[TRADUCTION]
EN FAIT
La requérante [Mme Lorelie Staines] est une ressortissante britannique née en 1954. Expert-comptable de son état, elle réside à Walton-on-Thames, en Angleterre.
Devant la Cour, elle est représentée par Me D. Gibson-Lee, avocat au barreau de Londres.
A. Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par la requérante, peuvent se résumer comme suit.
En janvier 1994, l'intéressée et M. M., coaccusé, furent jugés par un jury à l'Inner London Crown Court sur plusieurs chefs d'accusation. On leur reprochait notamment d'avoir conseillé ou permis à autrui de négocier des valeurs mobilières alors que cela leur était interdit, en violation de l'article 1 § 7 de la loi de 1985 relative aux valeurs mobilières des sociétés (délit d'initié) (Company Securities (Insider Dealing) Act 1985 – « la loi de 1985 »).
Selon l'accusation, un certain M. P., expert-comptable, avait su grâce à son emploi que l'un des clients de sa firme envisageait de prendre le contrôle d'une société du nom d'Aaronsons. Le 16 juillet 1990, il avait participé à une réunion à laquelle la situation financière de la société cible et de la société initiatrice avait été examinée et, en conséquence, avait eu connaissance du cours vendeur de l'action de la société visée et du calendrier de l'opération d'acquisition. Vu cette connaissance, M. P. était considéré comme une « personne en relation avec la société », en possession d'« informations confidentielles de nature à influer sur le cours », au sens des articles 9 et 10 de la loi de 1985.
Le 15 novembre 1990, le ministre du Commerce et de l'Industrie (Department of Trade and Industry « le DTI ») désigna, en vertu de l'article 177 de la loi de 1986 sur les services financiers (Financial Services Act 1986 – « la loi de 1986 »), des inspecteurs pour enquêter sur les transactions sur les actions d'Aaronsons. Des inspecteurs du DTI interrogèrent le père de la requérante de façon informelle le 18 décembre 1990. Bien que n'ayant pas été convoquée, la requérante décida d'accompagner son père.
A cette occasion, l'intéressée fournit aux inspecteurs copie d'une déclaration écrite qu'elle avait établie à l'intention de ses solicitors et dans laquelle elle exposait ses souvenirs des événements de la soirée du 18 juillet 1990. Selon ce document, le soir en question, elle avait dîné avec des collègues comptables au restaurant où ils avaient eu une discussion générale sur les opportunités d'achat et d'investissement. Des rapports cours-bénéfice et des cours boursiers avaient été mentionnés ainsi que le fait que le bâtiment était un secteur favorable. La requérante avait souhaité donner des conseils à son père. Par le passé, elle avait communiqué des informations fondées sur des rumeurs, dont aucune n'avait présenté un intérêt. Elle avait étudié les journaux, considéré les sociétés pertinentes et demandé des renseignements par téléphone. Aaronsons avait paru être une société propice à des placements. La requérante s'était entretenue avec son père qui avait accepté d'investir pour lui-même et pour son compte à elle, et ils étaient convenus d'un paiement ultérieur. A aucun moment elle n'avait pensé faire quoi que ce fût d'un tant soit peu illégal et elle ignorait si l'une des personnes présentes au restaurant était ou avait été en relation avec Aaronsons.
La requérante confirma la teneur de sa déclaration écrite lors de l'entrevue informelle avec les inspecteurs du DTI le 18 décembre 1990. A l'instar de son père, elle ne fut pas sous serment à ce moment-là et les inspecteurs le lui signalèrent et lui rappelèrent qu'elle n'était pas tenue de répondre aux questions à ce stade. Elle leur déclara que si M. P., qui était présent au restaurant, avait dit quoi que ce fût d'explicite sur Aaronsons, elle n'aurait pas donné suite ; il en aurait été de même si elle avait su qu'il était en relation avec cette société.
Interrogé par les inspecteurs, M. M., qui avait acheté 5 000 actions d'Aaronsons par le biais d'un tiers le 25 juillet 1990, affirma qu'il avait tellement bu au cours de la soirée qu'il ne se rappelait pas de ce qui s'était dit au domicile de la requérante. Un ou deux jours plus tard, l'époux de la requérante lui avait montré les recherches de celle-ci qui mentionnaient le nom de sociétés, notamment celui d'Aaronsons. Il avait alors observé le cours de l'action de la société qui avait commencé à évoluer. Il déclara que les recherches de la requérante lui avaient rafraîchi la mémoire sur la discussion qu'ils avaient eue au domicile de celle-ci. Dans une lettre aux inspecteurs, le coaccusé affirma ultérieurement qu'il pensait que M. P. avait divulgué des données financières le soir en question, mais qu'il ne se souvenait pas exactement de quelle information il s'agissait. Il mentionna en outre que M. P. avait parlé d'une série de rapports intéressants et évoqué le cours de l'action de l'entreprise qu'il avait supposé être la société cible.
Par la suite, le 7 février 1991, la requérante participa à un entretien officiel avec les inspecteurs, au cours duquel elle déposa sous serment. A cette occasion, elle certifia que la déclaration écrite qu'elle leur avait remise lors de l'entrevue informelle du 18 décembre 1990 exposait fidèlement et intégralement ses souvenirs des événements. En outre, elle confirma qu'il s'agissait d'une déclaration établie spontanément à l'intention de ses conseillers juridiques.
A l'issue de l'enquête menée en vertu de l'article 177 de la loi de 1986, une information pénale fut ouverte. Le 21 février 1992, la requérante accepta, après avoir été avertie, d'avoir un entretien enregistré sur bande magnétique avec un enquêteur du DTI. Elle réitéra les principaux éléments de ses déclarations écrites et orales aux inspecteurs.
Dans sa déposition au procès de la requérante, M. P. déclara avoir dîné au restaurant avec l'intéressée et M. M. le 18 juillet 1990. Après le repas, ils étaient retournés au domicile de la requérante où M. M. demeurait. M. P. avait alors mentionné qu'il travaillait sur une offre publique d'achat que l'un des clients de sa firme envisageait de lancer sur le capital coté en bourse de la société cible. La requérante et M. M. avaient insisté pour connaître le nom de la société, mais il n'avait pas voulu le leur donner. S'en était suivi un jeu de devinettes au cours duquel il avait daigné fournir quelques informations sur la société, notamment le fait que la prise de contrôle devait avoir lieu deux semaines plus tard, que la société manufacturait des articles de cuisine, qu'elle figurait dans les cotations du secteur industriel et qu'elle avait des activités dans l'industrie de la construction. Il avait également mentionné le rapport cours-bénéfice et le cours de l'action de la société et, alors que la discussion avait progressé, le cours vendeur. Un journal publiant les cotations avait été utilisé comme base pour les questions concernant diverses sociétés. A un moment, la requérante et M. M. avaient sondé M. P. au sujet d'Aaronsons, mais ce dernier avait affirmé ne pas connaître le nom de la société. Au procès, M. P. déclara que l'orientation qu'avaient prise les questions l'avait mis mal à l'aise, mais il affirma n'avoir pas donné suffisamment d'informations pour permettre l'identification de la société.
Au procès, M. M. confirma pour l'essentiel le récit de M. P.
Dans son témoignage au procès, l'époux de la requérante indiqua que le 19 juillet 1990 cette dernière avait fait des recherches sur des possibilités de placement pour son père. Il en avait discuté avec M. M. et l'avait informé de la liste de noms que son épouse avait laissée sur la table du salon. Il avait peut-être mentionné à son épouse et à M. M. qu'il penchait pour Aaronsons mais il n'avait pas fait le lien entre cette société et M. P. Le père de la requérante, dans sa déposition au procès, indiqua qu'il avait acheté 12 000 actions de cette société en juillet 1990, qu'il les avait ensuite vendues en réalisant une plus-value et qu'il avait réparti les gains entre ses enfants, y compris la requérante. Il affirma qu'il avait discuté avec sa fille de placements potentiels et que celle-ci savait qu'il envisageait le secteur du bâtiment. La requérante lui avait dit qu'elle avait parlé avec d'autres personnes de rapports cours-bénéfice et, après avoir effectué des recherches, elle lui avait donné le nom d'Aaronsons. D'après le père de l'intéressée, cette dernière ne lui avait pas conseillé d'acheter des actions d'Aaronsons mais de considérer cette société parmi d'autres.
Selon la défense, si des informations avaient peut-être été glanées auprès de M. P., celles-ci n'étaient pas exhaustives et plutôt insuffisantes pour identifier Aaronsons comme étant la compagnie visée. De ce fait, la requérante et M. M. prétendirent qu'il ne s'agissait pas d'« informations confidentielles de nature à influer sur le cours ». Au procès, la requérante invoqua les déclarations faites aux inspecteurs, mais ne déposa pas. Par contre, M. M. fit une déposition qui fut pour l'essentiel conforme à la version qu'il avait donnée aux inspecteurs. Il mentionna également que le lendemain de la soirée au domicile de la requérante, celle-ci l'avait appelé pour lui dire qu'elle effectuait des recherches. Quand elle avait évoqué Aaronsons, il avait dit : « c'est la société dont il s'agit », non en raison d'une indication donnée par M. P. mais par renvoi à une allusion faite antérieurement dans l'année. Il n'avait pas expliqué ce lien à l'intéressée. Au moment de témoigner, il avait réalisé que le lien était erroné. Dans sa déposition devant le jury, M. M. laissa entendre que l'identification d'Aaronsons était en grande partie due à la chance.
Dans son résumé, le juge rappela aux jurés qu'ils ne pouvaient pas tirer de conclusions défavorables du fait que la requérante n'avait pas déposé au procès et qu'ils n'avaient pas pu la voir témoigner sous serment devant les inspecteurs. Quant aux déclarations de l'intéressée, le juge observa en outre que celle-ci avait été une personne intègre jusqu'aux événements en question et qu'il était plus facile de croire une personne de moralité irréprochable que quelqu'un qui avait déjà été condamné à plusieurs reprises pour malhonnêteté. Enfin, il avertit les jurés qu'en considérant le poids à donner à la déposition à charge faite par M. P., ils devaient prendre en compte que celui-ci avait peut-être été motivé par un désir de vengeance puisque c'était la requérante qui avait donné son nom aux inspecteurs.
Le 17 janvier 1994, la requérante et M. M. furent reconnus coupables et condamnés chacun à une amende.
Le 16 juin 1994, un juge unique accorda l'autorisation d'interjeter appel.
Le 24 avril 1997, après avoir examiné notamment les arguments de la requérante fondés sur le raisonnement développé par la Cour européenne des Droits de l'Homme dans son arrêt Saunders c. Royaume-Uni du 17 décembre 1996 (Recueil des arrêts et décisions 1996-VI), la Cour d'appel (chambre criminelle) débouta l'intéressée.
Sur ce point, le Lord Chief Justice, Lord Bingham, s'exprima ainsi :
« La défense prétend que l'admission, en l'espèce, comme moyen de preuve des réponses obtenues de la [requérante] par les inspecteurs qui ont fait usage de pouvoirs coercitifs pour l'interroger a nui à l'équité de la procédure au point que cette cour devrait dire que ces réponses auraient dû être exclues. Cet argument n'a pas été soulevé devant le juge du fond, puisque l'arrêt dans l'affaire Saunders n'avait pas encore été rendu. Aujourd'hui, toutefois, à la lumière de cette décision de la Cour européenne des Droits de l'Homme, la défense soutient que nous devrions dire que ces éléments auraient dû être écartés.
Dans sa requête aux institutions de Strasbourg, M. Saunders alléguait n'avoir pas bénéficié d'un procès équitable quant aux accusations en matière pénale dirigées contre lui, au mépris de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des Droits de l'Homme. La Cour, à la majorité, a retenu ce grief. M. Saunders affirmait que les inspecteurs désignés par le ministère du Commerce et de l'Industrie avaient eu recours à des pouvoirs coercitifs pour l'interroger, que les réponses qu'il avait données avaient été invoquées par l'accusation à son procès, qu'il avait donc été privé de l'exercice de son droit de ne pas s'incriminer lui-même et que la liberté d'exercice de ce droit était indispensable à l'équité d'un procès pénal.
[La requérante] invoque ce raisonnement par analogie. Les pouvoirs en question sont pour l'essentiel les mêmes. Les réponses obtenues par les inspecteurs ayant servi à étayer la thèse de l'accusation, la défense prétend qu'il y a eu violation de la Convention en l'espèce également.
L'accusation reconnaît dans l'exposé sommaire de sa thèse que si une requête était introduite devant les institutions de la Convention, l'usage fait des réponses obtenues de la [requérante] s'analyserait probablement en une violation de l'article 6 de la Convention. Sur le plan juridique, elle admet aussi que si les institutions de la Convention examinaient la question à la suite de l'arrêt Saunders, elles constateraient sans doute que a) le fait d'être tenu de répondre, et b) l'utilisation par l'accusation comme éléments de preuve de réponses obtenues sous la contrainte conduisent en soi à conclure à l'iniquité de la procédure pénale, en violation de l'article 6 § 1 de la Convention (...)
La difficulté pour les appelants, telle qu'elle nous apparaît, est de démontrer que la cour devrait exercer les pouvoirs que lui confère l'article 78 § 1 [de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale] pour refuser, en raison de leur effet néfaste sur le déroulement de la procédure, des éléments dont il est expressément stipulé à l'article 177 § 6 [de la loi de 1986 sur les services financiers] qu'ils peuvent être utilisés comme preuves à charge. (...) [Le conseil de la requérante] laisse entendre qu'en l'espèce l'article 177 § 6 de la loi de 1986 et l'article 78 § 1 de la loi de 1984 sont incompatibles et que cette incompatibilité devrait être résolue sous l'angle des dispositions de la Convention européenne. Toutefois, à notre sens, ces deux dispositions ne sont pas contradictoires. L'article 176 § 6 montre que le Parlement n'a pas jugé inique l'emploi de ces éléments (...) l'on peut presque dire qu'il existe une présomption légale à cet effet. »
Le Lord Chief Justice ajouta :
« (...) la situation actuelle est très peu satisfaisante. Il semble que [la requérante ait] ou puisse certainement avoir des raisons de se plaindre à Strasbourg et, si la peine est exécutée et [que l'intéressée] expose des frais pour demander réparation, [elle] peut réclamer une indemnité au gouvernement de Sa Majesté. Toutefois, les tribunaux ne peuvent remédier à cela. (...) Le Royaume-Uni a l'obligation conventionnelle de donner effet à la Convention européenne des Droits de l'Homme, telle qu'interprétée par la Cour des Droits de l'Homme mais, une fois de plus, il ne s'agit pas d'une obligation que cette cour peut exécuter. »
Le 10 novembre 1997, la Chambre des lords refusa à la requérante l'autorisation de la saisir.
Après la procédure pénale, l'intéressée fit l'objet d'une procédure disciplinaire. Elle invoqua à sa décharge le fait qu'elle s'était mise spontanément en rapport avec les inspecteurs. Elle fut sérieusement blâmée pour avoir jeté le discrédit sur elle-même et sur la profession d'expert-comptable ; elle se vit infliger une amende de 750 livres sterling (GBP), et dut acquitter les frais de procédure d'un montant de 2 000 GBP.
B. Le droit interne pertinent
Les pouvoirs litigieux en l'espèce étaient à l'époque des faits en grande partie prévus par l'article 177 de la loi de 1986 sur les services financiers. Le paragraphe 1 de cette disposition est ainsi libellé :
« S'il apparaît au ministre qu'il existe des circonstances indiquant qu'une infraction aux articles 1, 2, 4 ou 5 de la loi de 1985 relative aux valeurs mobilières des sociétés (délit d'initié) a pu être commise, il peut désigner un ou plusieurs inspecteurs chargés de mener toute enquête nécessaire afin d'établir si une telle infraction a été commise ou non et de lui faire rapport des résultats de leur enquête. »
Le paragraphe 3 se lit ainsi :
« Lorsque les inspecteurs estiment qu'une personne est ou peut être en mesure de fournir des renseignements concernant une telle infraction, ils peuvent l'inviter :
a) à produire tout document en sa possession ou dont elle a la responsabilité ayant trait à la société dont les valeurs mobilières font l'objet de l'infraction soupçonnée ou concernant les valeurs mobilières de la société ;
b) à se présenter devant eux ; et
c) à leur fournir tout autre concours qu'elle est raisonnablement en mesure de prêter dans le cadre de l'enquête ;
cette personne a le devoir de se conformer à cette demande. »
Le paragraphe 4 autorise un inspecteur à interroger sous serment toute personne qu'il estime être ou pouvoir être en mesure de fournir des informations concernant une telle infraction, et à faire prêter serment à ce titre.
Le paragraphe 6 énonce :
« Toute déclaration faite par une personne conformément à une exigence posée par le présent article peut être retenue contre elle. »
Le paragraphe 7 dispose :
« Il ne doit pas être exigé d'une personne, en vertu du présent article, qu'elle divulgue une information ou produise un document qu'elle serait en droit de refuser de divulguer ou de produire en se fondant sur le secret professionnel de la défense dans une instance devant la High Court (...) »
L'article 178 stipule :
« 1. Si une personne –
a) refuse de se conformer à une demande formulée en vertu du paragraphe 3 de l'article 177 ci-dessus ; ou
b) refuse de répondre à toute question qui lui est posée par les inspecteurs désignés en vertu du présent article quant à tout fait pertinent pour établir si l'infraction soupçonnée a été ou non commise,
les inspecteurs peuvent signaler le refus par écrit au tribunal qui peut instruire l'affaire.
2. Si, après audition de tout témoin à charge ou à décharge de l'auteur présumé de l'infraction, et après avoir entendu toute déclaration faite par la défense, le tribunal est convaincu que l'auteur présumé de l'infraction a refusé, sans excuse valable, de se conformer à une telle demande ou de répondre à pareille question le tribunal peut –
a) lui infliger la même peine que pour une personne coupable de contempt of court (mépris du tribunal) (...) »
L'article 78 § 1 de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale est ainsi libellé :
« Dans toute procédure, le tribunal peut refuser une preuve sur laquelle l'accusation désire se fonder s'il lui apparaît que, eu égard à l'ensemble des circonstances, y compris celles dans lesquelles la preuve a été obtenue, l'admettre porterait atteinte à l'équité du procès au point que le tribunal se doit de ne pas l'accepter. »
GRIEF
Eu égard à l'arrêt de la Cour dans l'affaire Saunders précitée, la requérante allègue la violation de son droit à un procès équitable en ce que l'accusation a utilisé les réponses et déclarations que la loi la contraignait de faire aux inspecteurs du DTI. Elle invoque l'article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.
EN DROIT
1. La requérante prétend ne pas avoir bénéficié d'un procès équitable, l'emploi par l'accusation des déclarations qu'elle avait faites aux inspecteurs du DTI sous la contrainte de la loi ayant porté atteinte à son droit de ne pas s'incriminer elle-même. Elle invoque l'article 6 §§ 1 et 2 de la Convention lequel, en ses passages pertinents, se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
2. Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
Le Gouvernement conteste l'affirmation de la requérante. Se référant à l'arrêt Saunders précité, il soutient qu'il n'y a pas violation du droit d'un accusé de ne pas s'incriminer lui-même lorsque des éléments de preuve à charge ont été obtenus d'une tierce personne sous la contrainte. En outre, il ne saurait y avoir atteinte à ce droit lorsque l'accusé choisit de son plein gré de témoigner. Enfin, conformément au raisonnement adopté par la Cour dans son arrêt Saunders, le Gouvernement souligne qu'il faut en particulier tenir compte des circonstances de la cause dans leur ensemble pour déterminer si l'emploi que l'accusation a fait des éléments obtenus d'un accusé sous la contrainte porte atteinte au droit en question.
Eu égard à ces considérations, le Gouvernement fait valoir que la requérante a témoigné spontanément, d'abord devant les inspecteurs, puis devant l'enquêteur chargé de l'information pénale. Le fait que l'intéressée se soit mise en rapport avec les inspecteurs et qu'elle ait été prête à leur fournir une déclaration écrite avant d'être interrogée – déclaration qu'elle reconnaît elle-même avoir faite de son plein gré – indique qu'aucune contrainte ou pression n'a été exercée à son encontre durant l'interrogatoire. Le Gouvernement souligne également que la requérante a choisi de renoncer au secret professionnel de la défense et qu'elle a de ce fait fourni aux inspecteurs davantage d'informations qu'ils n'auraient été autorisés à en recueillir d'elle dans l'exercice des pouvoirs que leur conférait la loi de 1986. Selon lui, il est en outre révélateur que l'intéressée, lorsqu'elle a témoigné dans la procédure disciplinaire devant les instances de sa profession, ait invoqué le fait qu'elle s'était adressée spontanément aux inspecteurs.
Dans ces conditions, le Gouvernement soutient que la requérante ne saurait affirmer que les preuves produites à son procès ont été obtenues par la contrainte ou les pressions, au mépris de sa volonté.
La requérante répond que tôt ou tard les inspecteurs l'auraient contrainte à répondre aux questions. C'est pour cette raison qu'elle a témoigné devant les inspecteurs dans des conditions que le Gouvernement qualifie à tort de « spontanées ». Certes, elle a témoigné après avoir été avertie par l'enquêteur. Toutefois, il ne faut pas oublier qu'elle avait déjà été interrogée sous la contrainte. La question de savoir si elle avait le choix de parler ou de garder le silence devant l'enquêteur doit être considérée dans ce contexte.
Le Gouvernement rappelle l'emploi que l'accusation a fait au procès de la requérante des déclarations formulées par celle-ci sous la contrainte. Il affirme que l'intéressée ne saurait prétendre avoir été désavantagée puisque l'accusation n'a jamais soutenu qu'il y avait des incohérences entre les déclarations qu'elle avait faites spontanément et celles recueillies sous la contrainte. En outre, l'accusation n'avait pas besoin de se fonder sur les témoignages de l'intéressée pour assurer sa condamnation, eu égard en particulier aux dépositions à charge de M. P. et du père.
La requérante réitère qu'elle estime ne pas avoir eu la liberté de choix à sa première rencontre avec les inspecteurs. Le fait qu'elle ait décidé de répondre aux questions des inspecteurs avant que ceux-ci ne puissent la contraindre à le faire dans l'exercice des pouvoirs que leur conférait la loi ne pouvait rendre son procès équitable. Sans ces réponses, l'accusation n'aurait pas été en mesure d'établir le bien-fondé de sa thèse. L'intéressée soutient en outre que même si devant les instances de sa profession elle a invoqué à sa décharge le fait qu'elle s'était mise spontanément en rapport avec les inspecteurs, il faut considérer son grief dans un contexte de coercition.
La Cour observe que les deux parties se réfèrent à l'appui de leurs thèses respectives aux principes énoncés dans son arrêt Saunders précité.
Elle rappelle que, dans cet arrêt, elle a déclaré que même si l'article 6 de la Convention ne le mentionnait pas expressément, le droit de se taire et le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination étaient des normes internationales généralement reconnues qui étaient au cœur de la notion de procès équitable consacrée par ledit article. Leur raison d'être tenait notamment à la protection de l'accusé contre une coercition abusive de la part des autorités, ce qui évitait les erreurs judiciaires et permettait d'atteindre les buts de l'article 6. En particulier, le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination présupposait que, dans une affaire pénale, l'accusation cherchait à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions, au mépris de la volonté de l'accusé. En ce sens, ce droit était étroitement lié au principe de la présomption d'innocence consacré à l'article 6 § 2 de la Convention (arrêt Saunders précité, p. 2064, § 68).
En outre, la Cour doit rechercher, à la lumière de toutes les circonstances de la cause, si l'emploi que l'accusation a fait des déclarations obtenues d'un accusé sous la contrainte légale a porté une atteinte injustifiable à ce droit (ibidem, pp. 2064-2065, § 69).
La Cour observe que, dans l'affaire Saunders, elle a constaté que le requérant était tenu, sous peine de sanction, de déposer devant les inspecteurs qui ont recouru aux pouvoirs coercitifs que leur conférait la loi de 1985 sur les sociétés et que l'accusation a fait largement usage des déclarations que l'intéressé avait formulées au cours de neuf longs entretiens d'une manière qui tendait à l'incriminer. De ce fait, la Cour a conclu qu'il y avait eu une atteinte au droit de ne pas s'incriminer soi-même, en violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
En l'espèce, il n'est pas contesté que les articles 177 § 3 et 178 § 1 de la loi de 1986 alors en vigueur faisaient obligation à la requérante de se présenter devant les inspecteurs lorsqu'elle a été convoquée le 7 février 1991 et de répondre aux questions qui lui ont été posées sous serment. Toutefois, il y a lieu de noter qu'à ce stade elle avait déjà fait spontanément des déclarations écrites et orales aux inspecteurs lorsque ceux-ci avaient interrogé son père. Il ressort des procès-verbaux de l'entrevue officielle de la requérante avec les inspecteurs que celle-ci ne s'est pas écartée de sa version initiale des événements survenus le soir du 16 juillet 1990. L'intéressée s'en est tenue à son affirmation selon laquelle sa décision de choisir Aaronsons n'avait pas été motivée par une information dévoilée par une personne présente à son domicile à l'époque des faits.
La Cour doit également tenir compte du fait que la requérante, à la différence de M. Saunders, ne s'est pas opposée à ce que l'accusation se fondât sur les déclarations qu'elle avait formulées sous serment devant les inspecteurs le 7 février 1991. Au contraire, elle les a invoquées elle-même pour établir aux yeux du jury une ligne de défense inébranlable contre les accusations portées contre elle. Toutefois, le caractère disculpant des déclarations faites aux inspecteurs n'entraîne pas en soi la conclusion qu'il n'y a pas eu violation du droit de la requérante de ne pas s'incriminer elle-même. A cet égard, la Cour rappelle qu'un témoignage obtenu sous la contrainte, qui semble de prime abord dépourvu de caractère incriminatoire – telles des remarques disculpant leur auteur ou de simples informations sur des questions de fait – peut par la suite être utilisé dans une procédure pénale à l'appui de la thèse de l'accusation, par exemple pour contredire ou jeter le doute sur d'autres déclarations de l'accusé ou ses dépositions au cours du procès, ou encore saper sa crédibilité (arrêt Saunders précité, p. 2065, § 71).
Eu égard aux faits de l'espèce, il apparaît que l'accusation a tenu compte des diverses déclarations formulées par la requérante au cours de l'enquête : la déclaration écrite qu'elle avait rédigée à l'intention de ses conseils juridiques avant son entretien officiel sous serment avec les inspecteurs ; sa déclaration orale aux inspecteurs à l'occasion de l'entrevue informelle de ces derniers avec son père ; la déclaration orale qu'elle a faite sous serment aux inspecteurs et celle qu'elle a faite, moyennant un avertissement, à l'enquêteur du DTI. Dans son résumé, le juge a attiré l'attention des jurés sur l'ensemble des témoignages donnés par la requérante à ces occasions. L'accusation n'a pas cherché à mettre en doute la crédibilité de la requérante en confrontant et en opposant ses propos sous serment devant les inspecteurs avec la teneur de ses autres déclarations. Il apparaît qu'elle tendait à étayer les accusations dirigées contre la requérante en soulignant les incohérences entre les dépositions faites au procès, notamment par le père, M. P. et le coaccusé, avec la propre version spontanée et inébranlable que l'intéressée avait donnée des faits l'ayant conduite à conseiller à son père d'acquérir des actions d'Aaronsons.
Eu égard à ce qui précède, la Cour n'est pas convaincue que l'accusation se soit appuyée sur les déclarations que la requérante avait faites sous serment aux inspecteurs d'une manière qui visait à l'incriminer. Au contraire, il apparaît que ces déclarations ont été traitées comme un élément d'une défense générale sur laquelle il fallait jeter le doute et que la requérante avait initialement exposée spontanément par écrit et oralement aux inspecteurs le 18 décembre 1990. L'accusation devait mettre en évidence les faiblesses de cette défense à la lumière des dépositions des autres témoins. De l'avis de la Cour, elle l'a fait sans recours injustifié à des éléments de preuve dont on peut dire qu'ils ont été obtenus contre la volonté de la requérante ou au mépris du droit de celle-ci à la présomption d'innocence.
Partant, la Cour conclut que les griefs de la requérante sont manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et, par conséquent, irrecevables, conformément à l'article 35 § 4.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable pour le surplus.
DÉCISION STAINES c. ROYAUME-UNI
DÉCISION STAINES c. ROYAUME-UNI