TROISIème SECTION
AFFAIRE DESCHAMPS c. ITALIE
(Requête n° 38469/97)
ARRÊT
STRASBOURG
15 février 2000
En l’affaire Deschamps c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
M. J.-P. Costa, président, M. L. Ferrari Bravo, M. P. Kūris, Mme F. Tulkens, M. W. Fuhrmann, M. K. Jungwiert, M. K. Traja, juges, ainsi que de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er février 2000,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette même date :
PROCéDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par M. Luciano Deschamps (« le requérant »), ressortissant italien, le 9 février 1999. A son origine se trouve une requête (no 38469/97) dirigée contre la République italienne et dont le requérant avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 13 juillet 1993 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Le requérant est représenté par Me M. Battistini et le gouvernement italien (« le Gouvernement ») par son agent, M. U. Leanza.
2. Conformément aux clauses de l’article 5 § 4 du Protocole n° 11, lu en combinaison avec les articles 100 § 1 et 24 § 6 du règlement, un collège de la Grande Chambre a décidé, le 31 mars 1999, que l’affaire serait examinée par une chambre constituée au sein de l’une des sections de la Cour.
3. Le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a ensuite attribué l’affaire à la troisième section. La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit M. B. Conforti, juge élu au titre de l'Italie (articles 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement) et M. J.-P. Costa, vice-président de la section (articles 12 et 26 § 1 a) du règlement). Les autres membres désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient M. P. Kūris, Mme F. Tulkens, M. W. Fuhrmann, M. K. Jungwiert et M. K. Traja (article 26 § 1 b) du règlement).
4. Ultérieurement, M. Conforti, qui avait participé à l’examen de l’affaire par la Commission, s’est déporté (article 28 du règlement). Par conséquent, le Gouvernement a désigné M. L. Ferrari Bravo, juge élu au titre de Saint-Marin, pour siéger à la place de M. Conforti (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
5. Le 1er avril 1999, le Gouvernement a informé la Cour qu'il n'entendait pas présenter un nouveau mémoire et se référait à ses observations devant la Commission du 13 février 1998. Le 6 avril 1999, le greffe a reçu le mémoire du requérant.
6. Le 27 avril 1999, la Cour a décidé qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience.
EN FAIT
7. Le 21 juillet 1983, le requérant assigna MM. L. et C. devant le tribunal de Parme afin d'obtenir réparation des dommages subis lors d'un accident survenu sur un terrain agricole.
8. La mise en état de l'affaire commença le 9 octobre 1983. A cette date, à la demande des défendeurs, fut mise en cause la société F. Des dix audiences fixées entre le 15 février 1984 et le 7 novembre 1986, quatre furent consacrées à une expertise, deux à l'audition de témoins, deux au dépôt au greffe de documents, une fut remise d'office et une à la demande des parties.
9. Les conclusions furent présentées le 27 mars 1987. L'audience de plaidoiries, fixée au 17 novembre 1988, fut remise d'office au 31 janvier 1991. Par un jugement du 7 février 1991, déposé au greffe le 4 juillet 1991, le tribunal fit en partie droit à la demande du requérant.
10. Le 11 octobre 1991, la société F. saisit la cour d'appel de Bologne. M. L. interjeta un appel incident. L'instruction commença le 6 décembre 1991. Après une audience, le 7 février 1992, les parties présentèrent leurs conclusions et l'audience de plaidoiries se tint le 18 février 1994. Par un arrêt du 25 février 1994, déposé au greffe le 9 avril 1994, la cour accueillit l'appel principal, rejeta l'appel incident et, sur le fond de l'affaire, rejeta la demande du requérant.
11. Le 17 février 1995, ce dernier se pourvut en cassation. L'audience fut fixée au 8 janvier 1997. Par un arrêt du même jour, déposé au greffe le 26 juillet 1997, la cour cassa l'arrêt attaqué et renvoya l'affaire devant une autre chambre de la cour d'appel de Bologne.
12. Le 14 novembre 1997, le requérant reprit la procédure. Une première audience, fixée au 26 février 1998, fut remise à la demande des parties au 28 mai 1998. Le jour venu, les parties présentèrent leurs conclusions et l'audience de plaidoiries fut fixée au 14 mai 1999.
PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION
13. M. Deschamps a saisi la Commission le 13 juillet 1993. Il alléguait la méconnaissance de son droit à un procès dans un délai raisonnable (article 6 § 1).
14. Le 8 juillet 1998, la Commission a retenu la requête (n° 38469/97). Dans son rapport1 du 27 octobre 1998 (ancien article 31), elle conclut à l'unanimité à la violation de l'article 6 § 1.
EN DROIT
I. sur la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la convention
15. Le requérant affirme que la durée de la procédure a méconnu l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
16. La procédure a commencé le 21 juillet 1983, et apparemment demeure pendante. Elle a donc duré plus de seize ans et demi.
17. La Cour rappelle avoir constaté récemment (voir par exemple l'arrêt Bottazzi c. Italie du 28 juillet 1999, à paraître dans le Recueil 1999, § 22) l'existence en Italie d'une pratique contraire à la Convention résultant d'une accumulation de manquements à l'exigence du « délai raisonnable ». Dans la mesure où la Cour constate un tel manquement, cette accumulation constitue une circonstance aggravante de la violation de l’article 6 § 1.
18. Ayant examiné les faits de la cause à la lumière des arguments des parties et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime que la durée de la procédure ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable » et qu'il y a là encore une manifestation de la pratique précitée.
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
II. sur l'application de l’article 41 DE LA Convention
19. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
20. Le requérant réclame le remboursement 50 000 000 lires italiennes au titre du dommage matériel et moral qu'il aurait subi en raison de la durée de la procédure litigieuse.
21. Le Gouvernement nie en substance l'existence de tout lien de causalité entre le dommage matériel allégué et la violation de la Convention. Quant au préjudice moral il considère que, le cas échéant, le constat de violation fournirait en soi une satisfaction équitable suffisante.
22. La Cour note que les juridictions internes restent saisies de l'affaire et peuvent par conséquent accorder un dédommagement pour préjudice matériel. Elle rejette donc cette partie de la demande. Elle estime en revanche, que le requérant a souffert un dommage moral pour lequel il y a lieu de lui allouer, en équité, 28 000 000 ITL.
B. Frais et dépens
23. Le requérant demande aussi le remboursement de ses frais et dépens 45 892 423 ITL, dont 7 539 840 - TVA (taxe sur la valeur ajoutée) et CAP (contribution à la caisse de prévoyance des avocats) comprises -, pour frais et dépens de la procédure devant les organes de la Convention, le restant se rapportant aux procédures nationales.
24. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la demande de remboursement des frais relatifs aux procédures nationales car le requérant aurait de toute manière dû payer des honoraires independamment de la durée de la procédure. Pour le reste, il s'en remet à la sagesse de la Cour.
25. S'il est vrai que seuls les frais nécessairement exposés devant les juridictions nationales pour faire redresser la violation de la Convention constatée par la Cour peuvent être remboursés, il n'en demeure pas moins que dans des affaires de durée de procédure le prolongement de l'examen d'une cause au-delà du « délai raisonnable » entraîne une augmentation des frais à la charge du requérant. En l'espèce, la Cour considère que le requérant a droit au remboursement de 5 000 000 ITL. Quant à la procédure devant les organes de la Convention, la Cour ne se considère pas liée par le barème national indiqué par le conseil du requérant. Estimant raisonnable la somme de 5 000 000 ITL, elle l'accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
26. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en Italie à la date d’adoption du présent arrêt était de 2,5 % l’an.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 28 000 000 (vingt-huit millions) lires italiennes pour dommage moral ainsi que 10 000 000 (dix millions) lires pour frais et dépens ;
b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 2,5 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 février 2000, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa Greffière Président
1. Note du greffe : le rapport est disponible au greffe.
ARRÊT DESCHAMPS c. ITALIE