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09/12/1994 | CEDH | N°16798/90

CEDH | AFFAIRE LÓPEZ OSTRA c. ESPAGNE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE LÓPEZ OSTRA c. ESPAGNE
(Requête no16798/90)
ARRÊT
STRASBOURG
09 décembre 1994
En l’affaire López Ostra c. Espagne*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A**, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
Mme  E. Palm,

MM.  J.M. Morenilla,
F. Bigi,
A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
G. Mifsud Bonnici,
ainsi que de M...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE LÓPEZ OSTRA c. ESPAGNE
(Requête no16798/90)
ARRÊT
STRASBOURG
09 décembre 1994
En l’affaire López Ostra c. Espagne*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A**, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
Mme  E. Palm,
MM.  J.M. Morenilla,
F. Bigi,
A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
G. Mifsud Bonnici,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier f.f.,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 juin et 23 novembre 1994,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 8 décembre 1993, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 16798/90) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Gregoria López Ostra, avait saisi la Commission le 14 mai 1990 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration espagnole reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 3 et 8 (art. 3, art. 8) de la Convention.
2.   En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, la requérante a manifesté le désir de participer à l’instance et a désigné son conseil (article 30). Le 10 janvier 1994, le président a autorisé ce dernier à utiliser la langue espagnole dans la procédure (article 27 par. 3).
3.   La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J.M. Morenilla, juge élu de nationalité espagnole (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 24 janvier 1994, ce dernier a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. R. Bernhardt, M. J. De Meyer, Mme E. Palm, M. F. Bigi, M. A.B. Baka, M. M.A. Lopes Rocha et M. G. Mifsud Bonnici, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43). Par la suite, M. A. Spielmann, juge suppléant, a remplacé M. De Meyer, empêché (articles 22 paras. 1 et 2 et 24 par. 1 du règlement A).
4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement espagnol ("le Gouvernement"), l’avocat de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément aux ordonnances rendues en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et de la requérante les 3 et 4 mai 1994 respectivement. Le 16 mai, le secrétaire de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait en plaidoirie.
Les 10, 17 et 20 juin 1994, la Commission a fourni divers documents que le greffier avait sollicités sur les instructions du président.
5.  Ainsi qu’en avait décidé le président - qui avait aussi autorisé l’agent du Gouvernement à s’exprimer en espagnol à l’audience (article 27 par. 2 du règlement A) -, les débats se sont déroulés en public, le 20 juin 1994, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La chambre avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. J. Borrego Borrego, chef du service juridique
des droits de l’homme, ministère de la Justice,  agent;
- pour la Commission
M. F. Martínez,  délégué;
- pour la requérante
Me J.L. Mazón Costa, avocat,  conseil.
La Cour les a entendus en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses aux questions de deux de ses membres.
Le 23 novembre 1994, elle a écarté pour tardiveté des observations présentées par le conseil du requérant le 13 octobre 1994 et relatives au remboursement de ses honoraires dans les procédures internes.
EN FAIT
6.  De nationalité espagnole, Mme Gregoria López Ostra réside à Lorca (Murcie).
A l’époque considérée, elle habitait avec son époux et leurs deux filles dans le quartier "Diputación del Rio, el Lugarico", situé à quelques centaines de mètres du centre de Lorca.
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Genèse de l’affaire
7.  La ville de Lorca réunit une forte concentration d’industries du cuir. Plusieurs tanneries qui y étaient installées, au sein d’une société anonyme nommée SACURSA, firent construire sur des terrains appartenant à la commune et avec une subvention de l’Etat une station d’épuration d’eaux et de déchets, qui se trouvait à douze mètres du domicile de la requérante.
8. La station démarra ses activités en juillet 1988 sans avoir obtenu au préalable le permis (licencia) de la mairie, comme l’exige l’article 6 du règlement de 1961 relatif aux activités classées gênantes, insalubres, nocives et dangereuses ("le règlement de 1961"), et sans que la procédure établie à cette fin eût été suivie (paragraphe 28 ci-dessous).
Sa mise en marche causa des émanations de gaz, odeurs pestilentielles et contaminations (dues à son mauvais fonctionnement), qui provoquèrent immédiatement des troubles de santé et nuisances à de nombreux habitants de Lorca, notamment à ceux du quartier de la requérante. Le conseil municipal évacua les résidents de ce quartier et les relogea gratuitement au centre ville pendant les mois de juillet, août et septembre 1988. En octobre, la requérante et sa famille regagnèrent leur appartement; ils y habitèrent jusqu’en février 1992 (paragraphe 21 ci-dessous).
9.  Le 9 septembre 1988, à la suite de nombreuses plaintes et au vu des rapports des autorités sanitaires et de l’Agence pour l’environnement et la nature (Agencia para el Medio Ambiente y la Naturaleza) de la région de Murcie, le conseil municipal ordonna l’arrêt de l’une des activités de la station, la décantation de résidus chimiques et organiques dans des bassins d’eau (lagunaje), tout en maintenant celle d’épuration des eaux résiduelles souillées au chrome.
Les effets de cet arrêt partiel d’activités sont controversés, mais il ressort des rapports d’expertise et témoignages écrits des années 1991, 1992 et 1993, produits devant la Commission par le Gouvernement et la requérante (paragraphes 18-20 ci-dessous), que certaines nuisances persistent, qui peuvent constituer un danger pour la santé des riverains.
B. Le recours en protection des droits fondamentaux
1. La procédure devant l’Audiencia Territorial de Murcie
10. La tentative pour trouver une solution auprès de la mairie ayant échouée, Mme López Ostra saisit l’Audiencia Territorial (chambre administrative) de Murcie le 13 octobre 1988 d’un recours en protection de ses droits fondamentaux (article 1 de la loi 62/1978 du 26 décembre 1978 sur la protection des droits fondamentaux, "loi 62/1978" - paragraphes 24-25 ci-dessous). Elle se plaignait notamment d’une ingérence illégitime dans son domicile et dans la jouissance pacifique de celui-ci, d’une violation de son droit de choisir librement un domicile et d’atteintes à son intégrité physique et morale, sa liberté et sa sécurité (articles 15, 17 par. 1, 18 par. 2 et 19 de la Constitution - paragraphe 23 ci-dessous), en raison de l’attitude passive de la municipalité face aux nuisances et risques causés par la station d’épuration. Elle demandait à la cour d’ordonner l’arrêt temporaire ou définitif de ses activités.
11. La cour recueillit plusieurs témoignages proposés par la requérante et chargea l’Agence régionale pour l’environnement et la nature de formuler un avis sur les conditions de fonctionnement et la situation de la station. Dans un rapport du 19 janvier 1989, l’agence constata que, lors de la visite de l’expert le 17 janvier, celle-ci avait pour seule activité l’épuration des eaux résiduelles souillées au chrome, mais que le reste des résidus passait aussi par la station à travers des bassins avant d’être rejetés dans la rivière, ce qui provoquait des mauvaises odeurs. Elle concluait donc que l’emplacement de la station n’était pas le plus adéquat.
Le ministère public se montra favorable aux prétentions de l’intéressée. Cependant, l’Audiencia Territorial la débouta le 31 janvier 1989. Selon elle, bien que le fonctionnement de la station pût indéniablement causer des nuisances dues aux odeurs, fumées et bruits, il ne constituait pas un danger grave pour la santé des familles habitant dans les environs, mais plutôt une détérioration de leur qualité de vie, qui n’était pas suffisamment importante pour porter atteinte aux droits fondamentaux revendiqués. En tout cas, on ne pouvait pas l’imputer à la ville, qui avait pris des mesures à cet égard; quant à l’absence de permis, il ne s’agissait pas d’une question à examiner dans le cadre de la procédure spéciale engagée en l’espèce puisqu’elle touchait à la violation de la légalité ordinaire.
2. La procédure devant le Tribunal suprême
12. Mme López Ostra introduisit le 10 février 1989 un appel devant le Tribunal suprême (Tribunal Supremo - paragraphe 25 in fine ci-dessous). Selon elle, divers témoignages et expertises montraient que la station dégageait des fumées polluantes, des odeurs pestilentielles et irritantes ainsi que des bruits répétitifs ayant causé des ennuis de santé à sa fille et à elle-même. En ce qui concernait la responsabilité de la municipalité, la décision de l’Audiencia Territorial paraissait inconciliable avec les pouvoirs généraux de police que le règlement de 1961 attribue aux maires, spécialement quand l’activité en question s’exerce sans permis (paragraphe 28 ci-dessous). Compte tenu, entre autres, de l’article 8 par. 1 (art. 8-1) de la Convention, l’attitude de la ville constituait une ingérence illégitime dans son droit au respect du domicile, et en outre une atteinte à son intégrité physique. Enfin, l’intéressée réclamait la suspension des activités de la station.
13. Le 23 février 1989, le procureur près le Tribunal suprême formula ses conclusions: la situation incriminée constituait une ingérence arbitraire et illégale des autorités publiques dans la vie privée et familiale de la requérante (article 18 combiné avec les articles 15 et 19 de la Constitution - paragraphe 23 ci-dessous); il y avait donc lieu de faire droit à sa demande en vue des nuisances qu’elle subissait et de la détérioration de sa qualité de vie, reconnues d’ailleurs par l’arrêt du 31 janvier. Le 13 mars, le procureur appuya la demande de suspension (paragraphes 12 ci-dessus et 25 ci-dessous).
14. Par un arrêt du 27 juillet 1989, le Tribunal suprême rejeta l’appel. La décision attaquée était conforme aux dispositions constitutionnelles invoquées car aucun agent public n’avait pénétré dans le domicile de l’intéressée, qui d’ailleurs était libre de déménager, ni porté atteinte à son intégrité physique. Quant à l’absence de permis, elle devait s’examiner dans le cadre d’une procédure ordinaire.
3. La procédure devant le Tribunal constitutionnel
15. Le 20 octobre 1989, Mme López Ostra saisit le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo alléguant une violation des articles 15 (droit à l’intégrité physique), 18 (droit à la vie privée et à l’inviolabilité du domicile familial) et 19 (droit de choisir librement son domicile) de la Constitution (paragraphe 23 ci-dessous).
Le 26 février 1990, la haute juridiction déclara le recours irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Elle notait que le grief tiré d’une violation du droit au respect de la vie privée, n’avait pas été dûment soulevé devant les tribunaux ordinaires. Pour le reste, elle estimait que l’existence de fumées, odeurs et bruits ne constituait pas en soi une violation du droit à l’inviolabilité du domicile, que le refus d’ordonner la fermeture de la station ne pouvait passer pour un traitement dégradant car la vie et l’intégrité physique de la requérante ne se trouvaient pas en danger, et qu’il n’y avait pas eu atteinte à son droit de choisir un domicile car aucune autorité ne l’avait chassée de sa maison.
C. Les autres procédures concernant la station d’épuration de Lorca
1. La procédure relative à l’absence de permis
16. Deux belles-soeurs de Mme López Ostra, habitant le même immeuble, introduisirent en 1990 devant le Tribunal supérieur (Tribunal Superior de Justicia) (chambre administrative) de Murcie, un recours contre la ville de Lorca et SACURSA, alléguant le fonctionnement illégal de la station. Le 18 septembre 1991, cette juridiction, constatant la persistance des nuisances après le 9 septembre 1988 et l’absence des permis exigés par la loi, ordonna la fermeture provisoire de la station jusqu’à ce que ceux-ci fussent obtenus (paragraphe 28 ci-dessous). Cependant, l’exécution de cet arrêt demeura suspendue à la suite de l’appel de la ville et de SACURSA. L’affaire est encore pendante devant le Tribunal suprême.
2. La plainte pour délit écologique
17. Le 13 novembre 1991, les deux belles-soeurs de la requérante déposèrent plainte, à la suite de quoi le juge d’instruction no 2 de Lorca entama des poursuites pénales contre SACURSA pour délit écologique (article 347 bis du code pénal - paragraphe 29 ci-dessous). Les deux plaignantes se constituèrent partie civile.
Dès le 15 novembre, le juge décida la fermeture de la station, mais la mesure fut suspendue le 25, en raison du recours présenté par le ministère public le 19 novembre.
18. Le juge ordonna plusieurs expertises sur la gravité des nuisances provoquées par la station d’épuration et sur ses conséquences pour la santé des riverains.
Un premier rapport, daté du 13 octobre 1992 et rédigé par un docteur en sciences chimiques de l’Université de Murcie, conclut à la présence sur les lieux de sulfure d’hydrogène (gaz incolore, soluble dans l’eau, à odeur caractéristique d’oeuf pourri) à des niveaux supérieurs à ceux autorisés. Le déversement d’eaux contenant du sulfure dans un fleuve était jugé inacceptable. Un rapport complémentaire du 25 janvier 1993 confirma ces conclusions.
Un rapport de l’Institut national de toxicologie, du 27 octobre 1992, estima que ce gaz avait des niveaux probablement supérieurs au maximum permis, mais ne constituait pas un risque pour la santé des personnes habitant à proximité. Dans un second rapport, du 10 février 1993, l’institut signala qu’on ne pouvait exclure que l’occupation des logements proches pendant vingt-quatre heures constituât un danger pour la santé, car les calculs portaient seulement sur une durée de huit heures par jour pendant cinq jours.
Enfin l’Agence régionale pour l’environnement et la nature, chargée par la municipalité de Lorca d’effectuer une expertise, conclut dans son rapport du 29 mars 1993 que le niveau de bruit produit par la station en fonctionnement n’était pas supérieur à celui mesuré dans d’autres quartiers de la ville.
19. Quant aux conséquences sur la santé des riverains, le dossier d’instruction contient plusieurs certificats et expertises médico-légales. Dans un certificat du 12 décembre 1991, le docteur de Ayala Sánchez, pédiatre, note que la fille de Mme López Ostra, Cristina, présente un tableau clinique de nausées, vomissements, réactions allergiques, anorexies, etc., qui ne trouvent d’explication que dans le fait de vivre dans une zone hautement polluée. Il recommande l’éloignement de la fillette du site.
De son côté, le rapport d’expertise de l’Institut médico-légal de Cartagène du ministère de la Justice, du 16 avril 1993, relève que le niveau d’émission de gaz dans les maisons proches de la station dépasse le seuil autorisé. Il constate que la fille de la requérante et son neveu, Fernando López Gómez, présentent un état typique d’imprégnation chronique du gaz en question, avec des poussées qui se manifestent sous la forme d’infections broncho-pulmonaires aiguës. Il estime qu’il existe une relation de cause à effet entre ce tableau clinique et le niveau de concentration de gaz.
20. En outre, il ressort des témoignages de trois policiers, appelés à proximité de la station par une belle-soeur de l’intéressée le 9 janvier 1992, que les odeurs se dégageant de ladite station à leur arrivée étaient très fortes et provoquaient des nausées.
21. A partir du 1er février 1992, Mme López Ostra et sa famille furent relogées dans un appartement situé au centre de Lorca, dont le loyer était pris en charge par la municipalité.
En raison des inconvénients liés au changement de domicile et à la précarité de leur logement, la requérante et son mari achetèrent une maison dans un autre quartier de la ville le 23 février 1993.
22. Le 27 octobre 1993, le juge confirma l’ordonnance du 15 novembre 1991 et la station fut fermée provisoirement.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution
23. Les articles pertinents de la Constitution prévoient:
Article 15
"Toute personne a droit à la vie et à l’intégrité physique et morale, sans qu’en aucun cas elle puisse être soumise à la torture ni à des peines ou à des traitements inhumains ou dégradants. La peine de mort est abolie, exception faite des dispositions que pourront prévoir les lois pénales militaires en temps de guerre."
Article 17 par. 1
"Toute personne a droit à la liberté et à la sécurité. (...)"
Article 18
"1. Le droit à l’honneur, à la vie privée et familiale et à sa propre image est garanti.
2. Le domicile est inviolable. Aucune irruption ou perquisition ne sera autorisée sans le consentement de celui qui y habite ou sans décision judiciaire, hormis en cas de flagrant délit. (...)"
Article 19
"Les Espagnols ont le droit de choisir librement leur résidence et de circuler sur le territoire national (...)"
Article 45
"1. Toute personne a le droit de jouir d’un environnement approprié pour développer sa personnalité et elle a le devoir de le conserver.
2. Les pouvoirs publics veilleront à l’utilisation rationnelle de toutes les ressources naturelles, afin de protéger et améliorer la qualité de la vie et de défendre et restaurer l’environnement, en ayant recours à l’indispensable solidarité collective.
3. Ceux qui violeront les dispositions du paragraphe précédent encourront, dans les termes fixés par la loi, des sanctions pénales ou, s’il y a lieu, des sanctions administratives et ils seront tenus de réparer les dommages causés."
B. La loi de 1978 sur la protection des droitsfondamentaux
24. La loi 62/1978 prévoit la protection de certains droits fondamentaux par les juridictions ordinaires. Parmi les droits garantis de cette façon se trouve l’inviolabilité du domicile et la liberté de résidence (article 1 par. 2). Cependant, la disposition transitoire 2 par. 2 de la loi sur le Tribunal constitutionnel du 3 octobre 1979 étend son application aux autres droits reconnus par les articles 14 à 29 de la Constitution (article 53 de la Constitution).
25. Contre les actes de l’administration qui touchent aux droits de l’individu, l’intéressé peut saisir la chambre administrative de la juridiction ordinaire compétente (article 6), sans devoir épuiser auparavant les voies administratives (article 7 par. 1). La procédure suivie a un caractère urgent se traduisant par des délais plus courts et la dispense de certains actes de procédure (articles 8 et 10).
Dans la requête introductive, l’individu peut demander la suspension de l’acte attaqué, qui est décidée selon une procédure sommaire distincte (article 7).
L’arrêt de ladite juridiction peut faire l’objet d’un appel devant le Tribunal suprême (article 9), qui l’examine de façon accélérée.
C. Les règles relatives à la protection de l’environnement
26. La protection de l’environnement fait l’objet de nombreuses dispositions de l’Etat et des communautés autonomes, de différents rangs normatifs: l’article 45 la Constitution (paragraphe 23 ci-dessus); la loi 20/1986 du 14 mai 1986 sur les déchets toxiques et dangereux; le décret législatif royal 1302/1986 du 28 juin 1986 sur l’évaluation de l’impact sur l’environnement; la loi 38/1972 du 22 décembre 1972 sur la protection du milieu atmosphérique.
27. En l’espèce, le texte le plus souvent invoqué est le règlement de 1961 relatif aux activités classées gênantes, insalubres, nocives et dangereuses, approuvé par le décret 2414/1961 du 30 novembre.
Ce dernier vise à éviter que les installations, établissements, activités, industries ou magasins, qu’ils soient publics ou privés, causent des nuisances, altèrent les conditions normales de salubrité et d’hygiène de l’environnement et entraînent des dommages à la richesse publique ou privé ou impliquent des risques graves pour les personnes ou pour les biens (article 1). L’article 3 étend l’application du règlement aux bruits, vibrations, fumées, gaz, odeurs, etc.
En ce qui concerne leur implantation, les activités dont il s’agit obéissent aux ordonnances municipales et plans d’aménagement des sols. En tout cas, les usines considérées comme dangereuses ou insalubres ne peuvent s’installer en principe à moins de 2 000 mètres de la zone d’habitation la plus proche (article 4).
28. Le maire a compétence pour accorder les permis relatifs à l’exercice des activités en question, ainsi que pour contrôler l’application des dispositions précitées et le cas échéant infliger des sanctions (article 6 du règlement).
La procédure pour obtenir lesdits permis comporte plusieurs étapes, y compris la consultation obligatoire d’une commission provinciale sur l’adéquation des systèmes correcteurs proposés par le demandeur dans son descriptif du projet. Avant la mise en marche de l’établissement, un technicien de la commune doit impérativement contrôler les installations (articles 29-34).
Contre les décisions d’octroi ou de refus de permis, les intéressés peuvent introduire un recours devant les juridictions ordinaires (article 42).
Lorsque des nuisances se produisent, le maire peut enjoindre au responsable de celles-ci de prendre des mesures pour les faire disparaître. Faute de leur adoption dans les délais légaux, le maire, au vu des expertises pratiquées et après audition de l’intéressé, peut soit infliger une amende, soit retirer de manière temporaire ou définitive le permis (article 38).
D. Le code pénal
29. L’article 347 bis fut introduit le 25 juin 1983 par la loi de réforme urgente et partielle du code pénal (8/1983). Il prévoit:
"Est passible d’une peine d’emprisonnement d’un à six mois (arresto mayor) et d’une amende de 50 000 à 1 000 000 pesetas, quiconque, enfreignant les lois ou règlements protecteurs de l’environnement, provoque ou pratique, directement ou indirectement, des émissions ou déversements de tout genre dans l’atmosphère, le sol ou les eaux (...), susceptibles de mettre en danger grave la santé des personnes, ou de nuire gravement aux conditions de vie animale, aux forêts, espaces naturels ou plantations utiles.
La peine supérieure (emprisonnement de six mois à six ans) sera prononcée si l’établissement industriel fonctionne clandestinement, sans avoir obtenu les autorisations administratives nécessaires, ou en contravention avec les décisions expresses de l’administration ordonnant de modifier ou de cesser l’activité polluante, ou s’il a donné des informations mensongères quant à son incidence sur l’environnement ou qu’il a fait obstacle aux activités d’inspection de l’administration.
Dans tous les cas prévus dans le présent article, la fermeture provisoire ou définitive de l’installation pourra être décidée (...)"
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
30. Mme López Ostra a saisi la Commission le 14 mai 1990. Elle se plaignait de l’inaction de la municipalité de Lorca face aux nuisances causées par une station d’épuration installée à quelques mètres de sa maison; invoquant les articles 8 par. 1 et 3 (art. 8-1, art. 3) de la Convention, elle s’estimait victime d’une violation du droit au respect de son domicile rendant impossible sa vie privée et familiale, ainsi que d’un traitement dégradant.
31. La Commission a retenu la requête (no 16798/90) le 8 juillet 1992. Dans son rapport du 31 août 1993 (article 31) (art. 31), elle conclut, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8), mais non de l’article 3 (art. 3). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt*.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
32. Le Gouvernement a invité la Cour à accueillir ses exceptions préliminaires ou, à défaut, à constater "l’absence de manquement (...) du Royaume d’Espagne aux obligations découlant de la Convention".
33. A l’audience, le conseil de la requérante a prié la Cour "de déclarer que, dans l’affaire López Ostra, l’Etat espagnol n’a pas respecté les obligations que lui imposent les articles 8 et 3 (art. 8, art. 3) de la Convention".
EN DROIT
34. La requérante allègue la violation des articles 8 et 3 (art. 8, art. 3) de la Convention, en raison des odeurs, bruits et fumées polluantes provoqués par une station d’épuration d’eaux et de déchets installée à quelques mètres de son domicile. Elle en impute la responsabilité aux autorités espagnoles, qui auraient fait preuve de passivité.
I.  SUR LES EXCEPTIONS PRELIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
A. Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes
35. Le Gouvernement soutient, comme déjà devant la Commission, que Mme López Ostra n’a pas épuisé les voies de recours internes. Le recours spécial en protection des droits fondamentaux choisi par elle (paragraphes 10-15 et 24-25 ci-dessus) ne serait pas le moyen adéquat pour soulever des questions de légalité ordinaire et des controverses d’ordre scientifique sur les effets d’une station d’épuration. En effet, il s’agirait d’une procédure abrégée et rapide pour donner une solution à des violations manifestes de droits fondamentaux, et l’administration de preuves s’y trouverait réduite.
En revanche, l’intéressée aurait dû emprunter tant la voie pénale que la voie administrative ordinaire qui avaient démontré leur efficacité dans des circonstances similaires. Ainsi, pour les mêmes faits, ses belles-soeurs ont engagé une procédure ordinaire en avril 1990, puis déposé une plainte pénale le 13 novembre 1991. Les juridictions compétentes ont ordonné la fermeture de la station dès les 18 septembre et 15 novembre 1991 respectivement, mais l’exécution de ces décisions a été suspendue en raison des appels de la ville et du ministère public (paragraphes 16 et 17 ci-dessus). Le 27 octobre 1993, la station a été fermée sur ordonnance du juge pénal, mais les deux procédures sont toujours pendantes devant les tribunaux espagnols. Si la Cour se prononçait dans cette affaire, comme le fait la Commission dans son rapport, sur la base des documents produits par les parties et concernant lesdites procédures, sa décision préjugerait du résultat de celles-ci.
36. La Cour estime au contraire, avec la Commission et la requérante, que le recours spécial en protection des droits fondamentaux dont cette dernière a saisi l’Audiencia Territorial de Murcie (paragraphe 10 ci-dessus) constituait un moyen efficace et rapide de redresser les griefs relatifs aux droits au respect de son domicile et de son intégrité physique. D’autant plus que ledit recours aurait pu produire l’effet voulu par la requérante, c’est-à-dire la fermeture de la station d’épuration. Le ministère public avait d’ailleurs conclu, devant les deux juridictions qui connurent de l’affaire au fond (l’Audiencia Territorial de Murcie et le Tribunal suprême - paragraphes 11 et 13 ci-dessus), qu’il fallait accueillir le recours de l’intéressée.
37. Au sujet de la nécessité d’attendre le dénouement des deux procédures engagées par les belles-soeurs de Mme López Ostra devant les juridictions ordinaires (administrative et pénale), la Cour constate avec la Commission que la requérante n’est pas partie auxdites instances. Au demeurant l’objet de celles-ci ne coïncide pas complètement avec celui du recours en protection des droits fondamentaux, et donc de la requête à Strasbourg, même si elles pourraient aboutir au résultat voulu. En effet, la procédure administrative ordinaire concerne, notamment, une autre question, celle de l’absence d’autorisation municipale pour l’installation et le fonctionnement de la station. De même, le problème de l’éventuelle responsabilité pénale de SACURSA pour un possible délit écologique diffère de celui de l’inactivité de la ville, ou d’autres autorités nationales compétentes, en ce qui concerne les nuisances causées par la station litigieuse.
38. Reste à savoir, enfin, si l’intéressée devait entamer elle-même l’une ou l’autre des deux procédures en question pour épuiser les voies de recours internes. La Cour marque ici à nouveau son accord avec la Commission. La requérante ayant fait usage d’un recours efficace et pertinent par rapport à la violation dont elle se plaint, elle n’était pas obligée d’en intenter également d’autres, moins rapides.
Elle a donc laissé aux juridictions de son pays l’occasion que l’article 26 (art. 26) de la Convention a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants: redresser les manquements allégués à leur encontre (voir, entre autres, les arrêts De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique du 18 juin 1971, série A no 12, p. 29, par. 50, et Guzzardi c. Italie du 6 novembre 1980, série A no 39, p. 27, par. 72).
39. Il échet donc de rejeter l’exception.
B. Sur l’exception tirée du défaut de la qualité de victime
40. Le Gouvernement soulève une seconde exception déjà présentée à la Commission. Il admet que Mme López Ostra, comme d’ailleurs les autres habitants de Lorca, a subi de graves nuisances provoquées par la station jusqu’au 9 septembre 1988, date de l’arrêt partiel des activités de cette dernière (paragraphe 9 ci-dessus). Cependant, à supposer même que des odeurs ou des bruits - non excessifs - aient pu continuer après cette date, l’intéressée aurait perdu entre-temps la qualité de victime: depuis février 1992, la famille López Ostra a été relogée dans un appartement au centre ville aux frais de la municipalité, puis, en février 1993, elle a emménagé dans une maison achetée par la famille (paragraphe 21 ci-dessus). En tout cas, la fermeture de la station en octobre 1993 aurait mis fin à toute nuisance, de sorte que désormais ni la requérante ni ses proches ne subiraient les prétendus effets indésirables du fonctionnement de ladite station.
41. A l’audience, le délégué de la Commission a fait remarquer que la décision du juge d’instruction du 27 octobre 1993 (paragraphe 22 ci-dessus) ne dépouille pas de la qualité de victime une personne que les conditions de l’environnement ont forcée à abandonner son domicile, puis à acheter une autre maison.
42. La Cour partage cette opinion. Ni le déménagement de Mme López Ostra ni la fermeture - encore provisoire (paragraphe 22 ci-dessus) - de la station d’épuration n’effacent le fait que l’intéressée et les membres de sa famille ont vécu des années durant à douze mètres d’un foyer d’odeurs, bruits et fumées.
Quoi qu’il en soit, si la requérante pouvait maintenant regagner son ancien logement après la décision de clôture, ce serait un élément à retenir pour le calcul du préjudice subi par elle, mais ne lui ôterait pas la qualité de victime (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, série A no 31, pp. 13-14, par. 27, et Inze c. Autriche du 28 octobre 1987, série A no 126, p. 16, par. 32).
43. L’exception se révèle donc non fondée.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 8 (art. 8) DE LA CONVENTION
44. Mme López Ostra allègue en premier lieu une violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention, ainsi rédigé:
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui."
La Commission partage cette opinion, que le Gouvernement combat.
45. Le Gouvernement fait remarquer que le grief soulevé devant la Commission et retenu par elle (paragraphes 30 et 31 ci-dessus) ne coïncide pas avec celui que les juridictions espagnoles examinèrent dans le cadre du recours en protection des droits fondamentaux, car il se fonderait sur des affirmations, rapports médicaux et expertises techniques postérieurs audit recours et totalement étrangers à ce dernier.
46. Pareil argument n’emporte pas la conviction de la Cour. La requérante critiquait une situation qui s’était prolongée en raison de l’inaction de la municipalité et des autres autorités compétentes. Ladite inaction constituait un des éléments essentiels des griefs présentés à la Commission tout comme du recours devant l’Audiencia Territorial de Murcie (paragraphe 10 ci-dessus). Qu’elle ait persisté après la saisine de la Commission et sa décision sur la recevabilité, ne saurait être retenu contre l’intéressée. La Cour peut tenir compte de faits postérieurs à l’introduction de la requête - et même à l’adoption de la décision sur la recevabilité - lorsqu’il s’agit d’une situation appelée à perdurer (voir, en premier lieu, l’arrêt Neumeister c. Autriche du 27 juin 1968, série A no 8, p. 21, par. 28, et p. 38, par. 7).
47. Mme López Ostra prétend qu’en dépit de l’arrêt partiel des activités de la station le 9 septembre 1988, celle-ci a continué à dégager des fumées, des bruits répétitifs et de fortes odeurs, qui ont rendu insupportable le cadre de vie de sa famille et provoqué chez elle-même et ses proches de sérieux problèmes de santé. Elle allègue à cet égard une violation de son droit au respect de son domicile.
48. Le Gouvernement conteste la réalité et la gravité de la situation décrite (paragraphe 40 ci-dessus).
49. S’appuyant sur des rapports médicaux et d’expertise fournis tantôt par le Gouvernement tantôt par la requérante (paragraphes 18-19 ci-dessus), la Commission a constaté, notamment, que les émanations de sulfure d’hydrogène provenant de la station dépassaient le seuil autorisé, qu’elles pouvaient entraîner un danger pour la santé des habitants des logements proches et, enfin, qu’il pouvait y avoir un lien de causalité entre lesdites émanations et les affections dont souffrait la fille de la requérante.
50. Selon la Cour, ces constats ne font que confirmer le premier rapport d’expertise soumis le 19 janvier 1989 à l’Audiencia Territorial par l’Agence régionale pour l’environnement et la nature, dans le cadre du recours en protection des droits fondamentaux intenté par Mme López Ostra. Le ministère public soutint ledit recours tant en première qu’en seconde instance (paragraphes 11 et 13 ci-dessus). L’Audiencia Territorial elle-même admit que les nuisances litigieuses, sans constituer un danger grave pour la santé, causaient une détérioration de la qualité de vie des riverains, détérioration qui cependant ne se révélait pas suffisamment sérieuse pour enfreindre les droits fondamentaux reconnus dans la Constitution (paragraphe 11 ci-dessus).
51. Il va pourtant de soi que des atteintes graves à l’environnement peuvent affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale, sans pour autant mettre en grave danger la santé de l’intéressée.
Que l’on aborde la question sous l’angle d’une obligation positive de l’Etat - adopter des mesures raisonnables et adéquates pour protéger les droits de l’individu en vertu du paragraphe 1 de l’article 8 (art. 8-1) -, comme le souhaite dans son cas la requérante, ou sous celui d’une "ingérence d’une autorité publique", à justifier selon le paragraphe 2 (art. 8-2), les principes applicables sont assez voisins. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble, l’Etat jouissant en toute hypothèse d’une certaine marge d’appréciation. En outre, même pour les obligations positives résultant du paragraphe 1 (art. 8-1), les objectifs énumérés au paragraphe 2 (art. 8-2) peuvent jouer un certain rôle dans la recherche de l’équilibre voulu (voir, notamment, les arrêts Rees c. Royaume-Uni du 17 octobre 1986, série A no 106, p. 15, par. 37, et Powell et Rayner c. Royaume-Uni du 21 février 1990, série A no 172, p. 18, par. 41).
52. Il ressort du dossier que la station d’épuration litigieuse fut construite en juillet 1988 par SACURSA pour résoudre un grave problème de pollution existant à Lorca à cause de la concentration de tanneries. Or, dès son entrée en service, elle provoqua des nuisances et troubles de santé chez de nombreux habitants (paragraphes 7 et 8 ci-dessus).
Certes, les autorités espagnoles, et notamment la municipalité de Lorca, n’étaient pas en principe directement responsables des émanations dont il s’agit. Toutefois, comme le signale la Commission, la ville permit l’installation de la station sur des terrains lui appartenant et l’Etat octroya une subvention pour sa construction (paragraphe 7 ci-dessus).
53. Le conseil municipal réagit avec célérité en relogeant gratuitement au centre ville pendant les mois de juillet, août et septembre 1988 les résidents affectés, puis en closant l’une des activités de la station à partir du 9 septembre (paragraphes 8 et 9 ci-dessus). Cependant, ses membres ne pouvaient ignorer que les problèmes d’environnement persistèrent après cette clôture partielle (paragraphes 9 et 11 ci-dessus). Cela fut d’ailleurs corroboré dès le 19 janvier 1989 par le rapport de l’Agence régionale pour l’environnement et la nature, puis confirmé par des expertises en 1991, 1992 et 1993 (paragraphes 11 et 18 ci-dessus).
54. D’après Mme López Ostra, les pouvoirs généraux de police, attribués à la municipalité par le règlement de 1961, obligeaient ladite municipalité à agir. En outre, la station ne réunissait pas les conditions requises par la loi, notamment en ce qui concernait son emplacement et l’absence de permis municipal (paragraphes 8, 27 et 28 ci-dessus).
55. Sur ce point, la Cour rappelle que la question de la légalité de l’installation et du fonctionnement de la station demeure pendante devant le Tribunal suprême depuis 1991 (paragraphe 16 ci-dessus). Or, d’après sa jurisprudence constante, il incombe au premier chef aux autorités nationales, et spécialement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, entre autres, l’arrêt Casado Coca c. Espagne du 24 février 1994, série A no 285-A, p. 18, par. 43).
De toute manière, la Cour estime qu’en l’occurrence il lui suffit de rechercher si, à supposer même que la municipalité se soit acquittée des tâches qui lui revenaient d’après le droit interne (paragraphes 27-28 ci-dessus), les autorités nationales ont pris les mesures nécessaires pour protéger le droit de la requérante au respect de son domicile ainsi que de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 (art. 8) (voir entre autres, mutatis mutandis, l’arrêt X et Y c. Pays-Bas du 26 mars 1985, série A no 91, p. 11, par. 23).
56. Il échet de constater que non seulement la municipalité n’a pas pris après le 9 septembre 1988 des mesures à cette fin, mais aussi qu’elle a contrecarré des décisions judiciaires allant dans ce sens. Ainsi, dans la procédure ordinaire entamée par les belles-soeurs de Mme López Ostra, elle a interjeté appel contre la décision du Tribunal supérieur de Murcie du 18 septembre 1991 ordonnant la fermeture provisoire de la station, de sorte que cette mesure resta en suspens (paragraphe 16 ci-dessus).
D’autres organes de l’Etat ont aussi contribué à prolonger la situation. Ainsi, le ministère public attaqua, le 19 novembre 1991, la décision de fermeture provisoire prise par le juge d’instruction de Lorca le 15 dans le cadre des poursuites pour délit écologique (paragraphe 17 ci-dessus), si bien que la mesure est restée inexécutée jusqu’au 27 octobre 1993 (paragraphe 22 ci-dessus).
57. Le Gouvernement rappelle que la ville a assumé les frais de location d’un appartement au centre de Lorca, que la requérante et sa famille ont occupé du 1er février 1992 jusqu’en février 1993 (paragraphe 21 ci-dessus).
La Cour note cependant que les intéressés ont dû subir pendant plus de trois ans les nuisances causées par la station, avant de déménager avec les inconvénients que cela comporte. Ils ne l’ont fait que lorsqu’il apparut que la situation pouvait se prolonger indéfiniment et sur prescription du pédiatre de la fille de Mme López Ostra (paragraphes 16, 17 et 19 ci-dessus). Dans ces conditions, l’offre de la municipalité ne pouvait pas effacer complètement les nuisances et inconvénients vécus.
58. Compte tenu de ce qui précède - et malgré la marge d’appréciation reconnue à l’Etat défendeur -, la Cour estime que celui-ci n’a pas su ménager un juste équilibre entre l’intérêt du bien-être économique de la ville de Lorca - celui de disposer d’une station d’épuration - et la jouissance effective par la requérante du droit au respect de son domicile et de sa vie privée et familiale.
Il y a donc eu violation de l’article 8 (art. 8) .
III.   SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 3 (art. 3) DE LA CONVENTION
59. Selon Mme López Ostra, les faits reprochés à l’Etat défendeur revêtent une telle gravité et ont suscité chez elle une telle angoisse qu’ils peuvent raisonnablement passer pour des traitements dégradants prohibés par l’article 3 (art. 3) de la Convention, ainsi libellé:
"Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants."
Gouvernement et Commission considèrent qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.
60. Tel est aussi l’avis de la Cour. Les conditions dans lesquelles la requérante et sa famille vécurent pendant quelques années furent certainement très difficiles, mais elles ne constituent pas un traitement dégradant au sens de l’article 3 (art. 3).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
61. Aux termes de l’article 50 (art. 50),
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
Mme López Ostra réclame une indemnité pour dommage et le remboursement de frais et dépens.
A. Dommage
62. La requérante affirme que l’installation et le fonctionnement d’une station d’épuration de déchets à côté de son logement l’ont obligée à modifier radicalement son mode de vie. Elle demande en conséquence les sommes suivantes en réparation du dommage subi:
a) 12 180 000 pesetas pour l’angoisse éprouvée du 1er octobre 1988 au 31 janvier 1992, lorsqu’elle habitait dans son ancien foyer;
b) 3 000 000 pesetas pour l’anxiété causée par la grave maladie de sa fille;
c) 2 535 000 pesetas pour les inconvénients provoqués par son déménagement, non désiré, à partir du 1er février 1992;
d) 7 000 000 pesetas pour le coût de la nouvelle maison qu’elle a été obligée d’acheter en février 1993 en raison de la précarité du logement offert par la municipalité de Lorca;
e) 295 000 pesetas pour les frais d’installation dans ladite maison.
63. Le Gouvernement trouve ces demandes exagérées. Il fait remarquer que la ville de Lorca a payé le loyer de l’appartement que Mme López Ostra a occupé avec sa famille au centre ville depuis le 1er février 1992 jusqu’à son emménagement dans son nouveau logement.
64. Quant au délégué de la Commission, il estime excessive la somme globale sollicitée. En ce qui concerne le préjudice matériel, il considère que si l’intéressée pouvait en principe réclamer une nouvelle maison, elle devait en échange donner son ancien foyer, toute proportion gardée.
65. La Cour admet que Mme López Ostra a subi un certain dommage en raison de la violation de l’article 8 (art. 8) (paragraphe 58 ci-dessus): la valeur de l’ancien appartement a dû diminuer et l’obligation de déménager a dû entraîner des frais et inconvénients. En revanche, il n’y a pas de raison de lui octroyer le coût de sa nouvelle maison, puisqu’elle conserve son ancien logement. Il faut aussi tenir compte du fait que la municipalité a payé pendant un an le loyer de l’appartement occupé par la requérante et sa famille au centre de Lorca et que la station d’épuration a été fermée provisoirement par le juge d’instruction le 27 octobre 1993 (paragraphe 22 ci-dessus).
D’autre part, l’intéressée a éprouvé un tort moral indéniable; outre les nuisances provoquées par les émanations de gaz, les bruits et les odeurs provenant de l’usine, elle a ressenti de l’angoisse et de l’anxiété en voyant la situation perdurer et l’état de santé de sa fille se dégrader.
Les chefs de dommage retenus ne se prêtent pas à un calcul exact. Statuant en équité comme le veut l’article 50 (art. 50), la Cour alloue 4 000 000 pesetas à Mme López Ostra.
B. Frais et dépens
1. Devant les juridictions internes
66. Pour les frais et dépens devant les juridictions nationales, la requérante réclame une somme totale de 850 000 pesetas.
67. Gouvernement et délégué de la Commission signalent que Mme López Ostra a bénéficié de l’assistance judiciaire gratuite en Espagne, de sorte qu’elle n’est pas tenue de rémunérer son avocat, lequel devrait recevoir de l’Etat le paiement de ses honoraires.
68. La Cour constate elle aussi que l’intéressée n’a pas supporté de frais à cet égard et rejette donc la demande dont il s’agit. Me Mazón Costa ne saurait revendiquer sur la base de l’article 50 (art. 50) une satisfaction équitable pour son propre compte car il a accepté les conditions de l’assistance judiciaire accordée à sa cliente (voir, entre autres, l’arrêt Delta c. France du 19 décembre 1990, série A no 191-A, p. 18, par. 47).
2. Devant les organes de la Convention
69. Mme López Ostra revendique 2 250 000 pesetas pour les honoraires de son avocat dans la procédure devant la Commission et la Cour, moins les sommes versées par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.
70. Gouvernement et délégué de la Commission estiment ce montant excessif.
71. A la lumière des critères se dégageant de sa jurisprudence, la Cour juge équitable d’accorder de ce chef à la requérante 1 500 000 pesetas, moins les 9 700 francs français payés par le Conseil de l’Europe.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
1.  Rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention;
3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 (art. 3) de la Convention;
4.  Dit que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, 4 000 000 (quatre millions) pesetas pour dommage et 1 500 000 (un million cinq cent mille) pesetas, moins 9 700 (neuf mille sept cents) francs français, à convertir en pesetas au taux de change applicable à la date du prononcé du présent arrêt, pour frais et dépens;
5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 9 décembre 1994.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier f.f.
* L'affaire porte le n° 41/1993/436/515.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9).  Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
* Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 303-C de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut s'en procurer copie auprès du greffe.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT LÓPEZ OSTRA c. ESPAGNE
ARRÊT LÓPEZ OSTRA c. ESPAGNE


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 16798/90
Date de la décision : 09/12/1994
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (non-épuisement) ; Exception préliminaire rejetée (victime) ; Violation de l'Art. 8 ; Non-violation de l'Art. 3 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 3) PEINE DEGRADANTE, (Art. 34) VICTIME, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, (Art. 8-1) RESPECT DU DOMICILE


Parties
Demandeurs : LÓPEZ OSTRA
Défendeurs : ESPAGNE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1994-12-09;16798.90 ?

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