SUR LA RECEVABILITE sur la requête No 18143/91 présentée par A.G. contre la France __________ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 31 mars 1993 en présence de MM. S. TRECHSEL, Président de la Deuxième Chambre G. JÖRUNDSSON A. WEITZEL J.-C. SOYER H.G. SCHERMERS H. DANELIUS Mme G.H. THUNE MM. F. MARTINEZ J.-C. GEUS M. NOWICKI M. K. ROGGE, Secrétaire de la Deuxième Chambre ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 15 mars 1991 par A.G. contre la France et enregistrée le 2 mai 1991 sous le No de dossier 18143/91 ; Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 1er juillet 1992 et les observations en réponse présentées par le requérant le 9 novembre 1992 ; Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : EN FAIT Le requérant, de nationalité libyenne, est né en 1955. Il est animateur professeur de musique et réside à Rouen. Dans la procédure devant la Commission, il est représenté par Maître Philippe Lescene, avocat à Rouen. Les faits, tels que présentés par les parties, peuvent se résumer ainsi. Le requérant a été poursuivi pour avoir, de fin 1987 à mai 1988, contrevenu aux dispositions réglementaires concernant les substances vénéneuses en transportant, détenant, offrant, cédant ou acquérant du haschich et de l'héroïne. Par jugement du 5 septembre 1989, le tribunal de grande instance de Dieppe déclara le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à quatre années d'emprisonnement, à une interdiction de territoire pour une durée de cinq ans et décerna à son encontre un mandat d'arrêt. Le requérant saisit la cour d'appel de Rouen et, lors de l'audience du 8 novembre 1989, souleva in limine litis une exception de nullité tirée de l'absence, dans le dossier d'instruction, des documents permettant de vérifier la régularité de la nomination des différents juges d'instruction. Le ministère public, sur l'exception soulevée, requit de la cour certaines investigations auprès du tribunal de grande instance de Dieppe en vue d'obtenir les documents désignant les magistrats instructeurs. Au cours du délibéré, le ministère public fit parvenir à la cour un certain nombre de pièces. La défense n'ayant pas eu connaissance de ces documents, la cour renvoya l'affaire à l'audience du 13 décembre 1989. Le requérant requit l'annulation de tous les actes d'instruction en raison de l'irrégularité des documents désignant les magistrats instructeurs et sollicita une relaxe. La cour d'appel, par arrêt du 28 décembre 1989, confirma la culpabilité du requérant, maintint la peine d'emprisonnement, mais frappa le requérant d'une interdiction définitive du territoire français. Le requérant se pourvut alors en cassation. Par arrêt du 15 octobre 1990, la Cour de cassation rejeta l'ensemble des moyens soulevés par le requérant. Elle estima que le moyen tiré de la violation de l'article 8 de la Convention était irrecevable, le requérant ne l'ayant pas soulevé in limine litis devant les premiers juges.
GRIEFS Le requérant se plaint tout d'abord d'avoir fait l'objet d'écoutes téléphoniques portant atteinte à son droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance, en violation des dispositions de l'article 8 de la Convention. Il se plaint ensuite de n'avoir pas bénéficié d'un procès équitable en violation de l'article 6 par. 1 de la Convention, au motif que la Cour de cassation n'aurait pas examiné les moyens tirés des diverses exceptions de procédure soulevés devant elle. Il se plaint enfin d'une atteinte aux droits de la défense, en violation de l'article 6 par. 3 c) et d) de la Convention.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION La présente requête a été introduite le 15 mars 1991 et enregistrée le 2 mai 1991. Le 13 janvier 1992, la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur et de l'inviter à présenter par écrit des observations sur sa recevabilité et son bien-fondé. Le Gouvernement a présenté ses observations le 1er juillet 1992, après deux prorogations du délai. Les observations en réponse du requérant ont été présentées le 9 novembre 1992.
EN DROIT Le requérant allègue pour l'essentiel que la mise sur table d'écoutes, sur commission rogatoire du juge d'instruction, et l'interception de conversations téléphoniques dont il a fait l'objet, constituent une ingérence injustifiée dans l'exercice du droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance, en violation de l'article 8 (art. 8) de la Convention, ainsi libellé : "1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui." Le requérant se plaint en outre de n'avoir pas bénéficié d'un procès équitable au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention au motif que la Cour de cassation n'aurait pas examiné les moyens tirés des diverses exceptions de procédure soulevées devant elle.
1. Le Gouvernement excipe d'emblée du non-épuisement des voies de recours internes au sens de l'article 26 (art. 26) de la Convention. Le Gouvernement relève que le requérant n'a pas régulièrement soulevé devant les juridictions internes le grief tiré de l'article 8 (art. 8) de la Convention. Il s'est borné à soulever le moyen devant la Cour de cassation qui l'a rejeté pour forclusion. En effet, la Cour de cassation a fait application de l'article 385 du Code de procédure pénale qui dispose que "les exceptions tirées de la nullité soit de la citation, soit de la procédure antérieure, doivent à peine de forclusion, être présentées avant toute défense au fond." Dans ces conditions, la Cour de cassation ne pouvait que constater la forclusion. Pour le Gouvernement et selon une jurisprudence constante des organes de la Convention, doit être assimilée à un défaut d'épuisement des voies de recours internes une voie de recours irrégulièrement introduite. Tel est bien le cas en l'espèce. Dès lors, de l'avis du Gouvernement, le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes pour ce qui est de la prétendue violation de l'article 8 (art. 8) de la Convention. Quant au grief tiré de l'article 6 (art. 6) de la Convention et selon le Gouvernement, force est de constater qu'il n'a jamais été soulevé devant les juridictions françaises. Dès lors, le requérant ne peut soutenir pour la première fois devant la Commission européenne une prétendue violation de la Convention à laquelle les tribunaux français n'ont pas été mis en mesure de remédier. Le requérant conteste cette argumentation. Il considère que la règle du non-épuisement ne saurait lui être opposée puisqu'au moment des faits, tout recours portant sur la prétendue illégalité des écoutes, était voué à l'échec. La Commission rappelle qu'elle a eu l'occasion d'affirmer à maintes reprises qu'est dispensé d'exercer un recours internes celui qui établit qu'en vertu de la jurisprudence ce recours est voué à l'échec (voir par exemple N° 8346/78, déc. 6.3.80, D.R. 19 p. 230). La Commission relève qu'à l'époque où les tribunaux ont statué dans le cas d'espèce, les juridictions françaises n'ont estimé contraires à l'article 8 (art. 8) de la Convention ou au droit interne stricto sensu que des écoutes accompagnées d'un artifice ou stratagème (voir notamment Cour de cass. Ch. crim. 4.11.87, 15.2.88 et 15.3.88) ou réalisées sans commission rogatoire, au stade de l'enquête préliminaire (voir notamment Cour de cass. Ch. crim. 13.6.89, Bull. N° 254 pp. 635-637) ou dans des conditions demeurées obscures au mépris des droits de la défense (voir cour d'appel de Paris, Ch. d'acc. 31.10.84, GP 1985 sommaires pp. 94-95). Dans tous les autres cas, les juridictions ont tantôt constaté l'absence de violation, tantôt déclaré le moyen irrecevable pour des raisons diverses. La tentative de voir reconnaître dans les présentes affaires une violation de l'article 8 (art. 8) de la Convention était, eu égard à ce contexte juridique, de toute évidence vouée à l'échec. La Commission considère à la lumière de ce qui précède qu'à l'époque des faits, le requérant ne disposait d'aucune voie de droit lui permettant de faire censurer des écoutes téléphoniques qui ne lui paraissaient pas conformes aux dispositions de l'article 8 (art. 8) de la Convention. Il s'ensuit que l'objection du Gouvernement tiré du non- épuisement des voies de recours internes quant au grief tiré de l'article 8 (art. 8) de la Convention ne saurait être retenue. D'autre part et eu égard à la jurisprudence précitée et à l'étroite corrélation entre les deux griefs du requérant, l'illégalité des écoutes téléphoniques pouvant porter atteinte à l'équité de la procédure, l'objection du Gouvernement tiré du non-épuisement des voies de recours internes quant au grief tiré de l'article 6 (art. 6) de la Convention ne saurait non plus être retenue.
2. A titre subsidiaire, le Gouvernement défendeur estime que les griefs du requérant tirés des articles 8 et 6 (art. 8, 6) de la Convention sont dénués de fondement. Il reconnaît que les conversations interceptées entre le requérant et d'autres interlocuteurs constituent une ingérence dans la vie privée du requérant. Cependant, il estime qu'en l'espèce, à la différence des affaires Kruslin et Huvig, la qualité de la "loi" était, au moment où la Cour de cassation a statué, conforme au regard des exigences prévues par l'article 8 (art. 8) de la Convention telles que définies par la jurisprudence de la Cour européenne. La Cour européenne ayant admis dans ses arrêts précités l'existence d'une base légale en droit interne, ainsi que l'accessibilité de la loi, le Gouvernement se contente de démontrer qu'en l'espèce l'exigence tenant à la qualité de la loi était remplie. Cette opinion est motivée par trois éléments. D'une part, le Garde des Sceaux avait, dès le 27 avril 1990, transmis à tous les chefs de juridictions une circulaire visant à mettre en conformité la pratique des tribunaux avec la jurisprudence de la Cour européenne. Il y indiquait notamment qu'il appartenait "aux juridictions du fond, sous le contrôle de la Cour de cassation, d'élargir leur contrôle sur les modalités de mise en oeuvre des écoutes téléphoniques, telles que précisées par la Cour européenne". Pour le Gouvernement, c'est bien dans ce sens que le contrôle a été effectué par la Cour de cassation dans la présente affaire. D'autre part, il résulte de cette circulaire que le Garde des Sceaux entendait faire appliquer les règles définies dans les arrêts précités immédiatement et directement à tous les cas d'écoutes téléphoniques dont étaient saisies les autorités judiciaires dès le 24 avril 1990, date des arrêts précités de la Cour européenne. Enfin, la Cour européenne avait déjà rendu ses arrêts Kruslin et Huvig lorsque la Cour de cassation a rendu son arrêt dans la présente affaire (15 octobre 1990). Et le Gouvernement d'ajouter que la Cour de cassation avait déjà eu l'occasion à propos de plusieurs affaires postérieures aux arrêts de la Cour européenne de préciser qu'elle exerçait son contrôle en fonction des critères et des garanties mises à l'exercice de l'ingérence telles qu'elles avaient été définies par la Cour européenne au paragraphe 35 de son arrêt Kruslin. Ce n'est que parce qu'elle n'avait pas été saisie régulièrement dans la présente affaire qu'elle n'a pu à nouveau exercer ce contrôle. Dès lors, pour le Gouvernement, l'exigence de prévisibilité existait bien dans la présente affaire. Enfin, le Gouvernement estime qu'en l'espèce l'ingérence dans la vie privée du requérant était parfaitement justifiée au regard du paragraphe 2 de l'article 8 (art. 8-2) de la Convention. En effet, outre les garanties judiciaires dont les interceptions se sont accompagnées comme toutes les interceptions effectuées à cette époque, le Gouvernement souligne que les écoutes avaient été ordonnées par le magistrat instructeur dans une affaire de stupéfiants, délit particulièrement grave. Pour le Gouvernement, il est indéniable que l'écoute était justifiée en l'espèce par la gravité de l'infraction et que l'ingérence dans la vie privée du requérant était nécessaire à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales. Le requérant conteste cette argumentation. Il soutient qu'à l'époque des faits, en 1987 et 1988, il n'existait dans le système juridique français aucune loi autorisant les écoutes téléphoniques qui soit suffisamment précise au sens de l'article 8 (art. 8) de la Convention. En effet, la circulaire du Garde des Sceaux du 27 avril 1990 ne constitue pas, selon lui, une "loi" au sens de cette disposition de la Convention. D'autre part, le requérant souligne que les écoutes litigieuses ont été organisées dans des conditions douteuses par une commission rogatoire délivrée par un magistrat non habilité ; elle n'ont pas été toutes transcrites, ni limitées dans le temps, ni à certaines conversations. En conclusion, le requérant considère qu'au moment des faits le système applicable en France, en matière d'écoutes téléphoniques effectuées dans le cadre d'une information judiciaire, ne répondait pas aux exigences de l'article 8 (art. 8) de la Convention. D'autre part, quant à l'article 6 (art. 6) de la Convention, le Gouvernement soutient que les écoutes téléphoniques mises en cause étaient légales au regard du droit interne. S'agissant de la régularité des interceptions de communication, le Gouvernement tient à souligner que la Cour de cassation n'a pas eu à se prononcer en raison de la tardiveté de l'exception soulevée par le requérant. Cet aspect ne saurait dès lors être remis en cause, compte tenu du caractère définitif de l'arrêt de la Cour de cassation. En outre, la culpabilité du requérant aurait été discutée en fonction d'autres éléments que les écoutes téléphoniques tels que des témoignages de coïnculpés, ainsi que d'autres éléments concordants. Pour le Gouvernement, la présomption d'innocence n'a donc pas été méconnue et la culpabilité régulièrement établie, conformément à l'article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention. D'autre part et selon le Gouvernement, l'équité de la procédure au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention ne saurait être mise en doute. Le Gouvernement se réfère à cet égard à l'arrêt de la Cour européenne dans l'affaire Schenk du 12 juillet 1988, et souligne qu'en l'espèce également les écoutes n'ont pas constitué le seul moyen de preuve pour motiver la condamnation du requérant. Le requérant conteste cette argumentation. Il soutient d'abord que le système français en matière d'écoutes téléphoniques, en vigueur au moment des faits, ne répondait à aucune des exigences de la Convention. En outre, le requérant soutient que ce sont les écoutes qui, bien qu'illégales, ont conduit à sa condamnation. A présent, la Commission est appelée à rechercher si, en l'espèce, la mise sur table d'écoutes dont le requérant a fait l'objet, constitue une ingérence dans l'exercice du droit au respect de la vie privée et de la correspondance au sens de l'article 8 par. 1 (art. 8-1) de la Convention qui puisse se justifier au regard du paragraphe 2 de ladite disposition. La Commission rappelle tout d'abord que selon la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme, les conversations téléphoniques se trouvent incluses dans les notions de "vie privée" et de "correspondance" au sens de l'article 8 (art. 8). L'interception de conversations téléphoniques s'analyse, dès lors, en une ingérence d'une autorité publique dans l'exercice d'un droit garanti par le paragraphe 1 de l'article 8 (art. 8) (Cour. eur. D.H., arrêt Klass et autres du 6 septembre 1978, série A n° 28, p. 21, par. 40, arrêt Malone du 2 août 1984, série A n° 82, p. 30, par. 64 et plus récemment, arrêts Kruslin et Huvig du 24 avril 1990, série A n° 176, respectivement p. 20, par. 26 et p. 52, par. 25). La Commission a procédé à un examen préliminaire des arguments des parties, à la lumière notamment des arrêts précités de la Cour européenne des Droits de l'Homme. Elle estime que cet aspect de la requête pose de sérieuses questions au regard du paragraphe 2 de l'article 8 (art. 8), notamment la question de savoir si les normes juridiques nationales qui constituent la base légale de la mesure en question indiquent avec assez de clarté l'étendue et les modalités d'exercice du pouvoir d'appréciation des autorités dans le domaine considéré et offrent un degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique (voir arrêts Kruslin et Huvig précités, respectivement p. 24, par. 36 et p. 56, par. 35). Ces questions ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête mais nécessitent un examen au fond. Dès lors cette partie de la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention, aucun autre motif d'irreceva- bilité n'ayant été relevé à ce égard. Dans la mesure où le requérant allègue en outre une atteinte à l'équité de la procédure garantie par l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention en ce que sa culpabilité n'aurait pas été légalement établie, la Commission relève que ce grief est étroitement lié au grief principal tiré de l'article 8 (art. 8) de la Convention et ne saurait dès lors être déclaré manifestement mal fondé au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité, DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés. Le Secrétaire de la Le Président de la Deuxième Chambre Deuxième Chambre (K.ROGGE) (S. TRECHSEL)