En l'affaire Idrocalce S.r.l. c. Italie*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président, F. Matscher, B. Walsh, C. Russo, A. Spielmann, N. Valticos, A.N. Loizou, J.M. Morenilla, F. Bigi,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 octobre 1991 et 24 janvier 1992,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
_______________ Notes du greffier * L'affaire porte le n° 8/1991/260/331. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes. ** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990. _______________
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 8 mars 1991, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 12088/86) dirigée contre la République italienne et dont une société enregistrée dans cet Etat, Idrocalce S.r.l., avait saisi la Commission le 1er avril 1986 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration italienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, la requérante a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).
3. Le 23 avril 1991, le président a estimé qu'il y avait lieu de confier à une chambre unique, en vertu de l'article 21 par. 6 du règlement et dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, l'examen de la présente cause et des affaires Diana, Ridi, Casciaroli, Manieri, Mastrantonio, Owners' Services Ltd, Cardarelli, Golino, Taiuti, Maciariello, Manifattura FL, Steffano, Ruotolo, Vorrasi, Cappello, G. c. Italie, Caffè Roversi S.p.a., Andreucci, Gana, Barbagallo, Cifola, Pandolfelli et Palumbo, Arena, Pierazzini, Tusa, Cooperativa Parco Cuma, Serrentino, Cormio, Lorenzi, Bernardini et Gritti et Tumminelli*.
_______________ * Affaires nos 3/1991/255/326 à 7/1991/259/330; 9/1991/261/332 à 13/1991/265/336; 15/1991/267/338; 16/1991/268/339; 18/1991/270/341; 20/1991/272/343; 22/1991/274/345; 24/1991/276/347; 25/1991/277/348; 33/1991/285/356; 36/1991/288/359; 38/1991/290/361; 40/1991/292/363 à 44/1991/296/367; 50/1991/302/373; 51/1991/303/374; 58/1991/310/381; 59/1991/311/382; 61/1991/313/384 _______________
4. La chambre à constituer de la sorte comprenait de plein droit M. C. Russo, juge élu de nationalité italienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le même jour, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. F. Matscher, M. J. Pinheiro Farinha, Sir Vincent Evans, M. A. Spielmann, M. I. Foighel, M. J.M. Morenilla et M. F. Bigi, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
Par la suite, MM. B. Walsh, A.N. Loizou et N. Valticos, suppléants, ont remplacé respectivement M. Pinheiro Farinha et Sir Vincent Evans, qui avaient donné leur démission et dont les successeurs à la Cour étaient entrés en fonctions avant l'audience, de même que M. Foighel, empêché (articles 2 par. 3, 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).
5. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier adjoint l'agent du gouvernement italien ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le conseil de la requérante au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance ainsi rendue, le greffier a reçu le 16 juillet le mémoire de la requérante et celui du Gouvernement. Par une lettre arrivée le 22 août, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait de vive voix.
6. Le 28 août, la Commission a produit le dossier de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
7. Ainsi que l'avait décidé ce dernier - qui avait autorisé la requérante à employer la langue italienne (article 27 par. 3 du règlement), les débats se sont déroulés en public le 29 octobre, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu: - pour le Gouvernement MM. G. Raimondi, magistrat détaché au Service du contentieux diplomatique du ministère des Affaires étrangères, coagent, G. Manzo, Mme A. Passannanti, magistrats détachés au ministère de la Justice, conseils; - pour la Commission M. J.A. Frowein, délégué; - pour la requérante Me G. Larato, avocat, conseil.
La Cour a entendu en leurs plaidoiries et déclarations, de même qu'en leur réponse à sa question, M. Raimondi et Mme Passannanti pour le Gouvernement, M. Frowein pour la Commission et Me Larato pour Idrocalce S.r.l.
8. Le 10 octobre, le Gouvernement avait déposé ses observations sur les demandes de satisfaction équitable de la requérante (article 50 de la Convention) (art. 50); la Commission a présenté les siennes le 5 novembre.
EN FAIT
9. La requérante est une société à responsabilité limitée en cours de liquidation. En application de l'article 31 par. 1 (art. 31-1) de la Convention, la Commission a constaté les faits suivants (paragraphes 16-26 de son rapport): "16. Par acte notifié les 26 septembre et 2 octobre 1980, l'intéressée assigna devant le tribunal de Tarante M. N. - dont elle était créancière - ainsi que la société E., pour voir déclarer que cette dernière devait à M. N. la somme de 30 000 000 lires italiennes. Son but était de faire retrancher de cette somme celle qui, selon elle, lui était due par M. N. 17. La requérante assigna, en même temps, l'Istituto Nazionale della Previdenza Sociale (INPS), qui avait intérêt à la cause en tant que créditeur de M. N. 18. L'instruction débuta à l'audience du 6 novembre 1980. M. N. et la société E. ne comparurent pas et furent déclarés défaillants. Trois autres audiences eurent lieu les 19 février, 23 avril et 9 juillet 1981. A cette date, la requérante et l'INPS présentèrent leurs conclusions et l'affaire fut attribuée à la chambre compétente du tribunal. 19. Après avoir entendu la requérante et l'INPS à l'audience du 26 mars 1982, la chambre du tribunal estima qu'il était nécessaire de procéder à une audition de témoins (dont la requérante s'était réservé d'indiquer le nom par la suite) pour établir si M. N. était créancier de la société E. et, par ordonnance du 30 avril 1982, renvoya l'affaire devant le juge de la mise en état. 20. Le seul témoin finalement indiqué fut cité à l'audience du 24 juin 1982, puis à celle du 18 novembre 1982, mais il ne se présenta pas. Le 17 février 1983, le juge de la mise en état déclara l'interruption du procès à cause de la faillite de M. N. 21. Le 21 février 1983, la requérante réactiva la procédure, qui reprit à l'audience du 28 avril 1983. Les 14 juillet et 1er décembre 1983, l'examen de l'affaire fut renvoyé à la demande de l'INPS, la requérante et les autres parties n'ayant pas comparu. A l'audience du 1er mars 1984, la requérante et l'INPS présentèrent leurs conclusions et l'affaire fut attribuée à la chambre compétente du tribunal. 22. Après avoir entendu la requérante et l'INPS à l'audience du 2 novembre 1984, cette chambre constata qu'on n'avait pas effectué l'audition qu'elle avait requise par son ordonnance du 30 avril 1982 et, par ordonnance du 16 novembre 1984, renvoya une deuxième fois l'affaire devant le juge de la mise en état. 23. Le témoin à entendre fut cité à l'audience du 14 février 1985, mais il ne comparut pas. Le juge de la mise en état ordonna alors aux carabiniers d'en assurer la présence à l'audience du 16 mai 1985. Cependant, cet ordre ne fut pas exécuté et l'audition n'eut lieu que le 3 octobre 1985. L'affaire étant alors en état, la requérante et l'INPS présentèrent leurs conclusions à l'audience du 9 janvier 1986. 24. L'audience devant la chambre compétente du tribunal eut lieu le 30 janvier 1987 et, par jugement du 13 février 1987, la demande de la requérante fut rejetée à cause de la faillite de M. N. Le texte de la décision fut déposé au greffe le 11 mai 1987. 25. Par acte notifié en date du 31 juillet et du 5 août 1987, la requérante interjeta appel de ce jugement auprès de la cour d'appel de Lecce. 26. Le déroulement de l'instruction devant cette juridiction n'a pas été précisé, mais il apparaît que l'affaire fut mise en délibéré à l'audience du 13 avril 1989. Le 27 avril 1989, la cour d'appel confirma la décision attaquée. Le texte de son arrêt fut déposé au greffe le 10 juin 1989. (...)."
10. D'après les renseignements fournis à la Cour par la requérante, il n'y a pas eu de pourvoi en cassation.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
11. L'intéressée a saisi la Commission le 1er avril 1986. Elle se plaignait de la durée de la procédure civile engagée par elle et invoquait l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
12. La Commission a retenu la requête (n° 12088/86) le 11 mai 1990. Dans son rapport du 5 décembre 1990 (article 31) (art. 31), elle exprime à l'unanimité l'opinion qu'il y a eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt*.
_______________ * Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 229-F de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe. _______________
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
13. A l'audience, le Gouvernement a confirmé la conclusion de son mémoire; il y invitait la Cour à dire "qu'il n'y a pas eu violation de la Convention dans la présente affaire".
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1)
14. La requérante allègue que l'examen de son action civile se prolongea au-delà du "délai raisonnable" prévu à l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, aux termes duquel "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)"
Le Gouvernement combat cette thèse, tandis que la Commission y souscrit.
15. La période à considérer a commencé le 26 septembre 1980, avec l'assignation de M. N. devant le tribunal de Tarante; elle a pris fin le 10 juin 1990, date à laquelle l'arrêt de la cour d'appel devint définitif (arrêt Pugliese (II) c. Italie du 24 mai 1991, série A n° 206-A, p. 8, par. 16).
16. Le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie à l'aide des critères qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour et suivant les circonstances de l'espèce, lesquelles commandent en l'occurrence une évaluation globale.
17. Le Gouvernement excipe du comportement de la requérante - qui en particulier ne réclama pas un traitement plus rapide de sa cause - et de la faillite de M. N., qui entraîna l'interruption du procès.
18. La Cour constate d'abord que cette interruption ne dépassa guère deux mois (17 février - 28 avril 1983). La requérante, elle, contribua sans nul doute aux lenteurs dont elle se plaint en se réservant de donner à un stade ultérieur le nom de témoins à ouïr, en ne se montrant pas à l'audience du 1er décembre 1983 et en attendant du 11 mai au 31 juillet 1987 pour interjeter appel.
Toutefois, on relève en première instance trois longues phases de stagnation, totalisant vingt-neuf mois, entre les audiences de présentation des conclusions au juge de la mise en état et les audiences de plaidoiries devant le tribunal de Tarante (9 juillet 1981 - 26 mars 1982, 1er mars - 2 novembre 1984 et 9 janvier 1986 - 30 janvier 1987). D'autre part, le va-et-vient entre le juge de la mise en état et la chambre compétente ne concourut certainement pas à la bonne marche de l'affaire.
En outre, l'audition du seul témoin indiqué par la requérante n'eut lieu qu'après seize mois de tergiversations (24 juin 1982 - 17 février 1983 et 14 février 1985 - 3 octobre 1985). Or elle s'inscrivait dans le cadre d'une procédure judiciaire contrôlée par un magistrat chargé de la mise en état et de la conduite rapide du procès (arrêt Capuano c. Italie du 25 juin 1987, série A n° 119, p. 13, par. 30). Sans doute demanda-t-il aux carabinieri d'assurer la comparution de l'intéressé le 16 mai 1985, mais pour des raisons inconnues de la Cour ils n'exécutèrent pas cet ordre.
Les comparants n'ont guère fourni à la Cour de précisions sur le déroulement de la procédure d'appel. La Cour se borne à noter que le dépôt de l'arrêt de la Cour de Lecce prit un mois et demi (27 avril - 10 juin 1989); celui du jugement du tribunal de Tarante en avait déjà exigé près de trois (13 février - 11 mai 1987).
19. Dès lors, la Cour ne saurait estimer "raisonnable" le laps de temps écoulé en l'espèce.
Il y a donc eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50)
20. D'après l'article 50 (art. 50), "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
A. Dommage
21. La requérante réclame d'abord, pour dommage, 25 000 000 lires italiennes au bas mot.
Le Gouvernement considère qu'elle ne démontre pas l'existence d'un lien de causalité entre le manquement allégué et un quelconque préjudice matériel. Quant à un éventuel tort moral, un constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante aux fins de l'article 50 (art. 50).
22. La Cour souscrit à cette opinion.
B. Frais et dépens
23. Idrocalce S.r.l. revendique aussi 8 040 000 lires pour frais et dépens supportés devant les organes de la Convention.
Sur la base des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour les lui accorde en entier.
C. Intérêts
24. La Commission invite la Cour à fixer au Gouvernement - qui ne se prononce pas - un délai impératif d'exécution et à prévoir le versement d'intérêts moratoires en cas de dépassement.
25. La première de ces suggestions est conforme à une pratique suivie par la Cour depuis octobre 1991.
Quant au paiement éventuel d'intérêts moratoires, la Cour n'estime pas en l'occurrence approprié de l'exiger, d'autant que la requérante ne l'a pas sollicité.
D. Mise en oeuvre de mesures législatives
26. La requérante demande enfin que le présent arrêt inclue la condamnation - ou tout au moins un avertissement résolu et explicite - de l'Etat italien à mettre immédiatement en oeuvre, par la voie législative, tous les moyens nécessaires à la restauration effective des droits de l'homme violés en l'espèce. Le délégué de la Commission ne formule pas d'observations à ce sujet.
La Cour rappelle, avec le Gouvernement, que la Convention ne lui attribue pas compétence pour adresser une telle injonction à un Etat contractant (voir notamment, mutatis mutandis, l'arrêt Vocaturo c. Italie du 24 mai 1991, série A n° 206-C, p. 33, par. 21).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITE,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1);
2. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même, quant à un éventuel préjudice moral, une satisfaction équitable suffisante aux fins de l'article 50 (art. 50);
3. Dit que l'Etat défendeur doit verser à l'intéressée, dans les trois mois, 8 040 000 (huit millions quarante mille) lires italiennes pour frais et dépens;
4. Rejette la demande de la requérante pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 27 février 1992.
Signé: Rolv RYSSDAL Président
Signé: Marc-André EISSEN Greffier