 6 mai 1997, elle estima que justifiant sa décision « la cour d’appel qui avait caractérisé la gravité de l’infraction et prononcé ainsi à l’encontre du prévenu une interdiction du territoire français pour une durée de 10 ans, mesure nécessaire à la défense de l’ordre, à la prévention des infractions pénales et à la protection des droits d’autrui, conformément à l’article 8 § 2 de la Convention européenne des Droits de l’Homme » ;
- enfin, le 26 mars 1996, la haute juridiction cassa l’arrêt de la cour d’appel de Rennes qui avait rejeté l’exception d’illégalité d’un arrêté d’expulsion au regard de l’article 8 de la Convention européenne en se basant sur la situation actuelle de l’intéressé. La Cour de cassation rappela en effet que la conformité d’un tel arrêté aux dispositions de l’article 8 devait s’apprécier par rapport aux seuls éléments de fait et de droit prévalant à la date à laquelle l’arrêté fut édicté.
A la lumière de ces décisions, le Gouvernement conclut que la cassation est une voie de recours efficace dans la mesure où la Cour de cassation s’assure que les cours d’appel ont bien répondu au grief tiré d’une violation de l’article 8 et qu’elle sont apporté suffisamment d’éléments à l’appui de leur démonstration.
Le requérant n’a pas fait de commentaires à ce propos.
La Cour rappelle que pour se prétendre « victime », au sens de l’article 34 de la Convention, un requérant doit être ou avoir été directement touché par l’acte ou omission litigieux : il faut qu’il en subisse ou risque d’en subir directement les effets (arrêt Norris c. Irlande du 26 octobre 1988, série A n° 142, §§ 30 et 31, et arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, série A n° 295-A, § 39). Or, la Cour constate que le requérant a été éloigné vers la Tunisie en 1995 et que la mesure d’interdiction n’a pris fin que le 18 juillet 1998, soit huit mois après l’introduction de la requête et 4 mois après la décision de rejet, en date du 5 mars 1998, de sa requête en relèvement par la cour d’appel de Dijon. En conséquence, la Cour conclut que le requérant n’a pas perdu sa qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention du fait que la mesure d’interdiction a pris fin le 18 juillet 1998.
Quant à l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle que dans l’affaire Civet c. France ([GC], n° 29340/95, CEDH 1999-VI [28.9.99]), elle insiste sur le rôle crucial de l’instance en cassation. S’il ne rentre pas dans les attributions de la Cour de cassation de revenir sur l’appréciation d’éléments de pur fait puisque sa compétence est limitée aux moyens de droit, « on ne saurait pour autant appréhender les « faits » et le « droit » comme deux domaines radicalement séparés, et se satisfaire d’un raisonnement conduisant à nier leur imbrication et leur complémentarité ». La Cour de cassation « n’en a pas moins pour mission de contrôler l’adéquation entre, d’une part, les faits établis par les juges du fond et, d’autre part, la conclusion à laquelle ces derniers ont abouti sur le fondement de ces constatations ». Au-delà d’un examen de la régularité de l’arrêt qui lui est déféré, elle vérifie que la décision est justifiée et adéquatement motivée.
La Cour rappelle également que dans l’affaire Dalia précité (§§ 35 à 38), elle a rejeté l’exception d’irrecevabilité pour défaut de saisine de la Cour de cassation présentée par le Gouvernement au motif que ce dernier n’avait produit aucune jurisprudence de nature à étayer sa thèse concernant l’adéquation et l’effectivité du recours.
La Cour a examiné la question à la lumière de ses arrêts précités, des décisions mentionnées par le Gouvernement et d’autres arrêts récents rendus en la matière par la Cour de cassation.
Elle constate que dans le cadre de pourvois introduits contre des décisions infligeant des mesures d’interdiction du territoire, la Cour de cassation procède à un examen de la conformité de l’interdiction avec les garanties de l’article 8 de la Convention lorsqu’un tel moyen lui est présenté.
Il est vrai qu’en matière de relèvement, la Cour de cassation a souvent rejeté les moyens invoquant le droit à la vie privée et familiale en adoptant une motivation qui serait de nature à confirmer le constat d’absence d’adéquation et d’effectivité du recours en cassation qui avait été fait dans l’affaire Dalia précitée. Après avoir relevé les motifs du rejet de la demande de relèvement, cette juridiction a en effet rejeté le moyen en estimant que « l’arrêt n’encourt pas les griefs allégués alors qu’en matière de relèvement, les juges disposent en la matière d’un pouvoir d’appréciation dont il ne doivent aucun compte » (Cass. crim. 4 mai 2000, pourvoi n° 99-84.001 ; voir aussi Cass. crim. 23 juin 1999, pourvoi n° 98-88.068).
Toutefois, l’examen de certains autres arrêts rendus en matière de relèvement montre que la Cour de cassation exerce à tout le moins, dans les limites de sa compétence, « un contrôle de l’adéquation entre, d’une part, les faits établis par les juges du fond et, d’autre part, la conclusion à laquelle ces derniers ont abouti sur le fondement de ces constatations » (arrêt Civet précité). Elle a d’ailleurs annulé un arrêt rejetant une requête en relèvement pour défaut de base légale, au motif que la cour d’appel s’était déterminée « sans avoir examiné les motifs d’ordre personnel et familial exposés par le requérant » à l’appui de la requête (Cass. crim. 3 mars 1999, pourvoi n° 98-82.007).
Dans ces conditions, la Cour est d’avis que la Cour de cassation est à même d’apprécier si la mesure d’interdiction ou son maintien sont conformes aux exigences de l’article 8 de la Convention.
En n’utilisant pas la voie du recours en cassation, le requérant n’a donc pas donné aux juridictions françaises l’occasion que l’article 35 § 1 a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre eux (voir, entre autres, l’arrêt Civet précité et l’arrêt Cardot c. France du 19 mars 1991, série A n° 200, p. 19, § 36). L’exception de non-épuisement des voies de recours internes se révèle donc fondée et la requête doit dès lors être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
S. Dollé L. Loucaides Greffière Président
DÉCISION HAMAIDI c. FRANCE
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