DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE STEFANELLI c. SAINT-MARIN
(Requête n° 35396/97)
ARRÊT
STRASBOURG
8 février 2000
DÉFINITIF
08/05/2000
En l’affaire Stefanelli c. Saint-Marin,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président, M. Fischbach, L. Ferrari Bravo, G. Bonello, Mme V. Strážnická, MM. A.B. Baka, E. Levits, juges,
et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 janvier 2000,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 35396/97) dirigée contre la République de Saint-Marin et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Sylviane Stefanelli (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 13 janvier 1997, en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). La requérante est représentée par Me A. Selva, avocat à Saint-Marin, et le gouvernement saint-marinais (« le Gouvernement ») est représenté par son coagent, M. G. Ceccoli.
Sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, la requérante se plaignait du manque d’impartialité d’une procédure pénale ouverte à son encontre du fait que la même personne avait conduit l’instruction en première instance et en appel, que le magistrat du parquet n’aurait pas été nommé conformément au droit interne, et, enfin, du fait de l’absence d’audience publique en première instance et en appel.
2. Le 21 octobre 1998, la Commission (première chambre) a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement, en l’invitant à présenter par écrit des observations sur sa recevabilité et son bien-fondé.
3. A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention le 1er novembre 1998, et conformément à l’article 5 § 2 de celui-ci, l’affaire a été examinée par la Cour.
Le Gouvernement a présenté ses observations le 12 février 1999 et la requérante y a répondu le 15 mars 1999.
4. Conformément à l’article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »), le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l’affaire à la deuxième section. La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit M. L. Ferrari Bravo, juge élu au titre de Saint-Marin (articles 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement), et M. C.L. Rozakis, président de la section (article 26 § 1 a) du règlement). Les autres membres désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient M. M. Fischbach, M. G. Bonello, Mme V. Strážnická, M. A.B. Baka et M. E. Levits (article 26 § 1 b) du règlement).
5. Le 1er juin 1999, la chambre a déclaré la requête recevable quant au grief tiré de l’absence d’audience publique en première instance et en appel ; elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus1.
EN FAIT
I. Les Circonstances de l’espèce
6. La requérante est une ressortissante saint-marinaise, née en 1950 et résidant en République de Saint-Marin. Elle est employée.
7. Le 24 février 1992, le parquet de Bologne (Italie) demanda par commission rogatoire au tribunal de Saint-Marin de perquisitionner le bureau de la requérante. Celle-ci était soupçonnée d’infractions liées à la commercialisation illicite de lait à usage zootechnique.
8. L’autorité judiciaire saint-marinaise décida d’ouvrir ses propres investigations et l’enquête fut confiée au Commissaire pour la loi (Commissario della Legge), E. Le 28 février 1992, la requérante fut interrogée et arrêtée.
9. Le 2 avril 1993, le Conseil des XII nomma Mme Z. en tant que procureur du fisc (parquet). N’ayant pu exercer ses fonctions pour cause d’incompatibilité, elle fut remplacée le 15 avril 1993 par M. S. Selon la requérante, le procureur du fisc aurait dû être nommé par le Conseil Grand et Général et non par le Conseil des XII.
10. Le 15 décembre 1993, le Commissaire pour la loi déposa les charges finales. Après l’examen des témoins et le dépôt des mémoires des défenseurs, le dossier fut remis à M. G., juge de première instance. Des audiences publiques consacrées à l’audition de témoins eurent lieu les 19, 20 et 25 avril, et 3 et 4 mai 1994. Elles se tinrent devant le Commissaire pour la loi.
11. Le 19 juin 1996, le juge de première instance prononça son jugement sans tenir d’audience publique ni voir la prévenue. Il condamna celle-ci à quatre ans et six mois d’emprisonnement. Il décida aussi qu’il s’agissait d’un sujet dangereux et ordonna à titre de mesure de sûreté le placement sous contrôle judiciaire.
12. La requérante interjeta appel et déposa ses moyens le 12 août 1996. L’instruction en appel fut menée par le Commissaire pour la loi E., qui s’était chargé de l’instruction en première instance.
13. Le 17 septembre 1996, la requérante introduisit un recours pour alléguer la violation des principes fondamentaux du droit interne et de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Le 26 septembre, elle déposa un mémoire.
14. Le 31 octobre 1996, M. N., juge d’appel (Giudice delle Appellazioni penali) prononça l’arrêt définitif en appel, qui fut rendu public le 18 novembre 1996. Dans sa décision, le juge rejeta la demande dénonçant une violation des principes fondamentaux, car le législateur avait déjà modifié la législation litigieuse en novembre 1992, et il lui appartenait de décider de l’application ou non de la réforme aux procédures pendantes ou, comme il l’avait décidé, seulement aux nouvelles procédures. Quant au fond, le juge confirma la condamnation mais ramena la peine à trois ans d’emprisonnement. En outre, il annula la déclaration de dangerosité et la mesure de sûreté.
II. LE Droit ET LA PRATIQUE interneS pertinentS
15. Depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 83 du 28 octobre 1992, concernant la réorganisation des organes judiciaires, de nouvelles règles régissent le procès pénal. Toutefois, en ce qui concerne la tenue des audiences, ladite loi de 1992 n’apporte aucun changement au régime antérieur.
en droit
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
16. La requérante se plaint de l’absence d’audience publique devant les juridictions du fond en première instance et en appel. Elle allègue une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) publiquement (…), par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »
La requérante note que les juridictions du fond ne pouvaient pas tenir d’audience publique dans l’examen de son cas et que, par conséquent, elles ont statué après une procédure écrite et sans l’entendre. En outre, l’affaire ayant été traitée selon la procédure ordinaire en vigueur jusqu’à la réforme du 28 octobre 1992 (paragraphe 15 ci-dessus), la prévenue n’avait pas la possibilité de demander au juge du fond une audience publique ou la répétition des actes d’instruction. La requérante rappelle aussi qu’en droit saint-marinais le juge d’appel a la possibilité de réexaminer l’ensemble de l’affaire et, si l’appel est interjeté par le procureur du fisc, d’aggraver la condamnation.
17. Le Gouvernement observe que le droit saint-marinais, même dans le texte en vigueur à l’époque des faits, prévoit qu’en première instance il y ait une audience publique pour l’audition des témoins, au cours de laquelle le prévenu a le droit d’interroger ceux-ci. Cette audience se déroule devant le Commissaire pour la loi.
Au sujet de la procédure d’appel, après avoir rappelé la « nécessité » que les garanties de l’article 6 s’appliquent aussi aux procédures d’appel, le Gouvernement affirme que l’absence d’audience publique en appel peut être justifiée par l’existence de particularités de nature à expliquer le refus d’une audience. Dans son argumentation, le Gouvernement s’appuie sur les arrêts Jan-Åke Andersson et Fejde c. Suède (arrêts du 29 octobre 1991, série A nos 212-B et 212-C). Quant au cas d’espèce, le Gouvernement rappelle que l’avocat de la requérante avait la possibilité de demander sa propre comparution et celle de sa cliente, ainsi qu’une nouvelle audition des témoins. De ce fait, l’on ne pourrait pas conclure à une violation du principe du contradictoire, car la requérante n’aurait pas demandé d’audition et aurait ainsi renoncé implicitement à son droit. Par conséquent, la procédure d’appel aurait été équitable même si le droit saint-marinais ne prévoit pas d’audience publique.
En conclusion, il n’y aurait pas violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
18. Eu égard aux arguments qui lui ont été soumis, la Cour estime d’abord utile de préciser qu’en l’espèce sa tâche ne consiste qu’à vérifier si le Gouvernement a garanti à la requérante la possibilité d’un examen de son affaire en audience publique.
19. La Cour rappelle que la publicité des débats judiciaires constitue un principe fondamental consacré par l’article 6 § 1 de la Convention. Elle protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public et constitue ainsi l’un des moyens de contribuer à préserver la confiance dans les tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à atteindre le but de l’article 6 § 1, à savoir le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique (voir, en dernier lieu, l’arrêt Serre c. France, n° 29718/96, § 21, 29 septembre 1999, non publié).
20. Dans le cas d’espèce, des audiences consacrées à l’audition des témoins ont eu lieu en première instance et, comme indiqué par le Gouvernement, auraient pu se tenir aussi en appel si la requérante l’avait demandé. Néanmoins, la Cour observe que ladite procédure orale ne se serait pas déroulée devant le magistrat appelé à statuer (M. G. en première instance et M. N. en appel, voir les paragraphes 10 et 14 ci-dessus), mais devant le Commissaire pour la loi E. (paragraphes 10 et 12 ci-dessus) qui n’a exercé que des fonctions d’instruction de l’affaire. La procédure devant le magistrat du fond s’est déroulée sans audience publique en première instance et en appel.
21. Quoique le Gouvernement ne l’ait pas invoqué, la Cour rappelle qu’aux termes de la seconde phrase de l’article 6 § 1, l’accès de la salle d’audience peut, dans certaines circonstances, être interdit à la presse et au public. La Cour constate que l’absence d’audience ne tire pas son origine d’une décision du juge, mais d’une application du droit en vigueur. Toutefois, eu égard aux faits de l’espèce et aux manquements reprochés à la requérante, la Cour est d’avis qu’aucun des cas de figure énumérés par cette disposition ne trouvait à s’appliquer.
22. Dès lors, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce que la cause de la requérante n’a pas été entendue publiquement par les juridictions saisies de son affaire.
II. SUR L’APplication de l’article 41 de la Convention
23. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
24. La requérante demande 25 000 euros (EUR) pour le préjudice moral résultant de la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention.
25. Le Gouvernement n’a fait aucun commentaire.
26. La Cour juge que la requérante a subi un tort moral certain. Eu égard aux circonstances de la cause, elle décide de lui octroyer de ce chef la somme de 10 000 000 lires italiennes (ITL).
B. Frais et dépens
27. L’intéressée sollicite également le remboursement de 25 000 EUR pour frais encourus pour la procédure devant la Commission et la Cour.
28. Le Gouvernement n’a déposé aucun commentaire.
29. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, l’arrêt Bottazzi c. Italie [GC], n° 34884/97, § 30, CEDH 1999-V). En l’espèce, compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 9 000 000 ITL pour frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
30. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en l’espèce à la date d’adoption du présent arrêt est de 2,5 % l’an.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 000 ITL (dix millions de lires italiennes) pour préjudice moral et 9 000 000 ITL (neuf millions de lires italiennes) pour frais et dépens ;
b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 2,5 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 février 2000, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Erik Fribergh Christos Rozakis
Greffier Président
1. Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe.
ARRÊT STEFANELLI c. SAINT-MARIN