QUATRIÈME SECTION
DÉCISION FINALE
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 39521/98
présentée par Jesús María GONZALEZ MARIN
contre l’Espagne
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant le 5 octobre 1999 en une chambre composée de
M. G. Ress, président, M. A. Pastor Ridruejo,
M. L. Caflisch,
M. I. Cabral Barreto, M. V. Butkevych, Mme N. Vajić, M. J. Hedigan, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section ;
Vu l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 22 janvier 1998 par Jesús María GONZALEZ MARIN contre l’Espagne et enregistrée le 26 janvier 1998 sous le n° de dossier 39521/98 ;
Vu les rapports prévus à l’article 49 du règlement de la Cour ;
Vu les observations présentées par le gouvernement défendeur le 13 janvier 1999 et les observations en réponse présentées par le requérant le 2 mars 1999 ;
Après en avoir délibéré ;
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant est un ressortissant espagnol, résidant à Valence.
Il est représenté devant la Cour par Me Carmen García Ramos, avocate au barreau de Valence.
A. Circonstances particulières de l’affaire
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Les 19 et 20 octobre 1982, des pluies torrentielles s'abattirent sur la région de Valence provoquant une crue exceptionnelle de la rivière Júcar et entraînant la rupture puis l'effondrement du barrage de Tous.
L'effondrement de ce barrage et le déversement des eaux qui s'ensuivit dans la rivière Júcar provoqua l'inondation des terrains de 25 municipalités. Huit personnes décédèrent, de nombreuses propriétés et terrains agricoles furent endommagés et le nombre de victimes fut d'environ 33 000 personnes. Du fait de son importance, cette catastrophe entraîna une très grande émotion dans l'opinion publique et une énorme médiatisation.
Au moment de la catastrophe, le requérant occupait un poste d'ingénieur au barrage de Tous.
Suite à cet événement, le juge d'instruction pénal n° 1 de Játiva ouvrit une information pénale le 23 octobre 1982.
Par une ordonnance (auto de procesamiento) du 27 janvier 1983, le juge d'instruction n° 1 de Játiva (Valence) inculpa le requérant et S. M.S., ingénieurs affectés au barrage, du chef de délit d'imprudence grave.
Le 31 janvier 1986, la partie civile, composée des victimes de l'accident, sollicita aussi la mise en examen de F. S.G. et de R. G.M.-R., ingénieurs affectés au barrage, pour les mêmes faits. Par une ordonnance (auto de procesamiento) du 26 février 1986, l'Audiencia Provincial de Valence les inculpa à leur tour du chef de délit d'imprudence grave. Contre cette décision, ces derniers ainsi que l'avocat de l'Etat présentèrent un recours de súplica, qui fut rejeté le 16 avril 1986.
Le 9 mars 1987 commencèrent les débats oraux. La partie civile sollicita également la mise en examen de J. S.-T.M., ingénieur affecté au barrage, pour les mêmes faits. Par une ordonnance (auto de procesamiento) du 9 juin 1987, l'Audiencia Provincial de Valence l'inculpa du chef de délit d'imprudence téméraire. Contre cette décision, celui-ci présenta un recours de súplica, qui fut rejeté le 17 juillet 1987. Il y eut suspension des débats oraux et la date de l'audience fut reportée au 20 février 1989.
Le 5 octobre 1987, J. S.-T.M. déposa une plainte pénale à l'encontre de deux des juges de l'Audiencia Provincial de Valence pour délit de prévarication. Celle-ci rendit une ordonnance de non-lieu le 30 octobre 1987. Contre cette décision, J. S.-T.M. présenta un recours de súplica, qui fut rejeté par une décision (auto) du 21 novembre 1987. Le Tribunal suprême, saisi d'un recours, confirma le non-lieu.
Ultérieurement, J. S.-T.M. présenta le 6 octobre 1987 et le 22 septembre 1988, auprès de l'Audiencia Provincial de Valence (en remplacement du Tribunal supérieur de justice), une demande de récusation de ces mêmes juges, qui fut rejetée. Contre la dernière décision, il présenta un recours d’ amparo auprès du Tribunal constitutionnel, rejeté le 27 avril 1989.
Entre le 20 février 1989 et le 15 février 1990 eurent lieu les débats oraux devant l'Audiencia Provincial de Valence, qui, par un arrêt du 23 octobre 1990, relaxa le requérant ainsi que S. M.S. et F. S.G. mais condamna R. G.M.-R. et J. S.-T.M. à une peine d'un an de prison et à des amendes pour délit d'imprudence grave.
Ces derniers présentèrent alors un pourvoi en cassation auprès du Tribunal suprême, pour vices devant entraîner la nullité de l'arrêt. Par une décision (auto) du 8 février 1993, le Tribunal suprême prononça la nullité de l'ordonnance (auto de procesamiento) à l'encontre de F. S.G. et de R. G.M.-R. et la nullité des débats oraux, en raison de l'absence d'impartialité de l'un des magistrats de l'Audiencia Provincial de Valence, ordonnant de continuer la procédure par voie d’urgence.
Par une décision (auto) du 26 avril 1993, l'Audiencia Provincial de Valence ordonna le commencement des débats oraux. Entre le 13 octobre et le 29 novembre 1993 eurent lieu les nouveaux débats en audience publique.
Ultérieurement, par une décision (auto) du 18 décembre 1993, l'Audiencia Provincial de Valence annula les conclusions définitives du procès afin que d'autres victimes de la catastrophe pussent présenter leurs actions. Contre cette décision, neuf recours en súplica furent présentés, tant par les accusés que par les victimes. Par une décision du 17 janvier 1994, l'Audiencia Provincial rejeta ces recours et confirma la décision du 18 décembre 1993.
Contre ces deux décisions, l'avocat de l'Etat présenta un recours d’amparo le 9 février 1994. Plus tard, le requérant intervint lui-même dans le cadre de ce recours. Le Tribunal constitutionnel, par une décision du 1er décembre 1994, infirma les décisions de l'Audiencia Provincial des 18 décembre 1993 et 17 janvier 1994, constata l'existence d'un problème de longueur de procédure et ordonna le commencement des débats oraux.
Du 30 janvier au 21 juillet 1995 eurent lieu les débats oraux.
Par un arrêt du 4 octobre 1995, l'Audiencia Provincial de Valence relaxa tous les inculpés.
Le ministère public et la partie civile se pourvurent en cassation auprès du Tribunal suprême, qui, par un arrêt du 15 avril 1997, notifié le 17 avril 1997, infirma l'arrêt de l'Audiencia Provincial et condamna le requérant à une peine d'un mois de prison et à des amendes pour faute de simple imprudence, conformément à l'article 586 bis du code pénal, et condamna par ailleurs l'administration de l'Etat au paiement des indemnités en cas d'insolvabilité du requérant.
Le requérant présenta alors un recours d’amparo auprès du Tribunal constitutionnel, en se plaignant, entre autres, de la durée de la procédure. La haute juridiction rejeta ledit recours par une décision du 16 juillet 1997, notifiée le 29 juillet 1997, pour non-invocation préalable du droit fondamental soulevé devant elle et comme étant dépourvu de contenu constitutionnel. Elle précisa que le requérant n’avait pas formulé ce grief devant le Tribunal suprême au stade de la cassation, comme l’exige l’article 44 § 1 c) de la Loi organique sur le Tribunal constitutionnel ; il aurait dû en tout état de cause le soulever à un stade antérieur de la procédure, au moment où la durée excessive aurait été constatée et non comme il l’a fait, à savoir treize ans après que la violation se fut produite et après que l’organe responsable de la durée excessive eut adopté les mesures lui permettant de mettre fin au problème invoqué. Le Tribunal constitutionnel rappela par ailleurs qu'il avait déjà répondu et porté remède à ce moyen lors d’un recours d’amparo précedent.
B. Droit interne pertinent
Constitution Article 24 § 2 « Toutes les personnes ont droit (...) à un procès rendu publiquement sans délais injustifiés (...) ».
Article 121 « Les préjudices causés par une erreur judiciaire, ainsi que ceux résultant du fonctionnement défectueux de l'administration de la justice donnent droit à indemnisation à charge de l'Etat, conformément à la loi. »
Loi organique relative au Pouvoir judiciaire Article 292 « 1. Toutes les victimes de préjudices causés par suite d'une erreur judiciaire ou d'un fonctionnement anormal de la justice auront droit à être indemnisées par l'Etat, sauf en cas de force majeure conformément à ce qui est prescrit dans le présent Titre.
2. En tout état de cause, le préjudice allégué doit être effectif, financièrement quantifiable et individualisé, qu'il s'agisse d'une personne ou d'un groupe de personnes. »
Article 293 § 2
« En cas d'erreur judiciaire constatée ainsi qu'en cas de dommage causé par un fonctionnement anormal de la justice, l'intéressé adressera sa demande en indemnisation au ministère de la Justice.
L'examen de la requête se fera selon les dispositions applicables en matière de responsabilité patrimoniale de l'Etat. La décision du ministère de la Justice pourra faire l'objet d'un recours contentieux-administratif. Le droit à indemnisation se prescrit dans le délai d'un an à partir du moment où il aurait pu être exercé. »
Loi organique sur le Tribunal constitutionnel :
Article 44-1 C)
« 1. Les violations des droits et garanties susceptibles de protection constitutionnelle (...) ne pourront faire l'objet du recours d'amparo que : (…) si la violation en cause a été alléguée formellement lors de la procédure en cause, aussitôt qu'elle se sera produite, lorsque cela est possible. »
GRIEF
Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de la durée de la procédure.
PROCÉDURE
La requête a été introduite le 22 janvier 1998 devant la Commission européenne des Droits de l’Homme et enregistrée le 26 janvier 1998.
Le 27 octobre 1998, la Commission a décidé de porter le grief du requérant concernant la durée de la procédure à la connaissance du gouvernement défendeur, en l’invitant à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête. Elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.
Le Gouvernement a présenté ses observations le 13 janvier 1999, et le requérant y a répondu le 2 mars 1999.
En vertu de l’article 5 § 2 du Protocole n° 11, entré en vigueur le 1er novembre 1998, l’affaire est examinée par la Cour européenne des Droits de l’Homme à partir de cette date.
EN DROIT
Le requérant se plaint de la durée de la procédure et invoque l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente est libellée comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...). »
Le Gouvernement constate que le requérant s'est plaint de la décision du 18 décembre 1993 de l’Audiencia Provincial de Valence qui ordonna le renvoi du dossier au juge d’instruction afin que d'autres victimes de la catastrophe pussent présenter leurs actions. Ce renvoi ayant pour effet, de l’avis du requérant, d’allonger considérablement la procédure, il présenta devant le Tribunal constitutionnel un recours d’amparo portant sur le durée excessive de ladite procédure. Le Gouvernement fait valoir que le Tribunal constitutionnel fit droit à la demande du requérant le 1er décembre 1994 et ordonna l’ouverture immédiate des débats oraux devant l’Audiencia Provincial, portant donc remède à la situation critiquée.
Le Gouvernement note que le requérant a saisi le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo, à la fin de la procédure à l’issue de laquelle il a été condamné. Il relève que dans sa décision du 16 juillet 1997, le Tribunal constitutionnel rejeta le recours précisant qu’il avait été présenté tardivement, après que l’organe responsable de la durée excessive eut adopté les mesures lui permettant d’y mettre fin.
La réparation en substance n’étant donc plus possible puisque le Tribunal constitutionnel ne peut ordonner d’accélérer la procédure que lorsque cette dernière est encore en cours, le Gouvernement fait valoir, surtout, que le requérant a omis de présenter un recours auprès du ministère de la Justice en réparation du préjudice subi en raison de la durée excessive de la procédure, conformément aux articles 292 et suivants de la Loi organique relative au Pouvoir judiciaire. Il souligne que le requérant ne peut prétendre qu’à une indemnisation dans la mesure où aucune autre réparation n’est possible après la fin de la procédure, et insiste sur le caractère efficace de cette voie mentionnée, démontrée par les nombreuses décisions qui ont accueilli favorablement les demandes en indemnisation présentées pour dépassement d'un délai raisonnable. Par ailleurs, il fait observer que les décisions du ministère de la Justice peuvent faire l'objet d'un recours de plein contentieux auprès des juridictions administratives espagnoles. Il ajoute que compte tenu du fait que la Convention européenne des Droits de l'Homme fait partie intégrante de l'ordre juridique espagnol, le requérant pourrait, au cas où la Cour déclarerait la présente requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, présenter une demande d'indemnisation auprès du ministère de la Justice selon la procédure citée antérieurement. En effet, en l'espèce, le délai de prescription d'un an de l'action prévu à l'article 293 § 2 de la loi précitée ne commencerait à courir qu'à partir du jour suivant la décision d'irrecevabilité de la Cour. Il conclut que, de ce fait, le requérant n'a pas rempli la condition de l'épuisement des voies de recours internes telle que prévue à l'article 35 de la Convention.
Pour sa part, le requérant fait observer qu’il a saisi le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo, voie de recours efficace pour remédier à la violation du droit fondamental invoqué. Il insiste sur ce qu’il est impossible d’attribuer ou d’imputer au requérant un allongement des actes de procédure et encore moins de dire que les retards ont été la conséquence de son activité. Il note que l’Etat défendeur est l’unique responsable du chaos qui a marqué toute la procédure et fait valoir qu’il l’a toujours dénoncé dans les délais et les formes prescrites et en apportant des preuves documentaires suffisantes. Pour ce qui est du comportement des autorités internes, le requérant souligne que tant le parquet que les différents organes juridictionnels qui sont intervenus dans la procédure, ont contribué à allonger bien au-delà du raisonnable une procédure caractérisée par la diversité des différentes phases, allant de la paralysie à l’activisme effréné.
Le requérant insiste sur le fait qu’il faudrait rétablir le titulaire du droit dans l’intégrité de ce droit en ordonnant la cessation de la violation et en adoptant les mesures voulues pour que cette situation ne se reproduise plus. Il précise qu’en temps voulu et selon les formalités requises, il a déposé un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Pour ce qui est de la procédure prévue aux articles 292 et suivants de la Loi organique relative au Pouvoir judiciaire indiquée par le Gouvernement, le requérant note que cette dernière est en effet la voie utilisée pour mettre en jeu la responsabilité de l’administration de la justice, en vertu de laquelle l’Etat répond directement des dommages occasionnés par le fonctionnement anormal de la justice. C’est donc certes le canal permettant d’imputer la responsabilité mais ce ne sera jamais un recours effectif pour garantir la reconnaissance d’un droit de l’homme qui a été violé. Le requérant estime que « renvoyer l’indemnisation à une procédure ultérieure signifie, d’une part, méconnaître l’aspect le plus vital de la Convention et, d’autre part, faire du chemin vers la protection des droits de l’homme une véritable course d’obstacles pour le requérant ».
La Cour observe en premier lieu que dans le système juridique espagnol, toute personne estimant que la procédure pénale à laquelle elle est partie souffre de délais excessifs peut, après s'être plainte auprès de la juridiction chargée de l'affaire et au cas où sa demande ne serait pas suivie d'effet, saisir le Tribunal Constitutionnel d'un recours d'amparo sur le fondement de l'article 24 § 2 de la Constitution. En l'espèce, toutefois, la Cour constate que le requérant a soulevé la question de la durée de la procédure au moment où l’Audiencia Provincial avait ordonné le renvoi du dossier devant le juge d’instruction afin que d'autres victimes de la catastrophe pussent présenter leurs actions, et que le Tribunal constitutionnel a fait droit aux demandes du requérant en ordonnant le commencement immédiat des débats oraux. Le requérant se plaint maintenant devant la Cour de la durée totale de la procédure pénale dont il a fait l’objet, après avoir soulevé ce grief à nouveau devant le Tribunal constitutionnel, une fois la procédure terminée, grief que ledit tribunal considéra alors comme tardif.
La Cour constate néanmoins que les articles 292 et suivants de la Loi organique relative au Pouvoir judiciaire offrent la possibilité de formuler une demande en réparation auprès du ministère de la Justice pour fonctionnement anormal de la justice. Elle relève que selon la jurisprudence des juridictions administratives existant en la matière, sur laquelle s'est appuyé le Gouvernement, la durée déraisonnable de la procédure est assimilée à un fonctionnement anormal de l'administration de la justice. Elle observe par ailleurs que la décision du ministre peut faire l'objet d'un recours contentieux devant les juridictions administratives. En conséquence, elle considère que cette voie de droit présente un degré suffisant d'accessibilité et d'effectivité pour les justiciables et dès lors, constitue un recours qui, en l'espèce, aurait dû être exercé.
Dans ces conditions, la Cour est d'avis qu'en omettant de se prévaloir de la possibilité de demander réparation selon la procédure décrite ci-dessus, le requérant n'a pas valablement épuisé les voies de recours internes, comme l'exige l'article 35 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
DÉCLARE IRRECEVABLE LE RESTANT DE LA REQUÊTE Vincent Berger Georg Ress Greffier Président
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